Edmund Burke et la Révolution française : beaucoup de bruit pour rien
p. 397-405
Texte intégral
1Edmund Burke ne saurait être considéré comme un "philosophe politique" de grande envergure. Il aurait d'ailleurs refusé une semblable étiquette, le terme "philosophe" n'étant chargé à ses yeux que de connotations négatives. Et c'est précisément son maniement des mots qui paraît le plus révélateur aussi bien au lecteur d'aujourd'hui qu'aux pamphlétaires de son époque. L'arsenal verbal de Burke ne le cède en rien aux excès linguistiques des détracteurs de ses Réflexions sur la Révolution de France ou de sa Lettre à un membre de l'assemblée nationale de France.
2Une terminologie contre-révolutionnaire se fait ainsi jour au fil des pages de l'oeuvre de Burke, permettant de dégager les idées-forces que masque l'extrême virulence du discours. Les Réflexions de Burke ne sont pas aussi incohérentes et creuses que ne se plaisaient à le dire les thurifétaires de la Révolution Française. Joseph Priestley dans ses Lettres au très honorable Edmund Burke au sujet de ses réflexions sur la Révolution de France (1791) soulignant un passage particulièrement éloquent de cet ouvrage, affirme "qu'à travers un nombre prodigieux de mots, il ne reste que très peu d'idées, qui même en général sont absurdes et contradictoires".1 E.P. Thompson dans son Histoire de la classe ouvrière en Angleterre semble partager cette opinion en insistant sur le ton du livre plutôt que sur son message : 1789 ne serait que la sordide comédie des droits de l'homme jouée par la "multitude porcine" (the swinish multitude)2. A en croire bon nombre d'historiens, les élucubrations déchaînées de Burke ne révèlent pas autre chose que la terreur inspirée par le grand Satan Républicain.
3Si l'on en juge par les pamphlets satiriques qui suivirent la publication des Réflexions et dont les titres n’évoquent que porcheries, viande de porc, ou eaux grasses pour nourrir les cochons, la politique envisagée au niveau du peuple se résumant dans l'expression "salmigondis pour gorets", on pourrait croire légitimement que Burke n'avait pour objectif que de susciter la fureur des réformateurs radicaux de l'Angleterre de son temps, et qu'il était parfaitement parvenu à ses fins. Citons par exemple l'Address to the Hon. Edmund Burke from the Swinish Multitude publié anonymement en 1793.
4La virulence des propos du plus farouche des adversaires de la Révolution française ne tenait cependant pas uniquement à une peur viscérale de toute forme de bouleversement mais aussi à une analyse, passionnée certes, mais non dénuée de profondeur, d'une situation politique toute nouvelle, à la lumière d'une expérience libérale et conservatrice vieille d'un siècle que Burke estimait suffisamment réussie pour la présenter comme modèle au reste de l'Europe. Le système politique anglais, fondé sur une longue tradition d'équilibre se situait, selon lui, "entre le despotisme du monarque et le despotisme de la multitude"3. Il ne relevait en rien d'une théorie philosophique. La France, à ses yeux, allait au contraire décider de déchirer le tissu social existant et de laisser le champ libre à l'édification d'une structure toute théorique : la "révolution philosophique" est véritablement condamnable.
5Il est indéniable que 1789 entraîna une radicalisation marquée du mouvement réformateur, conséquence inéluctable de l'arrivée sur la scène politique anglaise d’une petite bourgeoisie désargentée et d'une classe laborieuse issues d'une révolution industrielle déjà bien engagée. Par l'intermédiaire de clubs et de correspondants en France, les tenants de ce mouvement dont l'existence se faisait sentir grâce à la multiplication et au succès d'écrits théoriques bien plus que par une quelconque forme d'agitation entretenue sur le terrain se tenait au courant des activités de l'Assemblée nationale. Cependant les nombreuses "constitutional societies" qui virent le jour à cette époque adoptèrent une attitude très modérée non seulement par rapport aux objectifs des révolutionnaires français les plus déterminés mais aussi à ceux des "Niveleurs" du siècle précédent : la propriété privée n'était nullement menacée et la notion de profit en aucun cas mise en cause. Nous n'en voulons pour preuve que le serment que prêtaient les membres de la société constitutionnelle de Sheffield. Nous y trouvons nettement souligné l'engagement de ne point porter atteinte à l'ordre social et à la paix civile :
6"J'affirme solennellement être l'ennemi de toute conspiration, de toute agitation et de toute menée séditieuse, ou de toute tentative envisagée dans l'intention de nuire qui tendraient à réduire à néant ou du moins à perturber ou à léser la paix publique comme les lois de ce royaume ; et que mon unique souhait ou mon unique dessin sont de me rallier à l'opinion de bons citoyens épris de paix en soutenant une requête à adresser au Parlement, en implorant des réformes rapides et une représentation parlementaire équitable."
