Chapitre IV. Fonctions du journal, figures du journaliste
p. 149-231
Texte intégral
1On ne peut dissocier les fonctions du journal des types de discours qui le caractérisent. Comme nous avons vu, dans notre tentative de classification du premier chapitre, émerger des ensembles relativement cohérents, même si les croisements et les contaminations rendent l’analyse malaisée, nous constatons également que l’activité des journalistes répond à plusieurs missions, qu’ils se fixent plus ou moins explicitement, qui définissent des conceptions et des pratiques très différentes, voire antithétiques et conflictuelles, mais qui ne désignent pas nécessairement des objets distincts : il n’est pas rare au contraire que dans un même journal s’exercent plusieurs fonctions et que le journaliste y paraisse sous plusieurs figures.
2Dans un moment de crise la communication périodique peut, moins que jamais, prétendre à la neutralité ou à la transparence sans dénoncer par là même une position idéologique. Si elle y prétend assez souvent, elle affiche plus souvent encore, en 1789, ses pouvoirs propres, et invoque la nécessité, l’urgence de son intervention dans le champ politique et social. Le journal devient un acteur primordial des combats qui s’y livrent. Nous évoquerons ces combats dans le dernier chapitre. Il faut d’abord analyser les modes de l’intervention que revendiquent les journalistes, spectateurs, commentateurs, guides, et du même coup dessiner les formes de la communication de presse, traditionnelles ou novatrices. Cette distinction risque d’ailleurs d’être contestable, lorsque l’héritage formel subit de profondes modifications et doit se réinventer au contact de l’événement.
L’information. Le journaliste historien
3Depuis le XVIIe siècle, les organes d’information courante, politique et littéraire (« gazettes » et « journaux ») avaient l’ambition de se poser en histoire, des cours ou des sciences, et en mémoire cumulative du présent. S’ils ne peuvent prétendre, et il s’en faut, à la valeur explicative et à la majesté de la narration historique, ils en préparent du moins les « matériaux », et ils trouvent leur principale légitimité dans cette fonction ancillaire1.
4La liberté de la presse, l’irruption d’une événementialité rapide et proliférante n’entraînent pas une rupture de cette tradition : mais les transformations qui l’affectent offrent un objet d’étude extrêmement curieux. En restant un idéal, ou une instance fictive de légitimation, l’Histoire devient aussi un enjeu, elle inspire, pour la diction de l’actualité et pour les choix qu’on y opère, les partis les plus opposés. Les modèles historiques se multiplient et entrent en conflit, ils prennent une signification politique et définissent des types d’engagement dans la Révolution et contre elle.
5Trois questions fondamentales commandent l’apparition de ces clivages : elles tiennent à la neutralité, à la rapidité, enfin à la sélection de l’information.
6Le Journal de Paris scelle, en une formule parfaite, une union mimétique et raisonnable : « L’Histoire et les journaux qui en rassemblent les matériaux consistent surtout dans les faits ; ce sont les faits qu’ils doivent rapporter » (no 354, 20 déc.). Cet appel à une sévère discipline ressemble fort, à la fin de 1789, à un avertissement lancé aux journalistes dévoyés. La pratique d’une nudité froide et factuelle était, au début de l’année, promise au pouvoir royal comme un acte d’obéissance propre à se le concilier, ou sentie comme une insupportable contrainte. Ceux qui tentent d’obtenir de l’administration de la librairie le privilège d’un journal des Etats Généraux annoncent volontiers la prudence la plus consommée, « la plus scrupuleuse impartialité », l’abstention de toute « discussion » et de toute « critique »2. Mais les premiers journalistes qui bravent la censure affirment hautement leur volonté de s’engager et d’exprimer leur opinion. Soulavie écrit dans le no III de son Journal des provinces, au début de juin : « Une des feuilles périodiques, qui rend compte des résultats des délibérations et des faits principaux de chaque séance de l’Assemblée Nationale, se vante de n’y joindre aucune réflexion. C’est le moyen d’instruire très imparfaitement, et nous prenons une obligation entièrement contraire » (p. 61). Au même moment, dans sa cinquième Lettre à ses commettants, Mirabeau formule clairement sa conception d’un journal militant en interdisant à l’Assemblée toute autre publication qu’un simple procès-verbal : « la forme du journal, sans être incompatible avec sa dignité, n’est point à sa convenance ; car un journal ne doit pas être un simple narré des faits. La critique est de son ressort, et l’assemblée nationale ne peut pas critiquer ses propres intérêts » (p. 13).
7L’effondrement des anciennes contraintes donne au journaliste l’entière liberté de la « critique » et ouvre au journalisme d’opinion une vaste carrière. Mais le modèle d’une information factuelle et narrative ne disparaît pas pour autant : il domine une part importante de la presse parlementaire, il inspire les sommes monumentales qui se veulent une « Histoire » complète des Etats Généraux depuis leur convocation et leur ouverture, et qui accumulent les procès-verbaux plus ou moins exhaustifs. Tout se passe comme si, à cette nouvelle autorité qui représente la « Nation » et fait l’Histoire, devait correspondre le discours contraint et respectueux d’une presse appelée à se hausser au niveau de cette Histoire. Cette nouvelle forme de censure, acceptée et intériorisée, s’exerce diversement. Maret pratique le plus parfaitement le procès-verbal impassible dans son Bulletin de l’Assemblée Nationale. Il annonce dans son Prospectus du 7 juillet qu’il ne se permettra « aucune réflexion » et, dans celui de septembre, il promet un « récit fidèle et simple », un « tableau détaillé de toutes les séances », bref des « matériaux précieux pour l’Histoire » : « Nulles circonstances, quelque minutieuses qu’elles soient, ne sont omises, parce qu’il n’en est pas d’indifférentes à l’Histoire, et que le lecteur doit être aussi fidèlement instruit que le serait un spectateur attentif». Quand il est donné à certains d’entendre la Parole, peuvent-ils mieux faire que d’en être les scribes humbles et fidèles ? L’Histoire consignée dans le journal sera le tracé intégral d’un lieu et de moments magiques.
8Tous les journalistes parlementaires ne conçoivent pas leur tâche avec pareille révérence. Gorsas ne se sent « historien » que lorsqu’il doit respecter scrupuleusement l’ordre des séances, il s’excuse alors de « suivre historiquement les travaux de l’Assemblée Nationale » (Courrier, t. III, no 60, 5 sept., p. 71), il en exprime souvent le dégoût, et ce qu’il appelle « l’historique » des séances consiste dans un traitement rapide, sans détails et sans relief3. Son intérêt dominant, et celui du Courrier, sont ailleurs. Dans son Courrier de Madon, Dinocheau répète qu’il n’est qu’un « historien venant de Madon » (no 1, 2 nov., p. 13), un « simple historien » (no III, 4 nov., p. 7) ; cette réserve un peu trop proclamée va cependant de pair avec les interventions les plus personnelles et les plus passionnelles. Les journalistes de l’Assemblée sont en général loin d’être impassibles, comme Maret, ou comme Le Hodey qui dit avoir toujours observé une « impartialité impassible au milieu des événements, une vérité toujours sévère dans les révolutions, et le respect dû aux opinions »4. Mais tous aspirent à fournir au public, de façon plus ou moins complète et exclusive, une histoire continue de l’Assemblée, ou, comme se veut le Journal de la correspondance de Nantes, un « Précis historique et raisonné » (Part. Il, no XIII) ; la datation de tant de journaux, qui se confond avec celle des séances, surtout dans les premiers mois, en est à elle seule un signe révélateur, comme l’organisation en recueils tomés et la publication d’introductions rétrospectives depuis le 27 avril ou le 5 mai.
9Lorsque l’information s’élargit, après le mois d’août, et tend à récupérer l’ancien domaine de la « politique », c’est-à-dire les nouvelles étrangères, certains journalistes conçoivent leur mission avec une réserve semblable, selon l’ancien modèle des gazettes. Les auteurs de la Gazette universelle, Boyer et Cerisier, anciens rédacteurs de la Gazette de Leyde5, empruntent leur épigraphe à Tacite et annoncent : « nous ne sommes, et nous ne voulons être qu’historiens. L’exposition véridique et exacte des faits, surtout de ceux qui influent sur le destin des peuples, et sur le bonheur des hommes, voilà la gloire à laquelle nous prétendons » (no I, 1er déc.). Ils vantent la fraîcheur et l’« authenticité » des nouvelles qu’ils publient (no XII, 12 déc.). De leur côté, les auteurs du Journal de la ville, traçant un programme d’information totale, déclarent qu’ils « formeront non une feuille critique, mais la véritable histoire du temps présent » (Prospectus, fin sept., p. 2).
10Nul ne professe plus constamment le souci méthodique et déontologique de s’en tenir aux faits, que Mallet du Pan dans le Journal politique de Bruxelles, complément politique de Mercure. Au début de juin, il avait obéi sans restriction à la lettre de Maissemy, directeur de la librairie, interdisant toute « réflexion » et tout « commentaire » dans les comptes rendus que les journaux autorisés donneraient des Etats Généraux ; il promettait alors la « réserve » qu’attendaient les « amis de l’ordre », et un simple « historique », la «narration successive des faits » (no 23, 6 juin, p. 30). Lorsque toute censure a disparu, Mallet reste fidèle, avec une insistance polémique, à l’idéal d’un « Journal exclusivement consacré à recueillir des matériaux pour l’Histoire » (no 31, 1er août, p. 28), d’un « dépôt des faits constatés, appartenant à l’histoire, et propres à lui servir un jour » (no 32, 8 août, p. 139). Dans l’avis sur son journal qui paraît dans le Mercure du 5 déc., il affirme encore avec un éclat particulier : « Pour rapprocher ce Journal de l’Histoire autant qu’il est possible, nous avons tâché de rassembler les faits par une liaison constante [...]. Nous préparons ainsi des matériaux à l’Histoire, et à nos Souscripteurs une Bibliothèque politique, utile à consulter dans tous les temps » (p. 32). Du même coup, il oppose sa pratique à celle des nouveaux journalistes révolutionnaires, dont il dénonce souvent les « rapports oratoires », les « relations funestes », les « libelles » ou les « rapsodies périodiques », et il définit le rapport qu’il entend établir avec son lecteur : « Les faits seuls, racontés exactement, placés avec ordre, dégagés des longueurs inséparables de l’éloquence parlée, voilà ce que l’histoire consultera un jour, ce qu’attend le Public, et ce que nous lui devons. Nous n’avons pas la présomption de vouloir éclairer ou égarer son jugement, par les réflexions que leur promptitude fait nécessairement rentrer dans le cercle des lieux communs. Chaque citoyen doit consulter sa raison propre, et non celle d’un Journaliste. Ce verbiage, d’ailleurs, qu’on honore du nom de réflexions, interrompt le récit, et substituerait indiscrètement l’avis de l’Auteur à celui des Membres de l’Assemblée » (no 33, 15 août, p. 167).
11C’est précisément ce modèle d’histoire, cette complicité d’un journaliste et d’un public restreint et cultivé, autour d’un idéal de modération et de jugement exercé dans le for intérieur, que les journaux révolutionnaires les plus ardents refusent, mais pour lui substituer un autre modèle : celui d’une histoire héroïque, morale, pathétique, dont le récit est, dans une même coulée, célébration, incitation, participation collective et passionnelle. Ce type de récit, inauguré et perpétué dans les Révolutions de Paris, a connu un immense succès et suscite de nombreuses imitations6. Or Tournon définit souvent sa mission comme celle d’un historien : il travaille « à l’histoire de ses [ses] concitoyens » (no VII, p. 6), il s’est senti digne « d’écrire l’histoire de cette époque intéressante » (no VIII, p. 3), son journal compose « l’histoire des révolutions » (no VII, p. 19)7. Dans les Révolutions qu’il publie après sa rupture avec Prudhomme, Tournon désigne encore son journal comme « un ouvrage réservé aux matériaux de cette révolution » (no XVIII, p. 9). Mais ces « matériaux » ne sont pas inertes ; les Révolutions nationales, qui sont composées sur le même moule, rappellent l’impression que font les récits des actions héroïques de l’Antiquité, et projettent dans l’avenir ceux du présent révolutionnaire : « Tel est l’avantage des récits héroïques sur les simples leçons de morale. Voilà pourquoi les détails journaliers de la révolution surprenante qui nous rend à notre premier droit, celui d’être libre, intéresseront tous les siècles, et ranimeront le courage des Citoyens contre les Aristocrates à venir » (no X, 5-9 sept., p.98).
12La chronique dramatique, oratoire, épique, soulevée par la passion patriotique, qui s’invente en juillet dans le feu de l’action, reproduit donc l’exemplarité de la grande histoire antique, et l’offre aux générations futures. Une nouvelle histoire, politique, morale, éducative et dynamique, a conscience de naître ou de ressusciter. Mallet du Pan en a très lucidement mesuré l’effet et compris le danger : lui-même ne pratique pas le récit, sauf sous une forme amère, comme en octobre. Le fait nu, livré par un journaliste « rapporteur », permettrait seul de conjurer les démons de l’enthousiasme et du fanatisme, et d’éviter « cette sotte partialité [...] qui faisant témérairement la leçon au Public, lui ordonne ce qu’il doit penser de tel ou tel Discours, de tels ou tels principes » (Journal de Bruxelles, no 45, 7 nov., p. 45). « Ordonner ce qu’on doit penser », c’est la version péjorative d’une autre grande fonction du journal, fonction, éducative ou tribunicienne, de direction de l’opinion, qui pénètre et prolonge le nouvel usage de l’histoire.
13L’information doit-elle être lente et prudente, ou rapide, voire immédiate ? Cette question n’est presque qu’un corollaire de la première. Le Journal de Bruxelles offre, à cet égard encore, la contre-épreuve qui donne toute sa signification à un des traits majeurs de la presse révolutionnaire. Mallet du Pan fait souvent l’éloge de la circonspection, qui ne retarde une nouvelle que pour mieux l’éprouver, et qui entoure sa marche de toutes les précautions critiques. Peut-être fait-il de nécessité vertu lorsqu’à la fin de juin il prétend, au mépris de toutes les pressions, « concilier l’attente des lecteurs avec le respect de la vérité » : « Assez d’autres écrits se chargent de ces annonces précipitées, recueillies au milieu du tumulte de l’opinion, ornées de jugements et de commentaires qu’il faudrait laisser à la postérité. Nous avons l’avantage de voir mûrir quelques jours les relations, d’avoir le temps de les comparer, et en cas de doute, de recourir aux informations. D’après cela, nous espérons que nos souscripteurs regretteront peu la très suspecte précocité d’annonces, que nous rassemblons, purgées et développées, au commencement de chaque semaine subséquente » (no 26, 27 juin, p. 160-161). Admirable éloge de la temporisation, prononcé au moment même où tout s’accélère, où les quotidiens commencent à courir après l’événement, mais éloge paradoxal, et suspect dans la mesure où c’est le mouvement même de la Révolution que Mallet semble vouloir ainsi refuser. Il ne cessera ensuite de dénoncer les « feuilles imprimées jour par jour » (no 28, 11 juillet, p. 61), les « imprimés journaliers » (no 32, 8 août, p. 133-134), les « feuilles journalières » (no 34, 22 août, p. 298). Une formule définit clairement le mode d’information que Mallet prétend privilégier et pratiquer : « Un Journal politique n’est point une Gazette [...]. La vérité historique ne se présente pas d’elle-même, et l’on ne peut aller au-devant d’elle, lorsque tous les jours, ou tous les deux jours on est condamné à instruire le Public, bien ou mal, d’événements sur lesquels il faudrait rester dans le doute » (no 49, 5 déc., p. 30). Le « journal » garde ici son sens ancien, il fait penser à l’information scientifique : une périodicité plus lente est un gage de sérieux, de probité critique, d’authenticité.
14Curieusement, cette éthique de la vérité lentement conquise, et incompatible avec un rythme bref de publication, se retrouve dans les Révolutions de Paris. Tournon déplore une erreur du Courrier de Gorsas : « Voilà le danger de ces feuilles journalières ; il est impossible d’être exactement informé, et une inexactitude peut, comme on voit, devenir très funeste à la cause publique. Il faudrait dans ces sortes de journaux une circonscription qui ne s’accorde pas facilement avec la fureur du public pour les nouvelles et la prétention de les lire le premier » (no IV, 2-8 août, p. 43)8. Cependant, même si Tournon a conscience d’être un « écrivain politique » (no VI, p.7, no VII, p. 20) et si les Révolutions de Paris sont hebdomadaires comme le Journal de Bruxelles, il se fait de son journal une conception totalement différente de celle de Mallet. Il s’agit pour lui de « saisir les nuances que prend chaque jour l’esprit public » (no IV, p. 1), son « plan » consiste à former une livraison des « détails » journaliers d’une semaine ; la fiction de la présence du journaliste à l’événement crée un effet d’immédiateté qui est sans doute une des causes du succès du journal9. La publication hebdomadaire ne présente donc plus qu’accessoirement, pour lui, l’avantage d’une authentification du témoignage ; elle permet surtout de multiplier dans l’espace de l’écriture, et par une sorte de condensation et d’emphase, l’effet de rapidité que créent d’autres manières, mais moins délibérément, les quotidiens. Les Révolutions de Paris présentent donc un cas particulier, mais d’autant plus remarquable, de gestion de l’information, dans le mesure où elles ont la prétention de dominer l’événement (en le rassemblant et en l’interprétant) et en même temps de le faire vivre immédiatement par une participation imaginaire, d’être à la fois l’histoire la plus précise, et la plus directe, la plus passionnée parce que la plus engagée au service de la liberté et du droit. Aux yeux d’un journaliste comme Mallet, cette synthèse ne pouvait être qu’une imposture des plus dangereuses. Elle constitue sans doute pour nous une des inventions les plus extraordinaires du journalisme révolutionnaire.
15La quasi totalité des nouveaux journalistes, en 1789, veulent offrir à leurs lecteurs l’information la plus rapide, par une publication quotidienne et matinale. On pourrait multiplier les témoignages de cette préoccupation essentielle. L’auteur du Journal du Palais-Royal désire suppléer aux gazettes étrangères, trop lentes, et déclare : « La circulation rapide des nouvelles qui intéressent le Public est, en morale comme en politique, un avantage précieux » (Prospectus, 1er sept.). Desmoulins qui a choisi l’épigraphe Quid novi ? pour ses Révolutions de France et de Brabant, avoue avec regret qu’il n’est le plus souvent qu’un « messager boiteux » (no 6, 2 janv. 1790, p. 262). Lorsque le Journal général de France, établi et autorisé de longue date, devient quotidien, à la fin de l’année, de trihebdomadaire qu’il était, l’abbé de Fontenai écrit : « On se proposait depuis longtemps de publier ce Journal tous les jours ; la nécessité des circonstances y détermine aujourd’hui. Il faut bien se mettre en mesure avec l’importance des événements qui se succèdent si rapidement, et l’avide curiosité des Lecteurs qui veulent en être instruits » (no 156, 27 déc., Avis). A cette avidité répondra donc une information chaude, parfois impromptue, à peine dégagée des conditions aléatoires de sa transmission. Le cas extrême est celui des petits journaux à sensation où la nouvelle se reçoit et s’enregistre « dans l’instant ». « On vient de nous annoncer dans l’instant... » (Journal universel, no XVII, 9 déc.), « on nous apprend tout à l’heure... » (no XXI, 13 déc.). En octobre, Brune s’excuse de ne pouvoir écrire une «narration exacte et suivie » des événements, il donne donc « pêle-mêle » ce qui parvient à sa connaissance pour « satisfaire l’extrême empressement du Public » (Journal général de la cour et de la ville, no XIX, 7 oct., p. 157). Parvenu à cette limite, rarement atteinte il est vrai, le journal risque de sombrer dans le chaos.
16Ceux qui renvoient à plus tard un récit impossible sont très rares. Ce sont des journalistes parlementaires, comme Barère, eux-mêmes absorbés dans le procès-verbal rapide des débats, et qui donnent pour le reste délégation à l’Histoire : « Les événements se sont succédé avec tant de rapidité depuis l’affreuse nuit du 14, que la plume pouvait à peine suivre leur marche heureuse et précipitée [...]. Il faut laisser à l’histoire le soin de décrire l’entrée du roi dans Paris... » (Point du jour, no XXVII, 19 juillet, p. 221-225). Ce sont surtout les auteurs des anciens journaux privilégiés qui en octobre avouent plus ou moins explicitement leur gêne ou leur condamnation. « Quoique très près des événements, il nous est impossible d’avoir quelque certitude de leurs détails. Sans doute ceux qui les recueillent feront mieux d’en réserver le récit pour des moments où les esprit plus calmes ne pourront plus en être échauffés » (Journal de Paris, no 281, 8 oct.). A la fin du no du 10 octobre du Journal de Bruxelles, Mallet n’évoque que par prétérition, et avec une horreur sobre, la marche de la famille royale vers Paris le 6 octobre : «L’Histoire n’offre pas un premier exemple de ce tableau étrange, et l’on n’attend pas d’elle qu’elle se charge de la détailler 24 heures après des événements pareils » (no 41, p. 168).
17Le public ne veut pas seulement une information rapide, il la veut aussi abondante que possible, il sollicite ce « déluge » de nouvelles que de toutes parts on constate ou l’on déplore. « Jamais on n’a eu tant de désir d’être instruit des événements [...]. Le Public avide de faits, attend que les Historiens du jour lui fournissent un nouvel aliment, dédaigne celui qui médite, accuse de timidité les Ecrivains circonspects, et porte ses pas vers le conteur d’événements » (Journal de la ville, no 54, 21 sept.). Un lecteur de Corsas lui reproche de ne pas toujours « remplir » ses feuilles : « en général, on voudrait que vous parlassiez moins de vous-même et plus de faits. Depuis deux ans que tout le monde parle et discute, on est rassasié de partage et de discussions ; on n’aime plus que celles des députés »... (Courrier, t. II, no XXXIV, 10 août, p. 206). Doit-on satisfaire indistinctement cet appétit de « faits » ? Quelle est la nature de l’information que le journaliste transmettra, et doit-il opérer un choix, c’est là une question de grande conséquence qu’on se pose en 1789, et qui reçoit des réponses contradictoires.
18Le journaliste se donne assez fréquemment pour un historien critique qui vérifie, sélectionne, et prépare déjà les « matériaux » les plus sûrs pour une Histoire future. Cette opération suppose un recul (et nous savons que Mallet du Pan insiste sur cette obligation), mais elle peut aussi, dans la conjoncture révolutionnaire, se réaliser dans le laps de temps le plus bref. Comme l’écrit l’auteur de l'Histoire de la révolution présente, « il est une multitude d’événements particuliers qui ont une influence très importante sur l’événement principal, et dont il sera fort intéressant un jour de connaître l’enchaînement, Il faut donc constater, à l’instant même, la vérité de ces faits et de ces événements » (Prospectus, mi-nov., p. 4) ; et Brissot, plus généralement et dans une formule admirablement condensée : « Les événements, les hommes, les livres se pressent. Il faut juger brièvement si l’on veut juger à temps. Multa paucis » (Patriote français, no 116, 2 déc.).
19Cette critique hâtive des faits qui assaillent le journaliste doit surmonter deux obstacles : celui de l’insignifiance, celui de l’incertitude. Elle suscite donc deux modèles négatifs, la « gazette » et la « feuille ».
20La gazette désigne, dans le langage courant de l’époque, un type d’information relativement sûre, mais sèche et minutieuse. Le mot inspire très peu de créations de titres en 1789 :1a Gazette de Paris de de Rozoi, qui selon son Prospectus (18 sept.) se veut sœur de la Gazette de France, et propre à toutes les classes, et la Gazette universelle dont nous avons déjà parlé, et qui spécule sur le sens favorable du mot. Mais, en général, il est employé de façon péjorative, associé à la vaine et mesquine « curiosité ». Mirabeau rappelle dans sa 19e Lettre à ses commettants que ses collaborateurs devaient «exposer toutes les opérations de notre Assemblée, moins en gazetiers scrupuleux et didactiques, qu’en Historiens, en hommes d’Etat » ; on ne trouvera pas dans le Courrier de Provence « cette pesante exactitude qui tient compte de tout le matériel d’une séance et qui en laisse échapper l’esprit, ni ces détails minutieux que la curiosité fait supporter jour à jour, et sur lesquels il est impossible de se traîner le lendemain » (p. 60). Baumier, auteur d’un Code de la patrie et de l’humanité, ne supporte pas de frein aux élancements de son patriotisme : « que d’autres racontent ce qui se passe à l’Assemblée Nationale, qu’ils entrent dans les plus petites circontances et s’appesantissent sur les plus chétifs détails ; qu’au lieu d’animer leur récit, de peindre à grands traits, de développer les principes, ils nous donnent de froides et insipides gazettes, propres à dessécher l’âme et à fatiguer même le peuple automate des lecteurs » (no 11,6 août, p. 3). L’auteur des Nouvelles éphémérides de l’Assemblée Nationale préfère le style épistolaire à « l’insipidité didactique des froides gazettes, qui présentent les faits avec une nudité dégoûtante » (no 1, 7 août, p. 2), et exprime son mépris des « curieux superficiels, toujours affamés de nouvelles fraîches »10. La gazette ne choisit pas, elle est asservie au temps court, elle est incapable de faire penser, d’établir les principes et les rapports. Elle désigne aisément le journal du concurrent, et, en particulier, ceux de l’Assemblée Nationale dont le succès faisait probablement ombrage à plusieurs. Mais l’usage du mot n’en est pas moins révélateur.
21La « feuille » « journalière », « volante », partage l’insignifiance de la gazette. Mallet oppose à l’Histoire les « incidents minutieux », les « minuties » qui l’alimentent (Journal de Bruxelles, no 34, 22 août, p. 298 ; no 36, 5 sept., p. 83). Mais il oppose aussi, à l’examen du journaliste-historien, l’incertitude des faits qu’elle rapporte, et, pis encore, les « relations funestes », les « faussetés », les « absurdités » des « écrits inflammatoires », des« libelles périodiques de Paris »11. Une longue déploration, depuis la fin juillet, parcourt la presse sur les abus des « folliculaires ». Beaucoup promettent des faits sûrs, et même la destruction des « faux bruits », comme Corsas au no 11 de son Courrier (6 juillet). Brissot annonce, sans insister : « Comme Historien de la singulière révolution [...], et comme citoyen, je dois recueillir tous les faits qui peuvent avoir quelque authenticité » (Patriote français, no VIII, 5 août). D’autres, comme l’auteur de l'Histoire de la révolution présente, déjà cité, précisent les conditions d’une vérification nécessaire : « il faut s’armer contre cet amas d’écrits incendiaires qui pleuvent de toutes parts, et vont, jusqu’au fond des Provinces éveiller la défiance, échauffer les têtes et armer les bras » (p. 4) ; ce journal prévoit donc une rubrique « Anecdotes diverses », destinée à combattre les écrivains séditieux. L’historien du présent doit absolument, avant d’accueillir les nouvelles, les éprouver et prendre conscience de l’importance du « bruit », de la « rumeur » incontrôlée, de l’imaginaire subversif. Lorsqu’il se crée en octobre, le Journal de la municipalité et des districts de Paris se donne encore pour but d’« éviter ou détruire ces faux bruits » et de « diriger l’attention sur les événements certains » (Prospectus).
