Jules et Gym
p. 115-119
Texte intégral
1L’arrivée d’un gouvernement de gauche républicaine (J. Grévy - J. Ferry) va transformer la société française dans son ensemble et, plus particulièrement, le paysage éducatif. La nomination de J. Ferry au Ministère de l’Instruction publique, le 4/2/1879 sanctionne le véritable avènement de l’Ecole moderne. D’autant que, bénéficiant de la durée (il occupera ce poste pendant cinq années), il aura la possibilité d’expliquer les enjeux de sa politique scolaire. "Le temps de Jules Ferry" comme l’appelle J.-M. Mayeur1, correspond à la mise en place d’une politique de fierté nationale et à la résurrection des thèmes revanchards et patriotiques chers à Gambetta. Après dix ans de recueillement et de stupeur, surgit la thème mobilisateur : l’unité nationale, fondée sur la défense de la patrie et la reconquête des provinces perdues. Cette volonté d’union nationale, dont les enjeux sont autant culturels que politiques, a conduit les républicains de gauche à fonder tous leurs espoirs dans l’Ecole : si l’Ecole laïque a été établie par la République, la République a été perpétuée par l’Ecole laïque2.
2Le sentiment de la patrie est indissociable de celui de la nation. E. Weber a particulièrement bien analysé le rôle unificateur qu’a pu jouer la République pour établir, jusque dans les campagnes le sentiment d’appartenir à une communauté nationale. "La France de 1870... n’était unifiée ni moralement, ni matériellement, et sa cohésion était moins culturelle qu’administrative"3. L’idée de la nation était absente ou, quand elle existait, n’était qu’une abstraction. L’œuvre de la République sera de fournir à chaque Français une expérience vécue et signifiante de l’idée communautaire. C’est une décision politique qui accompagne des bouleversements profonds dans les mentalités et les habitudes de vie. De ce point de vue, l’enseignement de la gymnastique, au même titre que celui du français ou de l’histoire n’a-t-il pas contribué à l’acculturation et à l’intégration nationales des masses ?
3Dans ce processus il apparaît que le choix de la gymnastique est une décision parisienne. L’exemple de Lyon est de ce point de vue intéressant à étudier. Deuxième ville de France, Lyon reste à bien des égards une province attardée. Et que dire des zones rurales qui l’entourent ? La gymnastique est une pratique confidentielle. Sa diffusion par l’Ecole correspond à une véritable acculturation qui se produit en deux temps : le premier consiste à faire appliquer dans les grandes villes les décisions parisiennes. La volonté politique se décentralise d’autant plus aisément qu’elle est relayée par des municipalités acquises à l’idée républicaine. Le second temps consiste à démultiplier l’innovation des centres urbains vers les campagnes. Dans les deux cas, le législateur attend de ce procès de légitimation de la gymnastique scolaire qu’il contribue puissamment à la civilisation des masses. Cette imposition, culturelle avant que d’être pédagogique, repose sur une alphabétisation motrice qui redouble celle des esprits.
