Chapitre VI. Les premiers manuels : analyse de contenu
p. 75-122
Texte intégral
1Les manuels d'instruction civique abondèrent. Chacun, armé de ses convictions, se mit à en publier, fournissant des représentations assez contrastées de ce qu’on devait enseigner aux enfants ; de 1882 à 1914, il en parut 137. Comment, de ce fait, choisir ceux que nous allons étudier ?
2L'école primaire accueille indifféremment filles et garçons et le programme est le même pour tous. Néanmoins, la place, les droits et les devoirs des deux sexes dans la société républicaine ne sont pas identiques. Des manuels destinés plus particulièrement aux filles furent édités. Nous en retiendrons donc un, celui de H. Massy.
3La scolarité élémentaire était divisée en trois cycles : cycle élémentaire, cycle moyen et cycle supérieur. Or l'instruction civique et l'étude du fonctionnement de l'Etat commençaient vraiment au cours moyen et le cours supérieur n'était pas suivi par tous les élèves. Pour cela, nous examinerons quelques manuels du cours moyen, sélectionnés selon trois critères :
- le manuel franchement militant,
- le manuel écrit par des gens d'Eglise et destiné aux écoles congréganistes,
- le manuel qui n'a pas attiré de critique particulière.
4Enfin, 1882 étant l'année du vote de la nouvelle loi, il nous a semblé important, du point de vue historique, de choisir des livres dont la parution fût la plus proche de cette année décisive.
5Nous avons donc été amené à étudier quatre manuels :
- Paul Bert - L'Instruction civique à l'école, Picard-Bernheim et Cie, Paris, 7ème éd., 1882,175 p.
- Pierre Laloi - La Première Année d'instruction civique, Armand Colin et Cie, Paris, 4ème éd., 1882, 72 p.
- F.I.C. - Essai d'enseignement civique, Marne et Poussielgue, Tours et Paris, 1882, 72 p.
- et le manuel destiné aux filles : Henriette Massy - Notions de morale et d'éducation civique à l'usage des jeunes filles, Picard-Bernheim et Cie, Paris, 3ème éd. non datée, 204 p. (1ère édition probable en 1883).
6Pour ce dernier, nous avons hésité, car celui de Mme Gréville était préférable, vu sa date de parution. Malheureusement, dans l'impossibilité de le trouver, nous avons dû porter notre choix sur celui de Mme Massy, dont la première édition est de 1883. Il est intéressant de savoir qu’il appartient à la collection dirigée par P. Bert et fait couple avec celui du ministre. Nous verrons ainsi exactement le rôle assigné à chaque sexe dans la cité républicaine consolidée par l'enseignement civique.
Présentation générale
7De format identique, ils se présentent tous les quatre avec la couverture cartonnée de couleur bistre, du livre scolaire de l'époque1.
8La qualité du signataire est une marque de sécurité et un argument de vente. P. Bert, physiologiste de renom, professeur devenu député de l'Yonne puis ministre de l'instruction publique, fut bien accueilli par les instituteurs car il était considéré comme le symbole et le vainqueur de la bataille scolaire qui venait de se livrer. Il vendit bien son manuel, du moins dans les premières années. En 1882, il fut en effet réimprimé2 sept fois, alors que celui de P. Laloi, dont la première édition remonte à 1880, n'en était qu'à la quatrième en 18823.
9Sous le pseudonyme de Pierre Laloi se cache Ernest Lavisse. Fils spirituel de Victor Duruy, ce "super-maître, loin des luttes politiques, à l'abri de l'usure du pouvoir, aurait, à l'intérieur d'une des institutions les plus caractéristiques de la République, assuré la permanence et la diffusion d'une pensée marquée par l'humiliation de la défaite et la hantise de la revanche4. Historien, il veut contribuer à sa manière à l'oeuvre de reconstruction du pays et ne s'est rallié que tardivement à la République, quand il abandonna tout espoir de restauration bonapartiste, lui qui avait été le précepteur du Prince impérial. Son histoire de France n'est, à bien des égards, "qu'un répertoire d'exemples pour le manuel d'instruction civique4".
10La concurrence est moins vive au sein de l'édition congréganiste, dont le succès est garanti, dans l'aire correspondante, par l'origine même. Le manuel, signé F.I.C., Frère Irlide Cazaneuve, Supérieur Général de l'Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, est en réalité l'oeuvre du Frère Armin-Victor5, qu'une commission de Frères réunie le 17 octobre 1881 avait, en effet, désigné pour préparer la partie d'un ouvrage de lecture courante ayant trait à :
- l'instruction civique,
- l'instruction morale,
- l'économie politique.
11Enfin, Henriette Massy est inconnue du public. Sans doute femme d'officier, elle écrit sous la houlette du professeur Paul Bert.
Définition de l'instruction civique
Paul Bert
12Dans l'avant-propos de son manuel6, le député de l'Yonne constate qu'un peuple souverain ne peut plus continuer à vivre "dans l'ignorance de ses devoirs et de ses droits". L'instruction civique doit être plus qu'un exposé de la Constitution, de l'organisation et des lois républicaines ; elle doit enseigner toutes les conquêtes de la Révolution française dans le respect et la reconnaissance, la liberté de conscience étant la plus importante. Il faut faire aimer la France d’un amour raisonné pour que, plus tard, l'enfant n'hésite pas à donner sa vie pour sauver sa patrie, la République et sa dignité d'homme libre et de citoyen. Chaque sujet, nourri dans le culte de la Patrie et de la liberté, défendra et améliorera l'état social.
13P. Bert dépasse largement le cadre de la simple instruction civique pour l'élever au rang d'une éducation patriotique et républicaine, génératrice, chez l'enfant, des meilleurs sentiments vis-à-vis de son sol natal et des institutions. Au-delà de l'instruction civique, c'est une véritable morale civique et républicaine qui est enseignée. Mais, si Paul Bert livre ainsi sa conception des fins et moyens de l'enseignement, jamais il ne donne une définition précise de l'instruction civique.
Pierre Laloi
14Partant du même constat que P. Bert, (l'ignorance des lois et de la constitution de la France par les Français), Pierre Laloi considère l'instruction civique comme une nécessité ; l'écolier apprendra ainsi à connaître ses futurs devoirs ainsi que l'organisation de son pays. Dans La première Année d’instruction civique, il présente l'essentiel, le minimum pour "donner à la République de bons citoyens, de bons travailleurs et de bons soldats7".
Frère Irlide Cazaneuve
15Le Frère juge utile l'enseignement civique dans une nation où chaque citoyen exercera sa souveraineté par l'intermédiaire du suffrage universel. Il s’agit de lui faire connaître les droits et devoirs des citoyens, d'étudier la constitution du pays, l'organisation des pouvoirs publics et le fonctionnement des administrations8. Il était utile de regrouper, dans un ouvrage spécial, toutes ces notions, déjà présentes dans les leçons d'histoire et de géographie. Le supérieur général rappelle que cet enseignement ne doit ni éloigner de la religion, ni diviser les Français. Toutes nos lois et nos institutions étant perfectibles, l'instituteur devra présenter et non discuter, exposer et faire comprendre, sans entrer dans les détails, le mécanisme et le fonctionnement de nos institutions.
Henriette Massy
16La définition de l'instruction civique est fournie par petits morceaux tout au long du premier chapitre9. Les filles, d'abord soeurs, épouses, puis mères de soldats, doivent avoir un aperçu du fonctionnement de l’armée. Ensuite, elles paient des impôts et ont l'occasion de fréquenter les tribunaux. Pour toutes ces raisons, l’instruction civique leur est aussi utile qu'aux garçons. Mais c'est peut-être également, comme l’écrit le Journal Scolaire (vol. 1888-1889), parce que les femmes ont à faire la première éducation patriotique des enfants, en leur racontant sous une forme familière ce qu’elles ont appris à l'école10, qu'elles doivent connaître l’organisation actuelle de la France et comment et par qui sont prises les décisions importantes qui réglent la vie du pays. Elles étudieront donc la constitution de la République française et le suffrage universel. Informées de leurs devoirs envers la Patrie, comme de leurs droits, elles ne se laisseront pas tromper et dominer injustement.
17Henriette Massy précise : "Faire de l’instruction civique, c'est apprendre à être bon citoyen et bonne citoyenne, ou, si vous le préférez, à bien aimer sa Patrie. Oui, c'est en connaissant sa Patrie et en sachant que tout y est organisé selon la justice et l'honnêteté qu'on apprend à bien l'aimer9". Il faut penser à la Patrie et être prête à tous les dévouements car leurs frères iront défendre son honneur sur les frontières et les filles souffriront pour elle en acceptant de donner le sang des leurs pour la Patrie.
18Tous s'accordent donc sur la nécessité d'une instruction civique pour informer chaque citoyen de ses droits et de ses devoirs. Le suffrage universel constitue l'expression du peuple souverain. Chez au moins trois d’entre eux, il y a volonté de dépasser les simples connaissances pour parvenir à l'amour de la Patrie11.
Préfaces ou avant-propos
Paul Bert
19Il se place tout de suite dans une attitude offensive vis-à-vis des croyance religieuses et des écoles congréganistes. Le jour se lève, l’ignorance et le despotisme font place à l'instruction, la liberté, la discussion et les élections libres. La République est l'aboutissement du développement de l’humanité. Paul Bert ne veut plus que "l'esprit des temps passés préside… à la préparation des hommes de l'avenir". Les grands hommes qui ont "souffert pour le progrès et la vérité" seront honorés. L'enseignement civique devra avoir la chaleur du récit et de l'exemple concret. "Les dictées, les livres de lecture, les modèles d'écriture eux-mêmes, devront y concourir : l'étude de l'Histoire, et particulièrement de l'histoire de France, devra y être, en quelque sorte, consacrée6".
20L'instruction civique s'inscrit donc au noeud d'un système ; exposé simple et bref, exempt de toute appréciation, elle répond au besoin d'une démocratie où chaque citoyen a des droits et des devoirs civiques ; elle présentera les traits généraux de notre organisation sociale, particulièrement les principes de liberté et d'égalité, nécessaires aux femmes et aux hommes12. Paul Bert veut "mettre les citoyens à la hauteur de leur rôle6", surtout dans la connaissance des devoirs qu'il impose. Le célèbre physiologiste termine en décochant une nouvelle flèche à l'Eglise en déclarant qu'un coup d'Etat comme la Révolution est un "miracle" mais que cela n'aura plus lieu d'être quand la science aura eu raison du dogme. Il espère avoir fourni un outil pour traduire en actes le nouvel enseignement.
Pierre Laloi
21Il indique la manière dont son manuel est construit. Les dix premiers chapitres exposent les règles de conduite et les sentiments qui les guident. L'enfant est montré dans la famille, l'adulte dans la société. Les règles du fonctionnement social sont présentées. C'est seulement après cette véritable préparation morale et sociale qu'on arrive aux trois chapitres d'instruction civique pure. Là encore, la démarche est simple : on part du petit monde qui entoure l'enfant, pour aller vers l'inconnu, de la commune au département et à l'Etat. Les droits et les devoirs correspondants seront énoncés au fil du texte. Arrivé à la fin du manuel, l'écolier devra savoir comment son pays est organisé.
22Le livre est divisé en textes et récits. Les textes, découpés en articles (comme le code pénal), fournissent une idée des choses puis, partant de la notion des préceptes, indiquent de façon sèche le comportement à adopter. Pierre Laloi leur donne parfois l'aspect et le nom d'une loi. Des récits pour lesquels l'auteur avoue avoir fait "de grands efforts pour les rendre intéressants" illustrent l'exposé et, surtout, donnent vie à l'énoncé froid et académique des notions et préceptes. Le texte de la loi doit être mémorisé. Le récit le commente, l'éclaire et le grave dans l'esprit des enfants.
23A partir de la quatrième édition, datée de 1882, un mode d'emploi est ajouté à l'avant-propos de la 1ère édition (1880). Il précise succinctement la forme du livre et donne des indications pour son utilisation pédagogique :
- Lire le texte plusieurs fois, en respectant les subdivisions ;
- S'amuser de la compréhension et de l'assimilation du cours au fur et à mesure de la progression, à l'aide des questions au bas des pages ;
- Lire les récits seulement en fin de chapitre et restitution orale de ceux-ci par les enfants ;
- Si les récits sont lus et racontés, faire apprendre le résumé par coeur.
24La partie leçon et apprentissage des notions terminée, une seconde phase commence, celle des exercices. Les uns serviront à réinvestir le savoir fraîchement acquis sous forme de rédaction, les autres complèteront le cours et l'approfondiront par la copie d'articles du supplément (en fin de manuel), où l'élève trouvera des notions usuelles.
F.I.C.
