Chapitre V. Les manuels d'instruction civique
p. 69-73
Texte intégral
1Vu la nouveauté de la discipline, les manuels sont, sans doute, indispensables à l’application efficace des dispositions légales. Les livres produits à cette occasion sont de deux sortes : les uns sont destinés au maîtres, les autres aux élèves. Ici, nous limitons notre étude aux livres destinés aux écoliers.
Le manuel
2Le manuel contient, selon la formule d'Octave Gréard, vice-recteur de l’académie de Paris, "ce qu'il n’est pas permis d'ignorer". Le peuple sent inconsciemment la force de ce nouveau moyen d'acquérir une culture qu'il ne possède pas ; une culture orale allait disparaître, au profit d'une autre, livresque, réputée plus "scientifique". Mais le manuel ne peut pas être neutre ; ce qui allait provoquer crises et débats vigoureux entre tendances politiques ou religieuses différentes. Chaque auteur veut influencer et convaincre avec ses propres arguments. Si le point d'orgue réside dans une volonté d'unification et d'entente nationale, les valeurs à défendre et les moyens d'y parvenir diffèrent d'un camp à l'autre. L'administration, quant à elle, exerce un rôle de contrôle sur les manuels proposés par les auteurs et les maisons d'édition. Elle instaure un système assez décentralisé pour l’époque1, à son grand regret d'ailleurs, par l'élaboration de listes départementales auxquelles chaque maître est tenu de conformer son choix.
Les listes départementales
3Depuis la révolution, le contrôle de l'introduction des ouvrages dans les classes avait suscité de nombreuses discussions, qui donnèrent lieu à l'adoption de procédures diverses. Une loi avait déjà été votée le 19 mars 1873, suivie d'un arrêté2 qui, relatif à la commission d’examen des livres classiques, les répartissait en trois sections :
- Lettres,
- Sciences,
- Sciences morales, pour les livres d'instruction civique et de morale, de droit, d'histoire et de géographie, de pédagogie.
4Les listes départementales ne furent pas publiées chaque année, sans doute pour des raisons d'économie de papier, mais aussi de stabilité des programmes ; certains départements, comme la Saône-et-Loire, se contentaient de renvoyer à la dernière liste publiée ou d'indiquer les titres à ajouter.
5Fidèle à son engagement, Jules Ferry ne reste pas neutre politiquement. Son discours de clôture du congrès des écoles normales, à l'amphithéâtre Gerson, est clair : le manuel d'instruction civique "contient tout ce qui, de politique, doit entrer à l'école, et qui doit ne point inspirer la haine des institutions actuelles" ; l'Etat ne peut donc rester indifférent quant au "degré de précision et d'exactitude des notions qui embrassent la description même du mécanisme politique3". Il désire pouvoir examiner d'un point de vue politique les listes départementales, envoyées sous bref délai à son ministère, afin de leur conférer ensuite droit de cité.
6La loi du 27 février 1880, dans son article 4, règle la question presque définitivement. Elle est modifiée par le décret du 1er juillet 1913, en pleine crise des manuels, et précise sans détour l'esprit dans lequel faire le choix : "Ce que vous devez proscrire par respect de l'enfance (…) outre les livres contraires à la morale, à la constitution et aux lois (texte de la loi du 27-02-1880), ce sont les ouvrages de polémique violente ou agressive, ceux qui provoquent ou entretiennent des haines entre les citoyens, ceux qui tendent à ébranler ou à compromettre le culte de la Patrie. L'Ecole Publique, qui s'ouvre à tous les enfants sans distinction d'origine, de religion ou de parti, doit être, dans l'intérêt de tous et dans les voeux de chacun de nous, un asile de concorde et de paix, au seuil de laquelle se taisent les querelles qui nous divisent4".
