Chapitre V. La formation normale et l’école triomphante
p. 91-111
Texte intégral
1Nous avons présenté et analysé la formation normale dans l’équilibre complexe de ses différentes composantes. Nous avons relevé au passage les jugements émis spontanément par divers responsables sur sa capacité à fournir à l’école primaire les maîtres requis pour un fonctionnement optimal. C’est ainsi, par exemple, que nous avons vu déplorer les aléas du recrutement qui, passagèrement, peuvent infléchir la qualité intellectuelle des futurs maîtres, ou l’excessive brièveté de l’initiation professionnelle lors de stages qui ne confèrent pas au normalien l’habileté pratique dont il aurait besoin sur le terrain pour faire face aux multiples exigences d’un début de carrière. A l’inverse, d’autres au contraire condamnent le caractère trop volontiers empirique de cette initiation alors que la fonction magistrale exige une hauteur de vue proprement philosophique qui répudie toute recette.
2Il est patent, cependant, que tous ces jugements sont formulés sur un fond de conviction unanime et qui, pour n’être bien souvent qu’implicite s’impose avec force : l’école normale est la meilleure formule possible pour former les maîtres de l’école primaire de la République482. Les critiques, en effet, portent sur des points de détail mais n’affectent pas le jugement d’ensemble émis en faveur de l’institution, dont il est seulement question d’améliorer le fonctionnement. C’est pourquoi il nous faut maintenant examiner le bien-fondé de ce jugement globalement positif et aborder la question de l’évaluation de la formation sur la période qui s’étend de 1887 (date de l’achèvement du premier régime normal) à 1920 (fin du second régime normal).
3Le problème est délicat. Ne disposant pas de travaux rigoureux menés à l’époque sur cette question (n’oublions pas que la période citée est précisément celle au cours de laquelle Alfred Binet s’engage sur la voie de la pédagogie expérimentale483)484, force nous est de nous en tenir aux témoignages disponibles, ceux des inspecteurs qui observent le normalien devenu instituteur dans sa classe, nous décrivent son comportement, ceux des observateurs qui, à des titres divers, attestent la nature des pratiques pédagogiques dans les écoles où se poursuit la carrière des normaliens. Mais la difficulté est double. D’abord, il est clair que le comportement du maître dans sa classe est loin de résulter mécaniquement des influences reçues à l’école normale : celles-ci, bien qu’incontestables et probablement décisives, sont mêlées à d’autres sans qu’il soit possible de déterminer la part exacte de chacune. Ainsi, lorsqu’un instituteur respecte scrupuleusement l’horaire officiellement imparti à chaque discipline, cette fidélité résulte-t-elle d’une conviction personnelle acquise à l’école normale, de la crainte de l’inspecteur ou d’une conscience de la surveillance diffuse et permanente qu’exerce sur lui la population locale par écoliers interposés ? Il est évidemment impossible de répondre dans l’abstrait à cette question et il est probable que tous ces éléments, à l’insu même de l’intéressé, interviennent à des titres divers. En second lieu, parmi les jugements globaux portés sur l’instituteur de la République, il est souvent difficile de discerner la part qui revient à la formation, et donc concerne l’école normale, et celle qui revient au modèle pédagogique lui-même. C’est ainsi qu’à la fin du XIXe siècle et encore au début du XXe l’opposition aux écoles normales est souvent une opposition à l’école laïque elle-même. Cette opposition est alors politique et idéologique beaucoup plus que spécifiquement pédagogique ; elle concerne, à l’intérieur du modèle normal, la doctrine laïque et l’humanisme républicain beaucoup plus que le schéma didactique. Inversement, lorsqu’on affirme que de l’école normale sortent de « bons maîtres », cela peut signifier tantôt qu’ils y ont appris efficacement leur métier, tantôt que la pédagogie qui leur a été enseignée est une « bonne pédagogie ». Parfois, il s’agit de tout cela à la fois. C’est donc seulement dans le cadre théorique des forces sociales qui acceptent l’école de la République que nous allons tenter de juger de l’efficience de la formation, en analysant les comportements dominants chez les maîtres issus de l’école normale, en les rapportant au modèle qui est censé les inspirer et dont nous postulons la légitimité, en tentant, lorsque ces comportements sont conformes au modèle, aussi bien que lorsqu’ils ne le sont pas, de démêler l’écheveau des causes multiples qui interviennent dans leur détermination.
4Nous avons vu que l’une des forces de l’école normale est l’instruction et qu’en vertu de la continuité du circuit primaire qui conduit au brevet supérieur, le normalien breveté est un maître qui domine le savoir qu’il transmet. Nous nous poserons donc d’abord la question de savoir si la maîtrise doctrinale réussit, comme le voudraient les textes officiels, à couronner effectivement le savoir primaire et si cette maîtrise a chez les normaliens le pouvoir dynamogène que l’on est en droit d’attendre. Pour les fondateurs de l’école républicaine, c’est bien, en effet, la doctrine morale et c’est la dimension philosophique d’un véritable humanisme, qui peuvent permettre aux instituteurs d’exercer l’influence profonde que l’on attend d’eux. Voilà précisément ce qui fait défaut en 1880 et justifie la refonte de la formation. « Notre instruction primaire, écrit Pécaut, ne réussit pas encore à instituer des habitudes nouvelles ou à modifier sensiblement les anciennes… Je n’ai garde d’en accuser le mauvais vouloir des instituteurs. Beaucoup d’entre eux pourraient, sans doute, enseigner avec plus de zèle, prendre plus de peine, donner plus de leur temps, de leur esprit, de leur cœur. Mais la vérité est qu’ils ne sont pas eux-mêmes convenablement préparés à ce haut office de l’éducation proprement dite ; ils ne dépassent pas la zone de l’instruction, d’une instruction de plus en plus abondante, mais mal assimilée, et qui ne saurait devenir un ferment d’activité intellectuelle et morale »485.