7Ce texte a été rédigé au mois de décembre 1791, donc postérieurement à l'anéantissement de l’Ancien Régime en France et à l'abolition des privilèges. Les réformateurs qui souscrivirent aux principes qui s'y trouvent exposés, ne se laissèrent pas entraîner par le courant dévastateur de la Révolution française et choisirent au contraire d'affirmer leur respect du contrat fondamental garantissant les libertés individuelles et collectives et liant le roi à la nation, tel qu'il avait été établi un siècle avant la Déclaration des Droits de Homme sous la forme du Bill of Rights. Le libéralisme politique avait déjà triomphé en Angleterre et les théoriciens de la bourgeoisie marchande, au pouvoir aux côtés de l'aristocratie terrienne, n'avaient que faire de prôner un idéal égalitaire en s'inspirant de notre nuit du 4 août.
8L'outrance n'est pas à rechercher dans le camp de ceux qui voulaient simplement profiter de la Révolution française pour obtenir le vote d'un système électoral plus équitable et une meilleure répartition de l'impôt, mais bien plutôt dans les écrits ou les discours contre-révolutionnaires alimentés par les déclarations alarmistes des premiers réfugiés arrivant en France ou par les compte-rendus hystériques de voyageurs, témoins directs de la révolte populaire, de retour en Angleterre. Une crainte incoercible de toute théorie tant soit peu radicale sembla soudain s'emparer du pays. Burke fut un de ceux qui manifestèrent le plus farouchement leur opposition non seulement aux décisions de l'Assemblée nationale qui entraînèrent la mise en pièces systématique du passé hiérarchique monarchique et catholique de la France mais aussi, avant même que la révolution n'éclate, aux nouveaux principes de la philosophie du Siècle des lumières tenus pour responsables de tous les mouvements revendicatifs à caractère politique. Ses Réflexions devinrent ainsi le manifeste de la contre-révolution non seulement en Angleterre, mais dans l'Europe entière. Il s'en dégage une idée essentielle : toute propagation des doctrines échafaudées par les théoriciens de l'Assemblée nationale doit être enrayé le plus vite possible. Les principes fondamentaux de la Révolution française sont à rejeter en bloc. Il serait vain et même pernicieux de vouloir établir des degrés ou des différences dans les étapes du processus révolutionnaire. Il existait pour l’Europe un modèle à suivre c'est-à-dire le système libéral à l'anglaise auquel il ne fallait rien changer. Au moment de la réunion des Etats généraux une idée répandue tendait à faire croire que le modèle anglais servirait de base aux travaux des participants. Il n'en fut rien. L'abolition des privilèges des nobles et la confiscation des biens du clergé allaient être considérées comme de dangereux excès par les Anglais dont la constitution faisait du droit de propriété un droit sacro-saint. Tous les mouvements réformistes, même les moins belliqueux, furent considérés comme anti-patriotiques. Gibbon pouvait ainsi écrire à Lord Sheffield, à la lumière de l'expérience française : "Admettez le moindre changement dans notre système parlementaire et vous êtes perdu". Le droit coutumier des temps immémoriaux pouvait seul préserver les structures de l'Eglise et de l’Etat.
9Pour Burke la religion est une pierre essentielle de l'édifice. Elle est la base même de la société4. L'homme est un animal religieux. Or Burke croit entendre les alambics de l'enfer bouillir furieusement en France5. Il affirme qu'un objectif primordial des révolutionnaires français se résume dans la destruction pure et simple de la religion chrétienne6. Burke dans ses Réflexions estime d'ailleurs que le pillage des églises de France et la confiscation des biens du clergé sont les seules principes directeurs de la politique économique des "financiers philosophes". Ceux-ci témoignent d'une confiance fanatique dans la toute-puissance de la rapine7 et estiment que pour battre monnaie il suffit de fondre les cloches des églises !