4Encore fallait-il créer les conditions d’une adhésion massive... Cette République, qui fut d’abord celle des paysans et des classes moyennes avant d’être celle des ouvriers4, a dû user d’arguments persuasifs pour faire comprendre la nécessité d’une instruction gratuite, obligatoire, laïque, du service militaire universel. Elle a défini les perspectives offertes par l’égalité contre les privilèges de la bourgeoisie et les espoirs d’une promotion sociale fondée sur le mérite de chacun. Les transformations économiques ont d’ailleurs largement favorisé la mise en œuvre de cette dynamique et Roger Thabault, dans sa remarquable étude sur le village de Mazières en Gâtine, a bien montré l’ampleur des bouleversements sociaux nés de la politique scolaire de Jules Ferry. De 1882 à 1914, l’Ecole est, à ses yeux, la cause principale de l’évolution économique, sociale et morale, en introduisant la croyance au progrès : les populations, après avoir attribué aux gouvernements "qui avaient précédé celui de la République toute la misère que la campagne surpeuplée de Gâtine, sans échanges et sans industrie, avait connue", avaient tendance à attribuer "au régime républicain tout le mérite des progrès constatés"5. Cette période est trop connue pour que nous insistions. Il est en revanche curieux de constater l’absence d’études systématiques sur l’œuvre de la République en matière d’enseignement de la gymnastique. Or, il apparaît aujourd’hui qu’elle fut tout aussi décisive : participant à l’émancipation des populations, elle a joué paradoxalement sur leur intégration sociale et culturelle. Apprendre à lire, à écrire, à compter, mais également réapprendre son corps et la manière de s’en servir, cela a participé à l’émergence d’une conscience communautaire par l’usage d’un "langage" national. On ne saurait assez insister sur l’importance de cette entreprise de conformation des mentalités qui a trouvé dans le corps et ses moyens d’expression un relais efficace à l’homogénéisation culturelle. Instrument d’action et de communication, la gymnastique a introduit à un usage légitime du corps et a concouru à d’édification d’une culture physique commune tout entière ordonnée aux principes républicains d’ordre, de patriotisme et de moralité. N’est-il pas symptomatique de constater que J. Ferry a inauguré son ministère par le vote de la loi du 27/1/1880 rendant "l’enseignement de la gymnastique obligatoire dans tous les établissements d’instruction publique de garçons dépendant de l’Etat, des départements, des communes"6 ? N’y a-t-il pas là une vision préméditée d’un projet qui devait le conduire à associer les sociétés de gymnastique, les municipalités, à l’œuvre de redressement patriotique7, à faire de l’instituteur un auxiliaire zélé des instructeurs militaires, et de l’Ecole elle-même l’antichambre de la caserne ? Cette décision, qui anticipe de quelques années le vote des lois proprement scolaires (obligation, gratuité, laïcité) ne peut se comprendre que si on la réinsère dans un projet éducatif global.
"L’Université reconnaît comme vous que le problème de l’éducation Nationale n’est pas suffisamment résolu dans un pays comme la France par la culture intellectuelle et morale ; la culture physique doit s’y ajouter. Voilà pourquoi la loi a rendu obligatoire l’enseignement de la gymnastique"8.
5Mais le plus spectaculaire, (ce qui rompt radicalement avec les hésitations et finalement l’échec des gouvernements précédents) c’est l’extraordinaire capacité de rassemblement du projet de J. Ferry. Le succès de sa politique scolaire en matière de gymnastique et d’instruction militaire n’a été rendu possible que parce qu’il a suscité l’adhésion de la population, des édiles locaux et des chefs politiques. Relayée puissamment par des Unions patriotiques dans chaque département, par la Ligue de l’Enseignement, par la Ligue des Patriotes, par les sociétés de gymnastique et par le ralliement d’hommes prestigieux comme Jean Macé, Paul Deroulede, Fernand Buisson, Paul Bert etc..., l’œuvre scolaire de promotion d’une gymnastique nationale et patriotique a débouché sur l’édification d’une culture physique originale. Cas rare, voire unique, où l’Ecole a joué un rôle moteur dans l’éclosion des pratiques sociales d’activités physiques où elle a participé directement à la diffusion d’un modèle (scolaire) de la culture physique, où elle a impulsé des initiatives locales, régionales et nationales, et favorisé l’avènement d’une identité culturelle se substituant lentement aux pratiques et aux consciences singulières. Le temps de Jules Ferry, c’est le temps des sociétés conscriptives, véritables auxiliaires de l’Ecole, qui, par la pratique associée de la gymnastique, du tir et de l’instruction militaire, œuvreront à la mobilisation et à l’incorporation de la jeunesse. Quoi qu’il en soit des oppositions notées par R. Girardet entre un nationalisme d’expansion mondiale et un nationalisme de rétraction continentale, entre les chantres de la conquête coloniale et ceux de la revanche, il y avait dans les deux cas "la préoccupation hautement affirmée de la grandeur de la patrie, de sa pérennité, de sa puissance"9. Et dans les années 1880-1889, la gymnastique et l’instruction militaire en étaient les instruments privilégiés10. Avec Mona Ozouf, il faut bien admettre que l’Ecole était le lieu institutionnel privilégié (du fait de la présence massive de la presque totalité des élèves âgés de six à treize ans) où l’on pouvait conjuguer dans un même élan, la gymnastique patriotique à la dictée patriotique, la récitation et le chant patriotiques à l’histoire et à la morale patriotiques11.
