Chapitre IV. L'adoption de la loi et son écho
p. 53-65
Texte intégral
1Les thèmes de la campagne électorale correspondent à ceux du débat parlementaire : s'agissant plus précisément de l'Instruction civique, ses partisans entendent en défendre la spécificité par rapport à la morale, l'histoire et l'exercice du droit de vote. Elle a pour fonction d'éclairer le citoyen sur la Constitution comme sur l'ensemble des institutions et de célébrer les principes fondateurs du régime et la nouvelle organisation des pouvoirs publics. Les adversaires du projet redoutent que, très fâcheusement substituée à l’enseignement religieux, cette discipline nouvelle soit le moyen de valoriser, voire d'exalter, la République en dépassant l'information pour tenter, grâce à la mobilisation politique des instituteurs, d'imposer au nom du civisme des convictions contestables. Ces thèmes allaient-ils marquer les élections de 1881 ?
I. LES ELECTIONS LEGISLATIVES DES 21 ET 29 AOUT 1881
2En fait, elles se déroulent dans l'indifférence, et les abstentions sont nombreuses : 30 % contre 18,7 en 1877. Cependant, dès le premier tour, les Républicains sont les grands vainqueurs : sur 549 sièges, ils en obtiennent 399 ; 65 sièges sont en ballotage. Le deuxième tour amplifie leur succès. Avec 83 % des sièges pour 73 % des voix, ils triomphent facilement. La Droite s'effondrait.
3Jules Ferry, président du Conseil et ministre de l’Instruction publique depuis le 25 septembre 1881, va conduire l'action du gouvernement jusqu'au 14 novembre 1881, date à laquelle Paul Bert devient ministre de l'Instruction publique. Avec lui, la loi sur l'instruction obligatoire finira-t-elle par être votée ?
4Encore faut-il compter avec les élections sénatoriales du 8 janvier 1882, car la série où les républicains avaient eu le meilleur succès en 1876 est à renouveler. En outre, de nombreuses prises de positions sur l'existence même du Sénat divisent les rangs républicains ; la Gauche radicale de Gambetta mène campagne pour sa suppression. En fait, le 8 janvier, 66 Républicains sont élus, contre 13 Monarchistes. Cette confortable majorité républicaine va-t-elle permettre l'adoption de la loi ? On peut le penser car, dans le nouveau gouvernement, formé en janvier 1882 par le sénateur de Freycinet, qui succède alors à Gambetta, Jules Ferry reprend le ministère de l’Instruction Publique.
II. AU SENAT : LE VOTE DE LA LOI
5Hippolyte Ribière prend la parole le 11 mars 1882, comme rapporteur de la Commission. Estimant que le débat s'éternisait un peu trop, il demande de prononcer l'urgence, qui est votée, et la discussion générale commence. Mais, après une brève intervention de Jules Ferry, les sénateurs, peu désireux de la poursuivre, passent à l'examen des articles. Quoique son amendement ait été supprimé par les députés, Jules Simon le dépose à nouveau, ainsi rédigé :
"Art. 1er - Les maîtres enseigneront à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la patrie. L’enseignement primaire comprendra… etc".