25Se voulant bref, l'auteur de l’essai d'enseignement civique est aussi rapide dans sa préface que dans le cours lui-même. Il va directement à l'essentiel, sans contour ni détour. Par souci d'économie et dans l'éventualité d'un changement de Constitution, il a placé les lois constitutionnelles en tête de son travail parce qu'elles sont "révisables… Il valait mieux ne s'exposer à modifier, dans l'ouvrage, que les quelques premières pages, qui renferment la Constitution, que d'avoir tout un livre à refaire après quelques modifications apportées à ces lois". Il envisage même l'hypothèse d’un changement de régime pour justifier la séparation de l'instruction civique et de la morale. "Si la forme même du gouvernement venait à changer, il faudrait évidemment modifier quelque chose à l'Instruction civique ; c'est pourquoi l'on a pensé qu'il valait mieux séparer cette instruction de la Morale. La Morale, en effet, est absolument immuable, et les bouleversements politiques ou sociaux n'en atteignent pas les prescriptions8".
26Il prévoit que l'instruction civique, avec les lois constitutionnelles, occuperait environ 25 pages ; il écarte toute illustration, qui prend "beaucoup d'espace dans l'ouvrage, et ne compense peut-être en aucune façon la dépense qu'elle impose". Il déclare vouloir écrire en termes faciles à saisir et respectera "la vérité doctrinale". Il procédera donc par la méthode concentrique, allant de la cellule familiale à la commune et au département, pour finir par l’Etat. Enfin, il signale l'originalité du travail et sa nouveauté. La commission qui l'a mandaté pense que "l'ouvrage, dans son ensemble, ne soulèvera pas d'objection sérieuse, même dans le camp adverse ; toutefois, il est deux paragraphes plus particulièrement délicats, où l'on a dit tout ce que l’on a cru permis, mais sans parvenir à se mettre en pleine sécurité. Ils portent sur : l'Origine de notre droit public" et sur "le Sentiment religieux".
27Deux questions sont soulevées par cette commission :
- - Y a-t-il lieu de mettre des notes explicatives au bas des pages ?
- - Que penser de l'idée de donner, à la fin de l'ouvrage, une liste de sujets de rédaction en rapport avec les divers paragraphes qu’il comprend ? Ce serait peut-être un moyen d'amener les maîtres à tirer un excellent parti de ce petit cours d'instruction5".
28Les deux propositions furent retenues. Mais, le 16 février 1882, la commission se réunit à nouveau, après la lecture du manuscrit par chacun de ses membres. Le chapitre sur l'organisation politique a été complètement revu. Des développements plus longs ont été rédigés pour les Finances, les Ponts-et-Chaussées, la Justice, l'Armée, la force publique. Frère Armin-Victor donna alors l'orientation de son travail à ceux qui le trouvaient trop léger : "Je voulais dire l'essentiel sur chaque objet, éviter de multiplier les détails, qui n'apprennent pas grand chose, et ne pas me créer d'affaire avec la sous-commission qui a été chargée d'indiquer l'espace réservé à chaque partie du cours" (I.C. morale, économie politique). Malgré le souci d'économie et l'effort pour réduire la rédaction au minimum, le frère-auteur déplore un dépassement.
29Il justifie ensuite sa progression : "On m'a fait remarquer que l'ordre adopté aurait exigé que l'on parlât successivement de la famille, de la commune, du canton, de l'arrondissement, du département, de l’Etat ; ce bel ordre est en effet plein de séduction ; mais on aurait pu soupçonner que je l’avais entrevu et supposer que j'avais eu quelque raison de ne pas le suivre. Je passe tout droit de la Commune au Département. Pourquoi ? Parce que le canton n'a pas d'existence à lui ; il est une partie de l'arrondissement qui n'a lui-même absolument aucune autonomie. Ce ne sont pas des unités administratives. Au canton, il n'y a pas de dépositaire de l'autorité ; à l'arrondissement, il y a un sous-préfet et un conseil d'arrondissement ; mais l'un doublant l'autre, constituant une simple boîte aux lettres, un bureau de renseignements. Ils n’ont pas de budget et ne peuvent prendre la moindre décision". Enfin, il invite les utilisateurs à faire connaître les noms des notabilités des pouvoirs publics. Chaque élève apprendra donc les noms des personnalités suivantes :
- Président de la République
- Président du Conseil des Ministres
- Préfet du département
- Sous-Préfet de l'arrondissement
- Maire et adjoints de la commune
- Ministre de l'Instruction publique
- Inspecteur d'Académie
- Inspecteur primaire
- (Instituteur)
- Souverain Pontife
- Archevêque métropolitain
- Evêque diocésain
- Doyens
Henriette Massy
30Une note des éditeurs indique la forme du cours : leçons suivies d'un résumé, prédisant comment conduire l'apprentissage des notions, et fournit des conseils pédagogiques ; elle montre bien qu'on s'adresse à des institutrices qui n'ont pas toujours bénéficié d'une formation pédagogique ou, tout au moins, sont un peu démunies devant cette matière nouvelle12 :
NOTE DES EDITEURS
Chaque chapitre de ce livre est composé de deux parties : les leçons et un Résumé.
Chaque leçon devra être lue à plusieurs reprises, et non pas apprise par coeur. Mais, à chaque leçon correspondent quelques paragraphes du résumé : l'élève les récitera, et gravera ainsi dans sa mémoire les notions essentielles.
La marche la plus simple comme la plus généralement adoptée est donc la suivante : faire lire une leçon en classe ; donner à copier et apprendre la partie du résumé qui y répond ; - à la classe suivante, on fait réciter cette partie du résumé ; à cet effet, la maîtresse utilise le questionnaire qui suit le résumé pas à pas, pour aider la mémoire de l'enfant.
Des devoirs de rédaction, placés à la fin du chapitre, permettront d'exercer le raisonnement et le style de l'élève sur les matières récemment apprises.
La leçon, on le remarquera, est un dialogue entre la maîtresse et les élèves. Il offre ainsi une image vivante de ce que doit être la classe, selon la pédagogie moderne ; faire parler l’élève, provoquer ses questions, lui farce découvrir les réponses par ses les propres raisoonements, telle est, en effet, la tâche la plus difficile et la plus belle de l'institutrice. El tuva nse livre un modèle et un guide à cet égard.
Picard-Bernheim et Cie
N.B. Les mots marqués d’un astérisque (*) sont expliqués dans le Lexique placé à la fin du volume, page 201.
Contenu des manuels
31L'étude des sommaires, relativement aisée pour celle de Pierre Laloi et F.C.I., se complique pour Henriette Massy et devient un véritable casse-tête avec Paul Bert. L’ordre adopté par ce dernier pour son cours se révèle déroutant car, malgré l'enchaînement logique des leçons, les thèmes paraissent hachés13. Pour notre analyse, nous nous sommes donc inspiré du classement très net des connaissances dispensées au travers du cours de Pierre Laloi. Il permet de ranger les leçons sous trois rubriques principales :
- L'Etat, le découpage territorial, les différentes instances de pouvoir et de décision, les deux pouvoirs législatif et exécutif, et leur fonctionnement, le budget
- L'Administration, la présentation des différents ministères, leur domaine d'activités et leur fonctionnement, la hiérarchie des fonctionnaires qui les servent.
- Les Droits et les devoirs du citoyen,14 tout ce que le statut d’homme libre et responsable implique de droits et devoirs sous le régime de la République.
32Sur ce découpage viennent se greffer deux rubriques que la lecture des trois autres sommaires nous impose d’identifier :
- Une introduction, avec la présentation de l'intérêt du cours pour les filles, de petits rappels historiques chez Henriette Massy, et le fondement de l'édifice social chez F.I.C. Quant à Pierre Laloi, l'introduction concerne toutes les parties, l'instruction civique étant la dernière traitée. Il n’y a pas d'introduction chez Paul Bert.
- -Un rappel de l'état social d'avant la Révolution de 1789, présent chez les deux auteurs de la librairie Picard-Bernheim : cette rubrique est l'expression évidente d'une volonté politique.
Ordre de présentation des thèmes
33Paul Bert se distingue à nouveau en n'adoptant pas le même ordre. Au lieu de décrire l'Etat puis son administration avant de conclure sur les droits et les devoirs du citoyen, il commence par le devoir de service militaire, présente l'armée, l'impôt et la justice, sans oublier de rappeler les deux devoirs d'amour de la Patrie et de règlement de l'impôt. Ensuite seulement, il étudie l'Etat et l'obligation d'obéir à ses lois, pour revenir à l’administration du pays. Il termine avec les droits et les devoirs du citoyen dans la République, mise en valeur par un chapitre peu flatteur sur l'Ancien régime, auquel la Révolution de 1789 est venue mettre un terme.
34Pierre Laloi, F.I.C. et Henriette Massy ont une présentation plus homogène, même si les deux derniers croient nécessaire de rappeler certains devoirs (respect de la loi chez F.I.C. et H. Massy ; paiement de l'impôt chez H. Massy) ou l'origine de notre droit public (F.I.C.), avant la fin de leurs cours.
35Le graphique de la page suivante et les tableaux donnés en annexes15 visent à préciser :
- La composition de chaque manuel (Annexe V, tableau 2 et p. 95) et l’ordre d’importance attribué à chaque thème par l'auteur.
- Les pourcentages des leçons (et nombre de pages) qui s'y réfèrent (A. IV) ; ainsi que l'ordre d'importance selon les quatre auteurs (A. V, tableau 1).
36Il est clair que ces répartitions indiquent des positions différentes par rapport aux valeurs évoquées par chacun des thèmes.
Importance des thèmes chez chacun des auteurs
37Les tableaux de l'annexe V permettent d'effectuer deux comparaisons importantes.
38La première, entre les manuels et par rapport aux différentes rubriques16, indique que :
39- L'Etat est privilégié dans l'ordre suivant chez :
- H. Massy17
- F.I.C.
- P. Laloi
- P. Bert
40- L'administration est privilégiée, dans l'ordre, chez :
- P. Laloi
- F.I.C.
- Bert
- H. Massy
41- Les droits et les devoirs du citoyen sont privilégiés, dans l'ordre, chez :
- P. Laloi
- P. Bert
- H. Massy
- F.I.C.
42Si l'on additionne les places de classement obtenues par chacun des auteurs aux trois rubriques de base considérées (Etat-Administration-D.D) (mini = 3 ; maxi = 12 ; moyenne ou point d'équilibre : 7,5,), nous arrivons aux résultats suivants :
43Paul Bert : 9
44Pierre Laloi : 5
45F.I.C. : 8
46H. Massy : 8
47Les deux manuels les plus proches du point d'équilibre semblent être ceux de F.I.C. et d'H. Massy. Compte tenu de la remarque formulée précédemment sur l'importance relative de l'Etat chez H. Massy, nous pouvons dire, sans préjuger du texte du cours, que le livre des Frères des Ecoles Chrétiennes est, quantitativement et relativement au nombre de pages, le plus équilibré dans sa composition.
48La deuxième comparaison, interne à chaque manuel, montre l'importance accordée (toujours en volume) par l'auteur à chacune des parties les unes par rapport aux autres. Si nous tenons compte de la particularité d'H. Massy, qui gonfle le développement relatif à l'Etat, (budgets : 10 leçons) un consensus se dégage sur l’importance à donner à l'Administration du pays, son organisation, son fonctionnement. L'Etat apparaît comme la seconde priorité chez F.I.C. et H. Massy, alors que, pour P. Laloi, c'est l'exposé des droits et devoirs du citoyen, tout comme chez P. Bert qui, avec le chapitre sur la Révolution, leur réserve une place de choix. Notons au passage que F.I.C. ne s'attarde pas outre mesure sur le statut du citoyen. (Voir tableau 2, annexe V.)
Forme du cours
Usage des comparaisons
49Les quatre auteurs utilisent la comparaison pour illustrer, pour démontrer ou pour relativer une leçon. F.I.C. est le seul à présenter les Constitutions d'autres pays d'Europe ou des Etats-Unis ; il montre ainsi que la nôtre n'est qu'une forme parmi d'autres possibles. L'impôt annuel moyen, payé par chaque citoyen à l'Etat est comparé à celui de l'Américain, de l'Italien, du Belge et de l'Allemand18 ; des chiffres précis sur l'armée et le commerce de la France sont fournis.
50Henriette Massy et Paul Bert ne manquent pas une occasion de valoriser les institutions républicaines en les opposant à la situation de l'Ancien régime. Fervents dénonciateurs de la monarchie, ils sont d'ardents défenseurs de la République et tous les moyens sont bons pour la glorifier. "Avec la République, il ne peut plus arriver rien de semblable"6. Tout le chapitre VII sur l'Instrucion civique à l’Ecole s'emploie à justifier la Révolution et à en excuser les excès par l'état social et politique lamentable qui régnait avant 1789.