22Contre cette histoire sélective et discriminante, le journal révolutionnaire dresse une autre histoire, un autre modèle d’information, qui prennent en compte le présent dans sa totalité, dans ses plus infimes détails, et même dans les plus incertains. Un cas extrême et presque aberrant, mais significatif, est celui de Jean-Paul Claude, auteur d’un Bulletin national gravé par lui-même, et paru le 28 août : ce pauvre diable, qui avoue n’avoir écrit que « dans l’espoir de gagner quelque chose », est emprisonné au Châtelet pour avoir inséré des « faits hasardés et dont il n’avait aucune certitude », et même des « faits faux et calomnieux ». Or, que répond-il lors de l’interrogatoire ? Qu’il est simple « rédacteur » « sur des bruits populaires», « qu’il n’a fait que répéter ce qui se dit journellement dans le public sans pour cela y ajouter foi »12. Dans cette récolte sauvage du bruit, l’autorité de l’histoire paraît étonnamment sollicitée ; disons plutôt qu’est atteint ici le degré zéro de l’« historien », capteur neutre et innocent des discours flottants.
23Or les auteurs des petits journaux à sommaires sensationnels, dont l’importance a été généralement ignorée, réalisent dans une large mesure ce modèle. Gautier de Syonnet écrit dans le Journal de la cour et de la ville : « Une partie de la tâche que nous nous sommes imposée, consistant à rendre compte même des bruits publics, lorsqu’ils paraissent généralement répandus, nous dirons deux mots de la prétendue nouvelle révolution [...]. Nous ne parlons de ces bruits populaires que pour en faire sentir toute l’invraisemblance, en observant cependant combien il nous importe de nous tenir constamment alertes et sur nos gardes » (no CIII, 30 déc., p. 822-823). Par ce langage trompeur, le journaliste excuse et justifie à la fois la transmission et l’amplification par la presse des rumeurs les plus folles et les plus mensongères. Il en fait en réalité un fonds de commerce. Le sommaire, destiné à la criée, réunit des titres archaïques de canards (« Détails de... », « Relation très circonstanciée de... ») ou des phrases participiales, voire de simples substantifs, qui représentent l’événement dans son sémantisme le plus élémentaire et le plus pauvre ; le texte n’ajoute ensuite presque rien à ces annonces-clichés, et parfois même en avoue la fausseté.
24On aurait tort de mépriser cette forme de presse ; elle est une expression marginale d’un phénomène beaucoup plus large, et hautement significatif de la situation révolutinnaire : l’importance extrême donnée au « détail », au fait apparemment minime, à tout ce qui circule et se dit. Une convergence de témoignages le prouve. Gorsas, qui condamne, surtout à la fin de l’année, l’exploitation systématique de la nouvelle, et les fables de toutes sortes, avoue d’autre part, à propos de réunions de garçons tailleurs et de perruquiers : « Ces détails, peu importants en toute autre circonstance, le deviennent infiniment dans ces moments de crise, où les plus petites étincelles peuvent allumer un grand incendie » (Courrier, t. II, no 45, 21 août, p. 385). L’auteur des Révolutions nationales, qui imite les Révolutions de Paris, justifie par la nature même des faits la formule journalistique inventée par Tournon, la chronique hebdomadaire composée des « détails » de chaque jour : « Dans une révolution qui fait passer un peuple de l’esclavage à la liberté, les petits détails sont aussi intéressants pour nous que précieux pour la postérité » (no XIX, 7-10 oct., p. 387) ; le « détail exact des événements journaliers de la capitale » et des provinces compose le « précis analytique de tout ce qui appartient à l’Histoire de nos jours » (Prospectus, no XX, couverture). Selon le Discours préliminaire des Annales universelles et méthodiques (3 nov.), « dans cette suite rapide d’événements, dans ce progrès si prompt de la raison et des lumières, on se sent forcé par un penchant irrésistible à vouloir être instruit des moindres détails » (p. 1).
25Le fait, on le voit, est valorisé, dans sa dispersion et son apparente ténuité, par l’intensité du moment révolutionnaire, qu’il soit interprété comme crise ou comme heureuse conquête. Dans l'Observateur, Feydel revendique le devoir d’instruire le peuple des « faits » (no 24, 3 oct., p. 187), pour l’alerter ou le détromper, et il a conscience de participer ainsi à l’élaboration d’une Histoire du présent. « Madame de Sévigné disait qu’elle ne pouvait s’empêcher de mépriser l’Histoire, quand elle songeait que tout ce qui se passait sous ses yeux serait de l’Histoire un jour. Malebranche disait qu’il ne faisait pas plus de cas de l’Histoire que des nouvelles de son quartier. Notez que Malebranche habitait le quartier du Palais-Royal, et que Madame de Sévigné vivait à la Cour. Les temps sont changés ; et si ces deux personnages revenaient parmi nous, ils concevraient de l’Histoire une opinion très différente » (no 30, 17 oct., p. 234). La petite nouvelle, méprisable en tous autres temps, devient, avec la Révolution, une partie de l’Histoire même.
26Cette assomption du présent et du « détail » caractérise en grande partie la presse la plus engagée, la plus remuante. Lorsque Mallet du Pan tourne en ridicule les « minuties » des « feuilles journalières », il prend pour cible, très lucidement, un des vecteurs de l’agitation révolutionnaire en même temps qu’une des expressions privilégiées de la conscience révolutionnaire. « Nombre de personnes dans les Provinces et dans l’Etranger supposent peut-être que chaque semaine produit à Paris une moisson de grands événements. Il serait facile de les désabuser, en transcrivant le résumé de tout ce qu’on publie chaque jour ; on ne formerait pas, du courant de la huitaine, une page digne de l’attention du plus inattentif de nos Lecteurs. Quant aux faits dignes d’être mentionnés, il faut passer à en constater la certitude le temps durant lequel ils occupent la scène : c’est d’ailleurs un tableau qui s’efface du jour au lendemain » (Journal de Bruxelles, no 40, 3 oct., p. 85). Fontanes, dans le Journal de la ville, se demande ce que veut dire « le Public veut des faits » : « Si par ce mot on entend des événements nouveaux, intéressants, dont les suites influent sur la société entière, la ville de Paris ne fournirait pas de quoi remplir deux pages tous les jours [...]. Si l’on entend cet amas de propos dits, faits ou imprimés, l’homme sensé ne doit-il pas les abandonner aux glaneurs nouvellistes, qui font tous les jours colporter dans Paris les déclamations, l’injure » (no XI, 11 oct., p. 41) ? A cette nouvelle histoire de Paris, journalière, foisonnante, passionnée, violente ou fabuleuse, certains voudraient opposer victorieusement l’ancienne histoire « politique » des cours, ou celle, auguste, de l’Assemblée Nationale. Le « tableau » changeant, la chronique des détails manifeste au contraire une option stratégique sur le lieu originel du pouvoir et de la légitimité révolutionnaires. Admirablement choisi, le titre même des Révolutions de Paris exprime à lui seul une décision politique porteuse d’un dynamisme contestataire infini.
27C’est dans la perspective de ce conflit qu’on peut apprécier l’originalité de Panckoucke lorsqu’il crée sa Gazette nationale ou le Moniteur universel. Il semble vouloir rénover l’emploi du mot « gazette » (si décrié, nous l’avons vu) en lui donnant une nouvelle dignité. Sans doute une « gazette politique » est-elle un « aliment de curiosité plutôt que d’instruction », mais elle offre les « matériaux dont se compose la science politique » (no I, 24 nov.). « Une Gazette, qui est dans les mains de tout le monde, peut être considérée parmi nous (en Politique, et surtout en Economie politique), comme un Ouvrage élémentaire. Ce genre d’écrits doit donc être aujourd’hui simple, exact et pur ne contenant que des principes irréprochables et des résultats certains » (no 14, 7 déc.)13. Elle devient donc un outil de propagation des lumières. Panckoucke conçoit en même temps le flux général de l’information, qui cesserait d’être centrée sur Paris, comme un moyen de calmer les esprits et d’assurer la vraie liberté, selon l’exemple anglais. « Nous devons croire que la lecture de ces Papiers deviendra générale, la Nation Française devant sentir la nécessité de se mettre au courant de tous les événements de l’Administration et du Gouvernement »14. Peut-être était-ce une idée profonde, de croire que l’évolution des événements dépendait de l’information : de grands journaux structurés, à visée très large, créeraient les conditions propices au retour à une vie politique normale, en mobilisant un lectorat sérieux, capable d’apprécier la masse considérable du grand in-folio. Le quotidien, comme histoire du temps présent, concilierait alors la quasi exhaustivité, la sûreté, et la « saine politique» (no I, 24 nov.).
28On apprécie mieux une autre originalité, plus singulière encore, celle du Journal politique-national, lorsqu’on en éclaire l’idéal narratif par une confrontation avec les diverses pratiques de l’Histoire en 1789. L’auteur s’y fait un mérite de sa « sécheresse » et de sa « roideur » (no 5, 21 juillet), et prétend unir paradoxalement la vision presque immédiate du présent et la distance, l’impartialité de l’Histoire. Un prétendu correspondant lui écrit :
« J’ai admiré qu’au milieu des ardeurs d’une guerre civile, et des erreurs des Peuples et des Gouvernements, vous ayez trouvé assez de calme dans votre tête et de clarté dans vos idées, pour nous parler le langage de la postérité. C’est un talent assez rare que celui qui sait se placer à une certaine distance des événements » (no 4, 19 juillet, p. 5).
29Il s’agit de porter sur le présent, par une démarche hardiment « philosophique », le coup d’œil que portera la « génération suivante » (rééd. de déc., no 7, p. 2), de « parler comme l’Histoire » (no 5, 21 juillet), ou encore d’écrire « l’histoire que voudra lire un jour la Postérité » (2d Abonnement, no 1, déc., p. 2). Cette ambition extrême impose une diction de l’événement qui se veut au rebours de celle des journaux révolutionnaires : au récit héroïque s’oppose un récit froid, gourmé ou décapant15, relevé seulement de quelques pointes vives et de sarcasmes ; à la représentation immédiate et engagée s’oppose le « tableau » caractérisé par son recul, la forte structuration du discours, le temps historique (le passé simple), une volonté constante d’interprétation surplombante. Les fameux « résumés » suivent d’assez loin les faits. Le vrai récit de la Révolution ne doit surtout pas être confié à ses acteurs :
« Dans le feu d’une Révolution [...] il est difficile d’écrire l’Histoire : ceux qui ont fait une Révolution voudraient aussi la raconter ; ils voudraient, après avoir tourmenté ou massacré leurs contemporains, tromper encore la postérité ; mais l’Histoire repousse leurs mains criminelles...» (no 9, 30 juillet, p. 8).
L’événement. Le journaliste témoin et acteur
30« J’ai vu ; je ne suis qu’historien très fidèle » (Courrier de Madon no VI, 7 nov., p. 4) ; « Historien fidèle des événements qui se passent sous mes yeux », tel se présente aussi Gorsas (Courrier, no 93, 9 oct., p. 118) : l’« historien » n’est plus « celui qui a recueilli les Histoires, les actions des siècles passés », selon la définition de Furetière, ni, plus généralement, « celui qui écrit l’histoire » (Académie), mais celui qui ne l’écrit que pour avoir vu. L’histoire se ressource à sa première signification, d’enquête et d’observation. Le journaliste doit non seulement saisir et transmettre la nouvelle, mais être encore le délégué du public sur le lieu de l’action, un scripteur immédiat dans la chaleur de l’événement.
31Cette fonction est liée d’abord aux séances journalières de l’Assemblée Nationale ; elle ne définit pas, il s’en faut, l’ensemble de la presse consacrée aux comptes rendus d’assemblée, mais elle s’y investit de façon remarquable dès la fin de juin. Elle est liée plus encore aux événements extérieurs à l’Assemblée ou qui la perturbent. Dans la semaine du 12 au 17 juillet, l’événement n’apparaît guère, dans les journaux installés, qu’obliquement, à travers les réactions des députés. Il n’en est plus ainsi pour les commotions suivantes, déjà pour le meurtre de Foulon et Bertier, et bien plus encore en octobre, où l’effet de surprise paraît presque total, et entraîne une participation haletante, voire désemparée du journaliste. Cette participation est très variable d’un journal à l’autre, elle dépend de la pratique d’écriture de l’auteur, et de la mesure dans laquelle il est prêt à assumer sa nouvelle fonction de témoin. Apparaît enfin, en 1789, timidement mais significativement, une volonté non seulement de voir, mais d’aller voir, d’interroger, de mener une enquête.
32Les indices textuels de présence à l’événement, assez nombreux, révèlent un engagement inégal du journaliste, mais en manifestent toujours l’activité sous son aspect ponctuel. C’est l’heure où se recueille la nouvelle, où le journaliste se pose en médiateur hâtif : « Il est sept heures du soir, et l’on vient d’être instruit d’un événement qu’il était impossible de prévoir... » ; « A trois heures et demie, temps où nous écrivons ceci, on opine sur une motion de M. de Mirabeau.. » ; « A l’instant où nous écrivons cette adresse au roi, est arrivée dans la salle... mais... ne vous livrez pas au désespoir, généreux citoyens, peut-être dans ce moment-ci le monarque abusé se repent-il de son refus »16. Les énoncés de ce type sont fréquents à la fin de juin et au début de juillet, dans les journaux dont les séries sont encore proches de l’occasionnel. Le journaliste y exhibe la fraîcheur de la nouvelle, et s’exhibe lui-même dans l’acte de la réception et de la transmission. On trouvera plus tard ce trait caractéristique des époques fébriles dans les petites feuilles à sensation, qui perpétuent la hantise de la nouvelle catastrophique et du complot.
33Une forme analogue, mais fictionnelle, du témoignage, régit des parts importantes de la chronique des Révolutions de Paris, surtout dans les premiers numéros : le présent y simule l’expérience instantanée du fait, renforcé par la mention du moment de la journée et le présentatif : « ce matin », « dans ce moment »17. Une relation au jour le jour, plus proche de l’expérience personnelle, se retrouve au no 74 du Courrier des planètes de Beffroy de Reigny : « Aujourd’hui samedi 17 octobre à huit heures du soir, je suis de retour à Paris après un voyage de deux mois tout juste. Je traverse paisiblement les rues de cette capitale pour regagner mon domicile, un calme effrayant succède aux révolutions qui viennent d’avoir lieu.. » (16 nov., p. 45).
34Ce journalisme de la chronique immédiate et vécue, livré à la merci du temps, doit dans les moments les plus intenses le suivre presque heure par heure, pour répondre à la brutalité de son cours. Les journées d’octobre inscrivent dans certains journaux une trace brûlante et y font surgir, beaucoup plus qu’en juillet, la conscience aiguë de l’événement et de la nécessité d’en communiquer la sensation au lecteur dans le plus court terme. Le journaliste devient le témoin, presque aveuglé, de l’incroyable et de l’imprévisible. Poncelin interrompt le compte rendu de la séance du 5 octobre pour écrire, après le titre interne « Evénement alarmant » : « A l’instant où nous écrivons, nous avons la douleur de voir arriver à Versailles, 15 à 20 mille âmes de Paris... » (Courrier français, no 93, 6 oct.), et Beaulieu dans la Suite des nouvelles de Versailles du 5 octobre, publiée le 6 : « A l’heure où nous écrivons ceci, un peuple immense, composé d’hommes, de femmes armés de piques, d’épées, de fusils même, sortis des murs de Paris, vient de se porter à Versailles... » (p. 17) ; et Pussy, dans son Courrier national :
« On apprend, à tous moments, les nouvelles effrayantes d’autres exécutions [...]. Au moment où nous écrivons (onze heures) le peuple fuit avec les cris du désespoir et de la terreur. C’est la décharge que l’on fait des canons et des fusils de la garde nationale de Paris qui cause cet effroi. Nous apprenons, au contraire, que tout rentre dans l’ordre. La grâce paraît accordée aux gardes [...]. Il est midi, on assure que la cour va partir aujourd’hui pour la capitale... » (no 109, Séances du 5 et du 6 oct.).
35Les journalistes enregistrent la commotion dans la salle de l’Assemblée Nationale, où les retient leur mission. Brissot, à Paris, quelque résistance qu’il oppose à l’événement, qui ne trouble guère l’ordre de son journal, en subit exceptionnellement la pression : après un bref récit de l’émeute du 5 octobre, il insère, à la page 3 du no 62, 6 octobre, le titre interne « Du 6 octobre, à une heure du matin », et écrit : « On apprend à l’instant, par un exprès, la nouvelle consolante... ». Dans le no 63 du 7 octobre, sous le titre « Paris, le 6 octobre 1789 à neuf heures du soir », il tire les conclusions immédiates de la « Révolution étonnante » qui vient de se passer, et s’excuse du « désordre de cette Feuille », « résultat forcé de la circonstance ». Il est encore plus significatif de voir les gazettes étrangères, dont le discours informatif est rodé de longue date, entraînées par la pulsation du temps court, en accumuler les traces précipitées. Le correspondant de la Gazette de Leyde suit heure par heure la situation du 5 octobre au soir.
« Nous voilà encore à un moment critique [...].
« P.S. à 8 heures du soir. Les Bourgeois battent encore la générale ; et l’on frissonne en entendant crier, l’on nous égorge sur la Place d’Armes.
A 9 h du soir. Le bruit s’accroît que la foule de Paris va venir. Il faut qu’il règne une complète anarchie dans la Capitale. Les gardes-du-corps sont tous remontés à cheval. Dans ce moment ils passent par la ville et courent au château au grand galop. Ils sont dans la Cour des Ministres. Les Dragons tiennent la Place d’Armes »18.
36C’est dans ce rythme bref, dans ce présent de la vision que se donne le plus clairement à lire la violence d’octobre, et que s’imposent, de la façon la plus improvisée, des procédures d’écriture infra-narratives. Ces effractions apparaissent avec d’autant plus d’éclat qu’elles restent marginales et que le récit constitué, après coup, est dominant. Dans des cas extrêmes la lettre du correspondant-témoin se fait haletante, elle participe par ses ruptures, ses suspens, de la folie de l’expérience. Nous ne citerons, et trop brièvement, que deux textes étonnants. Le premier est tiré du Journal de la correspondance de Nantes, où le député Giraud-Duplessis relate à « MM. de la Correspondance » les événements du 5 et de la nuit du 6 :
« Ma rue est pleine d’hommes à cheval, et armés de pistolets et de sabres. Grand Dieu ! j’entends un bruit terrible de fusils et de canons, je ne peux continuer, il faut que je voie ; je vais voir.
A dix heures du matin
« Je laisserai sur mon papier cette dernière phrase : tout est fini. Les bruits du canon et des fusils sont des bruits de joie. Je cours à l’Assemblée, je verrai ce qui se passe sur l’avenue de Paris ; et ce soir je vous dirai ce que j’ai vu.
Ce soir à quatre heures
« [...] Quand je me suis rendu à l’Assemblée Nationale, l’allée de Paris était couverte d’hommes armés à pied et à cheval. Les canons, les fusils faisaient feu de toutes parts ; c’était un bruit du diable ; on ne respirait que la fumée de la poudre, je me croyais sur un vrai champ de bataille ».
37Giraud-Duplessis conclut que « c’est encore un de ces événements dont il faut avoir été témoin pour s’en faire une idée » (t. II, Part. 1, no XIV, p. 201-202). Journaliste malgré lui, il n’héiste pas à confier au public ses impressions les plus spontanées et les plus naïves. Un Extraordinaire du Courrier de Londres (édition du Courrier de l’Europe diffusée en Grande-Bretagne), le seul publié apparemment en 1789, nous offre le second texte, l’« Extrait d’une lettre de Paris, datée du lundi 5, à 8 heures du soir » :
« [...] La division règne parmi le peuple, le tocsin sonne dans toutes les paroisses, et tout le monde craint des dangers dont personne ne connaît ni l’étendue ni les détails. On parle de complots... on ne sait contre qui... chaque habitant frémit dans sa maison... des femmes éperdues courent les rues, en criant au feu... aux armes... Nous n’avons point encore eu un moment de crise aussi effrayant. Le soulèvement est universel. Les citoyens sont tous armés, et ils ne savent contre qui tourner leurs armes, le palais royal... la place d’armes... toutes les rues... tous les carrefours sont remplis... On ne sait où courir... on ne sait où est l’ennemi, ni, s’il y a en effet, des ennemis à combattre. [···] On parle du départ du roi que l’on dit enlevé sous le vain prétexte qu’il n’était pas en sûreté... d’une armée qui approche... qui est à notre porte,... de nouveaux ennemis de la patrie. – On craint pour la famille royale... pour l’Assemblée Nationale... pour la liberté. Tous les citoyens sont au désespoir »19.
38Cette écriture affecte, et dans des conditions tout à fait exceptionnelles, le type d’information véhiculé par la « lettre »20. Le désordre, la confusion, le suspens, la marque de l’énonciateur-témoin, les tours allocutifs, tout caractérise un texte en dehors des normes habituelles de la communication publique. Il s’agit de cas-limites. On n’en constate pas moins, dans le discours plus commun et plus soutenu de certains journaux, une vive préoccupation d’attester la présence du journaliste, de l’installer en spectateur ou en auditeur, désireux de se poser pour tel devant le lecteur. Il peut simplement autoriser de son expérience le récit sensible qu’il fait d’un grand moment de l’Assemblée : ainsi Poncelin se félicite dans son Courrier français « d’avoir pu être témoin de ces sentiments de patriotisme que l’assemblée nationale vient de manifester » (Suite de la séance du 4 août, p. 33). Mais la présence peut aussi se donner dans l’acte de la perception et de l’effusion qui la rendent plus signifiante et l’accordent à l’émotion générale : « Tous les membres de l’Assemblée ont crié Vive le Roi. Je voyais, j’entendais, mes larmes coulaient ; le sentiment pressait mon cœur, suspendait mes facultés ; je partageais l’ivresse générale avec cet enthousiasme indéfinissable qui s’empare subitement et magiquement de toute âme sensible » (Beaulieu, Suite des nouvelles de Versailles, 5 août, p. 4). Dinocheau multiplie dans son Courrier de Madon ces effets qui contribuent à la vivacité de ses comptes rendus et prolongent le dialogue qu’il entretient avec ses lecteurs. Le 11 novembre, vingt orateurs se précipitent pour parler de la division du royaume : « Je les ai vus se presser en foule à la tribune et vouloir conquérir la parole avec violence » (no IX, 11 nov., p. 100). « Je reviens de cette séance chargé de dépouilles et de plaisir ; il est bien juste que je le fasse partager à tous ceux qui daignent me suivre dans ma course. Ah ! quelle satisfaction pour celui qui aime tenderment sa patrie, de voir les affaires publiques s’avancer vers une fin heureuse [...] ! Voilà ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, ce que je crois » (no XV, 18 nov., p. 171).
39Peu de journaux présentent une vision aussi heureuse, aussi pittoresque des débats de l’Assemblée : Dinocheau pratique le journalisme parlementaire comme une allègre conquête de la liberté. Il invite son lecteur à contempler un « superbe spectacle » : « Voyez cette brave et loyale jeunesse se précipiter dans l’arène de l’éloquence, combattre les préjugés, parler avec une noble hardiesse, électriser, par le jeu de son génie, le patriote tranquille qui les écoute ; venez entendre les discussions ; venez être témoin du noble désintéressement qui conduit cette assemblée... » (no VI, 7 nov., p. 2). D’autres prétendent aussi susciter cette présence fictive. Dans le premier numéro de son Bulletin, Maret signale qu’aucun récit n’a jusqu’alors eu pour objet « de peindre si exactement chaque séance, que le lecteur fût transporté dans la salle commune, qu’il pût y suivre la marche des esprits et des opinions, et se consoler ainsi de n’être pas témoin de l’énergie majestueuse qui y anime tous les cœurs » (7 juillet, p. 1). Dans son Courrier national, Pussy, exprimant sa crainte du pouvoir « subsistant de l’aristocratie », écrit : « Venez ici, lecteur, et observez... ; vous serez bientôt convaincu que rien n’est encore solidement affermi... » (no 105, 1er oct.). Gorsas enfin veut faire de ses « procès-verbaux » un « tableau tellement exact » des séances que le lecteur ait l’« illusion » d’y avoir assisté (Courrier, no V, 10 juillet, p. 73) ; « Je désire enfin qu’on se dise, après l’avoir lu, J’AI ASSISTE A LA SEANCE DE CE JOUR » (no XXIV, 31 juillet, p. 61).
40Les journalistes tiennent inégalement leurs promesses. Maret invente sans doute ce que l’éditeur du Moniteur appellera en 1794 le compte rendu « dramatique », mais son rôle de témoin se réduit à la transcription exacte des discours. Il n’en est pas de même de Dinocheau, ni surtout de Gorsas. Ce dernier excelle dans le rôle de témoin tour à tour exalté et impatient, riant ou pleurant, captivé ou succombant à un insupportable ennui. Seul, ou presque, il sait choisir la grande séance, la dramatiser, y noter les attitudes et les mouvements, et s’y mettre lui-même en scène dans l’exercice de sa mission. La séance du 2 novembre sur la nationalisation des biens du clergé en offre un bel exemple : « Tout mérite d’être considéré, lorsqu’il s’agit de décisions capitales, et il n’y a pas de petites circonstances dans les grands événements : ainsi hier matin, en me rendant à la salle, j’y suis arrivé avec l’intention de tout voir, de tout entendre et de tout raconter, au risque de dire des choses inutiles » (t. V, no 14, 3 nov., p. 230). Et il remarque la foule qui dès le matin envahit le parvis de Notre-Dame, l’agitation de la salle, les petites « cabales » qui s’y forment, les bougies dont on a garni les lustres en prévision d’une longue séance...
41Il faut souligner l’originalité de Gorsas contre une injuste tradition de mépris pour les débuts de son Courrier, qui remonte au moins à E. Hatin21. Car il n’est pas seulement un observateur passionné de l’Assemblée, qui en restitue l’atmosphère avec un relief saisissant, il est aussi, dans la presse quotidienne de 1789, le plus sensible à l’événement, le plus soucieux de le saisir dans son surgissement et d’en créer par l’écriture la vision immédiate. Non pas qu’il y adhère avec enthousiasme : patriote modéré, que la violence inquiète, il a peut-être reçu de la postérité la punition de ce premier manque d’énergie révolutionnaire. Le personnage convenu du « courrier », fictionnel et archaïque, est d’abord chargé de produire l’effet de présence que recherche Gorsas : « Notre courrier, en passant hier devant l’Ecole Militaire et voyant... » (no VI, 11 juillet, p. 12) ; « En passant à la barrière de la Conférence, notre courrier a rencontré une voiture » (no XVI, 23 juillet, p. 261). Il peut d’ailleurs entrer dans un scénario complexe, destiné à dramatiser la nouvelle, celle par exemple de la « retraite » de Necker (no VIII, 13 juillet, p. 113-122).