6Il tient à faire connaître ses motifs, mais aussi l'esprit dans lequel il avait proposé son texte : on supprime la base religieuse de l'enseignement primaire ; le retrait des mots "et religieux" dans la formule "enseignement moral et religieux est dangereux, car il implique "l'intervention d’une religion positive". De petits traités d'enseignement civique commençaient à paraître depuis qu'on essayait de l'introduire dans la loi. Or, il les juge mauvais et fort embarrassants, car rédigés sous forme catéchistique, par demandes et réponses. En outre, l'instruction civique se ferait aux dépens du reste et prendrait trop de temps. On enseignerait beaucoup de notions compliquées, "la loi n'ayant pas fait de distinction - même aux petites filles1". Il soumet aussi à ses collègues l'extrait d'un livre qui parlait du Sénat : l'équivoque pesait lourdement sur son rôle et son utilité2. L'attaque devint alors plus violente : "on fait donc de pareils petits livres, et, après qu'ils ont été faits, on en achète de grandes quantités sur le fonds du budget, et on les distribue dans les écoles, de manière que la révision recrute des partisans de huit à dix ans (hilarité), ce qui, si nous subsistons longtemps, pourra créer des difficultés à nos successeurs (nouvelle et plus vive hilarité à droite)". L'orateur s’adresse ensuite aux républicains ultras pour leur rappeler que, si la Révolution de 1789 avait implanté à jamais la liberté en France et dans le monde, elle s'était placée "sous l'invocation de Dieu". Comment donner du courage au soldat sur le champ de bataille autrement que par cette formule : "En avant pour Dieu et pour la patrie3 ?".
7Jules Ferry prie l'Assemblée de ne pas s'associer à Jules Simon dans une démarche dangereuse et offensante pour la dignité du pays. Il est important politiquement, pour le parti républicain majoritaire au Sénat, de voter contre un amendement qui vise à maintenir Dieu dans une loi sur l'enseignement primaire. Les périls évoqués ne justifient pas son inscription dans la loi. Bien au contraire, elle risque d'en faire naître d’autres. Quant au livre cité, Jules Ferry approuve son adversaire. Ceux qui persisteraient à brandir entre les deux Chambres un "étendard de discorde (…) seraient bien coupables envers la patrie, envers la République, envers la Constitution4". Cette fois-ci, Jules Ferry l'emporte et l'amendement Jules Simon est repoussé par 167 voix contre 123.
Discussion autour du manuel
8De Broglie, le 13 mars, remarque que le point important du débat est bien la morale et l'instruction civique. Il avait déjà exprimé sa crainte pendant le débat de 1881 ; la seconde serait source de discorde dans la famille et dans la nation : c’était un enseignement de parti : la parole du ministre ne suffit pas ; la preuve ? La récente publication du livre de Paul Bert. Il faut une garantie légale pour éviter les débordements dans le programme de cet enseignement. La qualité scientifique de l'auteur du manuel incriminé, rapporteur du projet à la Chambre des députés, précédent ministre de l'Instruction publique, peut-elle garantir les intentions de neutralité de Paul Bert et de son ami Jules Ferry, sous prétexte que le livre n’impose pas son commentaire, mais le propose seulement ? Non ! le manuel est polémique, malgré certaines figures de style. Si "le Sénat était doucement attaqué, et sourdement miné par un passage en apparence inoffensif', par ailleurs l'inamovibilité de certains sénateurs est directement mise en cause : "On ne devrait pas avoir de législateurs élus pour la vie entière, attendu que les hommes changent en vieillissant". La conception du livre n'est pas seulement un descriptif des institutions et de leur fonctionnement.
9Finalement, de Broglie trouve légitime que l'instruction civique serve le régime et que l'instituteur termine ses leçons en invitant ses élèves à crier "Vive la République ! "Mais, alors, aurait-on admis qu'ils crient, quelques années auparavant, "Vive l'Empereur !" ?… S'il est donc établi maintenant qu'un esprit de parti entre nécessairement dans l'instruction civique, le duc émet le voeu qu'il ne dépasse pas une certaine mesure. Ainsi, il n'admet pas le dernier chapitre d'un livre qui présente la Révolution de 1789 d'une manière aussi systématiquement partisane : à lire les pages de Paul Bert, avant 1789, "il n'y avait plus que deux classes en France, des nobles fainéants et corrompus, qui n'avaient même pas le courage du champ de bataille (…) et des paysans à demi sauvages, qui mangeaient de l’herbe quand ils ne se mangeaient pas les uns les autres5". Ce chapitre intitulé "Les bienfaits de la Révolution" est bourré d'erreurs et de mensonges. Dire que l'idée de patrie n'existait pas ! Quelle horreur ! Où étaient alors les motivations qui avaient inspiré de dévouement de Jeanne d'Arc ou les conceptions politiques d'Henri IV et de Richelieu ? De Broglie, manifestement exaspéré, rend Jules Ferry responsable non seulement d'un abus possible mais surtout de l'usage, maintenant certain et démontré, de la loi proposée.