10Mais c'est à l'émission d'assignats que Burke, qui confesse n'avoir qu'"effleuré " la question des finances françaises8, s'en prend essentiellement. Le recours à la planche à assignats permet toutes les turpitudes puisque ces "amulettes de papier" (paper amulets) doivent servir à indemniser les personnes expulsées de leur emploi et dépouillées de leurs biens, c'est-à-dire les membres du clergé. Toutes les "fonctions financières" considéreront que l'assignat est le remède à l'endettement national, le seul point de divergence restant la plus ou moins grande quantité de billets à imposer au peuple. Même les financiers "auxquels le bon sens naturel et la connaissance du commerce que la philosophie n’a pas oblitérés, fournissent des arguments décisifs contre une telle illusion" concluent toujours en proposant l'émission d'assignats. Les révolutionnaires constatent que les premiers assignats sont déjà dévalués sur le marché. Mais au lieu de faire en sorte que le fondement du système devienne crédible ils proposent, pour tout remède, l’impression de nouveaux assignats. Les responsables du Trésor Public ne sont que "les grands financiers de la confiscation et les contrôleurs généraux du sacrilège". Necker et Law n’échappent pas à ces commentaires virulents. Le peuple est contraint d'accepter des papiers sans valeur ; l'Etat, pour sa part, ne peut vivre sur les assignats car la soldatesque qui le maintien en place réclame des espèces sonnantes et trébuchantes. Les "aventuriers désespérés de la philosophie et des finances" ne savent trouver l'or et l'argent qu'au sein du clergé. Devant la saisie des biens de l'Eglise il parle de "confiscation cruelle" et met les atteintes à la propriété sur le compte de tyrans. Les prédicateurs révolutionnaires se laissent aller à des délires d'après-boire. Leur culte de la raison tient de l'incantation magique rythmée par quatre termes techniques ("technical terms") : Philosophie, Lumière, Liberté, Droits de l'Homme. Il ne doit pas être question en Angleterre de se laisser séduire par des théories fumeuses ("loose theories") et des spéculations qui n'ont pas été mises à l'épreuve du temps ("untried speculations"). La constitution anglaise est le produit de l'expérience des siècles. La spontanéité n'est pas un gage de réussite. Elle est certes liée à l'Etat de nature mais un véritable système politique naturel n'a de sens que s'il est le produit lentement mûri du développement historique. L’idéologie de 1789 est le fait du hasard et non de l'expérience. "L'art est la Nature de l'Homme" pas l'abstraction, surtout celle où conduisent des moments d'égarement : "Nous ne sommes pas des adeptes de Rousseau ; nous ne sommes pas des disciples de Voltaire. [...]. Les athées ne sont pas nos prédicateurs ; les fous pas nos législateurs".9 Il ne faut pas se laisser prendre par des spéculations triviales et creuses. Qui lit encore les pamphlets des Libres penseurs ("Freethinkers") et de Bolingbroke, s'interroge Burke ? Les vraies révolutions sont lentes. La formation et l'éducation sont les moteurs des transformations profondes. Burke se méfie de la turbulence des masses. La raison doit guider les réformateurs et non le bruit et la fureur. Dans ses Conjectures sur les suites de la Révolution française le comte de Montgaillard résumera bien le dogme fondamental des adversaires de la Révolution française : "Les siècles, c'est-à-dire, l'histoire, la nature, l'habitude d'une nation ont plus de sciences que tous les faiseurs de système et plus de force que les révolutions elles-mêmes".10
11Pour Burke, en effet, les révolutionnaires français ne sont que des théoriciens, des "faiseurs de système". Or la logique abstraite dérange car elle est contagieuse. Les pays d'Europe avaient connu d'autres révolutions mais toute idée de prosélytisme était étrangère à l'esprit de ceux qui les avaient fomentées. Tel n'est pas le cas de la Révolution Française, "révolution doctrinaire et dogmatique"11. Pour Burke il ne faisait aucun doute qu'une même trame révolutionnaire se tissait partout en Europe : les révolutionnaires français ne cachaient pas leur intention d'étendre leur système à toute l'Europe et "leurs associés dans d'autres pays" professaient publiquement leur volonté de détruire toute trace des anciennes institutions12, en prenant pour base les principes exposés dans la déclaration des Droits de l'Homme. Burke croyait pouvoir dénombrer un nombre important de partisans de cette doctrine en Angleterre, particulièrement parmi "tous ceux qui haïssent le clergé et envient la noblesse".13
12Rien d'étonnant si l'on considère ceux qui sont, selon lui, les acteurs principaux de la Révolution française : "les financiers, les marchands, les grands commerçants et les gens de lettres pourtant considérés jusqu'à présent comme la composante la plus paisible voire même la plus timide de la société". Se voyant offrir "le gouvernement tout entier d'un très vaste royaume" ceux-ci ne pouvaient résister à la tentation. : Dans ses Réflexions Burke pensait pouvoir imputer la révolution en partie au manque d'estime envers la classe mercantile mais dans ses "Pensées sur les affaires françaises" le mépris pour le commerce ne lui semblait plus aussi évident, même si les marchands ne figuraient pas en bonne place dans les salons mondains. Quant à l'esprit de caste de la noblesse il se trouvait déjà battu en brêche par les financiers qui, en achetant des charges, obtenaient aussi les titres y afférents. En Angleterre, au contraire (malgré la place enviée occupée par le grand commerce) la noblesse de cour et la noblesse terrienne, sans oublier le clergé, continuaient à exercer une influence prédominante dans la société et donc de présenter une cible pour les mouvements séditieux14. L'exemple français pouvait donc être contagieux. Cette "infection" risquait de gagner l'Europe : "les droits de l'homme pouvaient s'emparer des esprits"15.