42Gorsas abandonne vite ce relais maladroit, et la présence de - vient celle du journaliste lui-même, plongé au cœur de l’action. Il a, comme d’autres, « le bonheur d’être témoin » des « scènes patriotiques» de la nuit du 4 août (no XXX, 6 août), mais il voit aussi les scènes de la rue, les violences de la foule et, par exemple, il donne sans doute la relation la plus vibrante, la plus immédiate, de la mort du boulanger François le 21 octobre : « Voici le fait d’hier ; j’ai eu la douleur d’en être le témoin [...]. J’observe pour la seconde fois que j’ai tout vu » (t. II, no III, 22 oct., p. 46 et suiv.). Le trait le plus remarquable du Courrier, à cet égard, c’est que l’événement lui-même intervient dans l’écriture, la dictée et en règle le cours. Le no XVI du 23 juillet présente, après diverses nouvelles, le titre suivant : «Evénements de la journée. Paris dix heures du soir » : « Notre intention était de terminer ce No par le résultat de la dernière séance de l’Assemblée Nationale, le débat qu’a occasionné la proclamation de M. Lally-Tolendal était déjà rédigé et imprimé, lorsque des cris tumultueux nous ont détourné d’un travail aussi intéressant pour nous appeler à des scènes d’horreur qui laisseront de longs et d’affreux souvenirs ». Gorsas relate alors brièvement le « massacre » de Foulon et de Bertier, pour finir par cette « Observation essentielle » : « On n'a pu s’occuper de la rédaction de ce no qu’hier à minuit : il parait ce matin sans qu’on ait lu les épreuves ». Les cris, l’irruption de l’extériorité violente bouleversent le programme du journaliste. L’écriture se livre dans son travail nocturne, ses hasards et sa précipitation.
43Ce phénomène se reproduit, encore amplifié, dans le no 91 du 6 octobre, qui commence ainsi, sans titre interne : « Il est 7 heures du soir ; les choses les plus étranges se sont passées pendant cette journée désastreuse [...]. Telles sont les circonstances dans lesquelles j’écris, et ce tableau n’est point chargé ». Gorsas évoque alors le pillage de l’Hôtel de Ville, le « soulèvement universel », puis se rappelle qu’il a « contracté un engagement », celui de rendre compte des travaux de l’Assemblée. Mais le numéro se termine sur un retour au présent : « Ce soir Minuit. Nous nous empressons de tranquilliser nos souscripteurs de province, que le début de ce No était bien fait pour effrayer [...]. N.B. Plusieurs milliers de citoyens sont partis ce soir pour Versailles. Tout Paris est éclairé cette nuit », et, comme très souvent, il annonce : « Demain les détails les plus sûrs de cette mémorable journée ».
44Le quotidien, tel que le pratique Gorsas, manifeste donc pleinement ses capacités d’annonce instantané, de suspens et de rebondissement et conquiert, au contact de l’événement révolutionnaire, sa destination moderne d’enregistrement du présent immédiat. Le journaliste s’y exhibe en outre comme maître d’œuvre dont la présence énonciatrice double et prolonge la présence à l’événement, jusque dans l’inscription d’une écriture troublée et aléatoire. Il est bien l’« Historien fidèle des événements qui se passent sous ses yeux ».
45D’autres que Gorsas ont eu conscience de ce nouveau rapport à l’écriture, même s’ils n’ont pas su en tirer les mêmes effets que lui et l’installer au cœur de leur pratique. Après avoir promis au lecteur de le « transporter » dans la salle de l’Assemblée, Maret ajoute : « Ecrit au milieu de l’Assemblée, pendant le bruit des débats et de la discussion, [le Bulletin] ne pourra être rédigé avec autant de soin que s’il l’était dans le silence de la réflexion, et n’aura d’autre mérite que celui de la vérité » (no 1, 7 juillet, p. 1). Ce qui n’est ici qu’une excuse liminaire devient chez Dinocheau une situation vécue : « La séance n’est pas encore terminée. Je l’écris et la peins au milieu du plus violent orage qui ait encore agité cette assemblée », et une note précise : « Lecteurs ne croyez point que je suppose gratuitement être dans l’assemblée pour rendre mon récit plus intéressant. Le fait est vrai » (Courrier de Madon, no XVIII, 21 nov., p. 212). Cette protestation de sincérité à son prix : le temps est venu, pour le journaliste, de valoriser son témoignage par la proximité de l’événement et du lieu où il se passe, et de réduire toutes les médiations qui l’en éloignaient. Des textes cités plus haut révèlent la coïncidence de l’événement et de l’acte d’écriture (« au moment où nous écrivons... ») ; cette coïncidence devient ici volonté délibérée de capter l’énergie de la chose vue, et de s’autoriser de l’instantanéité voire du trouble de l’écriture.
46Une dernière manifestation de cette nouvelle pratique du journalisme préfigure le « reportage » et l’« interview » : le journaliste va constater sur place la vérité d’un bruit ou d’une dénonciation, il interroge les acteurs et leur donne la parole. Les Révolutions de Paris en offrent quelques exemples remarquables22 ; l’auteur du Journal de la municipalité écrit dans son no I, du 16 octobre : « On raconte si diversement les traits de popularité du Roi envers la fille Chabli, que nous avons cru devoir interroger cette jeune personne pour garantir la fidélité de notre récit ». La bonne fortune de cette jeune bouquetière reçue avec la délégation des « dames » et embrassée par le roi le 5 octobre, ce qui donne lieu à une des anecdotes édifiantes qui prolifèrent alors, semble en effet avoir suscité quelque doute et quelque jalousie, puisqu’une demoiselle Raulin, désignée à la place de sa concurrente pour haranguer le roi, « en fait ses plaintes au journaliste » des Révolutions de Versailles et de Paris (no 2, 8-14 oct., p. 56-57). Gorsas relate longuement l’entretien qu’il a eu avec le soldat Mamour, qui a tenté d’arrêter aux Tuileries un homme suspect portant un tison sous sa redingote ; il l’interroge pour s’assurer du fait (Courrier, t. VII, no 10, 20 déc.), ce qui lui vaut les sarcasmes de Morande dans le Courrier de l’Europe : Gorsas a été la « dupe de cette histoire baroque » (no 52, 29 déc., p. 415). Ayant reçu successivement une lettre d’un malheureux enfermé à Bicêtre, et dénonçant le régime de cette prison, puis une lettre de justification des économes, Feydel enquête sur place, le jour de Noël, en compagnie de Manuel, du Comité de police ; on lui amène le plaignant qui lui « fait toucher les cicatrices que les chaînes ministérielles ont laissées sur diverses parties de son corps » (l'Observateur, no 64, 25-28 déc., p. 516). L’enquête chez Feydel comme chez Gorsas, prolonge donc la fonction d’alerte et de surveillance de « l’écrivain patriote », on peut même dire qu’elle n’est qu’une conséquence occasionnelle du recueil des témoignages par la lettre et la dénonciation. En éditant les lettres qu’il reçoit, le journaliste devient déjà témoin par délégation.
47Beffroy de Reigny avait assumé ce rôle, d’une autre manière, dès le mois de juillet. « Après la prise de la Bastille, on est venu trouver le Cousin Jacques pour le prier d’en rédiger la narration » : il va donc à l’Hôtel de Ville, écrit son Précis exact de la prise de la Bastille, rédigé sous les yeux des principaux acteurs qui ont joué un rôle dans cette expédition, et lu le même jour à l’Hôtel de Ville, sous la dictée, et en présence de ces « acteurs » (Courrier des planètes, no 67, 1er août, p. 31). Il doit y ajouter un Supplément, car « il s’est présenté chez lui une infinité de personnes qui réclament leur part de la gloire des héros à qui la France est redevable de cette expédition » (p. 52 et no 69, 1er sept., p. 35-36). Le 18 octobre encore, le Cousin Jacques recevra « une soixantaine de visites » de ceux qui ont participé à l’expédition de Versailles (no 74, 16 nov., p. 46). La pression des témoins et des acteurs est donc considérable, elle fait partie du « protagonisme comme facteur d’amplification de l’événement » analysé par Haim Burstin23. On remarque que les preneurs de la Bastille choisissent, comme dépositaire de leur expérience et comme récitant de leur gloire, un journaliste connu, mais en dehors des normes. Cette démarche révèle un sûr instinct des pouvoirs de la communication par le journal24.
48La presse nous offre enfin un cas rarissime, mais étonnant, de ce qu’on peut appeler le « protagonisme » journalistique. Beaulieu raconte dans le Supplément à la Suite des nouvelles de Versailles du 20 juillet comment
« après avoir risqué sa vie, en traversant la rivière, et bravé le feu des troupes cantonnées à Sève, qui avaient coupé la communication de Versailles à Paris, après l’avoir exposée encore au milieu des baïonnettes des Parisiens, qui s’obstinaient à le prendre pour un espion, et qui voulaient le pendre comme tel, [il] est conduit d’abord au Palais-Royal et ensuite à l’Hôtel de Ville, enfin aux principales places de Paris, et y apporte l’heureuse nouvelle que le Roi s’est rendu à l’Assemblée Nationale, pour s’en rapporter entièrement à elle sur les moyens de ramener la paix » (p. 6).
49Nous n’omettons aucune des circonstances qui font tout le prix de ce passage. Marat plus tard vantera sa propre détermination le 13 juillet, mais dans son récit rétrospectif il ne se présente qu’en citoyen particulièrment méfiant et lucide. Beaulieu est au contraire le courrier héroïque, le journaliste témoin qui devient acteur, et risque sa vie dans l’exercice de sa mission de communication.
La réflexion. Le journaliste catéchiste et philosophe
50La presse consacrée, exclusivement ou non, aux comptes rendus de l’Assemblée Nationale ne se contente pas d’informer et de préparer des matériaux pour l’Histoire. Les débats sont à eux seuls une instruction permanente, une manifestation des « lumières » concentrées, à un point jamais atteint auparavant, dans les députés unis. « On a l’idée la plus grande et la plus sublime du sénat des Français, et on a raison. Jamais, en effet, assemblée ne fut plus sage, jamais assemblée ne renferma une masse de lumières plus considérable » (Journal des Etats Généraux, t. II, no 38, 19 août, p. 613). « Tous les faits sont faux », écrit Luchet dans son Journal de la ville, « il n’est cependant qu’un seul intérêt, c’est de suivre avec exactitude les travaux, les motions, les discussions, les arrêtés de l’Assemblée Nationale [...]. C’est le foyer de la lumière » (no 56, 23 sept.). La presse de l’Assemblée n’aura donc qu’à réfléchir cette lumière et à offrir le spectacle éclatant du « choc des opinions », exercice pratique de la raison : « Passif au milieu de l’esprit de parti et d’opposition, inséparable d’une grande assemblée, le Rédacteur se contente de faire sentir et toucher le choc des opinions, d’où jaillit la lumière et la vérité » (Journal des Etats Généraux, Prospectus de déc., p. 2). Dans l’extrême agitation de l’Assemblée, Pussy voit se dégager un ordre inaltérable : « La raison seule, fortement prononcée, ou établie, y jouit de l’avantage de persuader. Tous ceux qui disent ou écrivent le contraire se trompent, et ne connaissent pas l’austère franchise de ces jugeurs silencieux qui ne cèdent qu’à la forte conviction » (Courrier national, no 101, 26 sept.).
51Il suffit donc de publier des comptes rendus exacts des séances de l’Assemblée pour travailler aux progrès de la politique. Cette conviction inspire une part énorme de la nouvelle presse de 1789 ; elle peut autoriser la paresse et la facilité, mais elle n’en révèle pas moins l’enthousiasme et les folles espérances suscités par la Révolution. Le Prospectus d’un Journal historique et philosophique de la Constitution qui n’a jamais paru en donne une parfaite formulation :
« Le progrès des lumières et l’instruction du peuple ont commencé la révolution qui s’exerce ; il ne sera pas inutile pour qu’elle s’achève sans retard et sans obstacles, de donner à l’esprit qui anime l’Assemblée Nationale toute la publicité possible. Répandre les lumières puisées dans une source aussi féconde, aussi pure, c’est servir sa Patrie, c’est remplir un devoir de Citoyen ».
52Certains se contentent de cette fonction de « publicité ». Mais la « réflexion » est aussi une liberté que beaucoup considèrent comme primordiale, et dont ils usent couramment dans leurs comptes rendus. L’auteur du Courrier national, dans un Prospectus de la fin juillet, s’adresse avec humour à ses concurrents en demandant pour tous un droit égal de « gouverner l’opinion » de leurs lecteurs, et de placer ça et là « quelques réflexions de [leur] cru ». Ceux qui ne s’effacent pas dans une stricte impassibilité ne livrent leurs commentaires, parfois vifs et abondants (Gorsas ou Dinocheau, par exemple) qu’au hasard des sujets débattus. Poncelin aime à rappeler dans son Courrier français, qu’il a réfléchi depuis longtemps aux problèmes constitutionnels, et que ses ouvrages en font foi : « Depuis vingt ans je publie dans mes écrits, et je répète dans les sociétés, que nous sommes sans constitution » (Séance XXI, 22 juillet, p. 2). « Ceux qui ont lu notre Législateur français publié avant la réunion de l’Assemblée Nationale, savent que, pour éteindre la dette nationale, notre projet était de prendre tous les biens du clergé... » (no 85, 28 sept, p. 477)25. Sur toutes les grandes questions, les décisions éclairées de la nation délibérante confirment les vœux de Poncelin. Mais, le plus souvent, sa profession de « vérité » l’oblige à une stricte réserve, qui n’autorise que de brèves interventions. L’engagement personnel des journalistes de l’Assemblée va rarement au delà de l’affirmation de quelques grandes certitudes patriotiques, de réactions affectives (surtout de juin au début d’août) ou de jugements occasionnels. Il ne répond pas, en général, à la volonté délibérée et constante d’imposer des principes, de promouvoir une politique.
53Quelques journaux, à cet égard, tranchent d’autant plus sur la masse, et occupent une place d’autant plus originale, qu’ils annoncent des ambitions franchement didactiques et prétendent devenir un lieu de discussion et d’échange des idées. Cette conception du journal, qui ne sera pas dominante, semble avoir inspiré les premiers essais de presse libre jusqu’en mai. Dans ses deux prospectus du 16 mars et du 1er avril, Brissot énonce déjà fermement les principes dont il ne cessera ensuite d’autoriser sa pratique du journalisme : le temps est venu de remplacer les brochures fugitives, trop nombreuses et trop chères, par un « Journal politique » ou « Gazette », « unique moyen d’instruction pour une Nation nombreuse », et susceptible de créer « l’harmonie entre tous les membres de l’Etat », l’unité d’« opinion ».
« Ecrit au sein de la Capitale, au foyer du mouvement et des lumières, circulant avec rapidité, ce Journal apprendra dans le même instant à toutes les provinces le fait nouveau, la mesure importante, qui exige souvent une solution prompte et uniforme. Il les mettra toutes en correspondance entre elles, les instruira, l’une par l’autre, et produira ainsi une harmonie de plans et d’opérations ».
54C’est pourquoi le Patriote français réservera des pages « à la discussion des questions les plus importantes » et à l’analyse des brochures politiques. A la fin d’avril le Prospectus des Etats-Généraux de Mirabeau assigne au journal une fonction assez semblable : « Les feuilles périodiques doivent [...] être considérées comme le manuel de ceux qui n’ont pas le temps ou l’instruction, ou l’aisance nécessaire pour lire les livres » ; les écrits, libres et de circulation rapide,
« sont la base et l’instrument du contrôle universel, ils propagent l’instruction et en reçoivent l’influence, ils deviennent le point de ralliement de tous les bons esprits, de tous les citoyens zélés, ils ouvrent une correspondance qui doit infailliblement produire une harmonie de sentiments, d’opinions, de plans et d’opérations qui est la véritable puissance publique ».
55Au moment où il s’agissait d’imposer une « Constitution », cette « harmonie » était une condition requise pour gagner la bataille, et le journal, « manuel » ou « moyen d’instruction », était du même coup un instrument de combat.
56Brissot et Mirabeau (auquel il faut joindre ses associés, Dumont, Du Roveray...) sont restés fidèles, avec les traits qui les distinguent, au programme qu’ils s’étaient fixé. Le premier accueille, en vertu de la forme de son journal, des informations que les seconds excluent totalement. Tous élaguent, concentrent les débats de l’Assemblée, les organisent autour des grandes questions sur lesquelles ils veulent à leur tour mener le débat. Dans les Lettres de Mirabeau à ses commettants le cadre chronologique du procès-verbal n’est que l’appui d’un discours personnel qui en trace la ligne directrice ; l’ordre même de ce discours, sa tenue, sa vigueur, y deviennent les symboles actifs de la souveraineté nationale qu’incarne l’auteur. Le journal se donne symboliquement comme l’expression d’un nouveau pouvoir politique, sûr de lui, il se revêt de la tranquillité et de la hauteur de cette assurance. Avec une certaine prolixité oratoire et un ton plus guindé, le Courrier de Provence perpétue ce modèle. On y entend, de façon parfois encombrante, la parole du grand orateur ; ses associés excellent dans les grandes ouvertures générales sur la question à l’ordre du jour, dans l’ordonnance d’un texte qui se développe en nappe continue, harmonieusement liée et distribuée. Par son élégance et sa hauteur, il offre de l’Assemblée Nationale une image totalement transformée et comme sublimée par un idéal réflexif et synthétique. Ce que Dumont et ses amis enseignent à leurs lecteurs, outre les thèses de Mirabeau, c’est l’esprit qui doit présider à une constitution, et la mécanique parlementaire britannique, dont ils sont passionnés, et qu’ils regrettent de voir trop souvent ignorée de l’Assemblée.
57Brissot affirme, de façon plus claire encore, sa fidélité aux buts qu’il s’est proposés dans ses Prospectus. Dans le premier numéro du 28 juillet, il rappelle l’« esprit » de son Patriote français : « L’objet est, en instruisant le Public des opérations de l’Assemblée Nationale, de répandre partout les lumières qui préparent une Nation à recevoir une constitution libre ». Il trouve, peu après, la formule qui définit de la façon la plus remarquable le type de presse qu’il veut imposer : « Indépendamment des réflexions dont nous accompagnerons le récit des faits, nous nous proposons de remplir cet objet sous le titre de Réflexions politiques. Ce sera une espèce de Catéchisme politique de tous les jours, et nous invitons tous les bons Ecrivains, les vrais Patriotes, à le perfectionner, de concert avec nous » (no VII, 4 août). Le journal est une « sentinelle », il « surveille », il « censure » (no 9 X, 7 août), il défend les droits du peuple, mais il l’empêche aussi « de se laisser entraîner à une fermentation constante » (no I, 28 juillet). Il dissipe les « vaines terreurs » par les lumières qu’il répand « en un instant » dans un vaste royaume : « Si l’usage des gazettes était aussi commun dans nos Campagnes, qu’il l’est dans celles de l’Angleterre et de l’Amérique, nos marchés regorgeraient de blé dans quelques jours » (no XXVII, 27 août).
58Brissot considère donc la presse comme un couronnement des lumières, dans l’ordre politique, comme un instrument pédagogique d’unité nationale et de démocratie : il détruit les préjugés, il est un moyen irremplaçable d’exercice de la souveraineté. Brissot voudrait en faire une chambre de discussion préalable pour éclairer l’Assemblée :
« N’est-ce pas l’unique moyen de rassembler toutes les lumières sur le même point ? Ne rend-on pas nul aujourd’hui le service qu’on devrait attendre des journaux à cet égard en improvisant, précipitant, accumulant en un seul jour les questions les plus importantes, et en les décrétant, avant que le Public en ait eu même connaissance ? Si l’on réforme les Lois pénales avec cette précipitation, n’est-ce pas tomber, d’une autre manière, dans le même inconvénient que l’ancien gouvernement, qui décidait tout clandestinement et qui fuyait la lumière, loin de la rechercher» (no LX, 3 oct.) ?
59Le journalisme pédagogique et philosophique qui constitue l’inspiration centrale du quotidien d’information, chez Brissot, prend aussi en 1789 d’autres formes et entre en composition avec d’autres pratiques. Ce qu’on peut appeler le journal d’analyse politique place en tête de ses rubriques les comptes rendus d’ouvrages d’actualité et se consacre à la défense des « principes ». Le Journal d’Etat et du citoyen en offre sans doute la réalisation la plus parfaite. Mlle de Keralio veut en faire le rempart de la liberté nouvellement conquise, destiné à la défendre contre la « fausseté des opinions » et les « pré - jugés barbares » ; elle promet de conserver dans ses jugements sur les ouvrages « la pureté des principes constitutionnels » (Prospectus) et de développer les « principes du Droit de la nature et de notre Constitution », « en remettant continuellement sous les yeux l’enchaînement indissociable de ces principes de vérité et de raison éternelle» (no I, 13 août, p. 2). Elle ne refuse pas les événements ni les « variétés », mais elle les subordonne aux « analyses » et aux « extraits » critiques. Elle reçoit de ses confrères en journalisme un accueil inégalement favorable ; si Brissot, qui est du même district, et Tournon louent son patriotisme et ses « connaissances législatives », l’auteur des Révolutions de Paris de Prudhomme jette quelque ridicule sur celle qu’il nomme un « phénomène politique » et une « Amazone politique »26. On comprend qu’elle ait paru une « phénomène » non seulement à cause de préjugés courants sur son sexe, mais aussi parce qu’elle avait choisi délibérément de pratiquer un journalisme d’idées où fort peu s’aventurent à ce point en 1789. Du Morier lance au début d’octobre une entreprise un peu semblable, mais son Journal national, dont le prospectus est très ambitieux, et qui soutient la politique de Mounier, ne va pas au delà du premier numéro et sombre avec son héros.
60D’autres journalistes, plus nombreux, prétendent brancher directement une philosophie et un enseignement politiques sur les travaux de l’Assemblée. L’auteur des Débats à l’Assemblée Nationale (qu’on pense être Gaultier de Biauzat) oppose aux « feuilles périodiques », qui donnent les détails matériels des séances, l’« ouvrage » qu’il écrit pour les « Philosophes », les « Publicistes », les « Politiques », « recueil suivi des matériaux les plus importants que cette révolution fournit à l’histoire politique et civile du Peuple Français » (Avertissement). Celui des Nouvelles éphémérides de l’Assemblée Nationale, ou correspondance d’un député de l’Assemblée Nationale avec un membre du Parlement d’Angleterre charge son député fictif de révéler les « principes » et la logique des décisions de l’Assemblée, la « chaîne bien liée des idées et des sentiments de nos députés » ; son journal veut donc être un « ouvrage raisonné, accompagné de réflexions philosophiques, politiques, et même de traits historiques » (no IX, 15 août, p. 130). L'Histoire de la révolution présente (17 nov.) déjà citée pour ses ambitions historiques, se donne pour une « analyse philosophique » des travaux de l’Assemblée, de peur que ne se perde « le fruit que la raison et la philosophie doivent retirer de la Révolution et de ses causes » (p. 2).
61La légitimation cherchée dans la philosophie dicte, chez ces auteurs, une même dénonciation des « gazettes » et la volonté de se situer dans la zone plus prestigieuse où le journal devient « ouvrage ». Entre les journalistes qui se contentent de réfléchir les lumières de l’Assemblée, et ceux qui en annoncent une histoire raisonnée, la différence est d’ailleurs parfois peu sensible. Le Journal des décrets de l'Assemblée Nationale pour les habitants des campagnes, qui n’est guère qu’un procès-verbal des séances, se présente comme un « catéchisme national » (Prospectus, octobre) ; son but, d’une utilité toute patriotique, est seulement de fournir les connaissances nécessaires à l’administration et à la députation.
62Le journal encyclopédique est une variante hyperbolique du journal didactique. Selon le Prospectus de décembre, les Annales universelles et méhtodiques formeront une « Encyclopédie annuelle et chronologique », une collection « qui, jusqu’à ce jour, manquait autant à l’utilité des bibliothèques qu’à l’accroissement des connaissances humaines » : elle comprend cinq parties qui embrassent la politique, le commerce, les sciences, la littérature... et qui remplissent 120 pages grand in-8o par semaine. En novembre également de Belair lance ses Fastes de la liberté : ces « annales générales, où l’histoire politique et litéraire sera complètement traitée » (Prospectus, p. 3) sont esquissées dans un plan prévisionnel en 21 articles, où l’on trouve toutes les choses connaissables, et quelques autres encore. Ce projet fou va de pair avec l’idéologie d’une propagation indéfinie et universelle de la Révolution, et avec un fort élan expansionniste sous des formes à la fois culturelle, commerciale et militaire. Il manifeste une confiance totale dans les virtualités de progrès en tout genre que libère la Révolution, et dans la puissance de l’éducation. Le journal, qui peut « suppléer tous les autres » (Prospectus, p. 4), sera pour la France et l’Europe, et pour le monde, ce condensateur et ce multiplicateur de lumières qu’exige le mouvement conquérant de la Révolution : « Nous devons aux autres peuples de les éclairer et de les diriger ; nous leur devrons peut-être bientôt de les protéger par nos armes » (Prospectus servant d’introduction, p. 3).
63Ces tentatives restent exceptionnelles. La volonté de faire du journal un outil d’instruction ou de débat tend plutôt à s’insinuer dans les diverses formes journalistiques, elle est une des composantes des entreprises sérieuses, et l’on ne peut, le plus souvent, la distinguer d’autres fonctions, celles de la surveillance censoriale ou de la parole tribunicienne. Les rédacteurs successifs des Révolutions de Paris (et Loustallot plus encore que Tournon) font pénétrer la réflexion politique dans leur chronique et, à partir du no XIII, les « détails » journaliers font place à des discours sur les grandes questions à l’ordre du jour, à des articles de fond qui se poursuivent parfois d’un numéro à l’autre. Tournon, dans ses propres Révolutions, redit sans cesse la nécessité de l’instruction. Pour conserver la liberté, il faut « que presque tous les citoyens, je dirais même tous les individus, connaissent leurs droits et leurs devoirs, qu’ils soient instruits et sages » (no XIX, 15-21 nov., p. 3) ; la liberté est l’« apanage du Savoir [...] et le degré de lumières d’une nation fixa toujours, dans tous les siècles, le degré de liberté qui lui fut nécessaire» (no XXIII, 13-10 déc., p. 3-4). Le combat inlassable du journaliste pour la liberté est aussi un combat pour les lumières ; le journal révolutionnaire naît et s’impose dans la crise par laquelle un peuple entier passe de l’ignorance, de la superstition et de l’esclavage à la vérité, à la vertu et à la liberté.