10Malgré l'invitation du duc, le ministre refuse de répondre. Le baron de Ravignan insiste pour qu'il fasse part de ses intentions concernant l'usage de manuel de Paul Bert dans les écoles primaires. Mais seul Buffet parvient à le tirer de son mutisme obstiné et embarrassé. De nouveau, donc, il expose la position gouvernementale : l'institution civique est "un ensemble de notions descriptives de nos institutions". Quant à la question du manuel, il ne peut pas "y avoir de manuel officiel de l'enseignement civique entre les mains de l'instituteur6". Il n'existe qu'un programme à respecter ; le livre reste au libre choix du maître7.
Adoption du texte
11Le paragraphe 1er est adopté le 13 mars 1882 par 181 voix contre 94, et l'ensemble de l'article, par 177 voix contre 89, dans la rédaction suivante :
12"Article 1er-
13L'enseignement primaire comprend :
L'instruction sociale et civique,
La lecture et l’écriture,
La langue et les éléments de la littérature française,
La géographie, particulièrement celle de la France,
L'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours,
Quelques notions usuelles de droit et d'économie politique,
Les éléments de sciences naturelles physiques et mathématiques : leurs applications à l'agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers,
Les éléments du dessin, du modelage et de la musique,
La gymnastique,
Pour les garçons, les exercices militaires,
Pour les filles, les travaux à l'aiguille.
L'article 23 de la loi du 15 mars 1850 est abrogé".
14Le 23 mars 1882 la loi entière sur l'obligation de l'instruction primaire et la laïcisation, par prétérition, du programme est votée au Sénat et adoptée par 171 voix contre 105. Elle est promulguée le 28 mars 1882.
III. LES PROGRAMMES
15Quant aux programmes, fixés ultérieurement par l'arrêté du 27 juillet 1882, ils n'appellent pas de commentaires très poussés, vu que l'étude des débats permet aisément d'en prévoir les rubriques. On notera seulement que :
- l'accent est mis sur le vocabulaire, l’explication des mots qui correspondent au registre civique et des notions principales qu'il comporte ;
- deux catégories de notions dominent, qu'il faut distinguer : celles qui identifient les droits et les devoirs du citoyen en tant que tel (vote, service militaire, impôt, etc…) et celles qui désignent les institutions (conseil municipal, préfet, etc…) ;
- le cours supérieur comporte une étude plus approfondie des mêmes Thèmes, auxquels s'ajoute une initiation au "droit pratique" (propriété, successions, etc…) et à l'économie politique (le capital, l'épargne etc…) ;
- une extrême prudence est observée pour prévenir tout ce qui pourrait justifier le soupçon d'une entreprise d'endoctrinement politique : si l'on peut, au cours élémentaire, éveiller une "idée nationale", cet objectif disparaît lors des cours ultérieurs. Le mot même de République ne figure pas, sauf au cours supérieur à propos du président
IV. VERS UNE DEFINITION DE L'INSTRUCTION CIVIQUE
16Quelle pouvait être la signification exacte assignée par le législateur à la notion d’instruction civique ? Au cours de la discussion, une incertitude terminologique s'était constamment manifestée. Plusieurs expressions apparemment voisines avaient été employées : morale - morale civique - instruction civique - éducation civique, sans que le sens de chacune ait été précisé et formalisé, de sorte qu'il en résultait ambiguïtés, confusions et chevauchements.