51Pierre Laloi indique le montant du budget de l'Etat : 3 milliards 500 millions, soit 175 millions de pièces de 20 frs, d'un diamètre de 21 millimètres qui, mises bout à bout, s'étaleraient sur 3 675 kilomètres7. Paul Bert a également une curieuse façon d'évaluer la colossale solde annuelle de l'empereur Napoléon III, dont la trentaine de millions de francs équivaudrait à laisser tomber une pièce de vingt sous toutes les secondes pendant un an6.
Partir du concret
52Tous les manuels fournissent des exemples. Certains partent même de situations fictives, d'événements locaux ou d'une situation qui se veut proche de l’élève. Les récits sont souvent vivants, anecdotiques. L’Ecole et la justice sont des thèmes qui se prêtent bien à l'illustration.
53Paul Bert et Henriette Massy construisent un véritable dialogue maître-élèves. Ils partent d'un événement local (l'occupation du village par un régiment en manoeuvre pour P. Bert) ou d'une réflexion à partir d'une conversation (-avec une mère d'élève et la maîtresse - pour H. Massy) et la leçon est sans cesse entretenue par des artifices ou la question judicieusement posée par l'élève attentif.
Style
54F.I.C. se distingue par sa distance par rapport à la République, qu'il est bien obligé d’accepter, mais pour laquelle il n'éprouve manifestement aucune sympathie. Sur la souveraineté nationale, il écrit : "En France, actuellement, on admet que le peuple est souverain et qu'il exerce son pouvoir souverain par le moyen du vote8". L’emploi de l'adverbe "actuellement", mis en retrait par la ponctuation, montre bien l'état d'une situation à l'instant donné mais laisse aussi sous-entendre la possibilité d'un changement, ce que confirme la suite du texte, qui signale l'existence d'Etats constitutionnels monarchiques. Plus loin, au chapitre X sur la constitution, nous apprenons que "le président d'une république a les mêmes prérogatives qu'un souverain8". En revanche, pour Henriette Massy et Paul Bert, il est important d'éveiller les sentiments du coeur et de faire aimer notre pays harmonieux, la Patrie et le régime juste. L'emploi de l'adjectif possessif est de rigueur. H. Massy parle de "notre France républicaine6". Et, comme pour rappeler les progrès dus au nouveau régime, ils commencent leurs phrases par "aujourd'hui", manière d'opposition à hier.
Opinions et débats
55Paul Bert se laisse aller à fournir les avis divergents des hommes politiques ou de la population, sur des sujets d'une actualité brûlante pour l'époque : les sénateurs inamovibles, l’impôt indirect de l'octroi et l'inamovibilité des juges. Le texte du cours apparaît relativement neutre par rapport à ces deux devoirs de rédaction, relevés à la fin du chapitre sur l'impôt :
"4 - N'y-a-t-il pas des impôts qui vous paraissent plus justes que d'autres ? Faites quelques comparaisons à ce sujet.
"5 - Citez des denrées, des animaux domestiques, des objets qui, selon vous, devraient être imposés. Expliquez pourquoi vous l'entendez ainsi6".
56Cet appel à la réflexion de l'élève sur une situation existante n'introduit-il pas aux débats diviseurs de la politique, comme le duc de Broglie le faisait remarquer lors de la discussion du projet de loi ? Le risque de reproduire l'opposition des deux blocs du Parlement n'apparaîtrait-il pas aussi au sein de la classe ? N'allons-nous pas à l'encontre du but recherché par la République : unir sur les bancs de l'Ecole une nation divisée ?
57F.I.C. donne franchement son avis sur la constitution : "Le meilleur gouvernement est celui qui convient le mieux à la nation, vu les temps et les circonstances8". L'opportunité l’emporte donc sur l'idéologie.
La sollicitude de Paul Bert
58Dans son souci de ne rien laisser au hasard, Paul Bert entend bien que les petits Français restituent son cours dans son intégralité et sa logique. Le résumé de chaque fin de chapitre est construit sous la forme de consignes, de préceptes numérotés, qui trouvent directement leur mise en oeuvre dans un même nombre de questions, à l'ordre parfaitement conservé. Soucieux d'un enseignement vivant et concret, dans la leçon 3 du chapitre V6, il suggère l’utilisation de documents comme le bordereau de contributions envoyé par le percepteur à l'instituteur.
Définitions
59Il est intéressant de remarquer que tous ne donnent pas la définition de termes pourtant nécessaires à la bonne compréhension de l'instruction civique, même s'il sont employés et apparaissent au fil du texte des leçons. Le tableau suivant dresse un état de ce que nous avons pu relever :
Paul BERT | Pierre LALOI | F.I.C. | P.MASSY | |
PATRIE | + | + | + | |
NATION | + | |||
ETAT | + | + | ||
CONSTITUTION | + | + |
60Le Manuel le plus complet dans le domaine des définitions est l'Essai d’enseignement civique des Frères des Ecoles Chrétiennes.
La patrie
61Les frères écrivent : "Notre patrie, c'est la terre habitée par nos ancêtres, et aussi l’universalité de nos concitoyens, c'est-à-dire de ceux qui ont avec nous une certaine communauté d'intérêts. Dans ce dernier sens, le mot patrie est synonyme de nation8".
62Les positions prises sur ce thème sont différentes. Paul Bert et Pierre Laloi oublient volontairement l'origine du mot patrie, le confondant avec nation, ce qui explique l'absence de définition de celui-ci, comme le montre le tableau précédent. Paul Bert, tout en mentionnant le legs de nos ancêtres ("ce sont les Français d'autrefois qui ont préparé la France d'aujourd'hui"), compare la Patrie à une grande famille dont nous faisons tous partie : "Elle existe dans le présent, elle a existé dans le passé". Il n'y en a qu'une ; elle est unique, chacun doit oublier sa province et son identité originelle pour endosser le costume du citoyen français, habitant la nation française, sa Patrie : "Il n’y a plus de Provençaux, de Bretons, d'Alsaciens, de Bourguignons ; il n'y a que des Français". Paul Bert fixe la naissance du sentiment patriotique à la Révolution : "On peut dire, sans exagération, que l’idée véritable de la Patrie, tout à fait indépendante du culte royal, idée entrevue par Jeanne d'Arc, Bayard, Vauban et quelques rares héros, n'a pénétré dans tous les esprits que depuis la Révolution6".
63Pierre Laloi donne également deux sens au mot patrie. C'est d'abord "la terre de France", la terre fertile et belle que nous habitons ; la précision "de France" a son importance et marque nettement la valeur accordée par les guides de l'Ecole à l'essor d'un sentiment vraiment national français ; puis, c'est l'appartenance à une communauté : "la réunion de tous les Français, qui parlent la même langue que nous, et sont gouvernés ensemble par des lois justes, faites par la révolution française". A nouveau est marquée la volonté d'unir une population aux multiples dialectes par l’adoption du parler bourgeois dominant, le francien d'Ile de France. La patrie libre est née de la révolution ; elle est éternelle : "La Patrie, c'est la France dans le passé, la France dans le présent, la France dans l'avenir7". C'est tout le travail de création d’une nation française qui s'effectue. Pierre Laloi, tout comme P. Bert, n'éprouve donc plus le besoin de la définir séparément : Patrie et nation sont confondues.
La nation
64Seul Irlide Cazaneuve apporte, en complément, une définition : "Ainsi une nation est l'ensemble des citoyens qui habitent une même contrée, et qui sont naturellement unis entre eux par une communauté de sentiments, d'affections, de souvenirs, de besoins, d’habitudes, d’intérêts ; ils ont hérité de la même gloire, des mêmes institutions : leurs pères ont souffert les mêmes épreuves, partagé les mêmes périls, participé à la même prospérité (…)8".
L'Etat
65Pierre Laloi reste très sommaire sur cette notion importante, qu'il explique dans l'introduction du chapitre sur l'Etat : "Nous sommes les membres d'une grande communauté, qu'on appelle l'Etat7". Si Paul Bert et Henriette Massy restent silencieux, Frère Irlide Cazaneuve est très précis : "L'Etat, c'est la nation organisée en gouvernement ; c'est la puissance publique, dont la mission est de faire exécuter les lois. L’Etat constitue une personne civile (…) représentée par les personnes désignées dans la constitution pour exercer le pouvoir : le chef du pouvoir exécutif, les ministres, les chambres. L'Etat représente la nation, dont il est l'expression, et il est le gardien de tous les intérêts de la patrie8". L'auteur reconnaît que les expressions Etat, Patrie, Nation sont très voisines. Elles se distinguent par des nuances subtiles. Il donne en particulier l'exemple de l'Alsace-Lorraine : "L'Alsace-Lorraine forme actuellement un Etat qui dépend de l'Empire allemand : mais les Lorrains annexés n'ont pas cessé de considérer la France comme leur Patrie, et ils ne se regardent pas comme appartenant à la nation allemande"8.
La Constitution
66L’Essai d'enseignement civique apprend que la constitution est la loi fondamentale d'une nation. Henriette Massy assimile les lois constitutionnelles à la Constitution ; elles règlent le mode de nomination et les pouvoirs du Président de la République et des Chambres.
Manières différentes d'exposer un même programme
67Si tous les auteurs se déclarent respectueux du programme élaboré par le ministère, les interprétations, les modes d’exposition et les références sont l'expression de tendances et de sensibilités différentes. Sans entrer dans la description détaillée et le compte rendu fastidieux du contenu des manuels, nous essaierons de dégager l'esprit général de chacun des chapitres, pour mettre en valeur la personnalité de l'auteur et l'orientation idéologique de son cours.
Paul Bert : L'instruction civique à l’école
68Quoiqu'il s'adresse à un public mixte19, on sent dès le début une orientation très nette vers l'instruction des garçons.
Le service de la patrie
69Le service militaire est le lieu de réunion de tous les Français, de toutes conditions. Deux catégories seulement échappent encore à la conscription : les instituteurs et les prêtres, mais l'auteur exprime son souhait de voir bientôt la situation évoluer vers une complète égalité. Bien sûr, un passage de l'ensemble des conscrits pendant 5 ans sous les drapeaux ne serait pas supportable pour le budget de l'Etat. Aussi les principes de tirage au sort et de volontariat pour les jeunes gens instruits en modulent-ils la durée : de 1 an pour les uns à 5 ans pour les autres. Mais "quels progrès sur le temps des remplaçants6 !" L'apprentissage du métier de soldat, fort long, doit préparer les citoyens à la défense de la patrie menacée.
70"La terrible guerre déclarée à la Prusse par Napoléon III" a laissé "les Français d'Alsace et de Lorraine" entre les mains de l'ennemi "jusqu'à nouvel ordre", mais l'honneur a été sauvé. Paul Bert assigne un objectif : reprendre les provinces perdues en 1870 ; il dénonce le rôle néfaste de l'Empire et répand l'idée du sentiment national, par-dessus le régionalisme. La discipline s’apprend de bonne heure, dans la famille et à l'école ; l'organisation de l'armée repose entièrement sur elle, sur l’obéissance à la règle et au devoir. La guerre est décidée non plus par "ambition, sottise ou simple caprice", mais démocratiquement, par la représentation nationale : gens sages, élus par le peuple, ils n'ont aucun intérêt à faire tuer les soldats sans de graves motifs.
71L'entretien de l'armée constitue une dépense importante. Le paiement de l'impôt par tous est nécessaire puisque tous profitent de sa protection. Le versement de soldes régulières évite les pillages et les brigandages d'autrefois. Paul Bert use ici d'une comparaison un peu simpliste avec une compagnie d'assurances. Après avoir montré l'utilité de l'impôt et les bienfaits que chacun en tire (sécurité, routes et chemins, écoles, postes), il conclut sur la nécessité de sa juste répartition entre les citoyens en proportion de leur fortune.
L’impôt
72Aux impôts directs s'ajoutent les contributions indirectes, taxes ou droits ; ces dernières, même discutables, doivent être payées car la fraude est une grosse faute civique, "il ne faut jamais, sous aucun prétexte, tourner la loi". L'obéissance est la règle. De toutes façons, on peut avoir confiance dans les employé des finances ; la bonne organisation hiérarchique préserve des indélicatesses, et le budget est légitime car il est décidé par la délégation de souveraineté conférée aux Chambres par le suffrage universel.
La Justice
73Le citoyen dispose d'une bonne justice. La magistrature est indépendante ; elle seule a le droit de juger. L'Etat rétribue les magistrats et la loi écrite protège le justiciable de l'abus et de l'arbitraire. "La loi est égale pour tous les citoyens". Il existe plusieurs sortes de tribunaux en fonction des différents types d'affaires à juger. Paul Bert invite néanmoins à trouver des arrangements amiables, plutôt que d'avoir recours à la justice, qui reste onéreuse : "mauvais accommodement vaut mieux que bon procès".