64Marat, qui reprend fièrement pour épigraphe la devise rousseauiste vitam impendere vero, fixe un but semblable à son Ami du peuple : « C’est aux sages à préparer le triomphe des grandes vérités qui doivent amener le règne de la justice et de la liberté, et affermir les bases de la félicité publique » ; le seul écrit dont la Nation ait besoin est une
« feuille périodique, où l’on suivrait avec sollicitude le travail des Etats Généraux, où l’on éplucherait avec impartialité chaque article, où l’on rappellerait sans cesse les bons principes, où l’on vengerait les droits de l’Homme, où l’on établirait les droits du Citoyen, où l’on tracerait l’heureuse organisation d’un sage gouvernement » (Prospectus, p. 2).
65C’est pourquoi il rappelle, dans son titre même, les ouvrages antérieurs dont il s’autorise (« M. Marat, Auteur de l'Offrande à la Patrie, du Moniteur, et du Plan de Constitution, etc. ») et les cite volontiers27. Il oppose le « silence du cabinet », le « calme de la méditation» à la multitude des opinions qui se heurtent à l’Assemblée (no III, p. 27-29). Ce retrait est un gage de lucidité (par opposition à l’aveuglement des « folliculaires »), il permet de dévoiler et de prévoir, d’opposer le droit à toutes les usurpations, il donne le courage d’« éclairer la nation, de fixer ses idées, et de mettre l’opinion publique à même de se manifester » (no II, p. 19). On comprend donc que l’analyse des séances de l’Assemblée soit si brève dans l'Ami du peuple ; elle ne sert au mieux qu’à lancer les observations de Marat. On comprend également qu’il refuse le récit et l’événement : le sage voit toujours plus loin et ne suspend pas sa veille. Il y a sans doute, dans l’autorité mythique dont se prévaut la parole de Marat, d’autres valeurs plus profondes et plus puissantes. Il ne faut pas omettre, en tout cas, cette figure du « sage » à laquelle il tenait tant.
66On constate une tendance assez générale des journaux d’information modérés à se poser, pour une part, en organes ou même en arbires du débat politique, et à définir l’actualité par une grande question qui domine ou refoule les événements dans une position secondaire. La Chronique de Paris s’ouvre le plus souvent sur la rubrique « Ecrit(s) politique(s) » ou « Extrait(s) » ; elle se présente comme un lieu de proposition et de suggestion patriotiques, comme un carrefour d’opinion ; les auteurs ne définissent leur position dans aucun article de « réflexions », mais la nouvelle, de quelque nature et de quelque importance qu’elle soit, est souvent accompagnée de son interprétation politique. Les rédacteurs du Journal de la ville, à partir d’octobre, affirment plus clairement leur prétention à diriger l’opinion : « fidèles à la liberté, à la philosophie des opinions, à la chaîne immuable des bons principes, ils écrivent sous l’œil sévère de la raison, la Raison ! que la nouveauté, l’enthousiasme offusquent pour quelques moments, mais qui finit bientôt par reprendre ses droits imprescriptibles sur l’esprit humain » (Prospectus, sept.). Leur programme d’information vaste et variée n’exclut donc pas les interventions fréquentes, en particulier dans des extraits d’ouvrages, des réponses à des lettres, ou des « réflexions » et des « examens » de projets de lois. La volonté s’y exprime avec insistance de « modérer » les forces politiques concurrentes, elle inspire le sous-titre du journal à partir du 9 octobre : ou le modérateur. L’exercice de cette « fonction » de « régulateur des mouvements du Pouvoir »obéit à la vraie liberté, « sous l’empire des principes et des lois », et tente de l’imposer : « le despotisme de la raison survit enfin à tous les despotismes» (no XXIII, 23 oct.).
67Les rédacteurs de la Gazette nationale, enfin, veulent participer eux aussi à l’élaboration d’une « véritable politique », qui est une « science de la liberté » ; un journal n’offre que des « matériaux » (événements, actes publics), mais il est possible de rapprocher les faits, de les faire parler : « nous serons fidèles à marquer les progrès plus ou moins rapides de la saine politique dans les diverses contrées du globe, et à saisir dans le tumulte des actions et la foule des événements toutes les occasions de faire aimer les principes conservateurs de la liberté et de la dignité de l’homme » (no 1,24 nov., p. 1). Inversement les auteurs s’engagent à protéger la liberté naissante et encore fragile de la contagion des « mauvais principes », et des « paradoxes » des écrivains malfaisants qui se feraient « un jeu de retarder les progrès de la raison »28.
68On lirait facilement, dans la place que les journalistes, de Brissot à Marat, ou au rédacteur de la Gazette nationale, réservent à l’instruction et dans la signification qu’ils donnent aux « principes », les nuances ou les oppositions de l’engagement politique. Tous cependant aspirent à former, ou à unifier, cette puissance vague mais sentie comme irrésistible de « l’opinion publique » ou de « l’esprit public ». Brissot et Mirabeau font de cette « harmonie » un objectif premier de leur journal ; l’auteur des Révolutions de Paris rappelle aux « imbéciles aristocrates » « qu’il est des sages, des citoyens qui sauront toujours rallier l’opinion publique, et la guider vers la vérité et l’intérêt général » (no XII, 26 sept.-2 oct., p. 30). « Déclaration inaltérable de la volonté générale » (no V, 9-15 août, p. 32), elle s’exprime et à la fois se crée par le journal. Mais, seconde conviction étroitement associée à la précédente dans l’esprit des journalistes, cette « déclaration » est aussi celle de la raison et du droit. C’est presque un lieu commun, dès 1789, que d’assigner à la « Philosophie » l’origine de la Révolution. Or, par un effet de redoublement, ou de restitution et de multiplication de l’énergie, la Révolution fait exploser les lumières et en promet la diffusion infinie. « Toutes les théories se perfectionnent aujourd’hui parmi nous. Les grands événements dont nous sommes les témoins, effets des lumières et des progrès de la raison publique, augmentent à leur tour cette masse de lumières, et accélèrent les progrès de la raison publique » (Chronique de Paris, no XXXI, 23 sept., p. 121). Le simple citoyen n’a qu’à se laisser conduire, ses « opinions particulières » se mettent facilement en harmonie avec « la lumière sans cesse croissante de l’opinion publique» (no LXIX, 31 oct.). Carra écrit magnifiquement, dans les Annales patriotiques et littéraires : « Les écrivains patriotes augmentent tous les jours la masse des idées sur les vrais principes, et la masse des lumières sur les abus de l’ancien gouvernement. Tous les masques sont déchirés ; la Bastille est dévoilée [...]. Tout l’espoir est pour nous, et le désespoir pour nos ennemis » (no 55, 26 nov.). On accumulerait aisément les témoignages de cette extraordinaire conscience de vivre l’avènement de la vérité, et d’y participer dans un mouvement euphorique et spontané. Les journalistes qui se donnent pour mission d’éclairer l’opinion ne partagent pas toujours cette heureuse illusion ; du moins fondent-ils leur action, de façon plus ou moins systématique, sur la volonté et l’espoir de former une nation de citoyens libres et éclairés.
La lettre. Le journaliste éditeur
69Le journal épistolaire est un genre encore assez bien représenté en 1789 (8 collections et un prospectus)29, mais seules les Lettres à M. le Comte de B*** de Duplain de Sainte-Albine ont réussi à durer quelques mois. Comme il se doit, les auteurs vantent volontiers les avantages du style auquel cette fiction les autorise : il donne « un cours plus libre à l’épanchement du sentiment » que les « froides gazettes », « le citoyen, le philosophe, le politique préfèrent la naïveté de l’expression, qui, par une pente douce et facile, rend plus touchante et plus persuasive la communication des pensées » (Nouvelles éphémérides, no I, 7 août, p. 2). Le rédacteur du Courrier de Bordeaux ou nouvelle correspondance... s’avise, au no VI, de l’urgence d’honorer son titre, et de conserver à ses nouvelles « le ton d’une lettre missive qu’elles ont dans le principe ; j’avais cru ce ton peu convenable à la gravité des matières que j’avais à traiter » (22 nov., p. 46). L’artifice paraît en effet soit insignifiant et inutile, dans la plupart des cas, soit définitivement suranné. Le Spectateur est supposé formé de lettres envoyées par un groupe d’amis, dont les noms symbolisent les divers caractères : le Chevalier de Hot, Nicolas True, François Uncommon... ; l’auteur avoue humblement que si le génie de Steele et d’Addison lui manque, il obéit du moins au plus pur « patriotisme » (no I, 30 juillet). Cette pauvre entreprise, bien plate, et qui essaie d’adapter le procès-verbal de l’Assemblée à un modèle usé meurt au second numéro. Dans les Lettres à M. le Comte de B*** la convention ne subsiste qu’à l’état de vestige, elle sert de support à un journalisme personnel, de ton libre et vif, à un pot-pourri qui mêle l’actualité politique, la réflexion, les anecdotes, les digressions historiques...
70Au moment où cette forme journalistique manifeste son épuisement et son inadaptation, la lettre, bien réelle, des lecteurs envahit le journal et y impose sa présence proliférante et multiforme. Cet intense échange qui s’établit entre le public et la presse est un phénomène de communication dont on peut cerner grossièrement les contours : y échappent la presse de l’Assemblée Nationale (sauf quelques lettres occasionnelles dans le Courrier de Provence) et les petits journaux où se livre un discours solitaire ; mais les journaux d’information générale ou sélective, les journaux didactiques les admettent et même les sollicitent, et les feuilles à sommaires sensationnels leur donnent une place privilégiée et leur confère une fonction éminemment dynamique.
71Les journalistes appellent non seulement la collaboration de leurs lecteurs, ils en précisent aussi parfois le fonctionnement selon le genre de leur journal. Brissot, nous l’avons vu, invite les « vrais Patriotes » à perfectionner avec lui le « catéchisme politique de tous les jours » que sera le Patriote français (no VII, 4 août). Mlle de Keralio demande des « détails sur les événements publics », dont elle fera un résumé à la fin de chaque numéro (Journal d’Etat et du citoyen, Prospectus). Feydel au début de son Observateur demande des « nouvelles sûres » : cette clause est commune, et le journaliste ajoute en général qu’il ne recevra que les lettres signées. Un pacte est parfois conclu dans un premier échange entre un groupe de correspondants et le rédacteur : ainsi se fixent, au début de décembre, le code des combats d’idées qui doivent faire de la Gazette nationale une « arène politique », et les modes d’intervention d’une «société des six » qui s’engage à y donner une critique théâtrale enfin libre30.
72La sollicitation du lecteur-correspondant est aussi ancienne que le journal littéraire. En 1789, cette participation explose et se déplace : la liberté de la presse provoque, entre autres conséquences, une irruption active et massive du public dans le débat politique et dans les représentations de la vie sociale qui était auparavant impossible et impensable.
73L’afflux est tel que plusieurs journalistes expriment leur regret de ne pouvoir tout publier, et se disent même submergés. « Le défaut d’espace m’impose des privations continuelles », se plaint Feydel dans son Observateur (no 46, 18 nov., p. 369), et il avoue qu’en commençant son journal « il ne prévoyait pas qu’un si grand nombre d’honnêtes gens, de bons citoyens, daignât choisir sa feuille pour y déposer des avis ou des réflexions utiles à la Patrie » (no 53, 13 déc., p. 473-474). Audouin se félicite dès le no III de son Journal universel (25 nov.) : « Nous recevons des Lettres de toutes parts » Le rédacteur des Révolutions de Paris évoque « l’immense correspondance que le genre de nos travaux nous donne avec le public » (no XVI, 24-31 oct., p. 4). Corsas surtout confesse son incapacité de répondre à la pression du public : « Je pourrais remplir 20 Numéros des Lettres que j’ai reçues depuis quelques jours » (Courrier, no 41, 17 août, p. 329) ; les lettres sur le veto, au début de septembre, rempliraient à elles seules son journal (no 60, 5 sept., p. 68), il reçoit 107 lettres sur cette seule question et exprime son embarras, (no 82, 27 sept.). « Nous recevons chaque jour plus de vingt lettres » (no 96, 12 oct., p. 171). D’après une Note des Rédacteurs, le Journal de Paris, de son côté, reçoit « tous les jours un grand nombre de réclamations de toute espèce contre des bruits ou des faits, publiés dans une multitude de Brochures ou Papiers périodiques », et ils se déclarent dans « l’impossibilité physique » d’imprimer celles qui ne tendent qu’à réformer l’inexactitude des autres journaux (no 290, 17 oct., p. 1329).
74Certains journaux ont trouvé dans la publication de ces lettres une de leurs fonctions essentielles. C’est le cas des petites feuilles à sensation, dont l'Observateur de Feydel est le modèle parfait. Une première lettre y apparaît au no 4, puis elles se multiplient au point que le journal devient l’œuvre conjointe du journaliste et de son public. L’« Observateur » se pose en ami qui assure la publicité des nouvelles qui lui viennent de toutes parts, de gardes nationaux, de prêtres, de commerçants, de « bourgeois de Paris »... Ils signent de leur nom, d’initiales, ou se désignent de façon mystérieuse : «l’homme aux lunettes », « Imbert aux lunettes ». Une relation immédiate, confidentielle ou passionnée, complice, parfois chaleureuse s’établit entre le correspondant et le journaliste-éditeur : elle se manifeste dès la suscription « Monsieur l’Observateur », signe de reconnaissance et marque de confiance. Les suscriptions semblables à «Monsieur le Rôdeur » (Rôdeur français), et plus rarement à « Monsieur le Courrier » chez Corsas ou à « Monsieur le Patriote » chez Brissot annoncent une qualité d’énonciation différente de celle des « Lettres au rédacteur » que l’on trouve communément ailleurs. A la fonctionnalité du journaliste, affichée dans son titre, répond parfois celle du correspondant, par l’effet d’un code interactif, qui peut être d’ailleurs l’œuvre du journaliste lui-même : on trouve ainsi dans le Rôdeur français « l’Argus patriotique » ou « patriote » (no 3, 5, 9), « l’Ecumeur politique » (no 2, 8), « le Vieux de la montagne » (no 2), « Free Holder, quaker » (no 4), dans le Journal universel « le Vieillard Patriote » (no 6), « le Rôdeur Patriote » (no 25), et une série de lettres de Bruxelles signées « le Patriote s’il en fut jamais ». Gorsas dit avoir reçu une lettre du « Père Jean de Domfront », mais il comprend la plaisanterie et se souvient du Compère Matthieu (t. 7, no 5, 16 déc., p. 61).
75On peut classer la quasi totalité des lettres, selon leur contenu, en trois catégories : les nouvelles et anecdotes, les projets et réflexions, les dénonciations et justifications.
76Les petits journaux à sommaire sollicitent le plus vivement les nouvelles et suscitent chez leurs correspondants la plus ardente impatience de les transmettre : « J’ai lu, Messieurs, dans votre circulaire adressée la semaine passée à un libraire, mon voisin et mon ami, que votre Journal sera ouvert à tous les Citoyens qui voudront l’enrichir de quelque nouveauté intéressante ; je profite promptement de cet avis ». « Vite, vite, Messieurs, consignez dans vos feuilles l’anecdote suivante » (Journal universel, no III, 25 nov.) ; « Ah ! Messieurs, hâtez-vous de consigner dans vos feuilles cette anecdote intéressante » (no X, 2 déc.). Ils participent ainsi à la hâte générale qui répond à la faim de nouvelles, et, avec leur aide, le journaliste peut rassembler les traces menues, les « détails » de cette histoire du présent que veut écrire Feydel. Mais il court aussi le risque constant d’être abusé ; il se méfie, met certaines lettres de côté et subodore des pièges (l'Observateur, no 11, p. 73) ; quand il a lancé une fausse nouvelle, il fait amende honorable : « omnis homo mendax » (no 24, p. 188) ; il revient sur une nouvelle « fausse de toute fausseté » : « J’ai cru la tenir de bon lieu » (no 65, p. 525). Instruit par l’expérience, et conscient du danger, Gorsas cite un correspondant sévère et sans illusion : « MM. les Journalistes s’excusent sans cesse d’avoir été trompés par leurs Correspondants, et n’en sont pas plus circonspects ; ils ressemblent un peu aux enfants qui promettent de se corriger, et retombent toujours dans la même faute ; sans doute c’est étourderie, et non méchanceté » (Courrier, t. 7, no 17, 28 déc., p. 263).
77La participation du public au journal se manifeste de façon plus active encore dans les projets « patriotiques » de toutes sortes et dans les réflexions sur l’actualité, que l’on rencontre dans une large zone de la presse. Ici encore s’exprime une étonnante urgence de la parole. Le Marquis de Villette commence ainsi des « Idées diverses » : « Je n’ai point mission pour écrire, mais les idées du bien, ou de ce que je crois le bien, quelquefois me tourmentent, et j’ai besoin de dire ma pensée, comme un autre a besoin de crier sa douleur ou son plaisir » (Chronique de Paris, no LXXXI, 12 nov.). Un autre patriote, qui signe « Probus », propose une caisse publique pour faire payer les débiteurs solvables : « Un peu de place dans la Chronique, bien peu, Messieurs, mais tout de suite, je vous en prie, pour une assez bonne idée » (no XXV, 17 sept.). Les projets, les plans, les idées de réformes ou d’institutions, de fêtes, fusent de toutes parts, avec une abondance et une inventivité incroyables. Combien de bons citoyens, en septembre et en octobre, ne rêvent que de faire fondre les cloches, les chappes, les reliquaires, les statues, et découvrent des remèdes miracles à la crise financière ! La bonne volonté au moins ne leur manque pas. Ils participent ainsi, à leur manière, au grand mouvement de générosité patriotique qui s’ouvre au début de septembre, et le journaliste avec eux, à peu de frais. On trouve ici de redoutables champions, qui inondent les journaux : Villette, le plus prolixe, ou un chevalier de Meude-Monpas, « de plusieurs Académies ». Gorsas, qui dit recevoir « chaque jour à peu près cinq à six projets », qu’il ne peut publier, même par extraits, s’étonne que parmi tous les journaux récemment créés il n’y ait pas « un seul papier qui se soit voué uniquement à l’analyse de ces différents projets, dont un grand nombre restent dans l’oubli» (Courrier, t. 6, no 15, 28 nov., p. 221). Depuis octobre, Roland faisait paraître des Idées patriotiques, mais il se contentait des siennes.
78La dénonciation, nous y reviendrons plus loin, commence à jouer en 1789 un rôle extrêmement important : nourrie de hantises, de peurs, de haines, elle forme le terreau d’élection de certains journaux et en assure en partie le succès. De très nombreuses lettres publiées dans l'Observateur attestent ce que l’on attend du journaliste et ce qu’on veut l’aider à être : le dénonciateur public de tous les abus cachés, des complots, des mauvais citoyens. Il devient donc un agent de publicité qui multiplie les moyens de surveillance des « aristocrates » et de tous ceux qui résistent à la Révolution ou la combattent. Les correspondants ne cessent de l’encourager :
« A merveille, mon cher Observateur ; jamais l’énergie ne nous fut plus nécessaire. Imprimez librement, ou nous sommes perdus. La cabale tourne au centre de l’Assemblée Nationale, quaerens quem devoret : vous devez savoir cela ; pourquoi n’en parlez-vous pas ? Nommez les faibles victimes ; poursuivez les sacrificateurs. Point de ménagements quand il s’agit du salut de la Nation » (no 10,31 août, p. 63).
79Ils l’invitent à ne pas oublier tel privilège, telle injustice ; « Vous devriez bien, Monsieur l’Observateur, réclamer encore... » (no 22, 29 sept., p.167). « Pourquoi donc, cher Observateur, ne parlez-vous pas des revenus des fugitifs qui passent à l’étranger... » (no 25, 6 oct., p. 191) ? L’objurgation devient parfois plus pressante, et la lettre impérative : « Monsieur l’Observateur, qui nous faites connaître l’abus des pensions ridicules, absurdes, écrivez donc, dites donc aux Parisiens [...]. Dites que [...]. Dites que [...]. Dites encore que [...] » (no 54, 3 déc., p. 437-438). Un religieux s’écrie : « Dévouez, dévouez à l’exécration publique ces abbés-réguliers aristocrates... » (no 55, 5 déc., p. 446). L’observateur enregistre toutes ces impulsions, accumule toutes les petites accusations, souvent personnelles et précises, fait la sourde oreille, on calme des lecteurs impatients.
80Feydel a inventé et pratiqué avec une remarquable habileté ce journalisme sensible à l’opinion populaire, que d’autres ont essayé d’imiter, par exemple l'Ami des honnêtes gens ou l’optimiste, et qui, réputé inférieur ou perturbateur par beaucoup, n’en a pas moins recueilli une vaste audience en 1789. Corsas, autre journaliste à succès, publie un bon nombre de lettres de dénonciaiton, surtout, semble-t-il, en novembre, lorsque les religieux réguliers sont soupçonnés de soustraire leurs biens à la nationalisation ; l’une d’elles est accompagnée de la sommation expresse de la publier au plus vite, pour engager l’Assemblée à prendre des précautions (t. VI, no III, 16 nov., p. 26). On retrouve ce ton impérieux dans les lettres adressées « à l’Ami du Peuple » : « Je vous dénonce... » (no LVII, 26 nov., p. 232-232). Il laisse entrevoir, entre le journaliste et son public actif, des liens ambigus : la complicité dans la suspicion semble faire quelquefois place à une forme de chantage.
81La lettre de justification, comme on peut s’y attendre, se multiplie à mesure que se répandent le danger et la crainte de la délation. Gorsas et Feydel les admettent dans une position secondaire, apparemment lorsque l’erreur ou la calomnie leur paraissent patentes. Le premier publie, une huitaine de jours après la lettre de sommation évoquée, la réponse de la supérieure de couvent inculpée (t. VI, no XII, 25 nov., p. 172). Le second commente ainsi une de ces lettres : « Voilà un des inconvénients de la liberté de la presse. Mais qu’il est petit... » (no 54, 3 déc., p. 439). Les victimes, pour donner une meilleure publicité à leur réclamation, et en raison aussi de leur situation sociale, préfèrent s’adresser aux grands journaux établis, le Journal de Paris, le Journal de Bruxelles ou dans une moindre mesure le Journal général de France. Le premier renonce à insérer toutes les réclamations qu’il reçoit ; le second les accueille avec le tribut de gratitude et de louanges qu’elles contiennent : « Comme votre journal me paraît presque le seul, dans ce déluge de feuilles périodiques dont nous sommes inondés, qui soit voué à la vérité et à l’impartialité, je vous prie de m’y accorder une place, pour démentir...», écrit un correspondant de Saint-Omer dénonçant une nouvelle calomnieuse du Patriote français (no 45, 7 nov., p. 93). « Comme votre Mercure est le seul ouvrage périodique où l’innocence outragée et calomniée trouve encore un asile pour sa défense... » commence un autre qui dénonce le Courrier de Gorsas (no 49, 5 déc., p. 92). Une répartition des types de lettres d’opère donc en raison de la couleur politique des journaux : du côté des journaux patriotes, la dénonciation, du côté des ex-« privilégiés », la justification, étant entendu que les seconds, qui se posent en défenseurs du droit contre la violence et le « fanatisme » révolutionnaires, prêtent à cette répartition une rigueur qui ne répond pas à l’exacte vérité.
82Toute pratique de publication est sélective, et la nature même du journal constitue un premier filtre pré-sélectif. On peut, grossièrement distinguer une pratique libérale et une pratique partisane. Le Journal de la ville offre la formule programmatique de la première : « Il n’y a de bons Journaux que ceux que fait le Public. Un Journaliste, à vrai dire, ne doit être qu’Editeur. De cette diversité de sentiments et de lumières doit naître l’approbation générale ; il faut pouvoir présenter toutes les opinions » (Prospectus, fin sept.). Dans le no XIV du 14 octobre les rédacteurs promettent de répondre à toutes les lettres « et cette correspondance publique enrichira notre feuille et y jettera une variété dont les Français ne se dégoûteront pas de longtemps » (p. 55). Certains lecteurs, disent-ils, leur ont reproché un « défaut d’unité » dû à cette diversité de principes (no LXVIII, 7 déc., p. 272). Le journal, qui prétend être un miroir de l’opinion, adopte en fait une position médiane qui refuse les extrémismes. Les lettres y expriment presque toutes le patriotisme tempéré, le goût et la culture qui caractérisent les auteurs mêmes du journal. Avec des nuances, on peut tirer des conclusions semblables de la lecture de la Chronique de Paris. Le cas du Rôdeur français doit nous retenir dans la mesure où ce journal à sommaire publie un type de lettres très différent d’esprit de celles de l'Observateur : ce sont des remarques critiques, et souvent ironiques, sur des faits de société, des hommes politiques, des nouvelles absurdes, les ridicules et les injustices de l’opinion. A cet égard les lettres de « l’Argus Patriotique », ponctuées de « j’ai vu », offrent une jolie revue satirique des petits côtés de la Révolution, et un excellent exemple de cette manière originale (no 3, 29 nov. ; no 5, 6 déc.).
83La sélection s’avoue prudente et modérément restrictive dans la Gazette nationale, lorsque les rédacteurs n’acceptent d’ouvrir une « arène politique » qu’à la condition que soit « protégée » la liberté naissante, comme nous l’avons vu plus haut. Mais l'Ami du peuple ou les Révolutions de Paris la pratiquent vigoureusement, en relation avec leur engagement politique. Les dernières offrent à leurs lecteurs, dans un contraste frappant, les lettres ardentes des patriotes, et les lettres horribles des aristocrates. Après le vote de la loi martiale, le rédacteur distingue, dit-il, une lettre parce que « les alarmes du patriotisme y sont présentées avec une douleur naïve et intéressante » ; on y lit :
« Ce n’est qu’à vous que j’ose m’adresser ; ou calmez le trouble qui m’oppresse, en me prouvant, si c’est possible, que mes alarmes sont illusoires, ou tâchez, par l’influence de vos écrits, de remédier aux maux qui menacent la patrie [...] ; si vous cessiez de nous instruire et de veiller à nos intérêts, vous tromperiez notre attente » (no XVI, 24-31 oct., p. 4).