17Aussi bien, certains textes ultérieurs allaient prolonger ces équivoques. C'est tout spécialement le cas du "Dictionnaire de pédagogie" de Ferdinand Buisson. Jean Vial8 note les ambiguïtés de l'article "civique" : "Le nom d'instruction civique désigne l'ensemble des moyens par lesquels on s'efforce de préparer dans l'enfant le futur citoyen. Ces moyens peuvent se rapporter, comme tout ce qui se fait dans l'école, soit à l'enseignement (acquisition des connaissances) soit à l'éducation (formation du caractère, des habitudes et des sentiments)9". Il ne s'agit donc pas d'une matière, circonscrite dans un champ conceptuel défini, mais plutôt d'une stratégie visant, à travers l'apport de connaissances, à une éducation débouchant sur une conduite personnelle et une "morale civique", partie intégrante de l'enseignement populaire justifié par le suffrage universel, participation des citoyens aux affaires publiques, fruit des institutions républicaines.
18Le terme d'enseignement, englobant instruction et éducation, indique bien le double but assigné par le ministère, aux yeux de Buisson, à cette nouvelle discipline :
- d’une part, "faire connaître le pays" par "l’étude succincte des institutions qui nous régissent, précédée des notions nécessaires sur l'organisation de la société en général" ;
- d'autre part, "faire aimer la patrie" en éveillant et développant chez l'enfant le sentiment "de la reconnaissance, de l'attachement, du dévouement à la patrie".
19Ces équivoques amènent Ferdinand Brunetière (1849-1906) à s'inquiéter. Il constate d’abord que les deux termes ont été longtemps synonymes et employés l'un pour l'autre. L'éducation s'entendait alors plutôt du gouvernement ou de la direction des moeurs : l'instruction, de la culture, et du développement de l’esprit ; mais il note que Condorcet avait posé pour principe, dans ses Mémoires sur l'instruction publique que "l'éducation publique doit se borner à l'instruction". L'éducation, à ses yeux, était une "contrainte individuelle en vue d'un gain social". Au contraire, l'instruction était "la culture intensive du Moi… Nos programmes d'instruction ne visent qu'à rendre chacun le plus fort ou le plus habile au jeu de la concurrence vitale. C'est exactement le contraire de ce que proposait l'éducation". Pour lui, l'éducation tendait au progrès pacifique de l'institution sociale, et l'instruction au progrès de l'individu. L'instruction procurait alors "les moyens de s'élever jusqu'à un certain degré de l'échelle sociale10".
20Quoi qu'il en soit, il nous semble licite d'estimer que, selon l'esprit de la loi :
- éducation civique et instruction civique se distinguent de la morale en ce sens que les deux premiers concernent le rapport du citoyen aux institutions publiques, alors que la deuxième a trait aux valeurs qui doivent présider à la vie personnelle et aux relations avec autrui ;
- l'instruction civique porte sur la connaissance des institutions, en vue de permettre aux citoyens d'y tenir leur rôle et s'y adresser à bon escient ;
- l’éducation civique vise à faire aimer ces mêmes institutions et, plus précisément, à faire adhérer aux institutions républicaines.
21Ainsi, l'émergence de l'instruction civique est surtout liée à la volonté de formation du citoyen, entendu comme source et acteur du pouvoir politique. Elle tient au désir de donner à l'enfant toutes les connaissances nécessaires à la tenue de son rôle dans la cité. Elle initie aux valeurs de citoyenneté le futur citoyen de la République, tandis que l'éducation morale laïque aide à dépasser les options politiques et religieuses particulières car, quels que soient les régimes, chacun doit se conformer à la morale de base propre à chacun d'eux.
22Dans sa préface au livre de P. Ognier11 D. Hameline cite également un texte12 dans lequel Brunetière critique à nouveau le caractère "doctrinaire" des manuels d'instruction morale et civique. Il redoute que, en en étant chargés, les instituteurs soient transformés en agents conscripteurs de l’adhésion à une nouvelle doctrine, dont la "pédagogie" prétendrait assurer la légitimation. Ainsi, estime-t-il, il serait porté tort à la liberté des opinions au nom d’une orthodoxie arbitraire.