5Or il ne semble pas que sur ce point les résultats soient à la mesure de l’attente. C’est d’abord la doctrine elle-même qui subit des altérations qui en restreignent la portée. Du spiritualisme d’inspiration kantienne l’école primaire ne retient, semble-t-il, qu’un rationalisme sec qui livre aux écoliers un lot d’abstractions rebutantes, qu’elle transcrit en un catéchisme assez dogmatique, faute de pouvoir rattacher par de véritables chaînes de raisonnement les différents devoirs, dont on veut développer la conscience, aux affirmations initiales, elles-mêmes peu parlantes pour les écoliers, que sont les maximes de l’impératif catégorique486. Plus grave peut-être, les maîtres dans leur majorité ne voient pas que cette conception désintéressée du devoir est en complète contradiction avec la morale utilitariste qu’ils enseignent tous les jours et qui lie le bonheur aux vertus du travail et de l’épargne, avec des pratiques pédagogiques qui conduisent l’écolier à faire son devoir beaucoup plus par crainte des sanctions ou pour l’attrait des récompenses que par respect pour la loi morale487. Comment interpréter cette déviation, cette sclérose de la doctrine qui, si elle met en cause l’interprétation donnée du modèle par les maîtres, pose très directement le problème de la formation normale ?
6Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Il est incontestable d’abord, que si le rationalisme religieux auquel l’influence protestante donne sa coloration particulière, est solidement constitué et ancré chez les grands fondateurs de l’école laïque (Buisson, Pécaut, Steeg, etc.488) et chez les cadres qui assurent la diffusion de la pédagogie normale (directeurs et directrices d’école normale, inspecteurs généraux, etc.), il ne l’est guère chez les instituteurs et les institutrices et Pécaut en 1895 note avec clairvoyance que si l’idée religieuse est bien au centre de l’œuvre d’enseignement de la plupart des maîtres, c’est une idée qui n’est ni uniforme ni dogmatique, dont l’expression est « diverse, souple, parfois flottante »489. C’est là reconnaître le caractère composite des références doctrinales auxquelles le modèle normal devrait apporter cohérence et clarté.
7Or on ne peut manquer de poser le problème de l’efficacité de l’initiation à la philosophie spiritualiste qui constitue le centre vital du modèle normal, et sans laquelle les références multiples à la personne, à la raison, au respect de la loi ne sont que des formules creuses. Il est, en effet, peu probable que cette ouverture philosophique, axée sur la réflexion personnelle, sur la recherche d’une synthèse active des différentes connaissances et des enseignements antérieurs, puisse, dans les conditions réelles de l’enseignement normal, porter ses fruits. L’enseignement primaire, même supérieur, n’est pas l’enseignement secondaire. Faisant une large part (même si elle n’est pas exclusive, nous l’avons vu) à la mémorisation, à la répétition, voué à des finalités pratiques et à l’insertion professionnelle à court terme, ce qui ne lui permet pas d’échapper à la tentation de l’encyclopédisme superficiel, il est, par nature, beaucoup plus éloigné de la spéculation désintéressée, voire de la simple orientation réflexive490.
8Comment, dans ces conditions, imaginer que les bons élèves de l’enseignement primaire puissent, en quelques mois, se muer en étudiants en philosophie de l’enseignement supérieur ? On comprend à la fois leurs réticences et leurs difficultés. S’il est exact, comme le rapporte H. Chatreix, que « tous les anciens normaliens s’entendent, en général, pour dénoncer la vaniteuse et indigeste pédagogie dont les a nourris l’école »491, ne serait-ce pas, entre autres causes, parceque les élèves-maîtres ne sont guère en mesure d’en assimiler activement la doctrine ? Nous avons déjà effleuré cette question en analysant la mise en œuvre du modèle restreint. Il nous faut maintenant y revenir pour constater une convergence d’indices.
9La fréquence des fraudes, d’abord, est attestée par les délibérations des professeurs. Elle révèle à la fois les résistances à l’inculcation de la morale du devoir et le caractère formel de l’assimilation du savoir. A Bourg-en-Bresse, constatant que les élèves préparent à l’avance de petits papiers, des carnets minuscules et ce « dans l’intention manifeste de frauder dans les compositions et les examens », le directeur reconnaît qu’il y a là « l’indice d’un état d’esprit contre lequel il importe de réagir »492. Les professeurs font état aussi du caractère scolaire et immature des travaux : les devoirs des élèves, notamment en morale et en pédagogie « ne sont presque tous que des copies à peine démarquées de manuels courants » et paraissent être de si peu de profit que le directeur doit argumenter pour en justifier le maintien493.
10Mais il y a une autre raison, sans doute, à cette dérive de la formation ; elle est imputable au modèle lui-même. C’est que celui-ci, dans sa composante philosophico-religieuse, est sans écho immédiat dans la population qui envoie ses enfants à l’école comme auprès de la masse des instituteurs, que ceux-ci soient en formation, néo-formés ou déjà confirmés. D’une part, en effet, le déisme philosophique hérité du XVIIIe siècle n’ayant pas, en France, de résonance dans les couches populaires, il n’a guère de prise sur les enfants dans la mesure où les familles ne peuvent prolonger l’influence exercée par l’école494. D’autre part, comme Pécaut lui-même l’admet495, la tradition en France a associé si durablement la transmission de la foi religieuse, la formation morale, le maniement de la « langue des choses de l’âme » à l’action de l’Église catholique que les maîtres, engagés dans la guerre scolaire, sont spontanément plus portés vers un idéal de libre pensée que vers un idéal de libre croyance et ne sont nullement prêts à accepter un sacerdoce, même laïque496.
11La raison de la déviation de la formation par rapport au modèle normal est donc double. Si la transmission doctrinale est suffisante pour déterminer un engagement actif dans le combat laïc, elle ne garantit pas, notamment au plan de l’enseignement de la morale, la réalisation de l’intention profonde de l’entreprise scolaire, qui est de nature spirituelle. Il y a là un effet réducteur de la formation auquel divers aménagements du double cursus ne permettent pas de remédier497 et il n’est pas possible de choisir de manière satisfaisante entre un inaccessible couronnement philosophiques des études primaires supérieures et une praticisation de la formation, qui serait en porte-à-faux vis-à-vis du modèle normal498. D’autre part, c’est à ce modèle lui-même qu’est lié le dérapage de la formation et il faut incriminer le caractère contradictoire de l’idée d’« humanités populaires » ou de culture primaire « libérale » à laquelle l’institution scolaire dans son ensemble, coopérant ainsi à cette réduction, parait ne pas croire. Prenant l’exemple des conférences pédagogiques, M. Chatreix remarque : « Jamais une question un peu excitante pour l’esprit, amorçant quelques perspectives philosophiques (fût-ce prudemment) ou touchant à un problème de fond (fût-ce modestement) », et il conclut : « Il y a là une véritable chasse interdite aux enfants du libre examen »499.