7L'arrêté organique du 18 janvier 1887, reprenant celui du 16 juin 1880, précise les modalités de ce choix pour l'enseignement primaire. Réunis en conférences cantonales, instituteurs et institutrices titulaires transmettent des listes à l'inspecteur d'académie, qui les révise pour en adopter finalement une, commune au département. Soumise à l'approbation du recteur, elle est ensuite envoyée au ministre. Une commission nationale vérifie plus particulièrement les livres d'histoire, d’économie politique et de philosophie, avec une sévérité décroissante selon le niveau plus élémentaire auquel ils sont destinés. L’Ecole primaire est donc l’objet d'une surveillance scrupuleuse.
La fourniture du manuel
8Si la présence du manuel est réglementée, aucun texte n'oblige chaque élève à en posséder une série ; tout au plus le maître peut-il exercer son influence pour le livre de lecture5. L'enseignement est gratuit mais les fournitures scolaires et les manuels demeurent à la charge des parents. Une grande inégalité règne donc entre les enfants, d’une école à l’autre. Certaines municipalités, sensibles au problème de l'instruction, consacrent des crédits à l'achat de livres, prêtés ou loués aux familles. Leur réemploi, dans ces conditions, est systématique et il n'est pas rare que père et fils apprennent à l'aide du même manuel. La stabilité des programmes facilite cette transmission.
9Si l'Etat donnait une direction générale quant à l'esprit des livres admis à l'école primaire, les instituteurs restent maîtres de leur choix, aidés en cela par l’autorisation qu'ils avaient de "vendre directement à leurs élèves les fournitures scolaires nécessaires à leurs études6", ce qui ne va pas sans poser problème, comme en témoigne cette lettre d'un père d'élève au Préfet :
"Monsieur le Préfet,
Nous sommes tracassés chaque jour par les maîtres et les maîtresses d'écoles avec des changements de livres ; d'abord ça coûte et ça mécontente et puis ça déroute nos enfants. Je pense que ça tient au profit que les maîtres font en vendant les livres et les papiers et tout le reste. Avec tout ça un envoyé bonapartiste, qui nous fait endiabler en disant aux familles, voyez-vous mes amis, si un maître d'école avait fait ça sous l'Empereur, je l'aurais fait partir dans les 24 heures. Avec ça il monte le coup pour les élections, tous les moyens sont bons dans ces occasions-là. Nous avons des marchands dans nos villages pour nous vendre ce qui fait besoin à nos enfants, que les maîtres d'école fassent leur classe seulement, ils ne seront pas tant tentés de nous vendre des livres et de les faire changer. Alors pas de causes de mécontentement, de ce côté, c'est bien assez du bas prix des bestiaux et autres causes…7"
10Le Conseil d'Etat, saisi de nombreuses plaintes, doit statuer sur les pouvoirs des instituteurs et, parfois, des maires. Les habitants de Lannes, en Haute-Marne8, se plaignent de ce que l'instituteur aurait, contrairement à la loi du 28 mars 1882, prononcé l'exclusion permanente de leurs enfants (il les portait absents) à cause du refus des parents de les munir du manuel de Compayré ; ils reprochent aussi au maire de s’être associé à cette mesure. Le Conseil tranche : l'école est obligatoire, pas le livre ; le maître avait engagé sa responsabilité dans un grave détournement de pouvoir et le maire n'avait pas droit de citation directe devant la commission scolaire ; instituteur et maire étaient sortis de leurs attributions légales. Un décret du 29 janvier 1890 vint ensuite imposer l'usage du livre dans l'enseignement. Sans aucun doute, une telle disparité avait été constatée qu'il fallut prendre une mesure ; il définit le nombre et la nature des manuels à chaque niveau de l'école élémentaire. Mais nous ne trouvons mention d'un livre obligatoire d'instruction morale et civique qu'à partir du cours supérieur (11-12 ans).
11Un article du Temps du 5 septembre 1894 indique la dépense moyenne des parents pour un enfant scolarisé ; il l'évalue à treize francs, soit environ huit francs de livres scolaires et cinq francs de fournitures diverses. Si la gratuité absolue est en vigueur à Paris, d'autre régions étaient moins favorisées.