23En résumé la notion d’instruction civique demeure complexe. Elle vise à la fois, la connaissance des institutions et l'adoption de l'attitude du bon citoyen à leur égard. Elle comporte donc un aspect d'information sur les nouvelles institutions pour une société de type démocratique à bâtir. Mais, au delà du "faire-connaître”, se décèle la volonté de "faire-aimer", dans l'espoir d'une adhésion affective, pleine et entière, au régime républicain. On le voit, ces ambiguïtés trahissent des enjeux complexes. Plus qu’un problème d'ordre simplement terminologique, la dualité de dénomination manifeste une dualité d'intention, voire le secret dessein de mobiliser le premier objectif - l'instruction - au service et au bénéfice du second - l'éducation.
V. REACTIONS IMMEDIATES
24De fait, en réfractant des différences et même des divergences quant à la conception et aux objectifs de l'instruction civique, l'ambiguïté des termes induit et nourrit des polémiques aussitôt après l'adoption de la loi et son entrée en vigueur.
25Le paragraphe premier de la loi suscite d'emblée de vives protestations de la droite et du clergé. La presse conservatrice retrace toutes les péripéties oratoires des assemblées et, chaque fois que l'occasion lui en est donnée par l'actualité, démontre les effets pervers d'un enseignement civique dispensé également à tous les citoyens. Les évêques interviennent par des lettres aux curés ou des mandements de Carême. Un dialogue s'engage entre Léon XIII et Jules Ferry par l'intermédiaire du nonce, Mgr Di Rende, et de l’ambassadeur, L. de Behaine.
La droite et la presse
Manifeste des 56
26Cinquante-six députés de la droite intransigeante signent le Manifeste du 31 mars 188213, rédigé par Mgr Freppel pour protester contre une loi qui bannit l’éducation religieuse de l'Ecole. Ils s'engagent à apporter aide et soutien aux parents dont les enfants recevraient un enseignement qui pourrait blesser leur foi. Ils considèrent la loi "comme un malheur pour la France" et se réservent le droit de l'abroger en temps utile14".
La presse
27La loi en général, mais surtout son article premier, est habilement utilisée par les journaux conservateurs15. C'est ainsi que l'actualité fournit matière à démontrer les effets néfastes d’une instruction civique censée former des citoyens éclairés et responsables. Au début de l’année 1882, d'importants mouvements de grève éclatent chez les mineurs du Gard. Le ministre de l'Intérieur16, René Goblet, fait appel à l'armée pour "mater" cette "rébellion" ; il met toute sa confiance en elle : "Il n'y a rien à craindre, avec l'armée actuelle ; elle n’est pas composée de soldats, mais de citoyens concourant au bien public, en assurant le maintien de l'ordre17". Malheureusement pour lui, celle-ci refuse de charger les viticulteurs révoltés18, et l'opposition parlementaire ne manque pas de rappeler au bon souvenir du ministre leur manifestation, et l'épisode "des baïonnettes intelligentes" : "Des citoyens, donc des gens qui raisonnent, suivent la politique et ses phases diverses, prêts à obéir si le Gouvernement leur plaît, à désobéir s'il leur déplaît. En un mot, une armée de Labordères19".
L'Eglise
28Durant toutes ces années de débats, l'Eglise est la cible principale des Républicains. Le 4 mai 1877, Gambetta avait brutalement désigné l'ennemi à abattre. S'adressant à ses collègues, il déclarait : "Vous sentez donc, vous avouez donc, qu'il y a quelque chose qui, à l'égal de l'Ancien Régime, répugne à ce pays, répugne aux paysans de France (…) C'est la domination du cléricalisme (…) Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu'en disait un jour mon ami Peyrat : le cléricalisme ? Voilà l'ennemi20". La lutte contre le cléricalisme est un facteur d'union et de force pour les Républicains.