84Cet appel au secours, cette demande de lumières et de protection sont le plus bel éloge de la vaillance du journaliste, qui à son tour doit susciter l’aide de ses lecteurs : elle invite, selon un correspondant de Lyon, « les vrais citoyens à déposer dans votre journal les inspirations du patriotisme » (no XIX, 14-21 nov., p. 29). La lettre joue donc ici le rôle de confirmation et de relance, en un échange passionné, de l’action révolutionnaire. Le public est invité à juger, par une épreuve inverse, la lettre insultante et basse d’un aristocrate qui appelle l’auteur des Révolutions « vil démagogue » et le menace de sa vengeance (no XII, 26 sept., 4 oct., p. 41). Brissot lui aussi transcrit des lettres affreuses qu’on lui a adressées, pour prouver que l’aristocratie n’est pas une chimère (Patriote français, no 87, 3 nov.), et Gorsas dit avoir entre les mains « des lettres capables de faire frémir, et qui annoncent la rage concentrée des ennemis du bien public » (t. VII, no 18, 29 déc.). La lettre odieuse sert à disqualifier l’ennemi politique. A l’autre bord, Mallet du Pan cite dans le Journal de Bruxelles une lettre anonyme (il dit en recevoir toutes les semaines) et y répond (no 40, 3 oct., p. 91-92).
85Il restait encore, pour donner à la lettre toute son efficacité journalistique, à en faire un outil textuel actif, à la fois par les effets d’attente et par le jeu avec d’autres lettres. C’est ce que réalise admirablement Gorsas avant les journées d’octobre. Il n’est pas le seul à sentir le risque ou l’imminence d’une crise, mais il semble le seul à créer, d’aussi loin, les conditions de l’anxiété qui y prépare. Il faut remonter à deux articles du no 78 du 23 septembre : « Bruits publics» (l’effet « sur l’esprit du Peuple de Paris » de l’arrivée des troupes à Versailles) et surtout « Question peut-être plus importante qu’on ne l’imagine », où Gorsas fait état d’une lettre dont les conséquences pourraient être « fatales » ; il attend, pour s’expliquer, l’aveu « des honorables citoyens qui nous lisent ». Volontairement énigmatique, il spécule sur la curiosité que les numéros suivants attisent par des révélations partielles, des réticences ; un dialogue s’installe entre des correspondants qui exigent de Gorsas le courage de tout révéler (no 82, 27 sept.). Enfin le no 84, du 29 septembre, livre la « lettre de Toul », dévoilant un plan de fuite du roi à Metz, non sans passer d’abord par des détours préalables (des lettres sur la lettre, dont l’une le somme de la publier) et par un aveu d’une feinte ingénuité : « Je m’aperçois aujourd’hui que ma réticence a inspiré plus de craintes que la publicité de la lettre même ».
86En juillet, Gorsas avait déjà créé un scénario épistolaire assez habile pour annoncer et dramatiser la « retraite » de Necker, mais il s’agissait alors des lettres fictives du « courrier » (no 8, 13 juillet, p. 117-118) ; il reçoit et suscite au contraire ici des lettres réelles (du moins nous le présumons), les retarde, les fait réagir l’une sur l’autre. Le scénario s’est enrichi et compliqué. En décembre, dans des circonstances tout autres, il s’amuse à ouvrir son journal à un petit dialogue dont il est le meneur de jeu muet et ironique. L’auteur d’un « projet d’une médaille patriotique » lui reproche violemment de l’avoir dédaigné ; Gorsas s’excuse et s’exécute (t. VII, no 3, 14 déc., p. 38). Deux jours après, il publie une autre lettre, qui critique férocement la « médaillomanie » : « Toujours des distinctions ! des Médailles ! des cordons ! Eh bien, M. Gorsas, Citoyen de Paris, soyez donc assez citoyen pour vous refuser à la publicité de Lettres pareilles à celle qui renferme le projet d’une Médaille patriotique» (no 5, 16 déc., p. 58). Le journal ne peut pas, de façon plus vivante ni plus drôle, enregistrer ni manipuler les petits conflits de l’opinion. Les textes prouvent à profusion qu’on aurait tort de négliger la fonction du journaliste-éditeur, et de la considérer comme insignifiante.
L’inquisition. Le journaliste observateur et censeur
87« Tenez bon, Monsieur l’Observateur : c’est l’amour de la Patrie qui vous a mis en faction ; criez souvent, Qui vive ? » (Observateur, no 60, 17 déc., p. 413). Le correspondant qui adresse à Feydel ces conseils de fermeté exprime parfaitement ce qu’un large public attend du journaliste : qu’il observe, qu’il révèle, qu’il accuse, qu’il soit un dénonciateur public. Lui-même est prêt à participer à cette tâche incessante et infinie. On entre, avec la Révolution, dans l’ère du soupçon, de l’inquisition, du vertige de la surveillance totale.
88De nombreux titres, métaphoriquement ou par leur type suffixal, affichent cette fonction. La Sentinelle du peuple de Volney fixe un modèle sémantique et discursif, et le titre même reparaît tel quel à la fin d’octobre 1789. Citons, par ordre chronologique, le Dénonciateur (mai), le Dénonciateur national (fin juin-octobre), le Censeur patriote (31 juillet), le Censeur politique (fin juillet), l'Observateur (8 août-octobre 1790), le Censeur national (27 septembre-4octobre), le Furet parisien (fin septembre-janvier 1790), l'Ecouteur aux portes (9-10 octobre), le Colporteur national (31 octobre-5 novembre), le Rôdeur français (22 novembre-mars 1790), le Furet breton (fin novembre), le Club des observateurs (6-27 décembre), l'Observateur fidèle (non datable). Il s’en faut que ces journaux) pour la plupart éphémères, occupent à eux seuls le champ de la presse censoriale ; on doit y ajouter, pour des parts variables de leur activité propre, l'Ami du peuple de Marat, les Révolutions de Paris, les Révolutions de France et de Brabant de Desmoulins, le Patriote français de Brissot... Dans ce champ hétérogène, on trouve le périodique régulier, mais aussi et assez souvent le pamphlet numéroté le plus violent. Ce champ actif s’étend donc jusqu’aux franges clandestines de l’opposition aux nouveaux pouvoirs. La révélation et la dénonciation constituent le ressort permanent, et le plus puissant, de la littérature pamphlétaire. Elles continuent d’y trouver leur lieu d’élection, mais un des traits caractéristiques de la période révolutionnaire et des périodes de conflits sociaux et politiques aigus, c’est qu’elles s’installent, sous des formes plus ou moins violentes, dans les journaux et font même parfois l’originalité la plus saillante de certains d’entre eux.
89Dévoiler les nobles, ennemis du Tiers, est un des mots d’ordre générateurs de la production pamphlétaire de la fin de 1788 et des premiers mois de 1789. La « sentinelle du peuple » de Volney « rôde », saisit les paroles des conspirateurs, suit de près les démarches des « ligueurs nobles ». Au tout début de janvier, Mangourit s’écrie dans son Héraut de la Nation, en annonçant le contenu de son journal comme l’œuvre du « Club patriote » : « Malheur à l’aristocrate qui [...] se flatterait d’échapper à la découverte ! Le Club le démasquera s’il vise à la tyrannie. En dévoilant une féodalité combinée, il ramènera toujours à l’autorité légitime » (no I, p. 4). Les deux prospectus du Patriote français, en mars et en avril, comme le journal à partir de la fin de juillet, arborent l’épigraphe célèbre : « Une Gazette libre est une sentinelle qui veille sans cesse pour le Peuple ». Cette image du défenseur de la liberté publique se retrouve assez fréquemment chez les écrivains patriotes. Evoquant la « conspiration » contre Paris en juillet, Desmoulins écrit dans son Discours de la lanterne aux Parisiens : « Sentinelles vigilants des peuples, M. Gorsas et autres journalistes ont observé, du haut de leur guérite, toutes les manœuvres de nos ennemis » (Œuvres, éd. 1874, t. I, p. 154) ; Pussy, dans son Courrier national, confie aux journalistes la relève de l’Assemblée Nationale, inactive pendant son transfert à Paris : « Dans ces moments de repos forcé de l’Assemblée, nous devons être les sentinelles vigilants du peuple » (no 121, 18 oct., p. 5). Aussi les auteurs des Actes des apôtres ne manquent-ils pas de jeter l’ironie sur ce lieu commun. à propos d’une révélation parodique de complots : « Par bonheur le peuple français a des sentinelles vigilants, des amis, des rôdeurs, des observateurs, des furets, qui ne le laisseront pas dormir sur ces intérêts » (no 9, p. 3).
90Le journal identifie et indique les ennemis de la liberté, La dénonciation n’est, très vite, à l’ordre du jour que parce qu’elle accompagne nécessairement les angoisses de toutes sortes, la crise aiguë des subsistances, la peur de la contre-révolution. Gorsas, au début d’août, se félicite d’avoir forcé les accapareurs du Havre à livrer leurs blés, et révèle le nom de l’« honnête homme » qui les a heureusement dénoncés (Courrier, no XXX, 6 août, p. 142-143). Certains sollicitent clairement les dénonciations. Celui des Nouveaux essais sur Paris (10 oct.) s’écrie à ce propos : « Quelle carrière effrayante s’offre à moi ! de quelque côté que je jette mes regards, les abus semblent se multiplier ; par où commencer ? Les cris du peuple me tracent mon devoir », et il signale d’abord les boulangers trop chers. Et Desmoulins, dans ses Révolutions : « Citoyens, quand vous aurez des faits à dénoncer, adressez-les moi » (no 5, 26 déc., p. 238). Comme un acte civique mérite quand même quelques encouragements, le rédacteur des Révolutions de Paris, qui compte les dénonciations parmi les remèdes à la pénurie, offre un abonnement gratis de trois mois à quiconque enverra une lettre authentique sur une exportation de blé (no X, 12-18 sept., p. 19). Waudin fait la même proposition, pour son Parisien nouvelliste, à tous les habitants de Charleville, « ville monopoleuse », qui dénonceraient « un acte d’exportation ou de monopole » (no III, 3 oct.). Il suffit de lire l'Observateur pour voir que tout peut se dénoncer, depuis l’acte ou la profession d’aristocratie jusqu’au simple manque de zèle patriotique. Feydel suscite, en dénonçant des importations de boucles de cuivre anglaises, un heureux sursaut des commerçants incriminés, il se félicite de l’« avertissement » qu’il a ainsi donné et espère que les autres négociants achèteront français à l’avenir (no 52, 28 nov., p. 417-420 ; no 55, 5 déc., p. 445). Les victimes, nous l’avons vu, ont senti la nécessité et l’urgence de se justifier par la voie du journal ; comme l’écrit élégamment un fabricant de gazes inquiet d’une homonymie fâcheuse : « L’opinion publique est d’un trop grand poids dans ce moment, pour se reposer sur sa conscience » (Suite des nouvelles de Paris, 20 oct., p. 6).
91Tribunal public où se portent l’accusation et la défense, le journal peut devenir aussi, et plus précisément, l’organe de surveillance des hommes politiques, des administrateurs, de tous ceux à qui une charge est confiée dans l’Etat. La « censure » antique s’impose alors très souvent comme le modèle de la mission dont le journaliste se croit investi. La république romaine revit, déjà, dans les sévères obligations qu’il exerce, et dans le pacte rigoureux qui le lie à tous les acteurs de la vie publique. Brissot regrette que l’Assemblée Nationale n’ait pas réclamé la liberté de la presse avant tout autre objet : « Car enfin, avant de s’enfoncer dans des souterrains obscurs, faut-il avoir des flambeaux. Et puis, la liberté de la presse n’est-elle pas le seul moyen pour le Peuple de surveiller, d’éclairer, de censurer ses Représentants » (Patriote français, no X, 7 août, p. 3) ? Marat prétend que la municipalité lui a reconnu implicitement le droit de « censure publique », qui seule peut sauver la France (no XXI, 1er oct., p. 184). Camille Desmoulins, surtout, se plaît à développer une identification conforme à la pente antiquisante de sa culture. Dès le 1er numéro de ses Révolutions il évoque son « empire censorial » (p. 3), qu’il définit au second numéro : « Mais me voilà journaliste, et c’est un assez beau rôle. Ce n’est plus une profession méprisable, mercenaire, c’est le journaliste qui a les tablettes, l'album du censeur, et qui passe en revue le sénat, les consuls, le dictateur lui-même » (5 déc., p. 46-47). Desmoulins est de ceux qui ont la plus claire conscience de la puissance du journaliste, du magistère qu’il exerce en dehors et au dessus des pouvoirs légalement constitués. Lui-même l’exerce avec le brio qu’il met à tout. Ayant dénoncé nominativement plusieurs « champions » du décret du marc d’argent (no 3, 12 déc., p. 109) il enregistre au numéro suivant la réclamation de Regnaud de Saint-Jean-d’Angély et ajoute : « Je m’empresse de vous rayer du tableau des mauvais Citoyens, que j’afficherai tous les samedis aux quatre coins de la France. Loin d’aimer à grossir ce tableau, il est selon mon coeur de chercher à le diminuer » ; une ingénieuse application de la parabole évangélique de la drachme perdue atteste enfin la générosité de ce censeur-bon pasteur (no 4, 19déc.,p. 157-158). Le « Procureur-général de la Lanterne de France », auquel on s’adresse pour dénoncer les ennemis de la liberté (no 4, p. 176) sait donner du prix à sa mensuétude, comme il sait rester inflexible en sa juste sévérité.
92La dénonciation et la censure sont l’arme imparable de la liberté. Au journaliste qui les pratique ou les publie rien ne peut échapper. Les métaphores de l’activité quêteuse, fureteuse, circulent dans les titres. Celles de l’œil ouvert, du regard, de la veille, s’imposent dans de nombreux textes, et signent en général une qualité commune d’activisme politique. Mlle de Keralio apostrophe les citoyens en les invitant à lire le Pacte de famine : « Armez-vous d’une vigilance inquiète ; veillez partout ; ayez les yeux, non seulement à Paris, mais dans toutes les provinces ; [...] surveillez sans cesse » (Journal d’Etat et du citoyen, 2e trim.. no III. 22 nov„ p.315) « Veillez sur vos droits, veillez sans cesse, soyez inflexibles » (Révolutions de Tournon, no XIX, 15-21 nov., p. 2). « Vivent les hommes qui nous réveillent ; vivent ceux qui nous empêchent de tomber dans les pièges que nous tendent les scélérats », s’exclame un correspondant du Spectateur patriotique (no II, 30 sept.). L’auteur du Colporteur national, qui promet de révéler tous les attentats et de dénoncer tous les coupables, prévient « ces hommes ambitieux et pervers » ; « malgré l’or criminel qu’ils versent dans les mains des malheureux sans principes, dont ils se déclarent les protecteurs et les pères, l’œil de la liberté est toujours ouvert sur les traîtres ; et à leur moindre mouvement, il nous dévoile les manœuvres souterraines de ces taupes vendues à l’iniquité » (no II, nov., p. 3).
93La vigilance patriotique est infinie en compréhension et en extension, dans l’œil sans faiblesse, ou dans la multitude des yeux auxquels rien n’échappe :
« que le crime redoute aujourd’hui autant d’accusateurs qu’il y aura de bons citoyens, les lois alors ne seront plus comme des toiles d’araignées, que l’homme puissant brisait toujours. On ne pourra plus échapper à la vengeance du ministère public, lorsque ce ne sera plus un seul homme qui 1'exerce, mais la Nation qui ne sommeille jamais tout entière » (Révolutions de France et de Brabant, no 5,26 déc., p. 233).
94Nul autant que Marat, ni avec plus de constance, ne s’est présenté comme l’œil qui voit toutes les trames, comme celui qui suit à la trace, perce l’obscurité et qui du même coup ouvre les yeux, secoue la paresse et dissipe les illusions. Dans sa lettre « à MM. les Représentants de la Commune de Paris », il lance sur le ton goguenard qu’il sait parfois prendre : « Je suis l’œil du Peuple, vous en êtes tout au plus le petit doigt » (no XVIII, 28 sept., p. 153), et à Necker : « Caméléon subtil, vous avez beau changer de couleurs, vous n’échapperez pas à mes regards ; sans cesse je suivrai vos adroites métamorphoses, et j’y attacherai les yeux du public » (no LVII, 26 nov., p. 230). Il multiplie avec une sorte d’allégresse les signes de son attention infaillible et de son acharnement cynégétique : «Allons à la découverte, suivons-les à la piste, ne leur donnons point de relâche » (no LXX, 11 déc., p. 6). « Que faire ? se défier d’eux [les ministres] comme de l’ennemi, examiner avec soin tous leurs projets, les suivre à la trace avec anxiété » (no LXXIII, 21 déc., p. 5)31. Il déplore dans ses sermons exhortatoires l’aveuglement persistant du peuple, mais affirme la volonté de lui communiquer enfin sa clairvoyance : « Le plan des opérations désastreuses de M. Necker est clair comme le jour pour les hommes qui ont des yeux [...]. J’abattrai enfin les taies qui couvrent les yeux de ces citoyens trop crédules » (no XXVIII, 8 oct., p. 239). « O Français ! serez-vous donc toujours dans l’enfance, et ne réfléchirez-vous jamais, et faudra-t-il sans cesse que l’Ami du Peuple vous dessille les yeux » (no XXV, 5 oct., p. 217)32 ?
95Ce qui donne à Marat sa lucidité, ce qui autorise son inquisition sans relâche, c’est la solidité de ses « principes », mais plus encore l’engagement total qui l’unit au « peuple » : « organe », « avocat », « vengeur » du peuple, il s’est donné à lui sans réserve, il jure de « consacrer tous [ses] instants » à son salut ; « Je me dévoue à la Patrie, et je suis prêt à verser pour elle tout mon sang » (no XIII, 23 sept., p. 116-117) ; « défendez contre les méchants tous les hommes courageux qui se dévouent à la mort pour votre bonheur » (no XVI, 26 sept., p. 141). La nation verra plus tard qu’il « s’est immolé à son bonheur » (no XVIII, 28 sept., p. 158). « Il a creusé sa fosse ; il y descendra sans frémir » (no XXVII, 7 oct., p. 232). On entend aussi, dans les Révolutions de Paris ou dans le Colporteur national, des professions solennelles de courage et de total engagement33. Mais c’est chez Marat que se montent les mécanismes les plus puissants de légitimation de l’activité censoriale et punitive. Car le dévouement de l’ami du peuple atteste sa pureté absolue : « Je puis errer, sans doute ; mais mon cœur est pur comme la lumière des cieux, j’abhorre la licence, et en écrasant les vices, jamais je n’outragerai la vertu » (no XXVI, 6 oct., p. 220). « Incorruptible défenseur des droits du peuple » (no XVIII, 28 spt., p. 153) pénétré par les « élans de l’amour de la liberté » et le « délire de la vertu », il a pour « idoles » la vérité et la justice (no XIII, 23 sept., p. 113-115). Il remplit donc un « devoir sacré » (no XVII, 27 sept., p. 147).
« Pour le bonheur de l’humanité, puisse mon exemple être bientôt suivi par tous les gens de bien. Puissent-ils ne jamais souiller par des vues personnelles les sublimes fonctions de ce saint Ministère. Mettant de côté tout motif d’animosité, de haine, de vengeance, puissent-ils y apporter toujours un cœur pur, brûlant de l’amour du bien public. Combien nos mœurs doivent changer » (no XXI, 1er oct., p.184) !
96L’auteur du Furet parisien, dont les accents sont parfois proches de ceux de Marat, se met aussi au nombre des citoyens « assez purs » pour découvrir les manèges des « monstres » qu’il dénonce (no I, fin sept., p. 7-8), il éprouve le « plaisir le plus ravissant » à rendre hommage à la vertu (no VII, p. 8).
97L’immolation volontaire fait accéder Marat à une position exceptionnelle et proprement sacrée. Incorruptible, il peut devenir le spectateur et le dénonciateur infaillible de la corruption, le grand inquisiteur, le juge suprême du bien et du mal. Vivant il est entré dans la mort, il s’est enseveli, il connaît le Royaume de la Vérité et de la Justice, il peut en rendre témoignage et en imposer les verdicts.
98Des phénomènes mentaux de nature religieuse, dont les effets peuvent être dévastateurs, s’investissent ici dans la lutte politique. Le journal devient de plein droit une tribune de la dénonciation personnelle : Marat y dépasse largement, de ce point de vue, ses prédécesseurs, ou ceux de ses contemporains que l’on peut lui comparer (les auteurs du Furet, du Dénonciateur national, du Fouet national), par son opiniâtreté, par la continuité et l’unité de la visée agressive, par le statut éminent qu’il confère à la dénonciation, la valeur qu’il donne ainsi à son acte journalistique, enfin par le mythe en lequel il se constitue lui-même.
99Le journal devient intouchable et sacré. Bonneville l’avait déjà suggéré en menaçant Necker de la vengeance de la Nation s’il touchait à son Tribun du peuple (4e livraison, juin, Lettre IX, p. 104). Marat le dit clairement : « Cet Ecrit étant destiné à défendre les droits sacrés du Peuple et des Citoyens, est sous la sauvegarde de la Nation ; je déclare que je poursuivrai comme criminel d’Etat tout téméraire qui entreprendrait d’en arrêter la libre circulation » (no XXIV, 4 oct., p. 209). Pur et vertueux, le journaliste peut intervenir impérieusement, et distribuer les sommations, les défis, les injonctions solennelles et les menaces. Le sujet met alors dans sa parole l’autorité décisive et indiscutable de la Nation à laquelle il s’identifie. La dénonciation se dit dans la nudité syntaxique de son évidence. « Nous le dénonçons à LA NATION », écrit Waudin d’un commandant de Bataillon qui n’a pas fait son devoir le 5 octobre (le Parisien nouvelliste, no VI, 20 oct.). Le Dénonciateur national, en vertu de son titre même, répète avec une virulence inlassable les « je DENONCE... », qui lancent les alinéas comme autant.de jets violents et pressés. On pourrait faire une moisson des « je somme » ou « je vous somme » qui abondent dans l'Ami du peuple ; ne citons qu’un exemple pour fixer un ton ; « Ici je somme le Comité du District de S. André-des-Arcs, qui a donné des ordres d’arrêter ma feuille, de les retirer, et de faire rendre les Numéros interceptés ; que ces Membres corrompus qui l’ont subjugué tremblent que je ne leur imprime le cachet de l’opprobre » (no XXVI, 6 oct., p. 221-222)34.
100La dénonciation trouve son aboutissement naturel dans l’appel à l’action, dans le discours agitateur, dans le recours au « réverbère régénérateur » (Dénonciateur national, no IV, oct., p. 10). Nous en parlerons plus loin. Mais sa fin première, la plus immédiate et la plus intensément recherchée, est de dévoilement. L’inspiration pamphlétaire trouve là son premier mobile, elle s’exprime dans des zones relativement importantes du journal, après de longues et dures contraintes, dont elle semble prendre sa revanche. Des amertumes, des rancœurs, des haines accumulées dictent la rage de révéler les maux, de désigner les coupables, et suscitent le tableau d’un Ancien Régime monstrueux et gangrené, ou de l’insolente richesse des nouveaux profiteurs et des idoles de l’aveuglement populaire. Les dénonciateurs, dans leurs pires excès, peuvent avoir la conscience de participer à une œuvre collective de purification sociale. Dans cette apocalypse se démêlent le bien et le mal, même si la souillure persiste et se déplace, et si le travail à faire reste infini. L’imagination de Marat est dominée par les catégories antagonistes du sain et du corrompu, chacune drainant une énorme réserve de qualifications, positives et surtout négatives, de nature essentiellement morale, et qui supposent une sanction également morale. Du côté des bons, des « serviteurs fidèles », la « gloire » de « l’honneur » et de la « vertu » ; pour les méchants, la « punition », l’« expiation », l’« opprobre » : « J’ai pris l’engagement de leur imprimer à chacun le cachet de l’opprobre sur le front » (no XXI, 1er oct., p. 181). Le moralisme passionné et violent de Marat apparaît donc avec éclat dans ses dénonciations : l’horreur de l’Ancien Régime y va de pair avec celle de l’or, de la richesse, des « vices scandaleux », des faveurs honteuses. Beaumarchais, par tous ses actes et tout son être, offense la « Pudeur » (no XIV, 24 sept., p. 122-124), Bailly - « Satrape » devient une figure fantastique du faste insultant et du despotisme vampirique (no LXXVII - LXXIX, 25-27 déc.).
101Le cas de Marat est exceptionnel. On trouve, dans la clandestinité, quelques pamphlets d’une rare violence, comme le Furet parisien. Mais la pratique inquisitoriale et accusatrice de Feydel ou de Gorsas est différente, plus modérée, anecdotique et populaire. De grands journaux patriotes, comme les Révolutions de Paris, préfèrent le discours ou la diatribe politique générale. Il ne faut pas oublier, enfin, qu’un très grand nombre de journaux, et des plus importants, se refusent totalement à une pratique plus ou moins clairement condamnée, et cette abstention devient en elle-même un caractère distinctif. Le Club des observateurs du 24 décembre contient une « Lettre d’un dénonciateur » qui désigne, sur un ton d’ailleurs ambigu, ce qui s’impose alors comme une mode journalistique :
« Quoi ! Messieurs les Observateurs, pas une seule dénonciation particulière dans les cinq Numéros que vous avez déjà fait paraître ! Quoi ! Votre Comité des Anecdotes ne s’arme pas d’un fer rouge pour marquer au front les ennemis du bien public ![...] Craindriez-vous en démasquant les malveillants qui nous environnent que le glaive de la justice n’ait trop de victimes à sacrifier ? C’est trop de pitié » (no 6, p. 12).
102Mode ou maladie, la dénonciation devient un problème de politique et de morale, que personne ne peut ignorer à la fin de 1789. Des exemples éclatants le placent à l’avant-scène. Mirabeau, le 10 octobre, dénonce à l’Assemblée les propos insultants que le ministre Saint-Priest aurait tenus, le 5, aux femmes qui demandaient du pain ; Augeard, convaincu d’avoir comploté la fuite de la famille royale, est arrêté le 15 octobre sur dénonciation d’un secrétaire ; Desmoulins accuse Necker de façon publique et éclatante... Autant de faits que la presse commente, et qui alimentent une controverse dont les acteurs représentent bien les diverses tendances politiques du moment. La Chronique de Paris du 6 novembre commente avec mesure la Lettre du Comte de Mirabeau au Comité de recherches qui vient de paraître :
« Nous convenons avec lui que la délation, qui auprès d’un despote fait horreur, doit être regardée au milieu des périls qui nous environnent, comme la plus importante de nos nouvelles vertus, et comme le palladium de notre liberté naissante ; mais nous ne pensons pas qu’aucune délation puisse devancer la preuve » (no LXXV).