12Un sous-préfet attentif au problème lance un appel aux instituteurs et aux pères de famille pour qu'ils lui envoient les livres dont ils ne se servent plus. Après l'élimination des plus anciens et le raccommodage des autres, 450 manuels (sur 1 000 envoyés) sont répartis dans 32 écoles de son arrondissement9.
Les livres de prix
13L’habitude prise par un nombre croissant de communes de procéder à une remise des prix aux élèves les plus méritants ne va pas sans poser certains problèmes à l'Etat, soucieux de répandre ses valeurs républicaines et laïques. Par une circulaire du 13 janvier 1880, Jules Ferry, devant l'incapacité de faire examiner par une commission tous les titres disponibles sur le marché, renonce à rédiger un catalogue. Toutefois, dans un domaine qui intéresse la bonne orientation idéologique de l'enseignement national, il demande que les commissions des bibliothèques scolaires et populaires, reconstituées par son arrêté du 10 janvier, créent une section spéciale, particulièrement chargée de l'acquisition des livres de prix, et lui fassent part des meilleurs ouvrages, en vue d'une publicité ministérielle à effectuer sous forme d'encouragement ou de recommandation. Ainsi, la ville de Paris, très soucieuse d'unité, mais aussi très vigilante quant à l'esprit de ses écoles, publie néanmoins chaque année une liste des ouvrages adoptés pour les distributions de prix10. Or, dans la série F. : Economie politique, législation usuelle et connaissances utiles, nous relevons les livres d'instruction civique de MM. Paul Bert, Block, Mezières, Montillot, Jules Simon, Ch. Schuwer, Thomas et Guérin, ainsi que ceux de MM. Clamageran, de Lamarche, Petit, Vauchez, aux titres plus discrets mais non moins évocateurs d'instruction civique dans leur contenu.
14Mais, ce contrôle et cette promotion d'ouvrages de remises de prix impliquant une absence totale de neutralité politique, cela entraîne des réactions, comme en témoigne ce texte relevé dans un numéro de la Semaine Religieuse du diocèse d’Autun de 1883, à la rubrique "variétés" :
Le livre de prix pour les écoles primaires de la Nièvre, Saint-Honoré-les-Bains, le 24 juillet 1883
"Monsieur le rédacteur,
Connaissez-vous M. Mancel, ou plutôt le citoyen J.A. Mancel ? Sans doute sa personne vous est inconnue. Ce n'est pourtant pas sa faute, car il fait tout pour que son nom vole de bouche en bouche, pour qu'on le proclame le plus infatigable navigateur de la loi du 28 mars…
J’ai sous les yeux un livre de prix élégamment cartonné, mis sur tranches, distribué à profusion dans les écoles du département de la Nièvre. Au verso de la couverture est collée une feuille imprimée que je copie textuellement, et dont je vous envoie le fac-similé :
"REPUBLIQUE FRANÇAISE, Fructidor de l'an 90 (Août-Septembre 1882, vieux style)"
PRIX :
Instruction civique - Histoire de la Révolution française - Notions élémentaires de droit, d’hygiène et d'économie".
Notes de bas de page
1 Le travail était impossible au niveau national, vu l'importance du nombre de livres.
2 Arrêté du 22 juillet 1873 in B.I.P. de Saône-et-Loire, no 3, 1873, p. 35.
3 Le Temps, 2 avril 1883.
4 B.I.P. de Saône-et-Loire, no 386, août-septembre 1913, pp. 188-193.
5 D'où l'intérêt des livres tels que Le Tour de la France par deux enfants, ou Les Enfants de Marcel, véritable encyclopédie du savoir qui couvrait, à partir de la lecture, des domaines aussi variés que l'agriculture, les sciences, l'histoire, l'instruction civique, la morale, la géographie.
6 Histoire de l'édition française, T. IV, Paris 1986, p. 289.
7 Lettre d'un père d'élève à Monsieur Vimont, Préfet du Cantal, Décembre 1880, A.D. du Cantal - Série T : Enseignement, affaires culturelles, sports, (1800-1940).
8 Article du journal le Temps, 7 août 1884.
9 Le Temps, 5 septembre 1894.
10 ANF 17-11655.
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