La vie politique
74La loi est faite par la majorité du peuple, qui s'exprime souverainement par le suffrage universel. D'où l'importance de bien voter, si l'on veut de bonnes lois, car elles sortent "de la boîte en bois, ou plutôt des bulletins que les citoyens y ont mis". Chacun exerce son pouvoir sur l'avenir du pays : "Si vous votez bien, on vous fera de bonnes loi, et vous serez livres et tranquilles ; si vous votez mal, on vous fera de mauvaises lois, qui peuvent vous ruiner, vous enlever toute liberté, vous faire avoir la guerre sans raison ni justice. Il n'y a donc rien de plus important que de bien voter". Cette conduite suppose une bonne information sur les candidats et une bonne instruction, permettant de bien choisir. Le "bon candidat" doit être honnête, brave, ordonné, bon père de famille, capable et instruit, tout en sachant ce qu'on attend de lui lorsqu'il sera élu. Le préalable à une conduite éclairée du citoyen électeur, réside dans l'instruction reçue à l'école ! "Il faut d'abord travailler à l'école et vous instruire, apprendre votre histoire et votre instruction civique ; et puis, plus tard, il faudra continuer à travailler ; lire des livres, lire les journaux…6".
75Tout citoyen doit pouvoir se tenir au courant de la vie politique et être maître de son vote, sans se laisser influencer par des promesses irréalisables ou irréalistes : "Il y a des gens qui promettent de prendre la lune avec les dents. Pour ceux qui croient que la lune est grande comme un fromage, cela ne paraît pas impossible. Mais nous, qui savons qu'elle est un peu trop loin et un peu trop grosse pour cela, nous ririons au nez du prometteur". Le vote est libre et secret ; le bulletin blanc et anonyme doit être préparé avant l'entrée au bureau de vote. L'égalité des citoyens est à mettre encore à l'honneur de la République, où l'exercice de la souveraineté rend inutile toute révolution, "si l'on s'est trompé, si l’on a voté pour un mauvais député, ou si celui qui a été élu ne nous plaît pas, il ne faut pas trop se lamenter : il n'y a que patience à prendre". Quel avantage sur le passé ! Tout le monde commande "la nation tout entière… parle par le suffrage universel". On ne se révolte donc pas contre la France (ici confondue avec la République), car ce serait une trahison. "Les révolutions, qui coûtent du sang et de l'argent", seuls moyens de forcer le roi à être raisonnable lorsqu'il faisait la loi, sont inutiles aujourd'hui puisque les élections régulières permettent un changement démocratique et pacifique. Le gouvernement exécute les volontés des Chambres, qui sont celles de la Nation. On doit lui obéir. Mais si, par malheur, il se trouvait un autre Louis Napoléon Bonaparte, prêt à réitérer le coup d'Etat du 2 décembre 1851, le peuple devrait être disposé à prendre les armes et à s'insurger. La République est juste, "tout le monde doit obéir à la loi issue du suffrage universel, parce qu'elle est la volonté de la France".
L'Etat
76Paul Bert estime la présentation des communes, des départements et de l'administration fastidieuse mais très utile. Le fonctionnaire a des droits et des devoirs, il est au service de l’Etat20. C'est l'occasion de rappeler également que les impôts sont toujours votés par des élus du suffrage universel. L'instruction primaire est capitale ; "sans elle, on n'est que la moitié d'un homme et d'un citoyen", car elle prépare au vote (lecture de la profession de foi des candidats et inscription du nom du représentant choisi sur un bulletin), à la vie professionnelle (tenue des livres de compte, information sur le prix des denrées pour les paysans), et elle permet de se cultiver pendant la maladie, le mauvais temps et les longues soirées d'hiver. Dans ce dernier cas, on remarquera le désir des républicains de détruire toute oralité synonyme de diversité culturelle et linguistique, pour le remplacer par une culture livresque, uniforme et unificatrice. Paul Bert assigne à l'Ecole un objectif très louable21 : donner "envie d'aller plus loin" et permettre "de devenir de vrais citoyens". Suit un nouveau "coup de patte" à l'Ancien Régime, où les rois avaient intérêt à avoir des citoyens obéissants. La République a besoin de citoyens instruits. La loi de 1882 est un grand bienfait pour le régime. Malheureusement, l’Etat ne pouvant subvenir à l'entretien de tous les élèves au-delà de l'école primaire, elle attribue des bourses aux plus méritants ; ainsi, chacun peut accéder aux plus hautes charges de la société, sans discrimination de naissance ou de fortune.
77Les autres ministères sont ensuite passés en revue, avec les précisions propres à chacun d'eux. Paul Bert est relativement court à propos des cultes. Il n'y consacre que 26 lignes, concluant à partir de la 23ème par : "mais cette étude nous entraînerait trop loin. Sachez seulement qu'on appelle pasteurs les prêtres protestants et rabbins les prêtres israélites" (sic) ; cette leçon n'est agrémentée d'aucune vignette, contrairement aux autres.
78S'agissant de celui des Beaux-Arts, on rencontre la notion de patrimoine national : "les cathédrales et les palais appartiennent à la nation".
La République
79La devise républicaine, "Liberté - Egalité - Fraternité", à elle seule, est l'objet d’un chapitre entier. C'est le lieu des rappels historiques. Inscrite sur le fronton de tous les monuments en 1848, elle a été enlevée le 2 décembre 1851 par Napoléon III et rétablie en 1870 après Sedan. La liberté est régulée par les lois et la conscience. L'occasion est à nouveau fournie à Paul Bert de s'en prendre indirectement à l'Eglise. Dans la liberté individuelle figure évidemment celle du pouvoir "aller, ou ne pas aller" à l'église, changer de religion si -on le veut- ou même n'en avoir aucune22", qui déchaînera les foudres de l'opposition et de la réaction. L'auteur s'inspire de la déclaration de la Convention du 10 août 1793 pour sa définition : "La liberté et le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. Elle a pour principe la raison, pour règle la justice, pour sauvegarde la loi. Sa limite morale est dans cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait". Paul Bert complète en refusant à tout citoyen le droit de ne pas voter et de ne pas s’instruire. Ces libellées, nées de la Révolution de 1789, ont été restreintes par les gouvernements monarchiques qui "les avaient limitées depuis, au point qu'elles existaient à peine pendant le règne des deux Napoléon. C'est la République de 1871 qui les a graduellement rétablies au degré où nous en jouissons aujourd'hui".
80L'égalité, deuxième terme de la trilogie républicaine, mérite qu'on s'y attarde. Les hommes ne peuvent pas être égaux en richesse et en instruction, mais ils le sont devant toutes les corvées et contraintes de l'Etat républicain, avec la satisfaction du suffrage universel et l'espoir de la fortune grâce à leur conduite, à leur intelligence et à leur travail. Ces mêmes droits impliquent les mêmes devoirs et constituent la véritable égalité. Bien sûr, le fainéant restera pauvre et le travailleur s'enrichira : quelle utopie pour ceux "qui ont eu la sottise de prêcher le partage des biens, pour arriver à l’égalité". Douze ans après la Commune, le fantôme du socialisme rôdait toujours. Il fallait le combattre ; il y aura toujours des enfants de riches et des enfants de pauvres ; certains hériteront, d'autres pas. Paul Bert s’élève violemment contre la suppression de l'héritage : "C'est encore une maladie de cervelle ; car un père de famille qui travaille et économise pense à ses enfants encore plus qu'à lui-même… Il tombe sous le bon sens qu'on doit pouvoir faire ce qu'on veut de ce qu'on a gagné. Et chacun préférera le laisser à ses enfants, surtout s'ils se conduisent bien, plutôt qu'à des étrangers". Comme la nature offre des hommes grands ou petits, forts ou maladifs, bêtes ou spirituels, P. Bert s'efforce de faire admettre les inégalités sociales. En revanche, avec cette méritocratie républicaine qui caractérise l'égalité dans la République, chacun a la possibilité de parvenir à une situation par son travail, sa conduite, son intelligence et son instruction. Bien sûr, l’auteur reconnaît certaines inégalités financières subsistantes (l'impôt indirect), voire sociales : le fils du riche devenant plus facilement député, ingénieur, général ou millionnaire, que celui du pauvre. Mais, avec le temps, un remède sera bien trouvé ; patience !
81L'illustre physiologiste sent bien, et peut-être mieux que tout autre, ce que la République perd en savants par l'inégalité d'instruction : "Si le fils du riche devient ingénieur pendant que celui du pauvre reste cantonnier, ce n'est pas parce qu'il est riche, c'est parce qu'il a pu se servir de sa richesse pour s’instruire. Si le pauvre avait pu s’instruire, c'est peut être lui qui serait ingénieur". La véritable égalité est donc celle qui donne à tous la possibilité de s'instruire également. Dans ce domaine, il faudra être patient ; de grands progrès ont été effectués, d’autres viendront les compléter et réaliser l'égalité des chances. Paul Bert conduit ensuite sur le chemin de la Fraternité, véritable "aimez-vous les uns, les autres" de la liturgie républicaine. Tous les Français sont frères et vénèrent la même "mère" : la Patrie. Il entraîne ses lecteurs vers un but inavoué mais toujours recherché : unir ; il puise dans le passé et fait revivre l'histoire et les luttes communes pour la conquête et la conservation de la liberté et de l'égalité, "car la Fraternité interdit l’injustice". Il se lance ensuite dans une recommandation en vue de moraliser la vie publique, de plus en plus corrompue ; il ne faut pas chercher un passe-droit ou une faveur auprès du député, mais valoriser solidarité, secours et assistance ; on est alors guidé par la raison, alors que la charité l'est par le coeur. La fraternité est un devoir social, la charité une vertu individuelle. On a le devoir de savoir par coeur et de comprendre la belle devise républicaine : "Sans la liberté, l'Egalité peut être le plus abominable esclavage ; car tout le monde est égal sous un tyran. Sans la Fraternité, la Liberté conduit à l'égoïsme". Quelle merveilleuse cohérence !
La Révolution et l'Ancien régime
82Paul Bert n'aurait pas été Paul Bert s’il n'avait consacré un dernier chapitre à la Révolution. Comment mieux exalter les bienfaits d'une République et de ses institutions qu'en établissant une comparaison avec l'Ancien régime ? Comment ne pas se faire un devoir d'informer le peuple sur ce qu'il fut, pour lui faire apprécier ce qu'il est ? Comment résister à la tentation d'attaquer une Eglise affaiblie par les événements ? Paul Bert va se lancer à l'assaut de l'Ancien régime et de l'Eglise. Le servage, les droits féodaux, les famines, les taxes royales, les inégalités de la justice et de l'impôt sont passés en revue et expliqués ; les détails ne manquent pas23. Les moines étaient "aussi gros et gras que leurs paysans étaient décharnés", ils distribuaient bien l'aumône, mais, ensuite, "il fallait aller vanter partout la grande charité du couvent" et la Révolution a mis fin à la vie de ces "paresseux". Devant les droits exorbitants et les excès des seigneurs, le peuple restait impuissant et mourait de faim alors qu'à Versailles, on menait grande vie, dans le gaspillage de l'argent. Louis XV, roi de France infâme, n'avait pas hésité à spéculer sur le blé pour gagner quelque argent, entraînant famine et désolation dans les campagnes.
83Paul Bert affirme avoir trouvé dans d'anciens registres d'une paroisse que, en 1784 "on mangeait des chardons crus et toutes sortes de bêtes et qu'un enfant, pressé par la faim, coupa avec ses dents un doigt de son frère et l'avala, n'ayant pu arracher au pauvre petit une limace que celui-ci avait mangée". Cette scène d'anthropophagie, heureusement exceptionnelle, entend établir que les gens ne mangeaient pas à leur faim. Une espèce de "rapace" est décrite également : le collecteur d’impôts, qui laisse la désolation après son passage. Aucun budget, les dépenses inconsidérées du roi, le train de vie effarant, pendant que "les hommes mangent l'herbe comme des moutons et crèvent comme des mouches". L'armée étaient composée de brigands, de pillards et d'assassins, principalement en raison de la mauvaise condition des soldats. Le pauvre devenait tout au plus sergent alors que le riche pouvait être colonel à seize ans. La notion de patrie était confondue avec le Roi : c'est ainsi qu'il n’hésita pas à appeler l'étranger pour trahir la France, "les nobles se mirent du côté du Roi contre la Nation… Il s'agissait pour eux de rendre au Roi son autorité despotique, afin de pouvoir, en échange, en obtenir des places et de l'argent".