103C’est donc à Mirabeau qu’est due la formule qui, auprès des uns, fera scandale ou servira aux autres à définir un nouvel article de la morale civique : la « délation », même sans preuves disponibles, est un devoir absolu, inséparable de la liberté, si elle a pour but de sauver la Patrie. La Chronique de Paris du 19 novembre salue dans la Réplique aux deux mémoires des sieurs Leleu, de Desmoulins, l’« innovation hardie de la dénonciation d’un ministre [Necker] au tribunal de la nation, par un simple citoyen. L’auteur de la France libre, celui qui a arboré le premier la cocarde, semble né pour donner d’heureux exemples » (no LXXXVIII). Mercier, dans son bel article « Sur la Révolution actuelle », dans le no LI de ses Annales patriotiques et littéraires, (22 nov.), met au nombre des « vertus héroïques » des « peuples libres et anciens », en train de renaître, les exemples donnés par « deux accusateurs publics » qui ont osé dénoncer Necker et le duc d’Orléans : « C’était se montrer grandement patriote que d’accuser ainsi [...]. Quand on écrit pour la vérité et la liberté, la Nation entière est juge et alors l’erreur ou la calomnie tombent d’elles-mêmes »35. Brissot, parlant d’Augeard, conçoit que le devoir de dénonciation paraisse une doctrine sévère : « Tant pis pour ceux qui le jugeront ainsi ; c’est qu’ils ne seront pas au niveau de la Révolution » (Patriote français, no 98, 14 nov.). Il y revient de façon catégorique à plusieurs reprises : « Le silence, en matière de délation, est vertu dans le despotisme ; c’est un crime, oui, c’en est un, sous l’Empire de la Liberté » (no 123, 9 déc.), « nous le disons avec lui [Desmoulins] : Accusatores multos esse in civitate utile est. C’est en multipliant ces accusateurs publics qu’on peut effrayer les ennemis du bien public » (no 127, 13 déc.).
104Le sommet du débat est atteint en 1789 avec la « Diatribe » de La Harpe « sur les mots Délation, Dénonciation, Accusation », dans le Mercure du 19 décembre (p. 95-111) et la réponse de Desmoulins dans ses Révolutions (no 5, 26 déc., p. 233-238). Mais plusieurs journalistes avaient déjà exprimé leurs appréhensions. Mallet du Pan remarque dans le Journal de Bruxelles, à propos d’Augeard, que le salut de l’Etat nécessite parfois des « atteintes à la liberté individuelle», mais que la délation généralisée et hasardée met le citoyen dans un péril « affreux » ; et il accuse les « Feuilles périodiques » de prêcher au public une doctrine « exécrable » (no 47, 21 nov., p. 247). Peu après, commentant les Observations sur la dénonciation de M. le Comte de Saint-Priest par M. le Comte de Mirabeau, publiées à Lausanne par Lally-Tolendal, il rappelle l’urgence de distinguer accusation publique et délation, lorsque les principes « de la Morale et de la Liberté sont ouvertement subvertis par une foule d’Ecrivains sans scrupule, qui diffament les Citoyens sous prétexte de les accuser, et qui les assassineraient si leur mort pouvait être aussi lucrative que la vente d’un Libelle [...]. Il ne resterait que des scélérats dans la société, si elle tolérait une si horrible oppression » (no 51,19 déc., p.264). A La Harpe qui, dans le Mercure, flétrit la « délation » secrète, Desmoulins répond avec une allègre audace : « Je m’efforce de réhabiliter ce mot délation [...]. Nous avons besoin dans les circonstances que ce mot délation soit en honneur » (no 5, p. 237).
105Le journal se trouve au centre de cette polémique brûlante par le rôle qu’il remplit réellement, et par le droit qu’il revendique en vertu de la liberté de la presse qui, selon les Révolutions de Paris, faute d’être absolue serait nulle, puiqu’elle sert à « surveiller » les hommes publics (no XI, 19-27 sept., p. 8). Un écrivain calomniateur ne doit risquer que le démenti (no VII, 22-29 août, p. 30) ; les ministres sont « exposés de droit à la calomnie », puisqu’« il faut, pour le bonheur des individus, pour le maintien de la constitution et de la liberté, qu’il y ait une guerre irréconciliable entre les écrivains et les agents du pouvoir exécutif » (no XIV, 10-17 oct., p. 32). Selon l’auteur du Véridique, les libelles sont « nécessaires chez un peuple libre : peu importe que celui qui sonne le tocsin se montre : le coup frappe, on court de tous côtés à la chose publique, et si l’alarme est fausse, le Ministre, le Magistrat, le Général est promptement justifié ». Cette belle confiance dans l’issue des procès publics se nuance d’ailleurs d’une inquiétante conviction : « Les Ecrits anonymes ne sont redoutables que pour les riches et les puissants de la terre, dont la vie n’est pas irréprochable » (no 11,17 août, p. 5-6).
106La dénonciation ou la délation apparaît bien dans les derniers mois de 1789, comme une conséquence morale de la Révolution. Justifiée, exaltée, ou odieuse et condamnée, elle devient une des expressions du conflit politique et d’un conflit de références imaginaires ; à ceux qui veulent réanimer en France les vertus héroïques de l’Antiquité, La Harpe rappelle l’opprobre des « délateurs » de l’Empire : « Il ne faudrait jamais, dans aucune théorie, nous assimiler aux Romains dont l’existence unique dans les Annales du Monde tenait à un ordre de choses qui ne saurait se reproduire parmi nous » (Mercure, 19 déc., p. 103). Cet avertissement avait peu de chances d’être entendu des patriotes les plus exaltés.
La parole et l’action. Le journaliste tribun
107L’information et la chronique, le didactisme, la dénonciation, tout peut mener à l’action, ou plutôt à ce qui se projette imaginairement et se dit comme nécessité, urgence de l’action, et tout, dans le mouvement qui engendre les effets de parole, veut y mener. En cela consiste peut-être la fonction la plus intime et la plus nouvelle du journal révolutionnaire, le ressort le plus efficace de son intensité exceptionnelle et de son pouvoir.
108L’éloquence, la harangue entrent immédiatement, et par une rencontre à laquelle tout préparait, dans la brochure pré-révolutionnaire et dans les premiers journaux contestataires. La Sentinelle du peuple de Volney est un long discours aux « amis et citoyens » ; l’orateur agit, écrit, parle pour le groupe dont il est le représentant, et lui parle36. Le Héraut de la nation de Mangourit se caractérise par son éloquence rocailleuse et désordonnée, langage troublé par la démesure de l’événement. Mirabeau centre ses Lettres à ses commettants sur l’éclat de sa propre parole à l’Assemblée. Un peu partout, la nouvelle, l’anecdote, la lettre, toute la matière dispersée qui compose le journal, se mettent à engendrer du discours. Il ouvre en exorde les livraisons des Révolutions de Paris, ou les ponctue ; il déborde d’une livraison à l’autre de l'Ami du peuple, en vastes nappes rythmées. Le journal devient un laboratoire de la harangue politique, où s’éveillent les citoyens, où s’allume, s’avive, s’entretient la flamme du patriotisme, où s’insufflent la haine des tyrans et l’amour de la liberté.
109La Révolution est, aussi, un vaste événement de langage, une libération et une explosion de la parole captive, qui jaillit avec une énergie et une abondance inouïes. Les acteurs du drame, acteurs de la parole, ont conscience de participer à une renaissance du verbe, à l’invention d’une éloquence à la mesure du présent. Selon la Chronique de Paris, l’abbé Fauchet, dans son Premier discours sur la liberté française, a « semblé vouloir lutter par la fougue et le ton saccadé de son style, avec la rapidité des événements qu’il avait à peindre [...]. Un discours pareil sort des règles ordinaires, comme la révolution qu’il célèbre ne ressemble à aucune révolution » (no I, 24 août). Et Gorsas écrit à propos de son second Discours :
« Plus le salpêtre a été comprimé dans le tube qui le contient, plus l’explosion est forte et bruyante. Il en est de même de la voix de l’homme né libre : longtemps retenue, elle fermente, s’il est permis de parler ainsi, dans ses poumons ; et lorsqu’elle s’échappe, ce n’est plus une voix, mais le cri perçant qui épouvante les tyrans et brise l’idole du despotisme » (Courrier, t. III, no 64, p. 138).
110On ne peut évoquer, de façon plus saisissante, le pouvoir fantastique d’une éloquence rendue à l’urgence physique de ses accents et de ses rythmes ; son action, lointaine et immédiate, présente tous les caractères de la magie.
111Le journal n’est pas séparable, à cet égard, de l’ensemble des prises de parole qui marquent le début de la Révolution, et qu’il serait passionnant mais malaisé de saisir dans la totalité de leurs aspects. Il faudrait prêter attention au genre de l’« adresse », qui prolifère, et pénètre la brochure numérotée, forme voisine du journal qui, dans les conditions particulières de mai et juin, lui sert de substrat : ainsi le Premier coup de vêpres, discours à « Messieurs » des Communes les encourageant à brusquer la rupture avec la noblesse. Le Second coup de vêpres, paru au moment de la séance royale, appelle les Français à « tout braver pour jouir de la liberté première de l’homme » : « O Français ! voici le jour qui doit terminer votre esclavage. Rappelez votre courage, rassemblez vos forces... » (p. 5-6). On peut également citer le Tribun du peuple de Bonneville, dont nous parlerons plus longuement, ou une brochure moins proche du périodique, mais qui entre au premier chef dans l’immense texte de l’appel à l’acte, de l’exhortation, de la confiance passionnée, de la gratitude éperdue qui entoure le Tiers, le dirige et le porte en ces semaines de crise : l'Orateur des Etats Généraux pour 1789 de Carra, paru à la fin d’avril, qui a connu un succès considérable en mai. Dans le cinquième « Discours », terminant la seconde partie parue en novembre, Carra écrit : « Rois de l’Europe, c’est à vous mainteant que je m’adresse : voyez comme l’empire de la raison étend son influence de toutes parts : [...] voyez combien la force des idées philosophiques et l’énergie des expressions lancent de traits de lumière et de courage dans toutes les âmes... » (p. 55). La raison et l’action s’unissent ici grâce au vecteur dynamique du discours. L’éloquence, disons plutôt la parole vive de la liberté, s’impose comme un acteur politique primordial. Dans l’adresse se parle, de façon privilégiée, le « langage de la liberté », comme le dit l’auteur du Consolateur à propos d’une adresse des Lyonnais : « Combien les mouvements de cette nouvelle éloquence sont nobles et imposants ! Ceux qui savent ainsi peindre le patriotisme, ne peuvent que le sentir avec transport » (no I, 21 déc.).
112Cet exercice de la parole se concentre plus ou moins vite dans la figure du « tribun ». Bonneville prend le premier le nom éclatant de « tribun du peuple » qu’il doit, dit-il, à quelques artisans dont il défendait les droits (Lettre I, mai, p. 12). La défense du peuple suppose le droit de haranguer ; Bonneville établit consciemment les analogies entre son rôle et celui de ses prédécesseurs de l’Antiquité : ils obligeaient le Sénat à « respecter la MAJESTE du Peuple romain » (Lettre XVII, 24 juin, p. 164). Tournon, qui pratique systématiquement dans les Révolutions de Paris, depuis leur origine, le journalisme oratoire, rappelle le plus constamment et le plus fortement le modèle antique dont il s’autorise :
« Mais dans quel temps fut-il donc plus nécessaire de se rallier sous l’étendard puissant et respecté de l’opinion publique ? Qui mieux peut servir de point de ralliement, je le demande, si ce n’est tous les écrits patriotiques, et j’oserais dire, l’écrit d’un citoyen dont la voix ne fut jamais suspecte ; d’un citoyen qui eut enfin, l’un des premiers, l’inestimable honneur d’entreprendre et d’exercer la fonction pénible et délicate de tribun Français, tâche effrayante et peut-être plus dangereuse encore ! Car l’homme public qui n’a pas rempli son devoir, trouve souvent très coupable celui qui ose le révéler ! Cependant, citoyens, si personne ne vous avertit des entreprises faites contre vos droits, que deviendra votre liberté » (Révolutions de Tournon, no XVII, 31 oct - 7 nov., p. 607) ?
113Pour conserver ses droits, il faut que le peuple les connaisse, donc
« qu’il soit averti continuellement par des hommes incorruptibles, des entreprises secrètes que ses ennemis renouvellent sans cesse contre sa liberté [...]. Parmi nous, il n’y a ni tribuns, ni censeurs ; mais les écrivains patriotes doivent en remplir l’honorable fonction ; sans cesse le peuple trompé par l’aristocratie [...] serait bientôt réduit à un esclavage pire que celui qu’il avait d’abord rejeté » (no XXIII, 13-19 déc., p. 2-3).
114Ces deux textes définissent, avec une parfaite clarté, la fonction cardinale du journaliste révolutionnaire le plus actif et le plus engagé. L’« écrit patriotique » instruit, alarme, défend, il ne peut unifier l’« opinion publique » contre les ennemis du peuple que parce qu’il enregistre la voix vibrante du tribun. Comme l’écrit Manuel à Desmoulins : « ce sont les gens de lettres, quand ils ont votre courage et vos principes, qui font les révolutions » (Révolutions de France et de Brabant, no 8, 16 janv. 1790, p. 380). L’« écrivain politique » ou « patriote » se place aux avant-postes de la Révolution, et sa mission de veilleur fait de lui la victime désignée des persécutions : l’image du journaliste martyr de la liberté est de celles qui hantent les plus ardents apôtres de la souveraineté populaire37.
115Cette vocation tribunicienne engendre sans cesse dans le journal tous les mouvements et toutes les figures de l’éloquence. Le langage rocailleux, un peu fou de Mangourit dans le Héraut de la nation semble subir la contagion d’une situation vécue comme extrême : les puissances de l’enthousiasme et de l’exécration, les hyperboles et les antithèses y veulent répondre à la violence des combats auxquels participe le journaliste. On pourrait évoquer d’autres textes que poussent des torrents d’éloquence, la Première aux grands de Servan, ou le Tribun du peuple de Bonneville. Ce dernier exalte les pouvoirs de la « langue des Prophètes » et reproche à Voltaire de manquer « de ce feu sacré qui purifie les cœurs » (4e éd., 1790, Lettre XIII, p. 106) ; sa propre prose, rythmée et ardente, est effectivement animée par la conscience qu’il a de sa mission prophétique. En s’adressant « A la Nation française », « Aux Etats Généraux », « A la noblesse française »..., il suscite et mobilise les acteurs du drame, il crée par l’écriture l’effet de sa présence imaginaire au cœur de l’action. Dans le récit de la semaine révolutionnaire de juillet qui ouvre les Révolutions de Paris, Tournon a immédiatement inscrit ce foyer vocal, ce sujet qui lance et dirige l’action par la parole ; les variantes des éditions successives prouvent qu’il s’agit là d’un aménagement conscient du texte38. Dans la prise de parole généralisée que suscite la Révolution, tout citoyen, entrant dans une situation d’égalité avec les autres, peut devenir actant-parlant, et prendre en charge l’avenir de la collectivité entière. De là les apostrophes aux « citoyens » qui ponctuent la presse la plus radicale, et en particulier les Révolutions de Paris, mais aussi la liberté sans frein d’interpeller tous les acteurs, proches ou lointains, grands, ministres, rois, et de les tutoyer39. Il y a, dans cette figure du journal et du pamphlet révolutionnaires, une mimétique verbale de l’émeute, de la violence agitatrice, de la marche victorieuse, mais aussi lorsqu’on s’adresse aux aristocrates ou aux despotes, le bonheur d’abolir les distances, et de jeter un défi aux hiérarchies fictivement nivelées : ce sont ces accents que l’on retrouvera, curieusement préservés et pervertis, chez la Juliette de Sade parcourant les royaumes d’Italie.
116La voix du tribun n’est pas destinée seulement à susciter dans le texte l’image de l’action et à distribuer les rôles des acteurs ; elle est aussi celle du guide qui, pour appeler à l’action, dicte le devoir. Le discours impératif, volontiers réitératif, si fréquent dans certains journaux, manifeste une ferme volonté d’intervention dans le débat politique, et va de pair avec une image dramatique de la Révolution. Il apparaît donc surtout dans la presse patriote la plus virulente, et dans les pamphlets dénonciateurs. Tournon, au début de septembre, déplore que la plupart des districts ignorent leur droit de « briser » les députés favorables au veto, et « d’en créer de nouveaux sur le champ » ; cette proposition menaçante se transforme rapidement en incitation pressante : si un représentant parait infidèle ou incapable, « brisez-le, ah ! brisez-le, brisez-le : voilà le vrai moyen de ne pas redouter l’aristocratie » (Révolution de Paris, no VII, p. 25-29). Le Furet parisien, qui « dévoile » les monstres affameurs, Bailly, La Fayette, alliés au comte d’Artois, la reine, nouvelle « Messaline »..., lance aux « Parisiens », aux « Français », à ses « Concitoyens » des interpellations répétées pour les faire sortir de leur aveuglement et de leur torpeur ; son éloquence torrentueuse, qui charrie la prédiction catastrophique, la sommation brutale, abonde en appels au meurtre et va jusqu’à l’hyperbole la plus effrayante : puisque les « scélérats » de la Commune s’engraissent en faisant expirer les femmes et les enfants :
« prenez, prenez donc le couteau, égorgez ces êtres qui vous sont si chers, vous abrégerez du moins leurs maux et leurs peines. Ou plutôt poignardez-vous vous-mêmes [...]. Donnez à l’univers l’exemple de la fureur et de la barbarie, si vous êtes assez dénaturés et assez lâches pour laisser immoler vos enfants, vos femmes, et ne pas tremper vos mains dans le sang de leurs bourreaux et de vos assassins. Pendez l’Archevêque de Paris, si vous ne voulez pas l’être vous-mêmes » (no II, oct., p. 13)40.
117L’impératif redoublé est aussi un trait stylistique de l'Ami du peuple41. Il marque un moment fort des « discours » au peuple qui composent une part essentielle du texte. Ces vastes constructions, où la passion s’allie intimement à un art consommé de l’éloquence, se développent comme des sermons politiques qui ménagent tous les mouvements du cœur et du verbe. L’apostrophe morigénante fait honte au peuple de sa vanité, de son inconscience ou de son apathie, mouvement volontairement outrancier qui ne plonge au fond du mal que pour susciter le sursaut salvateur : Marat ne fustige le peuple que pour l’éveiller. A la réprimande, au reproche, se mêlent souvent la plainte amère, la compassion : le peuple est « insensé », mais il est « infortuné », entouré des « pièges » de ses « ennemis ». Marat laisse voir alors l’abîme ouvert pour engloutir les bons citoyens, il découvre l’« horrible trame », la « machination » de la « faction »criminelle. Où qu’il jette les yeux, il n’aperçoit qu’horreur imminente, catastrophe inévitable et c’est le mouvement de la participation passionnée, de la sympathie désespérée, où le « cœur » de Marat « se fond de douleur », où « des larmes de sang coulent de [ses] yeux ». Centre sensible de toutes les douleurs, il est le cœur même du peuple. Mais le remède est à portée de main : sonne alors l’appel à la vengeance, à la grande purgation, à l’insurrection, purificatrice comme l’orage. Dans ce mouvement final et exhortatoire se dit l’urgence du jugement dernier politique, de l’apocalypse réparatrice, de la récompense des bons et de la punition des méchants42.
118Marat est sans doute, et il faut en prendre conscience, un des plus grands orateurs de la Révolution, orateur du journal et du pamphlet, orateur du dehors (comme le roi était appelé « évêque du dehors »), dont l’écriture inlassable, spontanément cadencée, compose les rythmes en vastes combinaisons et en vastes séries, et parcourt les figures de l’émotion. Cette prose intense est le vrai sermon révolutionnaire qui ne cherche, en évoquant la dépravation ou la misère du peuple, qu’à opérer son active conversion.
119La voix du journaliste - tribun s’élève et commande avec une force aussi impérieuse parce qu’il se sent revêtu d’une autorité absolue. Le droit de haranguer, comme celui de dénoncer, se fonde dans la pureté de son origine, attestée par un dévouement total. Plus radicalement peut-être, la fonction de la parole dépend ici d’un mécanisme d’identification : le tribun parle pour le peuple qu’il représente, et dont il est, littéralement, possédé. Du même coup apparaissent dans le texte des masques symboliques et se mettent en place des relais énonciatifs.
120Même s’il se découvre indirectement ce n’est pas Bonneville qui parle dans le Tribun du peuple : c’est ce tribun sans nom en qui se condense la volonté collective, libérée de toute détermination subjective. Le mystérieux et célèbre Junius Brutus anglais hante l’imagination de Bonneville et devient pour lui un modèle : l’effacement de l’individu offre un gage de vertu, de courage et de pureté.
« Les lois de l’Angleterre ont permis à un citoyen d’écrire et de rester inconnu [...]. Heureuse la France, quand ses lois sages pourront inviter un homme honnête à rester inconnu, et alors, sans doute, elle aura aussi, comme l’Angleterre, son Junius, qui saura mériter assez de gloire pour que la plupart de ses concitoyens soient chéris et bénis en son nom, qui deviendrait celui de tous les bons citoyens » (Lettre IX juin, p. 111-112).
121La nation libre, qui donne naissance au tribun sans nom, en reçoit un retour de grâce. Bonneville a conscience de réincarner déjà cette parole pure, et l’adjuration qu’il adresse à son modèle résonne comme un engagement personnel de s’y substituer :
« Junius Brutus reprends ta plume de fer [...]. A ta voix toute puissante (c’était la voix de la nature) le pouvoir arbitraire a été exécré dans notre Europe, et une quatrième partie du monde, que tu as forcée à être attentive, a brisé ses fers. Vénérable vieillard, je sais que tu existes encore, et à cette idée mon cœur palpite avec tant de force... Malheur à l'Indigne qui aurait vécu le contemporain de Junius sans avoir aspiré à mériter son estime » (p. 110-111).
122L’écrivain politique se donne donc, dans cette fiction passionnée d’un anonymat vengeur et salvateur, une légitimité éclatante et indiscutable. Dans « la bouche d’un seul » se font entendre « la voix de tout un peuple, les réclamations de tous les peuples » (p. 114-115). Cette voix sacrée offre à l’avenir un modèle pour une «éducation nationale », elle devient une pierre de touche des bons et des méchants puisqu’on en peut dire, comme Jean-Jacques Rousseau de ses propres écrits : « Malheur à vous si durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas mille fois les hommes vertueux et fermes qui ont osé instruire ainsi les humains »43.
123Le je énonciateur, dans le Tribun du peuple, peut s’affirmer dans la confidence lyrique, dans la vision prophétique ou dans l’enthousiasme brûlant, il n’en reste pas moins masqué et désindividualisé par sa fonction. Lorsque Tournon, dans les Révolutions de Paris, place le discours d’incitation au cœur du drame de juillet, le charge de relancer l’action et de scander les moments de crise, il ne le fait jaillir d’aucun lieu précis : la voix sans sujet est celle même de la Révolution, de la Liberté, du Droit. L’effacement du je permet au magistère fondateur de s’exercer sans médiation et sans obstacle.
124Dans d’autres cas l’énonciation présente des caractères plus complexes et ambigus. A l’opposé des formes que nous venons d’analyser, on trouve le je exhibitionniste et emphatique de Carra, dans les Annales patriotiques et littéraires : « J’ai osé dire de grandes vérités en ma vie, pour l’amour de la Patrie ; je lui dois encore celle-ci, car je suis né Français, moi ; écoutez » (no IV, 6 oct., p. 3). Le discours exalté qu’engendre perpétuellement l’actualité sert à exprimer les obsessions de Carra, et en particulier son austrophobie maniaque : « L’amour de ma Patrie, et la gloire de ma Patrie, me porte à dénoncer les Traités... » (no VIII, 10 cot., p. 4). L’initiale C, ou son nom en toutes lettres le révèlent à la fin de la plupart de ses articles ; mais il est à la fois individu et membre de la « Société d’Ecrivains Patriotes » à laquelle le sous-titre attribue le journal. L’autorité de la parole se fonde dans le zèle propre du patriote nommé Carra, et dans une collectivité : on remarquera que de la « Société des gens de lettres » du XVIIIe siècle à la « Société d’Ecrivains Patriotes », on passe de l’autorité de compétence et de complémentarité savante à celle de la pureté idéologique.
125Le sujet du discours, dans le journal de Marat, occupe une position intermédiaire et originale entre celle de Bonneville et celle de Carra. Marat affiche son identité, il signe ostensiblement son texte dans le sous-titre (« Journal politique, libre et impartial, par une Société de Patriotes, Et rédigé par M. Marat, Auteur de... »). Il dévoile avec insistance une intériorité angoissée, un « cœur » souffrant, il raconte ses démêlés avec le Comité de police, sa vie secrète et fugitive. Mais il ne se dévoile ainsi que parce qu’il s’identifie à la cause qu’il sert ; devenu « ami du peuple », il ne s’appartient plus, et c’est sur quoi il fonde le droit sacré de publier son journal. Les «Anecdotes de l’Auteur », où il raconte, à partir du no LXX du 11 décembre, l’heureux dénouement de sa première inculpation, jettent une vive lumière sur la conjonction, en Marat, de l’individu et de la fonction symbolique. Il s’attarde sur un ton tour à tour guilleret, menaçant ou ému, sur sa comparution devant le Comité de police, et conclut : « Les lecteurs qui s’intéressent au sort de l’ami du peuple, n’auront pas lu avec indifférence ce léger histoirque. Ceux qui n’y voient qu’un récit personnel ne sont pas faits pour le lire » (no LXXI, 19 déc., p. 7). Dans ce qui, en apparence, concerne Marat, il faut savoir reconnaître l’ami du peuple ; mais l’extraordinaire accent de sa voix vient peut-être, précisément, de l’union christique, en lui, des deux natures.
126La fonction d’intervention politique de l’« écrivain » dans le journal ne donne pas lieu seulement aux manifestations éclatantes, mais extrêmes, que nous venons d’analyser. Il n’est pas rare que les mêmes modèles oratoires servent à des journalistes modérés, et que les appels aux citoyens soient destinés à les alerter et à les unir contre d’autres tribuns. L’auteur des Révolutions nationales, qui copie la formule éditoriale des Révolutions de Paris, mais adopte une ligne politique fort différente, multiplie lui aussi les effets de parole, mais il apostrophe, ou plutôt adjure ses « chers compatriotes », les « citoyens honnêtes » ou les « bons, libres et généreux citoyens». 44Il fixe à ses confrères la seule conduite qui, selon lui, convienne à la situation, à la fin de septembre :
« O vous, dont les Ecrits peuvent si bien diriger l’opinion publique, voilà votre tâche ! Vous n’avez plus qu’à entretenir le feu sacré du Patriotisme, qu’à faire respecter les Lois, et ramener la simplicité des mœurs. Et vous, qui abusez de faire circuler la pensée pour tromper le Peuple au lieu de l’éclairer, pour échauffer ses passions au lieu de les modérer, brisez votre plume ! Soyez Citoyens parmi nous, ou allez vous vendre bassement au reste impur de l’Aristocratie » (no XVI, 26-30 sept., p. 290).
127Lui-même dénonce les calomniateurs des nouveaux pouvoirs, et les aristocrates déguisés en faux amis du peuple. Feydel pratique l’apostrophe de façon analogue dans l'Observateur. Adressée à la « cabale », elle exprime une indignation dont l’effet s’use par l’habitude ; adressée aux « Citoyens », au « Peuple », aux « Parisiens », elle reste emphatiquement vague et n’appelle nullement à la revendication de la souveraineté : elle recommande sans cesse l’union, le respect et même la vénération pour l’Assemblée Nationale, les autorités municipales, le roi45. Feydel est un tribun sage. Il représente une opinion moyenne, soucieuse d’assurer la translation et la relève du pouvoir, et la paix civile ; par son usage du discours il renvoie une image de « patriote » de 1789 dont les violences des journalistes les plus radicaux ne doivent pas faire oublier l’importance.