13Un système de conspiration à la française lui semblait envahir l'Europe en particulier grâce à des gens dénués de toute religion qui étaient "les ennemis jurés du roi, de la noblesse et du clergé"16. Notons en passant que pour Burke Louis XVI porte une part de responsabilité dans la Révolution pour s'être laissé influencer contre la noblesse et le clergé17. Il critique d'ailleurs explicitement son autorité bienveillante et parentale envers le Tiers-Etat18. Un souverain tyrannique n'aurait pas connu les mêmes difficultés19. Burke choisit Condorcet pour cible parce que ce dernier entendait, selon ses propres termes, apprendre au Dauphin "à ne pas oublier que c'est du peuple qu'il tiendra le titre de roi, et que le peuple n'a pas même le droit de renoncer à celui de l'en dépouiller".
14Aux yeux de Edmund Burke la France inspirait la terreur. L'Assemblée nationale publiait des manifestes incitant à la mutinerie et à la rebellion. Le verbe révolutionnaire se propageait dans les cafés où la licence tenait du vertige20 ou par l’intermédiaire des clubs "mélanges monstrueux de gens de toutes les classes sociales, de toutes les langues et de toutes les nations". Il ne s'agissait pas pour lui que de vaines menaces. La France lui paraissait à même de fomenter des troubles. Jamais sa puissance n'avait été aussi "formidable ou monstrueuse". L'ennemi qui risquait de mener à la destruction de l'Europe, c'était la France. Burke admettait que cette conviction profonde lui était dictée par un sentiment de peur et d'appréhension. Mais la France n'était-elle pas un corps possédé par l'Esprit du Mal et non plus une nation civilisée ?21.
Notes de bas de page
1 Joseph Priestley, Lettres au très Honorable Edmund Burke au sujet de ses Réflexions sur la Révolution de France, Paris, 1791, p. 39
2 (Pelican Books) 1792, p. 98
3 The Works of Edmund Burke, London, 1888, vol II, p. 395
4 Ibid., pp. 362-363
5 Ibid., p. 363
6 Ibid., p. 382
7 Ibid., p. 503 v2
8 Ibid., p. 502 v2
9 Ibid., p. 58
10 L'An 1795 ou conjectures sur les suites de la Révolution française par le Comte de Montgaillard, Hambourg, 1795, p. 121
11 The Works... p. 350
12 Ibid., p. 353
13 Ibid., p. 354
14 Op. cit., p. 56
15 Ibid., p. 358
16 Ibid., p. 377
17 Ibid., p. 381
18 Op. cit., p. 381
19 Ibid., p. 312
20 Ibid., p. 340
21 Letters on a regicide peace (1796), p. 231, Works, νοl V
Auteur
Maître de conférences, université Lumière - Lyon 2. Directeur de la section XVIIe siècle du Centre d'Etudes et de Recherches anglaises et nord-américaines, université Lumière – Lyon 2.
Contributeur à Ordre, Nature et Propriété, PUL, 1986. Auteur du Dictionnaire bilingue (anglais/français, français/anglais) de l'économie, Larousse. A paraître Dictionnaire de l’entreprise, Le Robert.
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