84L'idée de Patrie a, dit-il encore, véritablement émergé à la Révolution. Impôt, justice, administration évoluaient sous le règne de l'injustice et du despotisme. La monarchie absolue, de droit divin, réunissait tous les pouvoirs en la personne du Roi. Auparavant, il y avait des sujets obéissants ; maintenant, il y a des citoyens libres. Pas de liberté, pas d’égalité et pas de fraternité avant la Révolution, au point que l'inégalité "était tellement entrée dans les cervelles de tout le monde que les roturiers eux-mêmes s'ingéniaient à inventer des privilèges24". Le droit d'aînesse régnait dans toutes les familles. Sans égalité, sans justice, la société d'ancien régime vivait de privilèges et de passe-droits ; il y avait bien de braves coeurs mais "à l'Hôtel Dieu de Paris, les malades couchaient 8 dans le même lit, 4 par 4, la tête au pieds, et quand il en mourait un, les autres passaient la nuit à côté" ; d'autres pratiquaient une aumône de parade à la porte des couvents et des châteaux. "La Révolution ? Ne nous a-t-elle pas donné la liberté de conscience, la liberté personnelle, la liberté du travail, l'égalité civile, les droits civiques ? (…) La Révolution, pour nous autres, qui étions du pauvre peuple, ça a été la grande bienfaitrice et la grande libératrice". Le sang qui avait coulé n'était rien en comparaison des milliers de morts par la misère, la famine, les pillages, les dragonnades… "pour subvenir aux amusements des nobles, du clergé et du roi". La Révolution a donné naissance à une société libre, égale et fraternelle, bien que tout ne soit pas parfait et qu’il faille travailler encore pour corriger le mal. Paul Bert termine sur une recommandation : "n'oubliez jamais qu'à chacun de vos droits, correspond un devoir". Le final, digne d'un républicain enthousiaste et convaincu, à la gloire de la République, ne sera pas du goût de tous :
"Avant de nous séparer, crions tous :
Vive la République".
85Jules Ferry avait promis la neutralité philosophique. Il n'avait pas mentionné la neutralité politique !
Pierre Laloi : La première année d'instruction civique à l'école
86Le sommaire révèle plus un livre de morale individuelle et sociale qu'un traité d'instruction civique. Seuls trois chapitres sur treize, les derniers, traitent de la matière annoncée par le titre. Il faut voir là un souci d'éduquer l'individu, avant d'aborder un domaine plus vaste, l'Etat et son administration, pour déboucher sur le thème de l'homme dans la cité. Mais la lecture de la partie vivante du cours, les récits, va conduire à découvrir la personnalité de l'auteur et les points qu'il privilégie.
L'état
87Le récit no XX donne de l'Etat une image soucieuse de l'intérêt qu’il porte à la jeunesse, à son instruction et à son éducation. "L'école est maintenant la plus jolie maison du village. L'instituteur ne demande plus à s'en aller. Son école est pleine, car des parents, qui travaillent et qui réussissent, sentent la nécessité de l’instruction et la font donner à leurs enfants". L’école est déjà présentée comme le monument de la République, temple du savoir et de la promotion sociale ; on ne saurait trop conseiller aux familles d'y envoyer leurs enfants. La commune a aussi ses sapeurs-pompiers. Une musique municipale accueille tous les jeunes gens car "il vaut mieux faire de fausses notes que d'aller au cabaret" ; voilà donc une oeuvre pour protéger la jeunesse du vice.
L'école
88Le récit suivant (XXI) montre, à travers la carrière d'anciens élèves de Monsieur l'Instituteur, les possibilités d'instruction et les chemins d'accès aux différents métiers. Le principe de la méritocratie républicaine25 assure une nouvelle fois que, avec la République, chacun peut réussir : l'accès aux emplois est ouvert à tous selon leurs mérites ; c'est le principe même de l'égalité. Mais la base de tout, le grand "vivier" des futures gloires de la République, c'est l’école primaire. Pierre Laloi indique les deux rôles qu'il lui assigne, en la définissant ainsi : "la meilleure école est celle qui donne les meilleurs citoyens et les meilleurs soldats à la Patrie".
La justice
89L'histoire de Pierre le plaideur (XXII) est là pour rappeler ce que Paul Bert a déjà dit : il est préférable de trouver un arrangement amiable que de plaider. Cette similitude de conseil montre que, à l'époque, les litiges étaient nombreux, tant lors des successions qu'à propos des limites de propriétés. Le fonctionnement des tribunaux est illustré à partir de l'exemple d'un petit délinquant récidiviste qui finit en cour d'assises.
L'armée
90Le journal d'un soldat (XXII) permet de faire connaissance avec l'organisation de l’armée. Les bienfaits d'une éducation Spartiate sont vantés, car "notre salut est d'être robuste et fort", "le luxe rend mou, les commodités rendent difficile. Ce n'est pas ainsi que l'on vit aujourd'hui dans les misérables villages de l'Allemagne du Nord. Là, l'existence est pénible encore : les soldats sont d’avance résignés aux privations, rompus à la fatigue". Une nouvelle fois, l'éducation allemande est à l'honneur, mais Pierre Laloi, comme pour montrer le retard économique allemand, parle de villages misérables. Les réservistes, de passage sous les drapeaux pour une période, fournissent l'occasion de rassurer sur la bonne santé de notre armée. Mais il ne faut pas que l'oubli envahisse les mémoires : le traumatisme de la défaite de 1870 est rappelé de façon pathétique : "Sedan, ! Sedan ! C'est là que, en 1870, une armée de France, une armée entière, a été faite prisonnière. Sedan, c'est le nom d'un des grands désastres de la France, nom plus triste que celui de Crécy, que celui de Poitiers, plus triste que celui de Waterloo". Et, de la même manière que l'instituteur harangue ses élèves (P. Bert), le colonel harangue ses soldats : "Mes enfants, quand nous irons à la vraie guerre, nous ne le laisserons pas prendre, celui-là (le drapeau), n'est-ce-pas ? Et tout le régiment, d'un seul cri, répondit : "Vive la République !".
L'amour de la Patrie
91Pierre Laloi entretient la haine de l’Allemand : "Les hommes qui profitent des dernières minutes pour tuer encore là-bas des enfants et des femmes endormis méritent la haine éternelle". La France a connu l'abîme, la honte de la défaite mais "je verrai la régénération de la Patrie". L'auteur se lance dans un récit émouvant, qui touche le coeur, réchauffe et ranime le sentiment patriotique, pour préparer la revanche. L'Eglise, épargnée jusque là par l'historien, est accusée d'avoir trahi la patrie en recevant les ennemis : "Les évêques recevaient les rois anglais au seuil de leurs cathédrales". Les nobles fuyaient les champs de bataille de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Heureusement, "une femme du peuple se dit que la France ne pouvait périr ! Jeanne d'Arc vint des frontières de Lorraine… libérer la France de l'occupant". Cette femme était l’âme de la patrie. Mais ne désespérons pas ; Pierre Laloi fait passer un souffle d'espoir, la revanche viendra :
"La France du dix-neuvième siècle se relèvera comme celle du quatorzième. Je vous dis que si ces mangeurs de choucroute, ces bombardiers des villes, demeurent campés, après la paix, dans quelques unes de nos provinces, le jour viendra, tard peut-être, mais il viendra, où il ne restera plus d'eux en France que ceux qui dormiront dans la terre !".
92L'auteur excite la fierté et l’amour-propre : puis il met en garde contre les tentations pacifistes, humanistes et internationalistes ; il appelle un sursaut de nationalisme. Par l'intermédiaire des confessions d'un ancien de 1870, il explique les raisons de la défaite : "Moi, qui vous parle, j'ai de grands reproches à me faire. Je ne croyais plus à la guerre. Je me laissais tromper par la chimère de la paix perpétuelle, de la fraternité des peuples. Je me disais : "Supprimons les frontières ; soyons plus de tel ou tel pays, Français ou Anglais, Italiens ou Allemands ; soyons tout simplement des hommes, aimons l'humanité. Mais, maintenant, je sais ce que c'est que la Patrie". Si Paul Bert et Pierre Laloi s'accordent sur le manque d'éducation ou sa mauvaise qualité pour expliquer la défaite de 1870, le premier met en cause les ambitions de Napoléon III alors que le second l'attribue à un phénomène de société et à une idéologie. Pierre Laloi termine d'ailleurs par un appel vibrant à un nationalisme exacerbé :
"Oui, il y a des frontières de peuples ! Les Allemands vont faire une brèche ; la France reprendra ses forces par la paix, refera sa fortune par le travail, fortifiera son intelligence par l'école, réapprendra par l'armée les mâles vertus et attendra sans impatience, mais avec une confiance inébranlable, l'heure de la réparation !” Le nationalisme de revanche vit dans les coeurs par l'espérance, "Non, non, non, ce n'est pas fini !".
Frère Irlide Cazaneuve (F.I.C.) : Essai d'enseignement civique
93Ce petit précis présente de manière très complète les notions à enseigner au titre de l'instruction civique. Il est là pour rappeler que l'Etat et ses institutions sont encore profondément marqués du sceau du catholicisme. Si F.I.C. est le seul auteur à le dire, les autres le savent bien mais feignent d'ignorer que la présence de Dieu et de la religion est évoquée très souvent dans la vie sociale, même officielle. De plus, le cours débute par l'affirmation : "Dieu a créé l'homme". L'auteur y insiste parce que le doute sur ce point devient grand, en cette fin de siècle, sur les origines de l'homme, même si Darwin n'a pas encore convaincu tout le monde.
94Dès les deux premiers chapitres, l'ordre et l'obéissance sont réclamés. L'accord est total avec les trois autres auteurs, mais l'origine du désordre provoqué par la Commune, à la différence des autres livres, est comparée à une crise de la famille, à l'intérieur de laquelle l'autorité est amoindrie, le respect affaibli et la vertu bannie. Grâce à la religion, père et mère jouissent de l'égalité. Toutes les âmes ne le sont-elles pas devant Dieu ? L'équilibre de la famille est garant de la stabilité nationale.
La vie politique
95Frère Irlide appelle les futurs citoyens à bien voter, à "ne nommer que des conseillers éclairés, consciencieux, sincèrement dévoués au bien public". Si les registres de l'état civil sont maintenant tenus à la mairie, ils l’étaient, avant le 14 septembre 1791, par les curés. C'est Dieu qui a voulu un chef pour gouverner la société civile selon la loi de l'Evangile26. La nation a besoin d'un gouvernement et retirera beaucoup d'avantages si celui-ci s’inspire des principes d'une morale pure et élevée. Aimer la patrie et obéir à l'Etat assureront le bonheur de la nation. La religion stabilise les régimes et constitue un garde-fou contre les révolutions, que l'auteur juge trop fréquentes.
96Les acquis de 1789 ont été désirés par tous, sans remise en cause de la royauté. Mais les excès de la Constituante et de la Convention nationale "ont mis en oubli beaucoup de ces règles de liberté. On a commis alors un grand nombre d'attentats contre les biens, les personnes et contre les consciences". Heureusement, aujourd'hui, "on est revenu aux idées libérales". Cette pondération de jugement souligne la reconnaissance des excès de ceux-là mêmes qui se placent en héritiers des principes de la Révolution.
97"De tout temps, on a reconnu le droit souverain de la nation" pour le choix ou l'acceptation du chef de l'Etat. L'auteur rappelle de façon allusive l'élection du premier des Capétiens au trône de France, mais est d'une mauvaise foi évidente quand il généralise : l’élection d’un chef d'Etat émane toujours d'une volonté divine, le pouvoir politique vient de Dieu, c'est la doctrine la plus "conforme à la raison comme au salut des princes et des peuples". A nouveau, il fait référence à l'encyclique de Léon XIII du 29 juin 1881. Les directives sont peut-être divines, mais les "circulaires" viennent toujours de Rome !
98F.I.C. expose très clairement tous les types de suffrages et les trois pouvoirs qui "sont unis quant au but commun, qui est d'obtenir, par le respect de la loi, la pratique de ce qui est juste. Il se détache ensuite du régime républicain, en décrivant toutes les formes de gouvernement, pour conclure que le président d'une république a les mêmes prérogatives qu'un souverain, sans l'hérédité du pouvoir. La situation des pays européens et des Etats-Unis lui fournit les exemples nécessaires à une démonstration qui tend à dire : certes, en France, les institutions assurent l'organisation de la société sans opprimer le peuple, mais qu'on regarde ailleurs ; il n'existe par un seul type de fonctionnement viable. Il défend à quiconque de donner des leçons de civisme aux chrétiens, qui savent être patriotes et observent "fidèlement les lois, s'efforcent - par la pratique des vertus du bon citoyen - d'assurer la force, la prospérité et la gloire de la nation, chacun pour sa part".
Les lois
99La leçon sur la "confection des lois" fournit l'occasion de signaler le secours de l'Eglise aux hommes investis "de si redoutables responsabilités". En effet, dans la Constitution "il a été prescrit de demander, chaque année, que le dimanche qui suit la rentrée des chambres, en janvier, des prières publiques soient dites dans toutes les églises de France, afin de supplier Dieu de donner aux membres du Parlement la sagesse pour bien connaître leurs devoirs et le courage pour les remplir consciencieusement". Mais, précision importante, les bons citoyens prient "en ce sens" tous les jours et non une seule fois dans l'année "pour demander l'assistance divine". Les Républicains pouvaient douter : l'Eglise de France ne priait-elle pas en silence pour le retour de la royauté ?