128Rien ne permet de prouver ni de mesurer l’effet réel de l’exhortation tribunicienne sur les acteurs politiques. Mais l’essentiel est ailleurs : on a cru à cet effet, les déclarations des contemporains manifestent la conscience de l’enjeu politique que représente la presse activiste. L’écrit peut gouverner l’« opinion publique »46, exciter ou apaiser les passions populaires, faire les révolutions. Beffroy de Reigny, en août, met déjà les « écrivains » devant leurs responsabilités, et les invite à refuser les « déclarations outrées » :
« Jamais il n’a fallu tant de circonspection qu’il en faut aujourd’hui pour écrire sur les affaires du temps. La prudence d’un auteur citoyen exige [...] qu’après avoir écouté les enthousiastes, il consulte les personnes instruites et réfléchies, et qu’il ait pour but essentiel de ses travaux le rétablissement de l’ordre et de la paix [...]. Le patriotisme consiste-t-il à souffler le feu de la discorde quand il est possible de s’entendre ? [...]. Le sort de la nation dépend en grande partie des écrivains qui captivent son attention ; [...] plus les écrivains seront téméraires, plus le peuple sera féroce. C’est précisément dans ces jours de crise qu’il faut bien se garder de hasarder une opinion » (Courrier des planètes, no 68, 16 août, p. 6-9).
129Reigny répète souvent cet avertissement, avec une inquiétude et un découragement croissants. Mallet du Pan accuse les autres journaux de faire « témérairement la leçon au Public » et de lui ordonner ce qu’il doit penser (Journal de Bruxelles, no 45, 7 nov., p. 45). Entre la conception qu’il se fait du journal, qui laisse le lecteur « consulter sa raison propre », et celle des nouveaux journaux révolutionnaires, il y a une opposition totale : ces derniers sont persuadés de former l’opinion, et bien décidés à peser sur elle, à la guider, et, comme dit Marat en un bel euphémisme, à la mettre « à même de se manifester » (Ami du peuple, no II, p. 19). L’auteur des Révolutions de Paris lance aux « imbéciles aristocrates » : « Sachez qu’il est des sages, des citoyens qui sauront toujours rallier l’opinion publique, et la guider vers la vérité et l’intérêt général » (no XII, p. 30) ; et, plus fièrement encore, celui du Courrier national, politique et littéraire écrit à propos des « folliculaires » : « Ils font l’opinion publique et [...] cette opinion est à présent le seul Juge souverain des actions des hommes et des réputations » (no XLIX, 26 oct.).
130Cette conviction devait inspirer naturellement aux journalistes l’ambition non seulement d’« éclairer » l’opinion, mais de l’entraîner par la puissance du verbe et de participer, en première ligne, à l’immense guerre oratoire qu’ouvre la Révolution. Plusieurs, cependant, redoutent ou déplorent l’abus de l’éloquence, l’enflure, la déclamation, et parmi les réactions négatives que l’on enregistre on ne trouve pas seulement celles d’hommes de goût, modérés, pour lesquels la violence verbale des écrivains-tribuns constitue à la fois un danger politique et un signe de la décadence des lettres, mais aussi de « patriotes » qui opposent aux excès oratoires leur idéal de simplicité et de retenue, et à la passion la raison critique.
131Fontanes, dans le Journal de la ville, traite avec une ironie condescendante les « jeunes gens à tête vide et exaltée » qui écrivent des injures :
« Ces jeunes gens sont très excusables. Ils ont rêvé tout bonnement qu’ils étaient des tribuns du peuple. En conséquence, ils se fâchent contre ceux qui n’ont pas encore reconnu leur mission. Ils veulent absolument des ennemis. C’est leur fantaisie. A la bonne heure. Mais ils se battront tout seuls. N’est-il pas généreux de faire grâce à leur inexpérience» (no XXXVII, 6 nov., p. 147) ?
132Peu de temps auparavant, il avait opposé à « l’époque fameuse » du milieu du XVIIIe siècle, où se signalaient tant de grands écrivains, le triste état de la « littérature », dominée par des « Rhéteurs forcenés et barbares, ou des raisonneurs froids et pesants », et, parmi les effets du retour à la « barbarie », il plaçait au premier rang « cet enthousiasme trop commun qu’inspirent l’exagération des idées, les secousses d’un style inégal et violent, et l’audace qui ose tout dire et tout faire » (no XXIV, 24 oct., p. 93)47.
133Sensible aux excès oratoires, mais peu préparé à en comprendre le sens, Fontanes en signale en tout cas fort bien certains modèles littéraires. Il réserve à l'Histoire des deux Indes, dans la genèse de l’éloquence révolutionnaire, une place et lui reconnaît une importance qui nous paraissent encore incontestables. Il reproche à l’auteur d'Etrennes financières de mêler à sa narration historique de la Révolution.
« des apostrophes et des mouvements oratoires peu convenables peut-être dans un précis de ce genre. Si M. l’abbé Raynal a mêlé tous les tons et tous les styles avec succès dans l’histoire philosophique, il n’a pas fait oublier les grands écrivains qui ont su conserver à l’histoire son véritable caractère, en fuyant tous les excès et dans leurs principes et dans leurs expressions » (no LXXXVIII, 27 déc., p. 352).
134Cette contamination de l’Histoire par l’éloquence, que Fontanes perçoit comme une faute de goût, et qui tient aux métamorphoses du genre que nous avons analysées plus haut, fait l’objet d’une critique plus mesurée, mais non moins révélatrice, dans le Journal d’Etat et du citoyen de Mlle de Keralio. Expliquant le »succès prodigieux » des Révolutions de Paris par l’intense émotion patriotique qui en anime le texte, elle regrette néanmoins que la narration soit « quelquefois un peu déclamatoire » : « Bannissons donc une fois pour toutes ces froides exagérations fruits d’une longue et servile habitude » (no 2, 20 août, p. 28). Elle-même pourtant ne néglige pas certains effets oratoires qui tentent de relever sa prose pâle et abstraite.
135Brissot défend dans son Patriote français, de façon beaucoup plus constante et affirmée, l’idéal du journal didactique qu’il partage avec Mlle de Keralio, et, en conséquence, l’idéal d’austérité stylistique qui convient à la raison. Il traitera, annonce-t-il dans le premier numéro, tout ce qui a rapport à cette « révolution étonnante » « avec cette vérité, cette décence, cette dignité qui doivent marquer les Ecrits des hommes éclairés et des vrais amis du bien public ». Il déclare ensuite, à plusieurs reprises et sous des formes voisines, que « la simplicité du style est le caractère de l’homme libre » (no X, 7 août ; no VII : 4 août), et il est très soucieux de la clarté du vocabulaire et de la nécessité d’exactes définitions (no XXXII, 2 sept.). A ceux qui lui reprochent la brièveté de l’article « Assemblée Nationale» il répond : « on n’a pas saisi l’esprit de ce Journal. Nous ne copions que ce qui peut être utile ; nous censurons ce qui pourrait être dangereux. Des faits minutieux ou des phrases de Rhétorique ne forment pas de Patriotes » (no XXXIII, 8 sept., p. 4).
136La « rhétorique » est vaine ou dangereuse. Brissot s’adresse à la raison des patriotes, et veut les éclairer par l’instruction. La question du « style », on le comprend, est centrale. Dans la chaleur passionnelle de l’écriture oratoire se suggèrent plus ou moins, et se réalisent imaginairement, la souveraineté directe du peuple, le rapport intime de la foule et de l’orateur qui la soulève. Brissot croit trop profondément à la légitimité des assemblées représentatives, à un va-et-vient de l’information et de la discussion entre elles et leurs mandants, par l’intermédiaire du journal, pour ne pas redouter les courts-circuits de la parole tribunicienne.
La parole subjective. Le journaliste exhibé et masqué
137Les histoires de la presse révolutionnaire ne font guère qu’allusion aux petits journaux inclassables qui mettent en avant la parole du sujet. On aperçoit, dans une sorte d’arrière-fond ou de pandémonium de la presse, un grouillement d’éphémères, de feuilles aux traits mal définis, parfois proches de la brochure, qui se situent dans les marges ou les interstices innommés de la presse sérieuse et reconnue. Le mépris des contemporains semble s’être communiqué aux historiens, lorsqu’ils consentent un regard à ces régions chaotiques. Après avoir passé en revue les grands journaux Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution française, cite quelques titres et ajoute :
« Déterminer en détail le caractère propre de chaque publication périodique et expliquer d’une manière précise en quoi différaient les doctrines, ce serait un travail fastidieux, presque impossible d’ailleurs. La liberté bégayait encore ; les doctrices étaient donc généralement indécises et les points de vue très divers. Il y avait plutôt des tendances que des systèmes » (Livre II, chap. VI).
138Dans son Histoire politique et littéraire de la presse en France Hatin justifie une analyse réductrice par le même argument qu’il emprunte à L. Blanc sans le nommer (t. IV, p. 270-271).
139Peut-être l’étude des « doctrines » et des « points de vue » n’est-elle incapable de jeter la lumière dans la diversité obscure du périodique révolutionnaire et ne paraît-elle inutile que parce qu’elle est totalement inadaptée à son objet. La catégorie que nous avons appelée « journal-discours », où se trouvent les objets les plus indéfinissables, ne peut guère se caractériser que par la fonction expressive qui s’y exerce : quelles que soient les idées politiques, parfois étranges, qui s’y exposent, ou les passions, parfois extrêmes, qui les animent, un individu sujet les lance toujours dans le public et en prend ostensiblement la responsabilité. L’affirmation du sujet est une des caractéristiques éclatantes du journal révolutionnaire. Les historiens l’ont relativement sous-estimée ou ignorée comme phénomène propre. La fonction s’est abolie dans ses productions les plus remarquables, c’est-à-dire dans le personnage des grands journalistes. La prosopographie, conforme au génie historique du romantisme, ou, plus près de nous, les études de cas (tel journal, son auteur, son histoire...) ont immobilisé le mouvement créateur de l’expression journalistique, et brisé ou occulté la référence centrale, capable d’expliquer le surgissement incessant, anarchique, parfois délirant de la parole dans le journal.
140Il faut donc s’interroger sur la signification et la place de l’individu, sur l’autorité dont il s’investit en tant que tel. Mais il y faut aussi quelques précautions. On ne peut plus substituer spontanément à l’« individu » le référent destiné à le lester de « réalité » : on sait trop qu’il est lui-même une construction fictive, et qu’on ne saisit jamais dans les textes que les masques dont le sujet ne cesse de se couvrir ou les auto-représentations imaginaires qu’il projette hors de lui. De ce travail figuratif nous avons déjà analysé deux beaux exemples, ceux de Bonneville et de Marat, qui trouvaient naturellement place ailleurs. Nous voudrions ici l’étudier de façon plus générale, et surtout en suivre les manifestations dans les journaux qui échappent aux prises de la critique, et en faire même le principe génétique majeur.
141Le nom de l’auteur apparaît, sous une forme ou sous une autre, dans le quart des journaux créés à Paris en 1789. Il faut distinguer ceux sur la couverture ou sur la première page desquels il s’imprime ostensiblement, et ceux où il n’est repérable que dans le permis de police, l’avis de souscription ou une signature finale. Dans la première catégorie (19 journaux sur 140, 13,5 %), on trouve surtout des journaux d’information consacrés en tout ou en partie à l’Assemblée Nationale, et parmi eux quelques journaux de premier plan, les Lettres du Comte de Mirabeau à ses commettants, le Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles, « Par M. Gorsas, citoyen de Paris » (à partir du no XIX, 26 juillet), le Patriote français, l'Ami du peuple, les Révolutions de France et de Brabant, les Annales patriotiques et littéraires. En dehors des journaux spécialisés, peu représentatifs et très peu nombreux, c’est dans la catégorie Assemblée Nationale et autres rubriques (ANN) que la fréquence de la nomination est la plus forte (9 journaux sur 29, 31 %).
142Nous manquons de références pour juger de la signification de ces chiffres. Ils paraissent révéler une personnalisation croissante de la presse, surtout politique, ou plutôt confirmer une évolution dans laquelle les Annales politiques de Linguet jouent probablement un rôle de premier plan. Le Comité permanent de l’Hôtel de Ville interdit, le 24 juillet, la circulation de tout imprimé ne portant pas le nom de l’auteur ou du libraire. Cette disposition de police n’a pas joué un rôle déterminant et suscite des réactions diverses. Gorsas obéit immédiatement, son « patriotisme » l’engage à « donner l’exemple» et il s’en justifie en rappelant qu’il a toujours refusé la « gloriole d’Ecrivain » (no XIX, 26 juillet, p. 309-310) ; les Révolutions de Paris dénoncent alors son « misérable papier » et voient dans l’ordonnance une « reste d’aristocratie » (no IV, 2-8 août, p. 9-11). Ces réactions occasionnelles laissent percevoir des comportements journalistiques opposés, d’un côté le parti pris de l’individualité engagée, exhibée, de l’autre celui de l’anonymat, qui garantit la pureté de l’énonciation civique. Gorsas se présente comme témoin et comme écrivain en acte (nous l’avons vu), et comme « patriote », « citoyen », ou « bourgeois de Paris », père de famille pacifique qui entend assumer ses devoirs et jouir de ses droits dans l’ordre48. Il aime se poser dans ce personnage, qui lui commande à la fois ardeur et prudence.
143Le journaliste qui se déclare donne à cet acte même une valeur symbolique. La carrière assez brève de Luchet en 1789 se déroule entre une ouverture courageuse : « Je me nomme parce que c’est le moment de liberté » (Journal de la ville, no 1, 1er août), et des adieux amers : « Une imprudence a pensé me coûter la vie [...]. On m’a soupçonné d’être Aristocrate et malgré mes opinions sur le veto, sur la liberté de la presse, sur la déclaration des droits » (no 63, 30 sept., p. 495)49. D’autres abritent volontiers leur nom dans la cohorte imposante d’une « société de patriotes » ou de « citoyens », et à cet égard Brissot a fait quelques émules. Que l’auteur s’autorise alors, dans le titre de son journal, de ses ouvrages (Marat, Desmoulins) ou de son seul nom, qui sans doute n’a plus besoin de référence éditoriale (Brissot, Mercier), il accepte d’être crié et vendu comme une marchandise : dans la promotion de l’individu, sensible dès le début de la Révolution, se conjuguent les ingrédients d’une guerre commerciale et les données nouvelles d’une guerre politique dont les conséquences sont immenses. La page de titre du Mercure de France porte pour la première fois, à partir du 5 décembre, les noms des auteurs en capitales : Marmontel, La Harpe, Chamfort, « tous trois de l’Académie Française », et Mallet du Pan pour « la partie historique et politique ». L’avisé Panckoucke, qui avait gagné une part de sa fortune sur les grands noms des Lumières, tentait ainsi de relancer son journal par un surcroît de prestige littéraire. Desmoulins le comprend bien et en profite pour exalter sa propre intrépiditié : il accumule les métaphores guerrières, feint l’effroi et le soulagement : « En lisant la publication de cette ligue formidable, j’avais tremblé pour mon Journal, et j’aurais bien voulu regagner le port avec ma frêle barque. Comment tenir la mer contre ces gros vaisseaux ? » Mais il respire, La Harpe ne lui fait pas peur : « Jeune Darès, j’oserai me mesurer avec ce vieux Entelle redescendu dans l’Arène » (Révolution de France et de Brabant, no 5, 26 déc., p. 234-235).
144Les jeux allusifs du lecteur de Virgile cachent une signification profonde : le temps est venu pour le journaliste d’entrer dans l’arène politique, et comme le combattant livré aux faveurs et aux coups de la fortune, d’y être tour à tour triomphant et abattu. Seuls les signes avant-coureurs de cette aventure inouïe du journalisme apparaissent en 1789. Le premier grand athlète a été Mirabeau dont le journal, presque toujours rédigé par d’autres, retransmet et amplifie la parole à l’Assemblée. Dumont (car il s’agit sans doute de lui) le dit dans des pages remarquables du Courrier de Provence : le véritable « talent de la parole », dans une assemblée, se manifeste par des interventions fulgurantes et des improvisations rapides ; il ne peut appartenir qu’à « un petit nombre d’individus », à des «athlètes politiques » (no LXV, 11-12 nov., p. 3-5). Le journaliste, lui aussi, se livre totalement dans le combat de la parole, et parfois, comme l’avenir le prouvera, jusqu’à y mettre en jeu sa vie. Mais, en 1789, on ne prévoit pas ce moment tragique, on l’imagine seulement dans l’hyperbole du sacrifice patriotique.
145L’affirmation et la mise en scène du sujet dans le texte ne recouvre pas, et il s’en faut, la déclaration du nom. Il y a des noms sans sujet (ou accompagnés d’une faible présence du sujet), et, plus encore, des sujets sans nom. Le domaine du sujet, très vaste, n’est pas facilement explorable et toute tentative pour y distinguer des formes se heurte à la variété des objets de l’analyse. Il faut pourtant s’installer dans ce centre vivant du journal révolutionnaire pour en comprendre quelques caractères essentiels. Outre les formes évoquées plus haut à propos de la parole tribunicienne, nous en analyserons trois, le sujet de l’expérience accusatrice, le sujet ludique, enfin le sujet sans nom.
146Plusieurs journalistes rappellent avec plus ou moins d’insistance, les infortunes qu’ils ont souffertes sous l’Ancien Régime. L’impatience, l’appétit de revanche des victimes sont souvent perceptibles en 1789 ; elles rappellent leurs compétences ignorées, leurs entreprises arrêtées... Le je est alors celui de la confidence vengeresse, et le journal permet à des frustrations de se dire enfin et de se surmonter. Duplain de Sainte-Albine, dans ses Lettres à M. le Comte de B***, s’exprime à travers la convention du journalisme épistolaire ; mais l’émotion agite souvent le texte, l’expérience cruelle de l’ancienne administration, le souvenir des ministres exécrés, des « vizirs », des « gens en place » le gonflent de rancœurs accumulées : « J’ai toujours, Monsieur le Comte, des démangeaisons de revenir sur nos anciens vizirs, et il me semble que j’éprouve un soulagement toutes les fois que je puis ranimer leurs cendres et les dévouer à l’exécration publique » (no 14, 7 nov., t. III, p. 151)50. Aussi lorsque paraît l'Etat nominatif des pensions, en décembre, Duplain fait-il éclater sa joie : « Encore un vivat, Monsieur le Comte [...], quel ouvrage d'or ! » (no 19, 26 nov., t. IV, p. 17-18). Cette présence vivante de l’auteur fait souvent le prix des Lettres, qui composent d’ailleurs un bizarre pot-pourri. Roland, « Auteur du Financier Patriote », rappelle également, dans son Recueil d’idées patriotiques, son passé au service de la France, et les persécutions qu’il a subies de la part du ministre Amelot (no II, p. 4, note ; p. 27-32). Ces quelques affleurements personnels font mesurer, par leur aigreur, la somme d’expériences douloureuses qui s’est brutalement inversée dans l’allégresse révolutionnaire.
147Le sujet s’affirme de façon toute différente dans les Révolutions de France et de Brabant : Desmoulins est non seulement présent sur la couverture comme « Auteur de la France libre et du Discours de la Lanterne aux Parisiens », il intervient surtout dans son texte comme le maître d’œuvre ostensible qui unit une matière discontinue et disparate. Le journalisme qu’il pratique réalise la fusion de l’anecdote, de l’esquisse comique, du commentaire ou de la diatribe politique grâce à l’intervention constante d’un sujet qui joue avec ivresse de son art de l’improvisation, de la surprise, de la métamorphose. Le je s’exhibe comme lieu d’affections vives, volontiers excessives, voire contradictoires, enthousiasme hyperbolique, emballement juvénile, colère subite, pardon généreux : « Ce décret, du petit nombre ce ceux qui feront une tache pour l’Assemblée Nationale, me donne tant d’humeur, que je vais aux Cordeliers »... (no I, p. 10). « L’espace me manque, et le Médecin voyant, à cette nouvelle, l’excandescence de ma bile, déjà allumée par plusieurs paragraphes de ce Numéro, m’ordonne de renvoyer ma colère à l’ordinaire prochain » (no 6, 2 janv., p. 274). L’« auteur » joue avec son texte, selon une vieille technique du roman, et engage le dialogue avec son « lecteur » : « vous imaginez-vous, mon Cher Lecteur, que je vais continuer sur ce ton, et épuiser mon haleine par de si longues tirades ? N’y comptez pas ; je ne vous prodiguerai pas les grands mouvements oratoires », et cette apostrophe suit l’attaque éclatante du premier numéro, le grand Consummatum est de la Révolution. « Je brûle d’envie, mes chers souscripteurs, de vous parler de l’incomparable District des Cordeliers... » (no I, p. 5). La présence du sujet est-peut être plus sensible encore, bien qu’implicite, dans l’art de l’allusion littéraire, de l’application ingénieuse, souvent bouffonne, du clin d’œil de connivence avec le lecteur cultivé. Il en demande pardon à son « Cher Lecteur », mais pour mieux avouer l’extrême plaisir qu’il y prend : « les traits semés dans mon journal, sont comme des espèces d’estampes dont j’enrichis ma feuille périodique » (no 3, 12 déc., p. 123).
148La prose journalistique de Desmoulins cherche constamment l’effet : effet de spontanéité, de volubilité créé par l’expansion et les poses du moi émotif et du moi savant. C’est pourquoi il refuse tous les moules : son texte, libre propos, trahit dans son trajet inattendu une affectation perpétuelle de liberté. Personne comme Desmoulins, en 1789, n’a pratiqué le journalisme d’auteur, qui prétend être aussi un journalisme de témoin de la Révolution, de patriote et de censeur51. Dinocheau recherche dans son Courrier de Madon des effets semblables, surtout dans le dialogue avec son lecteur et l’exhibition de ses émotions ; mais, s’il y réussit assez bien, c’est dans le cadre étroit du journalisme d’assemblée.
149La foule des petits journaux éphémères, presque tous anonymes, ignore ces jeux brillants ; l’explosion du discours à la première personne y caractérise cependant un des modes importants du journal révolutionnaire. C’est sous ce point de vue que l’on peut essayer de penser ce qui par essence est divers, dispersé, fragmentaire, hors institution et hors normes, de le réunir sous un même regard critique, et d’écouter à la fois, pour ne prendre que quelques exemples, l’enthousiasme délirant du Code de la Patrie ou du Journal du vrai honnête homme, le pauvre boniment de Mon rêve, ou la femme sans tête, ou la bonhomie cauteleuse du Vrai bourgeois de Paris.
150Quelles qu’en soient les nuances expressives, cette parole, même folle, du sujet sans nom affirme sa légitimité dans sa subjectivité même, dans sa compulsion spontanée, voire sa sauvagerie. La liberté de la presse est profondément égalitaire. De même que, dans l’interprétation que certains s’empressent d’en donner, elle permet à chacun de se faire imprimeur à sa guise, elle libère aussi la voix la plus pauvre, la plus isolée, la moins autorisée ; j’ai le droit de parler parce que je suis un citoyen, et d’autant plus que je suis un pauvre citoyen ; ma faiblesse est un gage de ma pureté, mon civisme me permet de publier mes idées les plus personnelles et apparemment les plus aberrantes. Le journal peut prendre alors les accents d’une déclaration ou d’une confidence, hautaines ou humbles, il devient profession de foi, bavardage à bâtons rompus... : il surgit comme d’un besoin renouvelé de relation, en dehors des formes canoniques de la presse.
151Le je qui parle dans le Solitaire (signé à la fin du nom mystérieux de Le Riche), évoque, dans un discours errant qui ressemble à un prospectus, la bonté du roi, son propre patriotisme, les conditions dans lesquelles il s’exprime :
« Ce que je vais écrire est le résultat de mes conversations avec moi-même ; car n’ayant rien de mieux à faire dans ma cellule, au coin de mon feu, ou dans mon lit, quand je n’y dors pas, je me rends compte de choses importantes ; j’aime surtout repasser, ressasser les idées qui me viennent d’après la lecture des papiers Publics sur les opérations de l’auguste Assemblée Nationale [...]. Je savoure avec volupté les bons décrets de l’Assemblée » (no I, déc., p. 8).
152Il affecte le langage familier, qu’il mêle à d’étranges apostrophes, ou à des protestations de courage civique dans le goût du jour. L’auteur de Mon rêve, ou la femme sans tête, qui plaint le triste sort du roi et de la reine, et promet de continuer son journal « toute [sa] vie », se représente rentrant chez lui, « rue de la Femme-sans-tête », et il voit dans ce nom un symbole de la France.
« On doit remarquer que je suis dans la rue, et que ne rêve pas encore, point couché par conséquent : ce n’est pas qu’une borne vaille bien ma paillasse ; mais j’ai cinq étages à monter et mon traversin à arranger, une pierre n’est pas plus dure ; cependant je n’en achèterai pas d’autres, et un grenier sera toujours ma demeure tant que le calme et l’abondance ne seront pas rétablis » (p. I, fin déc., p. 2).
153C’est encore un malheureux habitant d’un dernier étage que l’auteur des Sottises de la semaine, qui ne veut qu’« amuser » le public, qui bavarde et bouffonne, et salue avec faveur l’idée de faire fondre les cloches : « Pour moi, dont le grenier est adossé à la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, j’ai la tête fendue matin et soir, en souvenir du message de l’ange Gabriel. Je tremble à l’approche d’un dimanche ou d’une fête... » (no 5, 1er janv., 1790, p. 3).
154Il serait vain de multiplier les citations de textes plus ou moins bizarres. On constate que la subjectivité affichée y réactive simplement les thèmes les plus conventionnels. On sait depuis longtemps que le vrai mérite se réfugie dans les greniers, que la vertu qu’on loue meurt de froid, qu’il n’y a pas plus franc qu’un pauvre bougre, que la solitude est favorable à la méditation... C’est sur ce riche texte qu’avec une maladresse réelle ou feinte des marginaux, vrais ou plus probablement faux, rêvent ou fabulent, nous révèlent la vérité du présent et de l’avenir ; quand ils seraient vrais, d’ailleurs, leur parole n’en sonnerait pas moins faux.