29Après le vote des lois Ferry, le clergé et les catholiques français se demandent quelle attitude adopter : s’incliner devant la loi ou la rejeter ? Mais, en France, il n'y a pas, comme en Belgique, de parti catholique, car les fidèles se divisent en plusieurs groupes : d'une part, les monarchistes légitimistes intransigeants ; d'autre part, les orléanistes et le centre droit conservateur, plus disposés au dialogue et à la transaction. De plus, Jules Ferry a comme interlocuteur le Pape Léon XIII21. Celui-ci, très diplomate et politique, freine les ardeurs et les excès des plus chauds défenseurs de l'Eglise. Toutefois, ce ne fut qu'en 1892 qu'il recommanda aux catholiques le ralliement et la loyauté envers le régime républicain ; mais l’Eglise avait trop vécu repliée sur elle-même au XIXème siècle ; les catholiques sont divisés et l'épiscopat a du mal à assurer l'encadrement de ses écoles par des maîtres catholiques.
30Cependant, les quatre-vingt-huit mandements épiscopaux du Carême de 1882 condamnent la future loi et recommandent aux parents de mettre leurs enfants à l'Ecole catholique libre. Mais tous n'adoptent pas le même ton ; c'est ainsi que la "Lettre à Messieurs les Curés du diocèse relativement aux catéchismes et à la confession des enfants qui fréquentent les écoles publiques", adressée à tous les curés du diocèse d'Autun, Chalon et Mâcon22, était un modèle de sagesse et de prudence. Elle rappelle que la loi n'était pas encore votée et que, par conséquent, celle de 1850 reste valide ; le catéchisme fait partie du programme scolaire à l'école. Ensuite, elle invite les prêtres à expliquer avec le plus de clarté possible la situation, sans que cela ressemble "à une attaque, soit contre le système d'enseignement auquel nous avons à porter remède, soit contre les fonctionnaires chargés de donner ou d'administrer cet enseignement II s'agit surtout… d'aider et d'encourager les parents à ne négliger aucun des droits que la loi leur confère, et à s'acquitter le mieux possible des graves obligations qui leur sont imposées à l'égard de leurs enfants23". L'Evêque invite donc à la modération et au respect de l’instituteur public, représentant de l'Etat. Le travail du curé se ferait auprès des fidèles et lors des prêches dominicaux. D'autres, comme le cardinal Guibert, adressent une lettre à tous les instituteurs et institutrices de leur diocèse, pour les inciter à la sagesse et à la raison. Quant aux Cercles catholiques, fondés en 1872 par Albert de Mun, ils se prononcent pour la résistance et l'abrogation de la loi. Mais la scission des fidèles entre intransigeants et conciliants ne profite qu'à leurs adversaires.
31Un autre problème surgit : va-t-on autoriser la diffusion du livre de Paul Bert ? Des personnalités comme Albert de Mun, le 9 juillet 1882, à Bordeaux, appellent à la désobéissance et s'élèvent contre ce manuel. Des conflits éclatent entre le curé et l'instituteur, comme à Beaumont-les-Autels, petite commune d'Eure-et-Loir, où, encouragés par le curé, plusieurs élèves refusent d'écrire les dictées proposées par le Journal des instituteurs, ou de lire des passages du manuel. Dix sont exclus, et l'affaire portée au Sénat le 10 juin 1882. Mais les autorités pontificales demeurent conciliantes et Jules Ferry aussi, malgré ses déclarations publiques. La circulaire du 13 juin 1882 restreignait le rôle des commissions scolaires (ni contrôle, ni droit d'inspection) et, peu à peu, le prêtre ne fut plus invité à y siéger. Les inspecteurs d'académie reçoivent instruction de faire appliquer fermement la nouvelle loi. Cependant, le 27 juillet 1882, Jules Ferry signe l'arrêté sur l'organisation pédagogique et le programme des écoles primaires24 : or, en annexe de la partie sur l’enseignement moral, figurent les devoirs envers Dieu.