100Les lois règlent la conduite de chacun dans la société où il vit Au besoin, la justice rappelle à l’ordre et sanctionne les individus qui s'en écartent et, "dans tout tribunal, un crucifix, placé au-dessus du siège du président, avertit les juges, les témoins et les avocats que la justice est une sainte chose, et que Dieu jugera à son tour ceux qui auront prononcé des sentences". F.I.C. entretient la peur du jugement dernier car Dieu voit tout et sait tout. "Jusqu'à la Révolution, la religion catholique était la religion de l’Etat et ses lois étaient, dans une certaine mesure, lois de l'Etat27". Elle était tolérante puisque les dissidents pouvaient rester en France, y professer leur religion particulière et parvenir aux emplois publics… Cette version gomme d’un coup tout le passé des luttes de cette "dissidence" et efface tous les crimes commis par le fanatisme et l'intolérance de certaines périodes du catholicisme. Quant aux personnalités parvenues aux plus hautes dignités de l'Etat, elles se comptent sur les doigts d'une main28 !
La religion
101Les cultes, comme l'organisation de l’Eglise catholique, sont l'objet de deux leçons détaillées et ont priorité sur l'instruction publique. La place de l'éducation religieuse n'est pas oubliée. "Les parents ont le devoir de faire instruire leurs enfants des principes de la religion, des vérités morales, de toutes les obligations que peuvent avoir à remplir de bons chrétiens et de bons citoyens : c'est là, proprement, l'éducation". Notons au passage la prééminence du "bon chrétien" sur le "bon citoyen". F.I.C. mentionne la liberté laissée par le législateur à la pluralité des écoles. Banni de l'école publique, l'enseignement religieux est nécessaire car "les enfants ne sauraient ignorer que c'est un devoir rigoureux, imposé par la conscience, de s'instruire de la vérité religieuse". "Ils devront profiter des mesures qui seront prises par leurs parents et le clergé pour s'assurer le bienfait des lumières et des secours de la religion, si nécessaires à notre bonheur, même en ce monde".
102Le chrétien devra également purifier son âme et être prêt à paraître devant Dieu pour le jour où il sera appelé à sacrifier sa vie pour l'honneur de sa patrie.
L'Etat
103Tous les ministères sont décrits avec précision ; rien ne manque, les droits sont un peu escamotés au profits des devoirs et de l’obéissance, et la religion arrive, chaque fois qu'il est possible, au secours d'une démonstration sur le devoir. Frère Irlide complète par une référence évangélique (Mathieu XVII, 21, 24, 26) la justification de l'impôt : même Jésus-Christ payait l'impôt !
104La XXIème leçon est une sorte de résumé et confirme l’impression qui se dégage du manuel : aucune mention de droits ; mais un énoncé des vertus du bon citoyen en termes de devoirs : observer les lois, payer les impôts, faire le service militaire, voter et aller à l'école, tout cela sous le regard et avec le secours de Dieu.
105Le texte de cette leçon n'utilise jamais le mot "République mais :
- 6 fois la nation
- 3 fois l'Etat
- 1 fois le pays
- 1 fois les vertus chrétiennes
- 1 fois l'amour du pays
- 2 fois la société
- 2 fois la religion
106Avec quelle habileté cet auteur réussit-il à décrire les institutions de son pays sans aucune référence au régime sous lequel il vit et auquel il est censé préparer les élèves !
Henriette Massy : Notions de morale et d'éducation civique à l'usage des jeunes filles
107Cet ouvrage, certainement écrit en collaboration avec Paul Bert, est le seul, par son titre, à annoncer qu’il traitera aussi de morale. Mais, contrairement à celui de Laloi, il commence par l'instruction civique. Plusieurs leçons expliquent sa nécessité et son utilité pour les filles. Un peuple civilisé est organisé par des "lois régulières" et "un gouvernement raisonnable". Quel progrès depuis les rois "de prétendu droit divin" ! Louis-Philippe 1er, roi des Français, se considérait comme choisi par la nation ; Napoléon III était empereur des Français par la grâce de Dieu et la volonté nationale. Ils agissaient selon leurs volontés et étaient remplacés par leur fils, non choisis par la nation. Henriette Massy fait porter la responsabilité de la guerre de 1870 à Napoléon III, qui fit perdre l'Alsace et la Lorraine, "pays si français, dont les habitants restent si fidèlement attachés à la mère patrie". Elle prend soin, au passage, de rappeler l'existence de la France, une et indivisible, comme si elle avait possédé de tout temps des frontières naturelles et avait toujours été habitée d'un même peuple, le peuple français. L'avènement de la République et de la nation souveraine a conduit le citoyen à des droits et des devoirs civiques. Chaque droit s'accompagne d'un devoir ; c'est ainsi que les femmes, n'effectuant pas de service militaire, n'ont pas le droit de vote.
Organisation politique
108Le chapitre II, sur l'organisation du pays, les institutions politiques et administratives, est éloquent sur le rôle de la femme au foyer. Amenée à diriger la maison, c'est elle qui tient les cordons de la bourse. Neuf leçons sur quatorze (plus une autre au chapitre III) sont consacrées aux budgets des différents niveaux de gestion de l'Etat, dont trois à celui d'un particulier. Henriette Massy engage les jeunes filles à la sagesse et à l'économie et les met en garde contre le vice de la dette, qui entraîne ruine et misère. L'oeuvre de la République en matière éducative apparaît à propos de la commune et du département, puisqu'il incombe à l'une la construction et l'entretien de l'école primaire, et à l'autre ceux des écoles normales.
L’Etat
109L'Etat, c’est la France : il jouit d'un intérêt supérieur et public, qui prime sur celui du particulier. Ici, Henriette Massy donne l'exemple d'une expropriation pour la construction d'une ligne de chemin de fer (situation courante en cette fin de siècle). Bien sûr, tout a été décidé démocratiquement et le particulier est indemnisé.
Le peuple
110Le fonctionnement de la souveraineté du peuple étant expliqué, le chapitre se termine par trois leçons sur l’impôt. Les suites financières du désastre de 1870 sont là pour désigner à nouveau le responsable, l'empereur Napoléon III, et diriger le regard vers les provinces annexées brutalement par le vainqueur. Tous les impôts sont énoncés et justifiés ; ils tiennent la légitimité du vote des Chambres, expression de la souveraineté nationale ; on ne peut pas frauder et l'on est tenu d'obéir. En revanche, il est toujours possible de changer les députés aux élections suivantes si l'on n'est pas content. C'est une manière de montrer les avantages des institutions ; le recours à la révolte n'est plus utile. Henriette Massy a toujours le souvenir de la Commune et de la participation active de femmes comme Louise Michel. La femme ne vote pas, mais l'auteur la considère comme très influente sur son mari ; si l'un met un bulletin dans une urne périodiquement, c'est elle qui remplit les assiettes de sa famille tous les jours.
Le pouvoir - l'exécutif
111Après le Président de la République, les ministres et la constitution, priorité est donnée au ministère de l’intérieur, qui assure l'ordre, la sécurité et l’assistance. L’instruction, en constant progrès depuis cinquante ans, est utile à la femme. Les carrières de l’enseignement, comme celles des postes et télégraphes, sont ouvertes aux femmes. La leçon sur le ministère des beaux-arts, des postes et télégraphes, des colonies, fournit la seule remarque intéressante, dans les quatre manuels étudiés, sur les colonies : l'Algérie est divisée en trois départements. A vrai dire, ce n'est pas une colonie, mais "un véritable prolongement de la France". Chaque ministère est l'occasion de présenter les écoles, qui s'y rattachent. Les cultes ont priorité sur la guerre. Le ministère des finances est bien organisé ; les reçus qu'il fournit contre paiement de l'impôt garantissent qu'il ne sera pas réclamé une deuxième fois.
Les libertés
112Cela conduit tout naturellement, comme chez Paul Bert, vers un cinquième chapitre sur la Liberté, l'Egalité, la Fraternité. Le suffrage universel, expression du peuple souverain, apparaît presque comme un moyen de lier, voire de contraindre, les citoyens à l'obéissance et à la passivité : "Tous les français sont libres, sous la condition d’obéir aux lois. Et cela est bien facile, puisque ces lois ont pour principe la justice et qu’elles sont votées par les représentants élus du peuple". La liberté n'est pas absolue ; la justice doit l'emporter sur la force. Nous retrouvons la même définition que chez Paul Bert, agrémentée d’une précision soulignant l’absence de toute intervention de l'Eglise ; la liberté avait été définie par le philosophe oriental Zoroastre "qui vivait bien des siècles avant l’ère chrétienne". La présentation de toutes les libertés républicaines est suivie d'une comparaison peu flatteuse pour l'Ancien régime. On accuse sans cesse la situation d'avant la Révolution, où la soumission et l’arbitraire étaient la règle. La révocation de l'Edit de Nantes, les dragonnades, l’exécution du ministre protestant La Rochette en 1762, l'édit de 1757 qui "punissait de mort quiconque composait, imprimait, colportait des écrits tendant à attaquer la religion catholique", montrent une Eglise intolérante, sectaire et cruelle.
113L'égalité, garantie par la loi, n'efface pas l'inégalité des conditions mais offre à chacun la possibilité d'accéder, avec du talent, une bonne conduite et de l'instruction à une haute fonction. L'égalité civique acquise, "il y aura toujours des inégalités de fortune, il y aura encore pendant longtemps des inégalités d'instruction. Mais celles-ci disparaissent de jour en jour". La République a rendu l’instruction primaire gratuite et obligatoire. Il faut obéir aux lois, ne pas frauder, tout sacrifier à la Patrie sans "marchander". "D'une manière générale, exercer sa liberté est un droit, respecter celle des autres un devoir". Il n'y a plus de place dans notre "heureux pays" pour le caprice d'un maître et pour les privilèges. La République et la France ne font qu'une, leur devise est : LIBERTE - EGALITE - FRATERNITE.
***
114Les quatre manuels traitent globalement des mêmes questions. Chaque auteur apporte néanmoins sa sensibilité et son idéologie ; aucun n'est neutre ; tous se laissent emporter par leurs convictions et chacun présente son "camp" sous le meilleur aspect. Car il s'agit bien d'une bataille : pour les uns, Paul Bert, Pierre Laloi, Henriette Massy, c’est la présentation d'une République vertueuse, à laquelle il paraît impensable de ne pas adhérer ; pour Frère Irlide, il faut sauver l'honneur et la place de la religion en présentant les institutions du pays avec un grand détachement. Tous prêchent l'ordre, l'obéissance, la discipline et le dévouement à la patrie. Ils reconnaissent la nécessité de l’instruction et de l'éducation. L'enfance est un enjeu qui n'échappe à personne. Tous glissent immanquablement vers la suggestion d'une conduite. Le tableau suivant présente les thèmes qui semblent les plus évidents à la lecture de ces manuels, en essayant de les ordonner selon l'importance que chacun leur accorde :
P. BERT | P. LALOI | F.I.C. | H. MASSY | |
1 | la dénonciation de l'ancien régime | la revanche | l'Eglise | l'instruction |
2 | l'ordre et l'instruction | l'instruction | la Révolution | l'ancien régime |
3 | le progrès | l'ordre | l'ordre | l’Eglise |
L'illustration
115Au début des années 1880, l'illustration des manuels à partir de matrices en bois dur, gravé au stylet par des artistes, en est à ses débuts. En 1882, seule29 la maison Picard-Bernheim utilise le procédé. Les livres de Paul Bert, puis d'Henriette Massy sont donc agrémentés de vignettes. Edité par la maison Armand Colin depuis 1880, le manuel de Pierre Laloi bénéficiera d'illustrations vers la fin de 1882. Quant à l’Essai d'enseignement civique des Frères des Ecoles Chrétiennes, comme tous les manuels de l'enseignement congréganiste, édités par de petites maisons, sans concurrence, il est et restera austère.
116Notre étude ne porte donc que sur deux titres :
- Paul Bert : L'Instruction civique à l'école, édition spéciale pour les garçons, revue et corrigée (à partir de la 11ème édition), Picard-Bernheim, Paris 1883, 13ème édition, 180 p.
- Henriette Massy : Notions de morale et d'éducation civique ; Picard-Bernheim, Paris, 1886, 3ème édition, 204 p.
117Nous prenons, pour une plus juste comparaison, deux éditions contemporaines l'une de l'autre. Nous aurons la chance de posséder deux manuels, édités par la même maison, l’un pour les garçons, écrit par P. Bert, l'autre pour les filles, mais sans aucun doute dirigé par le même auteur ; grâce à eux, nous essaierons d'appréhender le rôle et la place de chaque citoyen dans la société. A partir des items retenus et des indicateurs relevés dans les vignettes, nous arrivons à cerner un peu mieux la société en ce début de IIIème République ou, plus exactement, l'idéal souhaité par les fondateurs du régime.