155Certains journaux se nourrissent de conventions populistes, rustiques ou citadines. L'Objet du jour, qui paraît au début d’octobre, est écrit sur le ton de la chronique de quartier, où se fait entendre la voix des braves gens, où l’on parle entre voisins de ce qui se passe à Paris. Le « politique de la rue Popincourt », qui la recueille, joue l’homme sans prétentions, à l’écoute des autres, capable d’exprimer ainsi la vraie sagesse du peuple : « Dans notre faubourg, dans notre rue Popincourt surtout, où l’on n’a point cette philosophie qui brille dans les beaux quartiers de Paris, nous sentons parfaitement qu’on peut n’être point sacrilège, et faire des écus tournois avec une bonne Vierge ou un Saint-Nicolas... » (no 3, 7 oct., p. 3). Il cause à bâtons rompus en semant son propos de traits de langue « populaire », il lance autour de lui des conseils et des réflexions, il rapporte les paroles de grand sens du « jardinier [son] voisin » contre Marat (no 4, 8 oct., p. 4). Le je qui anime et rapporte les dialogues de l'Espion des campagnes, ou les veillées villageoises de la plaine d’Ivry, goûte ou voudrait faire goûter l’heureuse tranquillité des champs, les vertus, les sentiments « vraiment patriotiques » qui y éclosent : de braves gens, là encore, discutent de l’actualité et donnent l’exemple d’un civisme bien tempéré.
156L’énonciation à la première personne, trait majeur de la presse nouvelle en 1789, remplit plusieurs fonctions. Le sujet peut s’affirmer, avec enthousiasme ou violence, dans la proclamation de la vérité, l’exercice d’un magistère ou d’une censure, qui le légitiment mais dans lesquels il tend à s’absorber et à disparaître comme tel : le je éclatant, agressif du Dénonciateur national, du Colporteur national ou du Furet parisien n’est guère que le vecteur de la vérité accusatrice qui le dépasse, articulation la plus active et la plus économique possible d’une parole qui se voudrait efficace. A l’autre extrémité, on pourrait placer le je heureux, vagabond de Desmoulins, qui impose avec insolence ou avec malice sa liberté à son texte et à son lecteur. Entre les deux, on trouverait les nuances de l’ambiguïté entre l’individu et son rôle symbolique (Marat, Carra) ou les conventions de l’écrivain pauvre, de l’homme du peuple ou du paysan vertueux. Les masques prolifèrent, dans la double mouvance d’anciens lieux communs et de rôles symboliques fraîchement inventés ou réanimés dans le feu de la Révolution. Mais, si elle nous trompe dans le mesure même où elle affecte la sincérité, la parole subjective n’en est pas moins une origine essentielle de l’effet d’énergie ou de totale liberté qu’a voulu produire le journal révolutionnaire.
La polémique et le jeu. Le journaliste parodiste et combattant
157Un maître de pension de Valenciennes écrit le 26 janvier 1790 à Desmoulins :
« Vous conviendrez avec moi, qu’à l’exception de quelques-uns, ceux qui écrivent pour la bonne cause ne montrent pas autant de talents que les aristocrates. Serait-ce parce que le genre satirique est plus aisé ; ou nous aveuglons-nous sur la platitude de ces écrivains séditieux, parce que nous trouvons à satisfaire notre malignité dans les brochures incendiaires » (Révolutions de France et de Brabant, no 11,6 fév., 1790,p. 516) ?
158Ce patriote, qui craint de s’abandonner à un plaisir coupable, pose une question pertinente. La polémique ingénieuse, le jeu avec le journal s’adressaient à un public habitué aux retournements et aux dissonances burlesques, à toutes les esquives et les roueries de l’ironie. Le XVIIIe siècle a aimé et pratiqué systématiquement la parodie en particulier au théâtre. Les lecteurs de Candide et de la Pucelle n’ont pas perdu brusquement la mémoire lorsque l’enthousiasme et le sérieux révolutionnaires ont submergé la France, surtout si la Révolution n’était pas pour eux très bien venue. L’opposition au nouvel ordre de choses s’exprime parfois déjà, à la fin de 1789, sur un ton violent ou sombre. Mais elle privilégie le sarcasme et l’antiphrase comique ; elle bénéficie du talent éclatant de Rivarol ; elle spécule sur la « gaieté », supposée être le caractère permanent et profond de la nation française, et atteint ainsi, on ne peut en douter, une part importante du public cultivé.
159L’usage que les royalistes ont fait du journal à partir de novembre 1789 ne doit pas s’analyser dans les termes strictement politiques qu’ont privilégiés les historiens de la presse. Le jeu avec l’instrument périodique est ancien (songeons aux journaux burlesques de la Fronde). Même s’il affecte des formes proches du pamphlet, il définit une authentique fonction du journal, qui peut devenir ainsi, dans certains cas, miroir de lui-même, auto-représentation critique, exhibition de son propre fonctionnement, aveu de son artifice. Moquerie de soi, moquerie des autres, le jeu et la polémique sont toujours proches.
160La parodie des journaux d’annonces, procédé satirique facile, constitue presque un genre à elle seule. Le Petit Journal du Palais-Royal, ou Affiches, annonces et avis divers, qui a réussi à durer quelque temps (5 no s, sept.-nov.) est un des journaux satiriques les plus violents et les plus intéressants de la fin de l’année. Les rubriques des affiches, « Rapport du temps », « Biens seigneuriaux à vendre », « Effets perdus ou trouvés », etc., offrent seulement le prétexte d’attaques féroces contre les personnalités les plus diverses, de la reine et des princes aux actrices, aux libraires..., et finalement aux membres de la Commune de Paris, avec un goût prononcé pour les images de débauche et de libertinage crapuleux. On y voit la tradition des « anecdotes » scandaleuses, qui fleurit à la fin de l’Ancien Régime, se prolonger avec la Révolution en appel à la proscription. Mais le plus remarquable, de notre point de vue, dans ce journal-pamphlet, c’est la manière dont l’auteur en conçoit la perpétuation ; il écrit au début du no II : « C’est donc une espèce de défi que me fait la société, de continuer sur le même ton, et avec la même abondance. Ma gloire est intéressée à prouver que je n’entreprenais le premier numéro que pour le continuer successivement d’après les désirs publics » (p. 2). Il traite donc son journal comme une performance improbable et paradoxale : comment soutenir l’intérêt en renouvelant les cibles (ou les coups sur les mêmes cibles) sur le mode inchangé des annonces fictives ? En fait, il ne tient sa gageure qu’en pratiquant la violence permanente et dans toutes les directions, en se radicalisant, en mêlant à l’allusion épigrammatique, à la bouffonnerie la charge haineuse et de petites harangues patriotiques. Plus direct, le pamphlet perd dès lors de son mordant.
161Au moment où le Petit journal du Palais-Royal cesse de paraître les Actes des apôtres commencent une carrière brillante, et inaugurent une forme du journal contre-révolutionnaire qui, imitée avec un bonheur inégal, durera à peu près autant que la Révolution. Partis comme un simple pamphlet numéroté, sans souscription ni périodicité annoncées, ils deviennent assez vite, dans les faits, un journal à la fois par leur publication continue et sans doute assez régulière, et par l’affectation même avec laquelle ils se posent comme tel ; des textes et des traits formels apparaissent en effet qui symbolisent et soulignent la manière journalistique : des lettres « aux rédacteurs » (à partir du no VI), des rubriques pompeuses et d’ailleurs irrégulières, « Finances », « Législation et histoire », « Médecine », « Constitution », « Cérémonies religieuses », « Politique extérieure » (à partir du no VIII).
162La parodie prend ici une nouvelle valeur et une nouvelle force, puisqu’elle vise non plus la vieille forme des affiches, mais le journal révolutionnaire et les grandes légitimations dont il se prévaut. L’intention polémique de la rubrique est d’autant plus éclatante que cette dernière, par elle-même et par le texte qu’elle introduit, couvre presque toujours le persiflage ou la bouffonnerie ; on imagine aisément en quoi consistent les « Conspirations découvertes », annoncées en première page du no IX. Ce jeu avec le journal va de pair avec la parodie du langage révolutionnaire, le « nous » collectif et gourmé des énonciateurs affectant sans cesse la sévérité, l’intense conviction, voire l’enthousiasme patriotiques, l’admiration éperdue et inconditionnelle des grands défenseurs du peuple, la haine des aristocrates et de l’aristocratie... La vigueur, l’extraordinaire réussite satirique des Actes des apôtres, du moins en 1789, ne viennent pas seulement du génie de la caricature, de l’acharnement contre des têtes de turc (Robespierre, Théroigne de Méricourt), de la répétition de mots d’ordre rendus ridicules (la « démocratie royale »), mais aussi du parasitage antiphrastique d’un langage qui, pour le connaisseur des journaux de l’époque, est un régal. Les Actes des apôtres sont un remarquable révélateur du lexique et de la rhétorique à la mode, et aucun analyste de la presse ne devrait omettre de les consulter : on y trouve en acte, emphatiques et bouffonnes, les fonctions cardinales et les tons dominants, l’exaltation de l’Assemblée, de la Constitution, des Droits de l’Homme et de la Révolution, la dénonciation alarmée ou indignée des « ennemis du bien public » et de leurs complots, les apostrophes et les élans de l’éloquence patriotique, l’éloge des bons et l’appel à la punition des méchants, les motions euphoriques on enflammées, la déploration sur le foisonnement des feuilles « incendiaires », les regrets de ne pouvoir publier la « multitude » des lettres de lecteurs, les alternances de l’inquiétude et de l’espoir... Parodie du journal et du langage révolutionnaires, les Actes des apôtres, dénoncent la fusion des deux, et la promotion réciproque de l’un par l’autre. Ils constituent, dans l’ordre de la dérision, une preuve et un monument du statut exceptionnel qu’a dès lors acquis le journal dans la lutte politique et dans l’affirmation symbolique. Les mots sacramentels ou passionnels s’y prononcent le plus fortement et le plus publiquement : c’est donc là que doivent s’exercer avec le plus de causticité l’ironie et le savant sarcasme.
163Cette forme de journalisme pamphlétaire reste d’un usage très limité à la fin de 1789. Quelques rares auteurs qui jouent aussi avec l’instrument périodique sont loin d’y mettre la virulence de ceux des Actes des apôtres, et adoptent, de façons d’ailleurs diverses, une distance dont la signification n’est pas évidente. Les Trois bossus s’amusent, en trois numéros, du 24 décembre 1789 au 9 janvier 1790, à programmer ironiquement leur lancement, leur brève existence, et leur mort. Le journal que son sommaire et sa présentation rattachent au modèle très populaire des petites feuilles à sensation, est traité d’un bout à l’autre comme une plaisanterie qui égratigne aussi bien le « Mercure - Panckoucke » que les journalistes patriotes, Dans leurs « adieux au public », les trois bossus « à l’agonie » lancent des pointes dans toutes les directions, ils ont encore le temps d’apostropher les « perfides aristocrates » et de révéler un odieux complot : « soixante et quinze chats trouvés dans une cave de la rue de la Huchette, avec des mèches soufrées », le meneur, conduit au district, n’étant autre que le chat de Madame de Polignac (no 3, p. 41-46).
164Le Rôdeur français, plus sérieux et qui a duré beaucoup plus longtemps, représente à lui seul une nuance remarquable de ce mode d’écriture et d’intervention. Il ressemble, par son titre même et par sa forme, aux petites feuilles de la famille de l'Observateur, mais il exerce une fonction très différente : loin de se poser en « sentinelle », en organe de surveillance et de dénonciation, il recueille sans parti pris, et avec un détachement amusé, les anecdotes qui circulent, il se livre au simple plaisir de l’observation, que prolonge un rapide commentaire, de ton personnel, et d’une ironie très libre. Un lecteur lui reconnaît, dans une lettre qu’il publie, « trois espèces de mérite, fort rares dans le moment présent, vérité, impartialité, bonne plaisanterie » (no 7, 13 déc., p. 111). Parfait journal de mélanges, ou même de potins, il affirme sa différence par le refus de se prendre au sérieux, et par le rôle qu’y joue le journaliste meneur de jeu : il confesse son scepticisme sur sa propre entreprise, et laisse voir l’arbitraire souverain qui la crée ou la modifie. « Je n’ai pas bien senti la nécessité d’un Journal ; et cependant j’entreprends un nouveau Journal, précisément parce que j’éprouve du plaisir à me décider, sans raison, dans ce qui n’est en soi ni bien ni mal » (no 1, 22 nov.). Au no 5, du 6 décembre, il prétend « céder aux désirs du Public, et faire de [son] Rôdeur un franc Gazetier », et imiter les « Feuillistes » en plaçant un sommaire pour les colporteurs à la tête de ses livraisons. Au no 6 (10 déc.), nouvelle scène, le Rôdeur s’avise d’une déplorable absence de plan ; il laissait aller sa plume « à la débandade », il annonce maintenant un ambitieux appareil de rubriques, comparable à celui des meilleurs journaux d’information. Mais au no 14 (7 janvier) il abandonne son plan « après avoir pris l’avis de la majorité de nos souscripteurs, très renforcée par notre paresse [...]. Nos allons donc Rôder de nouveau sans ordre, mais avec choix, pour l’utilité et l’amusement de nos lecteurs ». Rien n’est solide, il faut l’avouer, « mais dans ce siècle de révolutions, pourrait-on s’étonner d’en voir s’opérer quelques-unes dans le domaine de nos idées, et dans le goût de nos lecteurs » (p. 225) ? On ne peut trouver excuse plus merveilleusement suspecte et désinvolte. Le journal se prend donc lui-même, dans le Rôdeur, comme objet et se dénonce comme artifice : il se fabrique, se construit et se reconstruit selon les demandes du public, ou, bien sûr, de ce que l’auteur veut présenter comme tel.
165D’autres journaux, satiriques ou non, ont pratiqué systématiquement le mélange, la variété, pour « amuser le public » : ainsi les Sottises de la semaine, qui accumulent les anecdotes ridicules et les plaisanteries (le plus souvent plates et anodines). Les auteurs se placent sous l’invocation du Voltaire de la Pucelle, à laquelle ils empruntent plusieurs épigraphes. A la fin de janvier 1790, le journal devient plus franchement contre-révolutionnaire et se spécialise dans le combat contre l’Assemblée Nationale. La Voix du peuple, le Club des observateurs, dans un genre plus sérieux et avec une orientation politique tout autre, se préoccupent surtout de créer cette « variété piquante » destinée à attirer les lecteurs. Elle semble caractériser, aux yeux de connaisseurs, le « genre anglais » que Desserres de La Tour définit ainsi : « Un peu de tout » (Journal de l’Europe, 31 juillet, p. 7). Mais aucun de ces petits journaux, quel qu’en soit par ailleurs l’intérêt, n’a approché la réussite d’écriture et l’originalité de la formule journalistique des Actes des apôtres ou du Rôdeur. Car ce sont, pourrait-on dire, des contre-modèles, aussi hétérodoxes par leur manière que par leur refus de la vulgate patriotique. De même que la Révolution suscite la contre-révolution comme son double antithétique, le journal qui en est issu, et qui en tire ses grandes légitimations, suscite son double burlesque ou ironique, où il refuse de se reconnaître, mais qui dénonce, avec injustice mais non sans vérité, ses ridicules et ses excès.
Notes de bas de page
1 Voir P. Rétat, « Les Gazettes : de l’événement à l’Histoire », Etudes sur la presse au XVIIIe siècle, no 3, Lyon, PUL, 1978, p. 23-38.
2 Archives Nationales, V1 551, pièces 39-41, 21-25 mai, projet de Du Morier, et projet de l’abbé Ducros, 4 pièces, 22-28 mai.
3 Voir par ex. no 67, 12 sept., p. 202 ; no 96, 12 oct.
4 Journal des Etats Généraux, t. III, no 29, 13 sept. ; voir Prospectus de décembre : « Passif au milieu de l’esprit de parti et d’opposition [...] le Rédacteur se contente de faire sentir et toucher le choc des opinions », p. 2.
5 Voir J. Popkin, « The gazette de Leyde and French Politics under Louis XVI » : dans Press and Politics in Pre-revolutionary France, éd. J. Censer et J. Popkin, University of California Press, 1987, p. 80 et suiv.
6 Voir P. Rétat, « Forme et discours d’un journal révolutionnaire : les Révolutions de Paris en 1789 », dans Cl. Labrosse et P. Rétat, L’Instrument périodique. La fonction de la presse au XVIIIe siècle, Lyon, PUL. 1985, p. 139-178.
7 D’après la Chronique de Paris, no XXV, 17 sept., les Révolutions de Paris, offrent d’« excellents matériaux pour l’histoire ».
8 Mais dans le no XII, 26 sept., p. 43, un abonné écrit que le public « ne saurait se passer d’une feuille qui paraisse tous les jours », et il vante la Chronique de Paris qui est « précisément ce que le Journal de Paris devrait être ».
9 Voir P. Rétat, étude citée plus haut, n. 6, p. 145-150.
10 Ephémérides, no 5, 3 oct., p. 74 ; voir aussi Nouvelles éphémérides, no IX, 15 août, p. 130 ; Journal politique-national, Prospectus, début juillet, où Sabatier déclare tenir un « juste milieu entre la fidèle prolixité des procès-verbaux et l’infidèle sécheresse des gazettes ». L’auteur de l'Histoire de la révolution présente (17 nov.), regrette que l’on n’ait « que de plates gazettes, que l’on rejette avec mépris, dès que la curiosité y a dévoré ce qui peut la satisfaie », et y oppose l’« Histoire » qu’il entend écrire (p. 1-2).
11 Voir no 32, 8 août, p. 139 ; no 40, 3 oct., p. 315 ; no 47, 21 nov., p. 178-179 ; no 52, 26 déc., p. 374-375.
12 Archives Nationales, Y 1000 1, Interrogatoires des 3 et 4 sept.
13 Ce texte figure seulement dans l’original, et a été omis dans les réimpressions du Moniteur.
14 Prospectus, dans Mercure, no 47, 21 nov., p. 74 ; voir aussi p. 82.
15 Cette froideur n’exclut pas la passion et l’horreur tragique, et c’est encore un des paradoxes éclatants du style du journal, dans les meilleures pages. Un autre journal contre-révolutionnaire qui paraît à Clèves à partir d’octobre, La Révolution de France, réalise jusqu’à un certain point le même idéal ; la « narration historique » y remonte jusqu’à la première assemblée des notables, cherche les « causes secrètes » de la Révolution, elle mélange la pointe sèche, le récit travaillé, et la violence du parti pris ; le récit des journées d’octobre y est un chef-d’oeuvre de fantastique burlesque (no XXI, mars 1790, p. 322-336).
16 Citations de Supplément du 17 juin, BN 8° Lc2 2235, p. 6 ; Suite des nouvelles de Versailles, 8 juillet, p. 7 ; Assemblée Nationale, Du lundi 13 juillet, Lc2 2235 ; voir également, par ex., Assemblée Nationale, Séance du jeudi 2 juillet (Courrier national), p. 8 ; Nouvelles de Versailles, 25 juin, p. 8).
17 Voir l’étude citée plus haut note 6, p. 146-147.
18 No 82, 13 oct., « Extraits d’une lettre écrite de Versailles le 5 octobre à 7 h. du soir ». Voir aussi dans les Nouvelles politiques de Berne, no 82, 14 oct., p. 3, une lettre du 5 oct. « à minuit », et dans le Supplément : « Mardi, à 4h du matin, de l’Hôtel de Ville de Paris ».
19 Courrier extraordinaire du samedi 10 oct., p. [1]· Cette livraison se clôt sur deux Post-Scriptum qui font état des derniers bruits. Le no 29, 9 oct., du Courrier de l’Europe insère déjà à la hâte l’annonce de « nouvelles étranges », et un Post-Scriptum annonçant cet extraordinaire, dont le no 30, 13 oct., dit qu’il est devenu « inutile pour la France ».
20 Autre exemple dans une lettre de Bruxelles publiée par le Journal universel, no XXV, 17 déc., p. 194, sur la libération de cette ville : « On tire, à l’instant où je vous écris, des coups de fusil de tous les côtés. Tenez, voilà les Patriotes dans ce moment même qui s’emparent du corps de garde de l’Hôtel de Ville et des canons... ».
21 Histoire politique et littéraire de la presse en France, t. VI, p. 296 : « on imaginerait difficilement en effet une oeuvre plus confuse, plus lourde, plus pâteuse que le Courrier de Versailles.
22 Voir l’étude citée plus haut note 17, p. 147-148.
23 Dans L’Evénement, Publications de l’Université de Provence, 1986, p. 65-75.
24 Le Précis exact a paru d’abord séparé (10 à 12 000 exemplaires), puis dans le Courrier des planètes.
25 Voir également no 71, 14 sept., p. 361 ; no 98, 11 oct., t. II, p. 87.
26 Voir Patriote français, no XXII, 21 août ; Révolutions de Paris de Tournon, no XX, p. 30 ; Révolutions de Paris de Prudhomme, no XIV, p. 32 (auxquelles Keralio répond dans son no 14, 22 oct., Supplément, p. 229).
27 Voir par ex. no V, 15 sept., p. 4749 ; no X, 20 sept., p.91-93.
28 No 14, 7 déc., p. 55-56 ; ce texte n’est pas reproduit dans les réimpressions du Moniteur.
29 Le Nouveau Nostradamus, ou lettre..., 23-31 juillet ; Le Spectateur, 30-31 juillet ; Nouvelles éphémérides..., 7 août-5 oct. ; Lettres à M. le Comte de B***, 31 août 1789-28 mars 1790 ; Courrier de Liège, 20 août ; Le Spectateur à l’Assemblée Nationale, 1er sept.-début nov. ; Le Courrier de Bordeaux, 17 nov.-23 déc. ; Le Patriote véridique, début déc. ; Prospectus du Journal historique et philosophique de la Constitution.
30 No 8, 1er déc., p. 31-32 ; no 14, 7 déc., p. 55-56 ; no 15, 8 déc., p. 59-60 ; ces textes ne se trouvent que dans l’édition originale.
31 Voir aussi no XXIV, 4 oct., p. 207. Le Furet parisien apostrophe ainsi Bailly : « Moi-même, j’éclairerai tous tes pas, je suivrai tes démarches, et je pénétrerai tes complots les plus occultes ; je te dévoilerai tel que tu es... » (no I, sept., p. 8). « Ayons sans cesse l’oeil ouvert sur ce qui se passe autour de nous, continuons d’éventer les mines de la Cabale ; ne nous lassons pas de suivre à la piste les cabaleurs » (Observateur, no 40, 7 nov., p. 321).
32 Voir aussi no XXI, 1er oct., p. 186. L’auteur du Fouet national s’exclame également : « O imbécile Parisien, quand ouvrirez-vous les yeux » (no V, 20 oct., p. 24) ?
33 « Si je ne puis être Brutus, j’aurai du moins le mâle courage de Cicéron ; je dirai tout ce que je saurai pour le salut de la République » (Colporteur national, no I, oct., p. 3). Rien n’arrêtera les journalistes des Révolutions de Paris, le tyran ne pourra les faire taire qu’en leur arrachant la langue (no VIII, 29 août-6 sept., p. 3-4 ; voir no XVIII, 7-14 nov., p. 3).
34 Voir no XXVII, 7 oct., p. 233 ; no XVIII, p. 156 ; no XXI, p. 185-186 ; no XXVI, p. 220...
35 L’accusateur de Necker est Desmoulins ; celui du duc d’Orléans est-il Peltier ? Sur la délation, on peut consulter également la Gazette nationale, no I. 24 nov., à propos d’Augeard, et la Gazette de Paris, no des 19 et 26 oct.
36 Voir E. Eisenstein, « Le Publiciste comme démagogue : la Sentinelle du peuple de Volney », communication présentée à la Table Ronde de Vizille, 30 juin-2 juillet 1988, à paraître.
37 Voir Révolutions de Paris, no VIII, p. 2-4 ; no XI, p. 16 ; no XVIII, p. 3.
38 Voir P. Rétat, article cité note 6, p. 150-152.
39 Voir les apostrophes à la reine dans le Furet parisien, no 2, ou celles de l’auteur du Rideau levé, à l’Empereur ou à Charles III roi d’Espagne. « Crois-moi, Charles, tes précautions sont inutiles » (no II, oct., p. 6-8).
40 L’auteur du Dénonciateur national réitère également les apostrophes enflammées aux « citoyens », à ses « amis » et « frères d’armes, illustres héros du Faubourg Saint-Antoine » (no IV, oct., p. 7 ; no VI, oct., p. 5-7).
41 Voir par ex. no XVI, 26 sept., p. 138-139 ; no LIV, 22 nov., p. 210 ; no LXXXL 29 déc., p. 8.
42 Nous renvoyons pour illustrer ces lieux oratoires de Marat, aux no VII et IX (18-19 sept.), p. 73-77, 83-86 ; X, p. 91-93 ; XI, p. 98-101 ; XV, p. 131-133, etc.
43 Avis préliminaire de la 4e éd., 1790 ; voir Lettre V, p. 24 : « Junius Brutus toujours déguisé, n'a-t-il pas mérité la bénédiction de l’Europe entière » ?
44 Voir l’article cité plus haute note 6, p. 152-153.
45 Voir no 28, 13 oct.. p. 217 ; no 29, 15 oct., p. 231 ;no 32, 22 oct., p. 249-250, etc.
46 Voir K.M. Baker, « Politics and Public Opinion under the Old Regime : some Reflections », dans J.R. Censer et J.D. Popkin, Press and Politics in Pre-Revolutionary France, University of California Press, 1987, p. 204246 ; et, du même auteur, « Public opinion as political invention at the end of the Old Regime », communication présentée au colloque de Haïfa, 16-18 mai 1988, à paraître.
47 Voir également no LXIII. 2 déc. ; no LXXV. 14 déc.
48 « J’ai, moi personnellement. Bourgeois de cette Capitale et soldat Citoyen, j’ai trois enfants auxquels je dois l’existence » (no 75, 20 sept., p. 323) ; « j’invite les citoyens patriotes, qui ont comme moi des foyers à défendre, des enfants dont l’existence leur est chère [...]. J’invite la Capitale dont j’ai le bonheur d’être citoyen [...] » (no 32, 8 août, p. 174).
49 Allusion probable à la mésaventure de Luchet mentionnée plus haut, chap. 11. « Le lecture ».
50 Voir également, par ex., no 1, 31 août, t. I, p. 52-66, sur Le Noir, mis au rang des plus grands criminels de l’humanité, et p. 93-95, sur Panckoucke et les libraires de Paris ; no 2, 7 sept., t. I, p. 107-123, notes sur Terray, Le Noir, Mme du Barry, sorte de réceptable de toutes les horreurs de la monarchie finissante ; no 3, 14 sept., t. I, p. 223-224, sur Néville, directeur de la librairie, dont Sainte-Albine fut victime.
51 Le jugement de Brissot sur le style de Desmoulins dans sa réplique aux Mémoires des sieurs Leleu vaut la peine d’être cité : il regrette qu’il n’ait pas « soigneusement évité les sarcasmes trop violents et ce style burlesque et trivial, qui nécessairement diminue la confiance du lecteur. Dans une accusation grave, il faut avoir un style grave » (Patriote français, no 127, 13 déc. p. 3).
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