12Ce n’est point toutefois à l’échec de la formation, mais bien plutôt à un effet de filtrage et de déviation idéologique que nous devons conclure, effet qui n’empêche pas les maîtres formés par l’école normale d’être, du point de vue même de l’institution, de bons maîtres, laïcs et républicains, car les modalités du recrutement et l’installation d’un habitus magistral suppléent de fait, à l’assimilation de la doctrine. Comme nous l’avons vu, l’école normale ne recrute pas dans les couches sociales dont les enfants, scolarisés au lycée et promis à l’université, fournissent les élites intellectuelles du pays, mais dans les milieux modestes dont les enfants, qui ont grandi dans des conditions souvent très dures, se satisfont d’une existence humble, sinon misérable, qui est pourtant vécue comme le résultat d’une promotion sociale. C’est la filiation école primaire, école primaire supérieure, école normale, qui fait en grande partie la force de la formation normale et qui explique l’impact sur tant de maîtres laïcs de l’idéologie de la toute-puissance de l’école et de l’ascension sociale par le mérite personnel : qui fait partie du credo républicain et est enseignée à ce titre à l’école normale. Sur ce point les échos des polémiques relatives au « socialisme » des instituteurs ne doivent pas nous induire en erreur. S’il y a effectivement, parmi les instituteurs d’avant 1914, une frange active et déterminée qui se déclare internationaliste, qui, dans les luttes sociales, se situe clairement dans le camp de la classe ouvrière et analyse la fonction sociale de l’école en des termes qui sont ceux du marxisme500, il ne s’agit là que d’une infime minorité dont l’audience est essentiellement limitée aux grands centres urbains (c’est le cas du Syndicat de la Seine, de celui des instituteurs lyonnais, de celui des instituteurs marseillais), alors que la grande masse des martres, très peu politisée, réagit par un misonéisme épouvanté aux théories et aux actions des syndicalistes et reste fidèle à la République501. Le « socialisme » des instituteurs traduit, en fait, une adhésion spontanée et viscérale beaucoup plus que rationnellement construite, aux valeurs du progrès et à l’idéologie de « l’école libératrice». On ne saurait trop souligner la clairvoyance de Buisson qui, au moment de la constitution des syndicats d’instituteurs, est partisan de l’apaisement et se porte garant de la fidélité des maîtres, contre Clémenceau qui y voit un ferment de désordre prélude à une subversion généralisée502.
13La vérité est que, d’une manière générale, les instituteurs n’ont des réalités du monde économique qu’une connaissance vague, lointaine et superficielle503. Il en est de même en ce qui concerne la hiérarchie sociale et la place de l’enseignant primaire dans cette hiérarchie, qui est très surestimée504, et l’apparition de la sociologie, en 1920, dans la formation normale, ne change rien à cet état de fait : tout laisse penser, d’ailleurs, que cette discipline n’est introduite que dans un but prophylactique et qu’il s’agit surtout de prévenir le développement des idées socialistes505. Chacun peut donc voir dans sa trajectoire personnelle la preuve évidente de la promotion du mérite et du gage de réussite que constituent le labeur et l’honnêteté dans la société démocratique506.
14Il est vrai aussi que pour obtenir cette adhésion personnelle, l’institution met en œuvre une surveillance continue. La vigilance du directeur trouve là l’occasion de s’exercer et l’examen des délibérations du Conseil des professeurs de l’école normale de Bourg-en-Bresse nous révèle à la fois le caractère exceptionnel des manifestations d’opposition de nature politique (ce qui tend à prouver que l’institution joue un rôle préventif ou qu’elle est par elle-même dissuasive) et la sévérité avec laquelle elles sont réprimées. A part quelques manifestations sporadiques d’antimilitarisme, à l’approche de la guerre de 1914, qui, à vrai dire, ne paraissent guère relever de convictions bien profondes, nous ne trouvons dans la période qui nous occupe qu’un cas d’opposition politique déclarée, de la part d’un élève-maître qui, participant à la rédaction d’un hebdomadaire socialiste imprimé à Oyonnax, critique la nature « servile » de l’éducation reçue à l’école normale. « Alors que nous devrions recevoir, écrit-il dans un article, une éducation solide qui nous préparât à notre vie future de citoyens libres, on ne cherche à faire de nous que des hommes sans aucune idée d’indépendance, prêts à servir un maître…». Il s’en prend directement au corps professoral et la décision de l’exclure est adoptée à l’unanimité. Il n’est pas possible, affirme le directeur, de conserver cet élève à l’école « où il devient pour ses jeunes condisciples un objet de scandale »507.
15C’est donc tout à la fois par l’éviction des personnalités irréductibles et par l’action en douceur et en profondeur sur les esprits et les caractères que l’école normale contribue à préparer des maîtres convaincus de la grandeur de leur tâche, capables d’un dévouement qui force l’estime508. Si la formation ne suffit pas à révéler à tous les jeunes maîtres les arcanes d’un spiritualisme moral pleinement maîtrisé dans sa rectitude philosophique, elle est largement suffisante pour entraîner une adhésion déterminée au credo républicain qui imprègne tous les enseignements.
16C’est ce que l’on ne peut manquer d’affimer en observant les travaux écrits des normaliens de la Belle Epoque. Ainsi l’un deux, rédigeant comme devoir de vacances une monographie consacrée à l’histoire de sa bourgade (Châtillon-sur-Chalaronne), a-t-il soin de la clore par un vibrant hommage à ses ancêtres dont les qualités naturelles sont une véritable préfiguration de celles de l’homme républicain. « Ils ont fait preuve, écrit-il, de grandes qualités morales pour avoir supporté tout le fardeau de l’Ancien Régime avec le moins de luttes possibles. Ils ont compris que soulever des révoltes, c’était augmenter leur malaise, faire pleuvoir sur eux une avalanche de mauvais traitements déjà assez nombreux, et compromettre tout leur avenir de travailleurs. Aussi, en hommes patients, ont-ils attendu l’heure propice pour se libérer du joug et devenir des personnes libres, affranchies d’une tutelle encombrante et néfaste. En outre pour pouvoir satisfaire aux impôts féodaux, à toutes les exigences du seigneur, ils ont été obligés de se tenir bien près de leurs écus, d’amasser petit à petit : ce qui a été long et pénible, leurs ressources étant minimes et sujettes à des variations ». On constate que les leçons de morale républicaine ont porté leurs fruits : apologie de la prudence et de la patience, condamnation des luttes insurrectionnelles, éloge du travail, de l’effort et de l’épargne, foi dans le régime républicain qui prolonge la révolution libératrice de 1789, le discours est orthodoxe. C’est ce qui, avec la qualité, incontestable, du style, explique que le professeur de l’école normale de Bourg-en-Bresse, auquel ce travail a été rendu, ait noté « très bien » dans la marge.