Où sont situés les personnages ?
118La femme est à l’intérieur, effacée mais pas moins influente, elle s'occupe de son ménage, élève les enfants, tient les comptes, achète les provisions, nourrit et blanchit la maisonnée et fait les démarches administratives à la mairie ou à la poste. L'instruction lui est due et les lycées de jeunes filles ouvrent leurs portes. Des carrières dans l'enseignement ou dans les postes lui sont offertes. Elle peut assister aux procès et avoir recours à la justice. Elle doit surveiller et conseiller son mari. Ce n'est sans doute pas innocemment qu'Henriette Massy montre, vis-à-vis sur la même vignette, l’église et la bibliothèque populaire.
119L'homme est plus souvent présenté à l'extérieur, dans une vie à caractère public. Il est vu au travail, en opposition à un piquet de grève, dans des réunions, souvent électorales, ou dans un bureau de vote. Jamais il n'apparaît dans un cabaret. La ville ou la campagne sont les cadres habituels. On note toutefois une égalité entre les deux situations (une supériorité, même, pour la première, chez Paul Bert, alors que la France est encore très rurale). Mais l'industrialisation et l'émergence de la classe ouvrière, à laquelle s'adresse ce manuel voué à l’ordre social, sont peut-être une justification de ce déséquilibre. Des édifices publics nouveaux doivent être connus : la bibliothèque populaire, le lycée de jeunes filles ; d'autres doivent illustrer le fonctionnement républicain : Chambre des députés, Sénat, Mairie ; le bureau de poste n'est pas oublié, non plus que l'octroi.
Quels personnages ?
120Toutes les vignettes sont animées par un ou plusieurs personnages. Il est rare de n'en trouver qu'un à la fois. Il est remarquable de ne rencontrer des enfants qu'accompagnés ou en présence de femmes, chez H. Massy ; leur place est auprès d'elles. La IIIème République, héritière de l'histoire, a conservé l’habitude et le cérémonial des costumes de fonction : juge, avocat, professeur d’université, sans oublier, bien sûr, les représentants de l'ordre et de l'armée.
Les symboles républicains
121Le buste de Marianne est présent mais aussi souvent deviné par la présence du socle. Les garçons rencontrent plus souvent que les filles le drapeau : 7 fois contre 3 ; et la devise républicaine ne figure au fronton de la mairie qu'une fois.
La défense
122L'orientation défensive et guerrière est très nette chez Paul Bert, où l'on voit souvent un représentant de l’ordre ou un soldat. L'imagerie guerrière est presque absente chez H. Massy.
L'art de la démonstration
123La leçon 7 du chapitre I du manuel de Paul Bert6, sous le titre Par qui est décidée la guerre ? présente trois cartes de France de 1800, 1815 et 1870. On voit très nettement l'effet désastreux des régimes napoléoniens sur l'étendue territoriale.
L’importance de l'illustration
Paul Bert | Henriette Massy |
124- nombre de vignettes par page, chapitre par chapitre :
Le plus : 0,85 | 0,48 |
La moyenne : 0,41 | 0,27 |
Le moins : 0,29 | 0,12 |
125- nombre de vignettes par leçon :
Le plus : 2 | 0,86 |
La moyenne : 0,82 | 0,44 |
Le Gouvernement | Les Administrations |
126Le plus significatif est le nombre de vignettes consacrées à chaque leçon. L'équilibre pages/illustrations se situe, pour les deux manuels, dans la présentation du fonctionnement de l'Etat, avec une légère dominante chez Henriette Massy, puisque l'objet est divisé en deux chapitres, dont l'un, "l'Etat - le Parlement" est nettement plus illustré que l'autre chapitre "Le Gouvernement".
Bert (Paul). L'instruction civique à l’école. 13e édition, 1883. (Nouvelle édition revue et corrigée, spéciale pour les garçons, contemporain du manuel d'Henriette Massy).
CHAPITRES | Nbre L | Nbre P | Nbre V | |
Le service militaire | I | 11 | 26 | 19 |
L'impôt | II | 9 | 15 | 5 |
La justice | III | 6 | 13 | 6 |
Le parlement - la loi le gouvernement | IV | 11 | 22 | 9 |
Etat-Communes-Départements administration | V | 13 | 24 | 8 |
Liberté-Egalité | VI | 11 | 22 | 8 |
La Révolution | VII | 15 | 34 | 10 |
TOTAL | 76 | 156 | 68 |
CHAPITRES | P/L | V/P | V/L | |
Le service militaire | I | 2,36 + | 0,85 + | 2 + |
L’impôt | II | 1,67- | 0,33 | 0,56 - |
La justice | III | 2,17 | 0,46 | 1 |
Le parlement - la loi le gouvernement | IV | [2] | [0,41] | [0,82] |
Etat-Communes-Départements administration | V | 1,85 | 0,33 | 0,62 |
Liberté-Egalité | VI | [2] | 0,36 | 0,73 |
La Révolution | VII | 2,27 | 0,29- | 0,67 |
MOYENNE | 2,05 | 0,43 | 0,89 |
Massy (Henriette). Notions de morale et d'éducation civique à l'usage des jeunes filles. 3e édition, 1886.
CHAPITRES | Nbre L | Nbre P | Nbre V | |
Utilité de l'I.C. | I | 10 | 15 | 6 |
La commune-le département | II | 14 | 17 | 2 |
L'Etat | III | 7 | 12,5 | 6 |
Le Gouvernement | IV | 16 | 26 | 7 |
Liberté-Egalité | V | 7 | 11 | 5 |
TOTAL | 54 | 81,5 | 26 |
CHAPITRES | P/L | V/P | V/L | |
L'Unité de l'I.C. | I | [1,5] | 0,4 | 0,6 |
La commune-le département | II | 1,21- | 0,12- | 0,14 |
L'Etat | III | 1,78 + | 0,48 + | 0,86 + |
le Gouvernement | IV | 1,62 | [0,27] | [0,44] |
Liberté-Egalité | V | 1,57 | 0,45 | 0,71 |
MOYENNE | 1,51 | 0,32 | 0,48 |
127Le thème de la Patrie et du service militaire est particulièrement bien illustré, et révèle d'emblée l'orientation de l'Instruction civique à l'"usage des garçons".
Transformations de certains manuels
128Les rééditions se sont succédées rapidement, surtout pour le manuel de Paul Bert, qui a suscité des critiques multipliées. Les auteurs ont donc été amenés à revoir leur texte. Or, ces modifications sont intéressantes ; elles révèlent le sens dans lequel évoluent à la fois leurs intentions et l'opinion publique.
Paul Bert
129Comme le fait très habilement remarquer Jules Ferry dans son intervention au Sénat le 31 mai 1883, le livre de Paul Bert se vend bien : "Si le livre de M. Paul Bert est arrivé si vite à sa 11ème édition… c'est grâce au bruit que vous en avez fait dans cette enceinte30". C'est justement à partir de cette onzième édition que l'auteur apporte quelques modifications et, surtout, des précisions. En effet, de l'avant-propos sont retirées les attaques contre la religion et l'enseignement congréganiste. Le Père Ceria31 a émis l'hypothèse que ces corrections seraient consécutives à une entrevue entre P. Bert et Don Bosco lors du séjour de celui-ci à Paris en mai 1883. Si la date de cette réédition, antérieure à mai, conduit à infirmer cette hypothèse, il demeure aujourd'hui impossible de conclure avec certitude quant à la réalité de cette entrevue. Enfin, quoi qu'il en soit de celle-ci, l'éloge des sciences et de leur bienfait sur la vie civique ainsi que de l’enseignement scientifique, remède contre les coups d'Etat, est également supprimé.
130L'éditeur ajoute une note d'informations pour annoncer "un certain nombre de modifications de détail", "un courte bibliographie de Léon Gambetta" et appeler "particulièrement l'attention de MM. les instituteurs sur le chapitre VII : "La Révolution". Les attaques aussi injustes que violentes, dont il a été l’objet, (l') ont contraint à y introduire des notes justificatives, ce qui est contraire aux habitudes pédagogiques. Ainsi, l'exactitude des allégations historiques qu'il contient ne pourra plus être mise en doute".
Chapitre I - Le service militaire - la Patrie
131La vignette de la première leçon du cours sur le thème des "grandes manoeuvres" est modifiée. Elle comporte une vue plus générale d'un champ de bataille, où l'on voit l'adversaire, la position et la composition des armées : fantassins, cavaliers, pièces d'artillerie, porte-drapeau, observateur à la jumelle. Elle est nettement plus expressive et plus complète que celle des éditions antérieures, qui montre seulement un alignement de tirailleurs surveillés par un gradé à cheval.
Chapitre III - La justice
132La vignette présentant la salle de tenue d'un conseil de guerre a changé. L'électricité fait son apparition : deux lampes pendent du plafond : l'aménagement et la disposition de la salle ressemblent à ceux d’un tribunal ordinaire ; le public est montré ; on peut deviner les parents du jeune accusé.
Chapitre IV - Le Parlement, la Loi, le Gouvernement
133Paul Bert supprime l'une des deux vignettes illustrant un coup d'état. Seule subsiste celle qui montre l'insurrection du peuple, l’assaut des barricades par l'armée. Le convoi des prisonniers "du 2 décembre 1851" en partance pour le bagne ne figure plus, mais le texte de la leçon reste le même. Il ajoute une onzième leçon sur la tolérance en politique. C'est l'occasion de souligner les vertus du suffrage universel et de la République : "le gouvernement le plus juste, le plus sage, le plus pacifique et le plus économique de tous". Le peuple a fort bien compris puisqu'il envoie "à la Chambre et au Sénat des Républicains de plus en plus nombreux". Il est donc inutile de recourir à la force pour obliger l'opposition à devenir républicaine et, encore moins, la réduire au silence. L’auteur, par la voix du maître, s’engage politiquement et prend délibérément parti contre les opposants au régime. Puis le vieil instituteur conclut : "Pas de haine entre Français" ! Gardez-la pour l'ennemi", invitation à l'union nationale contre l'adversaire de toujours, l'Allemagne.
Chapitre VI - Liberté - Egalité - Fraternité
134Des notes de bas de page visent à préciser le texte, à l'enrichir, et parfois à citer les sources de certaines affirmations. Les points sur lesquels portaient les attaques de la Congrégation de l'Index et du parti réactionnaire sont l'objet de soins attentifs. C'est ainsi que, à propos de la liberté de conscience et de la possibilité de ne se référer à aucune religion, Paul Bert puise presque textuellement dans l'ouvrage de A. Vinet, Mémoire… couronné par la Société de la morale chrétienne ; excellente manière de lutter contre la religion avec les armes du camp adverse. Même habile tactique lorsqu'on apprend que la définition de la liberté est reprise avec mention de son origine antique, par La Critique religieuse d'octobre 1879, page 279.
135Un des plus illustres ennemis politiques de Paul Bert, le duc de Broglie, recueille directement le fruit de son opposition au manuel. Le texte sur les émigrés de l’après - 4 août 1789 s’enrichit des exemples vrais : "Monsieur le baron s'enfuit, il émigra en même temps que le comte d’Artois, frère du Roi, que Condé, Polignac, de Broglie, (…) ; à quoi sert de continuer ? Le principal est lâché ! Bonnemière, cité à nouveau en note, rappelle les famines nombreuses et répétitives qui ravageaient les campagnes avant la Révolution. L'histoire du garçon affamé coupant et avalant le doigt de son frère est historique et est extraite d'un "placard affiché à Paris par le comité de charité", cité par Eugène Pelletant (Décadence de la Monarchie, p. 144). L'introduction de l'Histoire de la Révolution de Michelet apporte un peu plus de poids à la démonstration de Paul Bert sur la misère du peuple. Les pratiques en matière d'impôt, dénoncées à l'aide d'exemples qui, parfois, dépassent l'entendement, sortent tout droit des oeuvres de Mirabeau, L’Ami des hommes (t. II) de Necker, De l’Administration de la France (t. I), Vauban, La Dixme royale, et l'état de la France est évoqué en note : "De toutes parts on aperçoit des maisons en ruines ou abandonnées. J'ai vu des villages où ces masures en décombres faisaient plus d'un tiers du lieu. Le même fardeau d'impositions subsistait néanmoins toujours (Legrand d'Aussy, 1788)". Le pays s’enfonçait de plus en plus dans le despotisme et la misère, comme en témoigne le vicomte de Chateaubriand : "Le paysan du moyen âge (…) était peut-être moins opprimé, moins ignorant, moins grossier que celui des derniers temps de la monarchie absolue".