32Tout semble rentrer dans l’ordre après ce geste d'apaisement, lorsque survient ce qui s'appellera plus tard "la crise des manuels". En effet, la Congrégation de l’Index publie, le 8 janvier 1883, un décret daté du 15 décembre 1882 : quatre manuels d'instruction morale et civique à l'usage des écoles primaires sont condamnés :
- L'instruction civique à l'école, par Paul Bert, Paris, 1882.
- Eléments d'instruction morale et civique, par Gabriel Compayré, Paris.
- Instruction morale et civique des jeunes filles, par Madame Henry Gréville, Paris, 1882.
- Instruction morale et civique - l'Homme, le Citoyen, par Jules Steeg, député de la Gironde, Paris, 1882.
33Une soixantaine d'évêques répercutent cette décision dans leurs mandements de Carême, et leurs lettres aux curés. Mais le gouvernement adopte une attitude de fermeté et, sur proposition du Directeur des cultes, Emile Flourens25, riposte en déférant en justice, selon la procédure d'appel comme d'abus26, cinq mandements épiscopaux, ceux de Mgr Romadié (Albi), Mgr Isoard (Annecy), Mgr Cotton (Valence), Mgr Bouange (Langres), Mgr Bonnet (Viviers). Ensuite, plusieurs ecclésiastiques de moindre rang (curés) voient leur traitement suspendu.
34Conscients de l'importance de la crise, Léon XIII, par l'intermédiaire du nonce à Paris, et Jules Ferry, par l'intermédiaire de l'ambassadeur de France au Vatican, cherchent à dénouer la situation. Chacun convient qu'il a un peu dépassé la mesure ; Léon XIII reconnaît que quelques évêques avaient exagéré et Jules Ferry que les ouvrages n’étaient pas parfaits. Il propose trois solutions : leur suppression, leur correction ou, mieux, la rédaction d'un manuel civique sous les auspices du gouvernement, dans un esprit de véritable neutralité. Devant le Sénat, il avait bien manifesté son estime pour celui de Compayré, mais après celui de Paul Bert ! Martin Feuillée, Garde des Sceaux, préférait celui de Mme Henry Gréville. Mais le temps eut raison de l'affaire ; des deux côtés la paix était recherchée et l’automne 1883 vit un apaisement progressif. Les suspensions de traitement qui avaient frappé certains ecclésiastiques sont progressivement levées. Le Pape n'avait jamais souhaité cette crise et ce sont certainement des évêques français qui avaient envoyé les quatre manuels à la congrégation de l'Index.
35Le 17 novembre 1883, dans l’annexe de sa Lettre à Monsieur l'Instituteur, Jules Ferry inscrit néanmoins les quatre manuels incriminés sur la liste des livres approuvés par le ministère, quoique le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger depuis 1867, ait proposé la correction du manuel de Compayré et la suppression pure et simple des trois autres. Le secrétaire de la Congrégation de l'Index s'y étant fermement opposé, la situation était restée en l'état. "L'Archevêque de Bénévent (Mgr Di Rende, nonce à Paris), ne put que faire part de sa déception au cardinal Jacobini. Le 25 novembre 1883, il rendit compte de la circulaire du 17 novembre 1883. Pour satisfaire les chrétiens, on dit que les manuels ne sont pas nécessaires et, pour contenter les libres penseurs, on approuve officiellement les livres en question27". Les maîtres allaient-ils, cependant, remplir leur mission : faire de bons écoliers, de bons soldats, de bons électeurs, de bons ouvriers, de bons paysans ? Nous ne le savons pas encore à cette date-là. Mais ils en ont aussitôt les moyens, puisqu'on leur fournit, comme aux écoliers, des manuels d'instruction civique, que nous allons maintenant étudier.