17Mais c’est aussi l’entrée dans la profession, qui, réactivant cette partie des enseignements normaux, en parachève l’efficience. C’est l’école vécue au quotidien, dans un milieu indifférent et parfois hostile, comme dur combat contre l’ignorance et les superstitions, c’est la défense contre les attaques des forces conservatrices509, qui montrent rétrospectivement la grandeur du rationalisme hérité des Lumières et ancrent définitivement les comportements dans la référence aux principes de 1789. Voilà qui assure au minimum la transmission d’un noyau idéologique qui, quels que soient l’affadissement ou les altérations partielles du modèle normal, confère à la formation une efficience satisfaisante.
18Abordons maintenant la transmission du modèle restreint et, plus précisément, de son schéma didactique. On a très légitimement invoqué un processus de dégénérescence de la méthode active magistrale et des pratiques qu’était censée inspirer la pédagogie normale510. Cette dégénérescence est attestée par un certain nombre d’indices et nous en trouvons l’écho dans les Instructions officielles de 1923511 : au lieu de mettre en mouvement l’ensemble des facultés, de faire intervenir tour à tour et de manière appropriée à la matière de l’exercice, la perception ou l’imagination, le jugement et le raisonnement, l’intelligence et la mémoire, le maître est tenté de faire la part trop belle à la mémoire verbale ; la copie, la reproduction d’exemples standardisés tiennent lieu de compréhension. Le luxe de l’exposition verbale remplace l’intuition. En même temps, l’éventail des matières se trouve réduit et l’on voit s’amenuiser la part réservée à la géographie et aux sciences. C’est bien une rigidification du modèle normal qui se produit là et, d’une certaine manière, un retour à des pratiques condamnées par la doctrine de l’école républicaine, qui présente volontiers l’enseignement congréganiste comme purement catéchétique et voué au culte exclusif de la mémoire. En même temps, l’exemplarité magistrale cesse d’agir par aspiration et d’exercer une influence, et cède la place à la contrainte nue et à tout un arsenal de sanctions.
19S’agit-il, pour autant, d’un abandon du modèle normal consacrant sur ce point un échec de la formation ? Nous ne le pensons pas. S’il y a, selon l’expression de M. Léon, une « mutation de l’autorité en autoritarisme, du didactique en dogmatique »512, l’effet de rigidification est loin de remettre en question l’ensemble du modèle, d’en trahir l’inspiration fondamentale. C’est que, comme l’a montré M. Vincent, lorsqu’il est question, dans le modèle normal, de faire agir l’élève, cette activité se situe dans le cadre strict du guidage magistral qui trace la voie. Aucune initiative de l’élève n’est de mise et celui-ci doit d’abord avoir été préparé pour ne répondre, ne choisir, n’agir que selon des principes513. D’autre part, il ne faut pas oublier que si la méthode se veut inductive, dénonce la mémorisation et la récitation mécaniques, elle exclut formellement la démarche heuristique. Comme l’a établi encore M. Vincent, la règle est introduite par des exemples, mais elle est posée comme intangible. C’est le maître qui l’énonce solennellement et les exemples ne font que l’illustrer. Ensuite, les écoliers peuvent l’écrire et l’apprendre par cœur514. Il ne faut donc pas voir dans ce que l’on nomme ici « l’activité » de l’élève une anticipation quelconque des méthodes actives de l’Éducation Nouvelle. Pour que ce contre-modèle puisse apparaître, il faudra opérer une révolution copernicienne et placer l’enfant au centre du procès d’éducation, ce qui est aux antipodes du magistrocentrisme de la pédagogie normale515.
20Quelque manifeste qu’ait pu se révéler, à l’usage, la sclérose de pratiques qui initialement traduisaient fidèlement, par exemple au terme des études normales, comme nous le prouve M. Vincent en commentant les travaux pédagogiques présentés à l’Exposition Universelle de 1878516, le modèle officiel, elles ne peuvent pourtant être considérées comme une trahison complète de celui-ci, car elles en sont malgré tout beaucoup plus proches que des pratiques ritualisées de l’enseignement catéchétique. M. Gontard le rappelle, « la vieille pédagogie reposait sur la pratique surannée d’interminables devoirs écrits que l’on faisait avec ennui, où la main seule travaillait, et de longues leçons apprises par cœur sans les comprendre »517. Vis-à-vis de ce passé, la rupture est consommée et le déplacement symbolique de l’estrade vers le centre de la scène pédagogique, la relégation du livre au rang de simple accessoire, l’installation décisive du maître au cœur de l’entreprise d’éducation marquent un seuil518. Quelque sclérosé, verbal et mnémonique que puisse être parfois l’enseignement dans certains domaines (et la leçon de choses semble poser un problème tout particulier), c’est désormais le maître qui enseigne et il le fait bientôt conformément au schéma général de la pédagogie normale. Si celle-ci comporte donc une sorte de mouvement de diastole-systole, elle n’exclut jamais le recours à la mémorisation, à la répétition ou à la contrainte, mais l’intègre dans une pratique élargie et assouplie qui fait appel à l’intelligence, aux explications raisonnées, aux applications réfléchies. C’est alors que le maître dans sa leçon de lecture, par exemple, présente les lettres au tableau, les illustre et les commente et dans sa leçon d’écriture décompose les tracés et donne des explications avant de les faire reproduire. Voilà pourquoi Compayré peut écrire : «L’écriture et la lecture ne doivent par être abandonnées aux hasards d’une monotone épellation ou d’un insipide travail de copie : elles doivent être professées»519. De même en grammaire, la règle subsiste inchangée par rapport à ce qu’elle était autrefois, mais elle n’est plus copiée mécaniquement dans le livre : « Jusqu’à présent, écrit Bréal, le livre était le personnage essentiel de la classe, et l’instituteur n’était que le commentateur du livre. C’est au contraire par la bouche du maître que les enfants doivent d’abord connaître les règles. Le livre sera consulté comme un mémento »520. En d’autres termes, l’écolier n’a ni à découvrir la règle, ni à faire l’économie de sa mémorisation volontaire ; nous sommes loin de l’Éducation Nouvelle et la rigidification du modèle normal n’est que la dominante en son sein, de l’une de ses composantes essentielles.