136La dixième leçon de ce chapitre VII est écourtée d'une page. Tous les détails sur l'émigration des nobles et leur collusion avec l'étranger sont supprimés. Seuls les nobles pouvaient devenir officiers et la valeur n'entrait pas en ligne de compte. Ici, Paul Bert allonge la liste des hommes qui, de simples soldats en 1789, sont devenus, avec la Révolution, d'illustres généraux : de quatre on passe à douze et leurs modestes origines sont données. Les notes continuent à renseigner sur les références de l'auteur : l’Histoire des Français des divers états (t. X) de Monteil, l’Histoire de France (t. II, p. 457) de G. Duruy (pour les gaspillages de la cour), Taine (pour la loi non écrite et le despotisme de Louis XV) ; à nouveau Eugène Pelletan, Décadence de la monarchie (p. 63) sur l'espionnage du courrier. P. Bert précise que l'énoncé de la loi qui condamne tout écrit tendant à attaquer la religion catholique est le texte de l'édit du 16 avril 1757. Le député ne perd aucune occasion de répondre à de Broglie et ajoute un paragraphe à la leçon 13, consacrée aux libertés avant la Révolution : "Dans les dragonnades des Cévennes, affreux massacres des protestants par de Baville Montrevel, de Broglie etc., il périt cent mille hommes et femmes et, de ce nombre, il y eut la dixième partie qui finit par le feu, la corde ou la roue".
137Sur la Fraternité, on apprend que la citation vient de L’Histoire des paysans, tome II, p. 13, de Bonnemère, et Paul Bert supprime sa conclusion en forme d'exclamation "Quelle fraternité !" Les malades sont toujours huit par lit à l'Hôtel-Dieu de Paris, mais Paul Bert sous-entend que l'hôpital constituait une sorte d'internement comme une autre : "A Bicêtre, dit le premier ministre Necker, j’ai trouvé dans un même lit neuf vieillards "enveloppés de linges corrompus". Aussi les juges condamnaient-ils quelquefois à tant d’années d'hôpital, comme à de la prison" ; l'aumône à la porte des châteaux et des couvents, pour se donner bonne conscience, disparaît aussi du texte. Une note fournit le nombre de mendiants en 1777 : la France en comptait 1 200 000. Les galères recrutaient parmi ceux-ci d'après l'ordonnance royale de 1764. La traîtrise des émigrés est soulignée par un rappel du "mot infâme" du général marquis de Bouillé, en émigrant : "Je connais les chemins de la France, et j'y guiderai les armées étrangères" (Lettre à l'Assemblée, en juillet 1791). Paul Bert termine les modifications par le retrait d'un point de résumé : "La véritable idée de Patrie date de la Révolution. Jusque là, les nobles confondaient l'obéissance au Roi avec le culte de la France.
138La leçon 1 est agrémentée d’une vignette qui représente l'intérieur d'un bureau de tabac, lieu masculin par excellence ; on y voit le patron, deux clients et son fils assis sagement un livre à la main, écoutant la conversation qui sert de point de départ au maître, suite à l'interrogation de l'enfant, témoin de la scène. Les moines charitables, bien chaussés, bien vêtus et bien gras distribuant la soupe aux gueux, sont retirés, de même que l'image qui montre des serfs affamés, s’usant les genoux à chercher des racines.
139Très habilement, Paul Bert a enlevé toutes ses attaques contre l'Ancien régime et l'Eglise, pour laisser la parole à des auteurs de référence, ajouter quelques précisions, une leçon sur la tolérance républicaine et, surtout, réparer l'erreur de n'avoir jamais cité ses sources. Si Jules Ferry a répondu, en tant que président du Conseil, aux observations du duc de Broglie sur le manuel de Paul Bert, ce dernier ne manque aucune occasion de rappeler au duc le passé de ses ancêtres dans des actions que la République réprouve.
140Nous ne saurions en terminer avec le manuel de Paul Bert sans citer le livre : Le Bon Instituteur ou la véritable instruction civique, opposée à l'Instruction civique de M. Paul Bert32 par un de ses amis (Lyon, Librairie chrétienne, Etablissement Ruban, 1885, 149 p.). Le père Dominget s'adresse à celui qu'il dit être son ami (ont-ils eu des contacts ?) pour lui montrer toutes les erreurs et images fausses d'un esprit partisan contenues dans son Essai d'instruction civique. Et il essaie de ramener la brebis égarée (P. Bert) au troupeau : "Et maintenant, mon cher Paul, que penses-tu de ton manuel ? Peux-tu envisager sans effroi de combien d'âmes il pourra causer la ruine ? Ah ! je t'en supplie, retourne en arrière et rentre au plus tôt dans le chemin de la vérité33". Paul Bert ne se laissa pas convaincre : il avait définitivement résolu d’en finir avec le passé. Faut-il voir dans sa disparition subite, en 1886, un châtiment de Dieu ?
Pierre Laloi
141Le manuel de Pierre Laloi eut une longue carrière, qui tient sans doute à deux facteurs : d’abord, l'auteur resta toujours éloigné de la politique et ne prit part à aucune polémique autour des affaires qui secouèrent la République : ensuite, le manuel plut par sa présentation originale, son vocabulaire simple - Laloi sut parler aux enfants - et par son illustration, très rapidement intégrée (dès la 4ème édition de 1882) par l'éditeur.
Le changement de titre
142La quatrième édition illustrée, de 1882, s'accompagna d'un changement de titre, le contenu restant parfaitement identique, La Première Année d'instruction civique devint La Première Année d'instruction morale et civique.
Les éditions
143Elles furent nombreuses, comme en témoigne le graphique. On constate une forte progression jusqu'en 1891, suivie d'un léger ralentissement après cette date, soit 30 éditions en 9 ans (plus de 3 par an), puis 18 en 16 ans (un peu plus d'une par an). On peut penser que le fort tirage des débuts correspondit à la période d'équipement des écoles, qui ne procédèrent plus ensuite qu'à des remplacements ou à des compléments de collection.
La présentation
144Pour un contenu identique, nous pouvons établir la comparaison entre la première édition, de 1880, et la 34ème, de 1891. L'augmentation du nombre de pages -28- est liée à l'illustration et à l'adjonction d’un mode d'emploi. Les éléments constitutifs des leçons sont présentés d'une autre manière, tout en gardant l'originalité d'un cours, sous forme de 451 conseils. La page est organisée sur un mode classique, puisqu'elle n'est pas coupée en deux horizontalement et ne confond plus conseils et récits.
145Pierre Laloi fut également l'auteur de l'Année préparatoire d'instruction morale et d'instruction civique, qui s'adressait aux enfants du cours élémentaire. Sa parution tardive (la deuxième édition est de 1896) fut de beaucoup postérieure au manuel destiné au cours moyen.
Comparaison des éditions de 1880 et 1891 du manuel de P. Laloi
1880 | 1891 |
Titre : | La Première Année d'instruction morale et civique. |
Morale générale-vie pratique législation usuelle-administration gouvernement | Leçons très simples |
* Niveau : CM-CS | CM-CS |
* Nbre pages : 180 p. | 208 p. |
Présentation : | |
451 conseils | 451 conseils |
13 chapitres | 13 chapitres |
Chaque chapitre est composé de parties sur le même thème : | Chaque chapitre est composé de parties sur le même thème : |
organisation de la page pour chaque thème : | organisation d'un chapitre : |
- partie supérieure : énumération de conseils entrecoupée par l'énoncé d'une loi. | - énoncés de tous les conseils relatifs aux différentes parties où se placent les lois correspondantes. |
- partie inférieure : un récit en rapport avec le thème | - résumé + supplément + devoirs de rédaction. |
à chaque fin de chapitre : | - récits les uns à la suite des autres. |
Notes de bas de page
1 Nous donnons en annexe no II le tableau descriptif des quatre manuels retenus.
2 A l'époque, édition était synonyme de réimpression.
3 Il faudrait prendre en compte l'importance du tirage à chaque édition. Dans la démonstration, nous les supposons identiques. Pierre Mors estime à 150 000 le tirage moyen chez Colin pour Laloi (Lavisse).
4 Revue historique, 86ème année, Juillet-Août 1962 : Pierre Nora, "Ernest Lavisse : son rôle dans la formation du sentiment national".
5 Archives des Frères des Ecoles chrétiennes - Rome, Rapport du 22.X.1881 - Cote du cahier : NC 193/2 DG. Ce document manuscrit de 15 pages nous apprend le nom religieux de l'auteur. Frère Armin-Victor, et fournit quelques informations sur les circonstances de l'origine du livre. D'après un deuxième document, cote CF 405/6, il s'agit de Victor-Nicolas Vigneulle, né le 12 octobre 1839 à Pournoy-la-Chétine (Moselle) et décédé le 10 janvier 1883 & Paris.
6 Bert (P.), L'Instruction civique à l'école, 7ème édition.
7 Laloi (P.), La Première Année d'instruction civique, 4ème éd., 1882.
8 F.I.C. - Essai d'enseignement civique, 1882.
9 Massy (H.), Notions de morale et d'éducation civique à l'usage des jeunes filles, 3ème éd., non datée.
10 Cité par Vial (J.), Les instituteurs, p. 183.
11 Sauf F.I.C., mais nous verrons qu'il parlera lui aussi du patriotisme et du sacrifice pour sa patrie.
12 Notons que, jusqu'en 1883, date de la parution, chez le même éditeur, du manuel de Mme H. Massy à l'usage des filles, le manuel de P. Bert est destiné aux enfants des deux sexes. Après cette date et sans changement notable du contenu, il sera réservé aux garçons. Mais, dans les écoles au budget souvent serré, faisait-on la différence ? Et les maîtres exigeaient-ils des parents un livre différent pour chaque sexe, sachant que celui-ci servirait à toute la famille ?
13 Cf. Annexe III : tables des matières des quatre manuels étudiés.
14 Nous conservons l'orthographe employée par P. Laloi, et nous remarquons que "Droits" prend une majuscule, alors que "devoirs" se voit attribuer une minuscule.
15 cf. Annexe IV : Comparaison des différents thèmes obordés dans les manuels, et Annexe V : Tableau 1 : comparaison entre manuels, importance de chaque thème pour les quatre auteurs ; Tableau 2 : ordre de classement par thèmes à l'intérieur de chaque manuel.
16 La comparaison n'est vraiment possible qu'entre trois d'entre elles : l’Etat, l'Administration, les droits et les devoirs du citoyen.
17 Nous estimons cette importance toute relative, 10 leçons étant consacrées aux budgets.
18 Soit, pour l'Américain : 73,70 frs ; l'Italien : 81,75 ; le Belge : 85,97 ; l'Allemand : 90,22 et le Français : 99,58 frs.
19 Avant la parution en 1883 du livre d'Henriette Massy, le livre de P. Bert s'adressait aussi aux publics de filles. Après cette date, et sans modification du contenu, si ce n'est l'apport de précisions dans l'édition revue et corrigée, le cours est à l'intention exclusive des garçons.
20 Nous verrons dans la 4ème partie les difficultés rencontrées par les postiers et les instituteurs quand ils voudront former des syndicats ou, tout simplement, se mettre en grève.
21 Encore en 1988, nous voudrions bien atteindre cet objectif : cent ans plus tard, avec le but du baccalauréat pour 80 % d'une tranche d'âge, il est toujours celui de l'école.
22 Bert (P.), p. 114. Cette assertion sera vivement critiquée par l'opposition parlementaire et dénoncée par la Congrégation de l'Index dans sa condamnation du manuel.
23 L'édition revue et corrigée de 1883 complète surtout la 1ère par l'insertion de notes de bas de page précisant les sources de l'auteur. Aussi ai-je acquis la conviction que le savant est parti d'un exemple ayant réellement existé pour illustrer la période pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Malheureusement, mes recherches en direction d'une commune du nom de Saint-Yriex sont restées vaines (non réponses ou réponses négatives à mes questions de la part des maires).
24 Allusion aux corporations.
25 Les auteurs emploient souvent le terme d'"élitisme républicain".
26 Référence à l'Encyclique du 29 juin 1881.
27 F.I.C., p. 43 ; la Charte de Louis XVIII (1814) lui avait ensuite rendu ce pouvoir jusqu'en 1830.
28 La Rochette, ministre protestant, a été exécuté en 1762.
29 Pour les quatre manuels de notre étude, il s'entend.
30 Discours prononcé par Jules Ferry au Sénat à la séance du 31 mai 1883 - extrait du J.O. du 1er juin 1883, Imprimerie du J.O., Paris, 1883,62 p. C'est une réponse à l'interpellation du duc de Broglie concernant les livres destinés aux écoles primaires publiques.
31 Ceria (E.), Memorie biographice di Don Bosco, T. 10, Turin, éditions Salésiennes, 1935.
32 Trouvé par hasard chez un bouquiniste lyonnais, en provenance de la bibliothèque des Dominicains : une annotation manuscrite précise qu'il s'agit du R.P. Dominget, Mariste.
33 Op.cit., p. 143 ; une deuxième édition paraîtra en 1886 et comprend XI + 418 pages, in 12.
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