6D’autres facteurs sont à prendre en compte : cette mobilisation nationale n’aurait pu s’effectuer si, dans le même temps, les moyens juridiques ne lui avaient pas été octroyés. En particulier avec les lois qui ont profondément assoupli le régime des libertés. Certes, la liberté d’association ne sera pas votée ; les enquêtes de police sont là pour témoigner de la vigilance des républicains pour prévenir tout coup de force politique de la part des opposants (en particulier cléricaux). L’essor des sociétés conscriptives a sans nul doute profité de l’appui sans réserve des représentants de l’orthodoxie républicaine. Le mouvement sportif associatif ne profitera de ces tolérances que dans la mesure où il se fera le zélateur des principes de l’ordre, de la discipline au service de l’idéal patriotique : la gymnastique sans devenir un "sport national" en sera néanmoins la forme légitime et consacrée.
7Le caractère dominant de cette période (1800 à 1889), c’est que jamais dans l’histoire de la société française, l’Ecole n’a été aussi proche des Français. Le fait est marquant pour la gymnastique : l’Ecole est la nation12. La culture physique se fonde dans l’unité et non dans la diversité, tant dans son idéologie que dans ses pratiques. L’écolier est enserré dans un vaste réseau éducatif qui, de l’Ecole aux Bataillons scolaires en passant par les sociétés conscriptives contribuera à le conformer corps et âme aux idéaux républicains. La France deviendra pendant cette période un vaste territoire pédagogique : elle est une Ecole, elle est un foyer de contamination culturelle.
8Certes, l’Ecole conservera une certaine spécificité. En devenant en principe le point de passage obligé de la jeunesse âgée de six à treize ans, elle sera contrainte de systématiser son organisation pédagogique. Les plans d’études seront affinés, les méthodes d’enseignement feront l’objet d’une attention pointilleuse. Les instituteurs recevront une formation à l’enseignement de la gymnastique dans les Ecoles Normales et les plans de recrutement des professeurs de gymnastique seront associés à une refonte progressive des programmes. Mais, sur le terrain, quel que soit le lieu institutionnel où se dispensera l’instruction physique des enfants et des adolescents, les compétences de l’instituteur, du professeur de gymnastique, de l’instructeur militaire se confondent. L’ère n’est pas propice à la prise en compte des spécificités et des différences. L’état d’urgence incline plutôt à la normalisation culturelle. L’Ecole, les bataillons scolaires, les sociétés conscriptives conjuguent leurs efforts pour promouvoir, dans une mobilisation acculturante et homogénéisante, l’instruction physique nationale.
Notes de bas de page
1 Mayeur J.M., Les débuts de la IIIème République..., op.cit., p. 95.
2 Mayeur J.M., ibid. p. 113-114.
3 Weber E., La fin des terroirs..., op.cit., p. 690.
4 Mayeur J.M., Les débuts de la IIIème République..., op.cit., p. 52.
5 Thabault R., Mon village, l’ascension d’un peuple, 1848-1914, Paris, Delagrave, 1945, p. 194.
6 B.A.M.I.P. no 449, loi du 27/1/1880, art. premier.
7 Discours de Jules Ferry aux sociétés de gymnastique à Reims, le 3/6/1882, B.A.M.I.P. no 495.
8 Ibid., p. 424.
9 Girardet R., L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, p. 102.
10 Eugen Weber, Aimez-vous les Stades ? op.cit., p. 219.
11 Ozouf M., L’Ecole, l’Eglise et la République, Paris, éd. Cana/J. Offredo, 1982, p. 112-113.
12 L’affirmation doit être nuancée, car l’Ecole (et la gymnastique) ne font pas véritablement l’unanimité. Il reste que le caractère dominant de cette période est celui d’une volonté politique de mobilisation nationale des masses.
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