21Il y a plus et nous affirmons, avec M. Vincent, que cette rigidification est en fait fonctionnelle. Elle est l’indice de la constitution d’une pédagogie de compromis, d’une pédagogie moyenne adaptée aux divers degrés d’éveil des écoliers et permettant simultanément la réussite à celui qui trouve parce qu’il a compris et à celui qui récite ce qu’il a appris521. C’est là, sans aucun doute, l’effet de l’épreuve de la réalité et des difficultés rencontrées sur le terrain, mais aussi dans une certaine mesure la contrepartie de la réussite du projet scolaire, car il faut bien s’adapter à la diversité de ces petits élèves qui viennent à l’école pour y faire moisson de connaissances. En fait, plus que dans la perspective d’un abandon, d’une hésitation sur le choix d’un modèle de référence, c’est bien plutôt dans celle d’une réalisation variable et graduée du modèle normal, sur une trajectoire qui mène de ses traductions les plus frustes à ses réalisations « exemplaires », qu’il nous faut situer les pratiques habituelles des maîtres. Nous en avons un témoignage tardif (1947) dans le cadre de l’Inspection générale des écoles primaires créée en 1930, avec l’ouvrage d’Auriac L’école exemplaire, qui nous livre des compte-rendus de leçons tout à fait fidèles à la méthode expositive-active. Lorsque nous lisons, par exemple, à propos de tel ou tel maître : « A une si complète maîtrise dans toutes les matières d’enseignement, alliée à une bonté certaine, répond chez les élèves une activité disciplinée étonnante, une véritable tension de toutes les facultés »522, c’est bien de la conjonction de la maîtrise disciplinaire, du charisme moral et du guidage excitatif de l’élève qu’il s’agit : nous sommes dans la plus pure tradition du modèle normal.
22Remarquons encore qu’un point fort de la formation est l’instruction primaire supérieure cohérente, approfondie. Elle contribue largement à assurer l’autorité du maître normalien et a sa part dans le jugement positif porté sur l’institution normale. Aux yeux de tous, un maître savant a toutes chances d’être un maître compétent et il ne faudrait pas céder à l’illusion rétrospective en exagérant l’importance et l’impact des variations individuelles de la didactique à la Belle Époque. C’est que, dans les préoccupations des maîtres aussi bien que dans celles des fonctionnaires chargés de les contrôler, les questions que nous nommons pédagogiques au sens habituel du terme et, plus spécialement encore, celles qui concernent précisément la didactique, sont loin d’avoir l’exclusivité. Elles ne sont pas même dominantes. Il est frappant, par exemple, de voir Pécaut dans ses notes d’inspection générale, souligner l’importance du « viatique moral ou intellectuel » à fournir aux normaliennes et insister, à contre-courant de l’encyclopédisme des programmes, sur l’importance d’une instruction « pratique », celle qui permet de « tenir » dans la solitude et d’être accepté par les populations. C’est pourquoi il faut apprendre aux institutrices le dessin du paysage qui pourra charmer leurs loisirs, il faut leur apprendre à distribuer les premiers remèdes qui permettent d’attendre le médecin, il faut leur apprendre à jardiner et à faire le pot-au-feu523.
23Cela ne signifie pas, bien entendu, que l’instruction soit reléguée à un rang mineur, mais ce souci, incontestablement, doit passer après celui de l’adaptation matérielle et morale dans la communauté villageoise ou la cité, après celui du contact avec la population. C’est d’ailleurs l’indice de fréquentation scolaire que l’inspecteur contrôle en premier lieu à son entrée dans la classe. Il y a là un point essentiel et ce n’est pas la spécificité didactique du modèle qui fait problème auprès des populations. Lorsque l’instituteur globalement est accepté, sa didactique l’est aussi et l’on voit les parents renforcer, dans la mesure de leurs moyens, son action pédagogique, par exemple en redoublant les punitions qu’il a données524. Lorsque, par contre, il est rejeté, l’opposition alors ne porte pas sur sa didactique ou ne porte sur elle que secondairement, dans la mesure où elle constitue l’aspect mineur d’un conflit plus général et profond.
24On ne reprochera donc pas à la formation normale comme un vice rédhibitoire de n’avoir pas su empêcher la rigidification du modèle. On voit, au contraire, combien est justifiée la solidarité, que seule l’école normale peut garantir, qui unit dans la pratique le modèle élargi et le modèle restreint, et justifiée aussi celle qui unit les différents éléments du modèle restreint. Il ne peut s’agir, en effet, de former un spécialiste exclusif de la didactique (bien qu’une certaine compétence, limitée mais solide, soit requise en ce domaine). Il est, par contre, absolument nécessaire de disposer des moyens de détecter et de confirmer pendant les années de formation, un certain style de vie, une manière d’être avec soi-même et avec les autres que dynamise jusque dans la militance, l’adhésion à une doctrine simple, et l’on a bien dit ce que devaient à l’école normale ces saints laïcs que furent les « hussards noirs de la République »525.