Notes de bas de page
1 J.O. du 12.III. 1881, pp. 170-171, intervention de Jules Simon, le 11.III.1881.
2 A cette époque, l’utilité du Sénat était très contestée, ainsi que l'inamovibilité de certains sénateurs.
3 J.O. du 12.III.1881, pp. 172-174, intervention de Jules Simon, le 11.III.1881.
4 J.O. du 12.III.1882, p. 175, intervention de Jules Ferry, le 11.III.1882.
5 J.O. du 12.III.1882, p. 188, intervention de Broglie, le 13.III.1882 ; passage cité du livre de Paul Bert.
6 Le savant Paul Bert fait dans son manuel un grave contresens sur le mot "herbe", qui signifiait autrefois "légumes" ; cf. à Mâcon, la "Place aux herbes".
7 Nous verrons plus loin que la liberté du maître était toute relative puisqu'il y avait une liste officielle des manuels autorisés, établie par l'autorité académique au niveau départemental ; toujours est-il que, selon le sénateur Baragnon, si le manuel de Paul Bert devant entrer dans l'école, il fallait l'obligation scolaire décrite dans le projet de loi.
8 Vial (J.), Les Instituteurs. Douze siècles d’histoire, Paris, J. Pierre Delarge, 1980, 259 p.
9 Buisson (F.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1ère partie, tome I, Hachette, Paris, 1887, s.v. "civique", pp. 398-402.
10 Brunetière (F.) "Education et Instruction", Revue des deux mondes, 15 février 1895, pp. 914-934.
11 Hameline (D.), Préface, op.cit., pp. 13 et sq. in Ognier (P.), L'Ecole républicaine française et ses miroirs, Berne, Peter Lang, 1928,299 p.
12 Brunetière (F.), Education et instruction, Paris, Firmin Didot, 1895.
13 cf. annexe I.
14 cf. Manifeste, art 6.
15 Pour la démonstration, nous avons utilisé le Journal de Saône-et-Loire, mais le travail à partir de grands quotidiens nationaux de même tendance aurait abouti aux mêmes conclusions.
16 Cabinet de Freycinet.
17 Journal de Saône-et-Loire, no 30, du samedi 11 mars 1882.
18 Les viticulteurs du Gard s'étaient déjà révoltés avant les ouvriers mineurs. Les troupes dépêchées pour mater la révolte étaient trop proches des viticulteurs, aussi Goblet, fort de cette leçon, dépêcha-t-il des troupes venues d'une autre région ; ainsi put-il éviter un autre échec.
19 Journal de Saône-et-Loire, no 30 du samedi 11 mars 1882.
20 Les Débuts de la IIIème République, 1871-1898, Jean-Marie Mayeur, pp. 37-38.
21 Léon XIII régna de février 1878 à juillet 1903.
22 Il s'agit de Mgr Adolphe-Louis Perraud (Lyon 1828 - Autun 1906), évêque d'Autun depuis 1874, ancien professeur d'histoire ecclésiastique à la Sorbonne, Supérieur général de l'Oratoire en 1884 et futur cardinal (1893).
23 Lettre à Messieurs les curés du diocèse..., Adolphe-Louis Perraud, évêque d'Autun-Chalon-Mâcon, mandement no 77, mars 1882 (Carême).
24 J.O. du 2.VIII.1882.
25 Deuxième Cabinet Ferry, du 21 février 1883 au 31 mars 1885.
26 Procédure canonique, puis civile, de "recours contre des abus de pouvoir que commettent les autorités écclésiastiques en empiétant sur l'ordre temporel" (Dictionnaire Robert).
27 Chevalier (P.), La Séparation de l’Eglise et de l'Ecole - Jules Ferry et Léon XIII, p. 419.
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