25Ainsi, bien que réelle, l’efficience de la formation normale n’est pas totale. Mais les distorsions ne portent pas sur les éléments vitaux du modèle pédagogique et l’on comprend que le normalien sortant, pourvu de ses « provisions», apparaisse comme immédiatement et incomparablement supérieur au simple breveté. C’est ainsi que le jugent l’inspecteur primaire et les parents d’élèves. C’est ainsi qu’il se juge lui-même lorsqu’il se compare aux vieux maîtres routiniers, aux « mérovingiens »526. Quant à l’exemplarité sacrale, si elle n’est pas fondée sur le spiritualisme ou le kantisme, elle n’en est pas moins réelle et les maîtres décrits par Auriac possèdent en eux les ressources propres à animer le savoir primaire, à lui donner relief et vie. C’est ainsi que l’un de ces maîtres s’enthousiasme pour la poésie dont il communique l’émotion à sa classe527, qu’un autre brille par la qualité des illustrations dont il orne la classe et les cahiers528, qu’un autre encore invente un matériel original qui lui permet de faire travailler les enfants « avec un entrain magnifique »529. L’ingéniosité, le goût passionné pour un domaine, des aptitudes habilement utilisées permettent au modèle de fonctionner et jouent un rôle vicariant vis-à-vis du charisme magistral chargé de provoquer l’aspiration.
26Mais l’efficience des pratiques de formation, l’efficacité de la transmission du modèle professionnel sont loin de rendre compte de la valeur d’une formation et des jugements positifs portés sur elle. En ce qui concerne la formation normale, il nous faut encore prendre en compte les rapports qu’entretient le modèle pédagogique sur lequel elle repose, au moins dans sa zone nodulaire, tant avec l’institution scolaire dans son ensemble qu’avec la société globale dans laquelle il est mis en œuvre. C’est d’abord la question de la pertinence institutionnelle du modèle normal que nous allons aborder.
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27Compte-tenu des conditions d’élaboration et d’énonciation du modèle normal530, il est facile de comprendre que celui-ci n’entre pas en conflit avec les tendances essentielles de l’école de la République. On peut même dire qu’il y a complémentarité, résonance harmonique entre le modèle pédagogique et l’institution scolaire. Examinons d’abord cela au niveau de l’inspection.
28Nous avons constaté l’existence de liens multiples et étroits entre l’édifice normal et les services d’inspection531. Or ces liens se retrouvent, semble-t-il, au cœur du modèle normal, car celui-ci est fondamentalement un modèle inspectable. Il suffit de prêter attention à la nature de l’investigation à laquelle se livre l’inspecteur lorsqu’il rend visite à un instituteur pour découvrir qu’en fait, il porte successivement le regard sur les différentes variables qui interviennent dans le modèle normal. Il s’intéresse d’abord à l’habitus magistral et au charisme sacral, qui sont évalués tant au travers de l’autorité intellectuelle et morale détenue auprès des élèves que par le biais de l’activité déployée dans les organisations locales, communales ou municipales532. En 1947 encore, un inspecteur « exemplaire » comme O. Auriac est décrit par M. Ferré comme « amateur de personnalités, sensible à ce qu’à d’unique toute œuvre à laquelle un homme donne vraiment le meilleur de soi » ; ce qu’il cherche dans une classe, c’est bien l’expression vivante d’une philosophie, en étant « aux aguets des initiatives fécondes, si hardies soient-elles, ne faisant fi d’aucun détail, mais sachant atteindre, au-delà du procédé pédagogique, sa secrète signification spirituelle »533.
29En ce qui concerne l’enseignement proprement dit, l’inspecteur s’efforce aussi d’en détecter les finalités éducatives générales, mais il s’attache surtout au contenu notionnel transmis, à la méthode et aux procédés employés. Il contrôle in vivo l’exécution de la leçon en cours, examinant l’organisation logique de la démarche expositive534 ainsi que son élaboration didactique. Il s’appuie aussi sur une série de témoins diversifiés : Les cahiers d’élèves, les répartitions mensuelles, le cahier-journal et les préparations du maître dans les principales matières. C’est bien le modèle normal, avec en son centre la leçon qui en constitue l’unité didactique, qui est le cadre théorique de l’enquête, qui sert de grille pour le déchiffrage de la réalité pédagogique. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, car l’inspecteur est lui-même un spécialiste des leçons : il en a réalisé en abondance dans le passé, il en connaît tous les « trucs » et toutes les difficultés et il est encore capable de prendre la classe pour effectuer une démonstration. Il a de solides convictions à leur propos, notamment quant aux procédés et aux divers adjuvants à utiliser535. Il y a donc une continuité parfaite entre l’école normale où l’on apprend à adapter, à préparer et à faire des leçons, et la classe où l’on est jugé sur l’habileté à en faire. L’inspecteur contrôle la qualité du savoir du maître et sa valeur didactique à travers des indicateurs définis à cet effet et standardisés, dont le cahier-journal, les diverses répartitions et les préparations sont les plus caractéristiques. Ce cadre étant tracé, il est certes possible de pratiquer le conseil pédagogique, mais il ne porte que sur les techniques et les procédés. Ainsi Auriac, commentant une leçon de lecture au cours moyen, s’en tient-il à des suggestions très pratiques : d’abord faire précéder la lecture à voix haute d’une lecture des yeux, ensuite faire lire chaque passage successivement par plusieurs élèves pour trouver le ton juste, enfin contrôler chaque lecture avec précision et de manière «inexorable »536. C’est là la règle et pas plus lors des inspections que lors des conférences pédagogiques les principes mêmes du modèle normal ne sont mis en discussion537.
30Ce n’est pas tout. Le modèle normal inclut la référence à une hiérarchie qui, précisément, est celle de l’institution scolaire. Il y a là un second principe de cohésion. D’une part, en effet, le modèle se réfère explicitement à une organisation hiérarchisée de l’institution scolaire et place le respect de l’autorité au centre de l’habitus magistral. C’est ainsi que l’instituteur doit respecter son directeur comme l’adjoint doit respecter le titulaire et comme tous ensemble doivent respecter l’inspecteur (« Que l’instituteur soit lui-même un modèle de respect à l’égard de tous les représentants de l’autorité, à commencer par ses chefs naturels » écrit Chauvin538). D’autre part, et surtout, ce rapport à l’autorité est le même aux différents étages de l’institution. La maître craint et respecte l’inspecteur comme l’enfant doit craindre et respecter le maître et, réciproquement, l’autorité de l’inspecteur sur l’instituteur est comme celle que ce dernier exerce sur sa classe, de type sacral. Dans les deux cas, celui qui se prononce sur la rectitude de l’action n’effectue pas un simple contrôle technique, mais s’exprime au nom d’un idéal intériorisé. Cette présence de l’idéal inspire sans doute l’abord la terreur : l’instituteur ne doit pas accueillir ses chefs avec légèreté ; un certain effroi est normal (« Cette émotion prouve que le maître est modeste, qu’il a le sentiment de ses obligations et, sous une forme élevée, le respect de l’autorité » écrit Chauvin539). Elle devient aussi présence rassurante. Avec la paix intérieure surviennent la stimulation et l’engagement dans des résolutions personnelles car l’inspecteur a aussi une mission de direction de conscience et de réarmement moral (il donne des « directions », explique encore Chauvin, et celles-ci sont « pratiques et répondent aux besoins actuels de l’école et du maître. Elles sont, en outre, empreintes d’intérêt et de mansuétude, même quand l’instituteur a mérité des reproches »540). Ce fonctionnement de l’autorité « à la morale », qui, selon M. Crozier, caractérise le modèle administratif français541, trouve ici une réalisation parfaite. Cette autorité, qu’il s’agisse des rapports de l’instituteur avec les écoliers ou de l’inspecteur avec ses subordonnées (l’homologie entre les deux situations repose sur de nombreux traits : isolement de l’inférieur face à une autorité distante, absence de relations directes entre les subordonnées, caractère impersonnel des procédures d’évaluation, etc.542) est à double face et l’on se méprendrait en n’en retenant que l’aspect oppressif. Non seulement, dans le cas de l’instituteur, l’inspection a représenté historiquement la conquête de l’autonomie vis-à-vis des pouvoirs locaux543, mais elle repose, tout comme l’action magistrale, sur l’adhésion à une image identificatoire et l’instituteur voit dans l’inspecteur son portrait idéalisé comme l’écolier voit le sien dans l’instituteur. L’autorité sacrale du maître est donc à la fois l’expression et la matrice de la relation d’autorité telle que l’institution la véhicule et le modèle normal est en accord profond avec l’école dans son fonctionnement d’ensemble.
31Soulignons enfin un autre aspect de cette pertinence institutionnelle du modèle normal. Il se situe dans l’adéquation du modèle aux moyens dont dispose l’institution pour sa mise en œuvre. La pédagogie normale est, en effet, un savoir clos. En tant que telle, elle est adaptée à la condition réelle de l’exercice professionnel de l’instituteur dans son isolement géographique et dans sa pratique solitaire du métier. La maîtrise pédagogique n’y résulte pas du développement organique d’une science conçue selon le schéma des sciences expérimentales dans lesquelles les théories sont des constructions progressives et provisoires et dans lesquelles aussi les réponses apportées aux premières questions débouchent sur des questions nouvelles, mais de la convergence du charisme magistral (issu de la réflexion et de l’examen de conscience), d’une connaissance synthétique de la discipline à enseigner qui permet de dégager l’essentiel de l’accessoire et de l’organiser et d’une habileté issue de l’expérience pratique. De fait, les martres « exemplaires » qui se livrent à des travaux de recherche le font presque toujours en dehors de la pédagogie et dans le domaine d’un savoir empirique autodidactique et cumulatif (il s’agit parfois de botanique et de l’observation de la flore, mais plus souvent de géographie et d’histoire locale : nombreuses sont les monographies nées ainsi de la compilation et de l’exploration des sources immédiatement accessibles544). Quant aux débats pédagogiques, ils concernent seulement les procédés, les prescriptions relatives au détail de la mise en œuvre. C’est ce que montre, par exemple, l’examen des méthodes d’enseignement initial de la lecture dont J. Guillaume, dans le Dictionnaire de Buisson, affirme que l’histoire de la pédagogie a déjà révélé les principes essentiels et toutes les formes valides. En réalité, il n’y a que deux « marches » possibles, la marche analytique et la marche synthétique qui, selon qu’elles ont recours à l’initiation à la lecture seule ou qu’elles présentent simultanément la lecture et l’écriture, permettent de dresser le tableau de toutes les méthodes possibles. Le reste n’est qu’affaire de procédés et affaire secondaire (diverses épellations, tableaux mnémoniques, etc.)545. C’est pourquoi le recensement des innombrables variantes construites sur les schémas de base ne doit pas faire illusion ; leur étude exhaustive «n’offrirait qu’un médiocre intérêt et ne nous montrerait à peu près rien de nouveau »546. Les principes fondamentaux étaient formulés dès la fin du XVIIIe siècle, aussi « ceux qui avaient la prétention d’innover encore ne pouvaient plus, en réalité, que proposer des modifications qui n’étaient pas toujours des perfectionnements, de procédés connus »547.
32Il y a plus. Le modèle normal n’est pas seulement solidaire d’un savoir clos, il est opératoire et se présente comme tel. Prenons encore l’exemple des méthodes d’enseignement initial de la lecture. Dans son cours de pédagogie, Compayré présente une méthode utilisée en Allemagne, dont la nouveauté et le caractère anticipateur ne laissent pas de surprendre548. Elle se caractérise par un point de départ global faisant intervenir l’ouïe et la vue, par l’association de l’écriture et de la lecture en recourant à l’analyse des mouvements de la main dans le tracé des lettres, et par le souci d’une continuité entre les apprentissages réalisés au jardin d’enfants par les jeunes écoliers et ceux proposés ensuite en lecture (en particulier dans le passage du dessin à l’écriture). Il y a là tout un ensemble de principes neufs et féconds, dont d’ailleurs Compayré loue les mérites en se référant au modèle normal avec lequel ils ne sont pas incompatibles. L’association de la vue et de l’ouïe est excellente : c’est l’expression d’une pédagogie de l’intuition. De même la variété et l’attrait des figures présentées peuvent-ils être considérés comme inspirés par la méthode active. Le souci de préparer l’écriture par des exercices de dessin renvoie, lui, à la recherche d’une souple progressivité.
33Mais à l’approbation succède une mise en garde tout à fait révélatrice. Quelque séduisante qu’elle soit et théoriquement préférable aux procédés ordinaires, cette méthode est impossible à généraliser car elle complique à l’excès la tâche de l’instituteur549. Il est clair que la réserve porte ici sur les difficultés de mise en œuvre d’un modèle sophistiqué alors que la pédagogie normale vise un modèle fonctionnel pour un enseignement de masse. Elle laisse entendre aussi que c’est parce qu’il est plus mécanique et plus rigide que le modèle normal est opératoire. Et c’est bien au niveau des finalités qu’il faut en même temps situer le débat, car lorsque Compayré constate que « le caractère général des réformes qu’a suggérées à la pédagogie moderne l’esprit d’innovation et de progrès, c’est de charger le maître de toute la peine dont on décharge l’élève », on doit se souvenir qu’il est le partisan convaincu d’une pédagogie de l’effort, qu’il oppose de manière massive à une pédagogie amusante550. Π ajoute d’ailleurs, à propos de la méthode d’enseignement de la lecture que nous examinons ici, que quelles que soient les tentatives des pédagogues, on ne parviendra jamais à supprimer le côté « mécanique et artificiel » de cet enseignement, car « il ne peut y avoir une méthode de lecture parfaitement naturelle et rationnelle, par cette excellente raison que les lettres sont des signes de convention, et qu’il n’y a pas de rapport naturel entre ces signes et les idées qu’ils expriment »551. Voilà qui réduit encore la portée des innovations et clôt définitivement le débat : inutile de chercher à réformer les méthodes puisque l’effort gratuit est une des conditions de l’éducation et que le caractère artificiel de l’activité de lecture est inscrit dans la nature des choses. Il y a ainsi convergence, dans le modèle normal, de la pédagogie de l’effort et de l’opérativité du modèle, et l’on n’aurait aucun mal à multiplier les exemples similaires. Ainsi J. Guillaume affirme-t-il, à propos d’une méthode qui, partant du sens de mots et de phrases se rapportant à une gravure présentée à l’élève, procède dans l’initiation à la lecture, d’un double mouvement d’analyse puis de synthèse : « Le procédé de M. Audran peut offrir quelques avantages aux personnes qui voudront employer un moment de leur loisir pour instruire un de leurs amis illettrés, mais nous doutons qu’il puisse être utilement appliqué dans l’enseignement collectif, et surtout dans celui des écoles primaires »552.
34Nous ajouterons enfin que c’est aussi parce que par son schéma didactique le modèle normal est le résultat d’une lente évolution, qu’il est opératoire et institutionnellement pertinent. On a bien établi, en effet, que le positivisme qui est l’une des sources de la doctrine de l’école laïque, conduit à changer seulement l’objectif explicite de l’école ancienne553. Il s’agit de former l’adulte positif et non plus l’adulte croyant, mais on ne remet pas en cause le statut de l’enfant lui-même. L’adultocentrisme est ainsi une constante qui valorise l’instituteur. Donnant la main au magistrocentrisme, il conduit à une pédagogie de la défiance rassurante pour le maître qui, marquée par le souci constant de la moralisation, est en accord avec les pratiques les plus installées. C’est que, dans sa composante didactique, M. Vincent l’a montré554, le modèle normal est le résultat d’une lente élaboration qui s’amorce dès la Restauration et se poursuit sans heurt jusqu’à l’avènement de l’école ferryste. Il ne se pose donc pas en rupture avec les conceptions et les pratiques antérieures, mais dans leur prolongement. L’exemple de la mémoire est très parlant puisque le modèle normal à la fois en condamne l’usage exclusif dans la méthode catéchétique et en défend avec force la légitimité555. Mais cette continuité se révèle aussi dans la convergence de l’effort de moralisation et du souci de l’instruction au sein des pratiques scolaires dès la moitié du XIXe siècle. C’est ainsi que dans une monographie inédite consacrée à l’école communale de Laiz (canton de Pont-de-Veyle, dans l’Ain), Mlle Eynard qui en a étudié les archives, mentionne le registre dans lequel le maître titulaire de la classe en 1856 a consigné sur deux pages la liste des « élèves qui se sont distingués en bien et en mal » de 1848 à 1856. Il n’y a pour ce maître que deux rubriques et deux groupes d’élèves : d’un côté les « bons », de l’autre les « méchants » ou les « mauvais ». Aux mentions « d’une intelligence très supérieure », « très laborieux », « bon tant pour la conduite que pour le succès », « bien réglé, studieux, bien tenu », s’opposent symétriquement les mentions « paresseux, gourmand », « méchant et indocile », « un caractère caché et déguisé, qui n’a point fait de progrès », « le plus sale et le plus arrogant de la classe », etc.556.
35Ainsi le remplacement de la civilité chrétienne par la morale laïque ne devait pas changer fondamentalement cette vision des écoliers et l’on pourrait, en prenant chacun des éléments qui constituent le modèle normal, à l’exception de la doctrine philosophique explicite, constater que les maîtres et les inspecteurs sont invités à évoluer en douceur vers un rééquilibrage de leurs conceptions et de leurs pratiques qui, pour autant, n’en constitue nullement le désaveu. C’est ce qui explique en partie aussi l’adhésion des instituteurs à la doctrine normale et au modèle qu’ils mettent en œuvre dans un cadre scolaire inchangé et peu adaptable, face à des élèves nombreux et en l’absence de documentation aisément utilisable557.
36Voilà une des raisons qui permettent de comprendre le succès du modèle normal ainsi que l’efficience de la formation, car si elle explique l’accord des responsables (directeurs, professeurs, inspecteurs, maîtres d’école annexe), elle concerne aussi les élèves-maîtres qui, en dépit du caractère claustral de l’école, ont nécessairement de multiples occasions de vérifier l’existence d’une convergence entre les directives données à l’école et les conceptions régnant sur le terrain, c’est-à-dire à l’école annexe et dans les écoles urbaines ou rurales où exercent les futurs collègues. Il y a là de quoi lester d’autorité et de crédibilité l’enseignement normal.
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37Mais l’efficience de la formation repose encore sur une autre caractéristique du modèle normal. Il est non seulement institutionnellement pertinent, mais en accord, tant au plan des valeurs qu’il véhicule explicitement qu’au niveau des schèmes comportementaux sur lesquels il s’appuie, avec la société dans laquelle il prétend s’inscrire de manière fonctionnelle. Il faut non seulement qu’il soit accepté socialement, mais qu’il soit ordonné au traitement des résistances qui risquent de surgir et des diverses difficultés qu’il peut rencontrer, pour être opératoire et réaliste.
38Examinons d’abord l’habitus magistral. Il est incontestable, au vu des témoignages, qu’il est parfaitement justifié en ses divers éléments. On sait que les conditions de la vie au village, où l’instituteur (et plus encore l’institutrice) ne peut guère trouver d’aide matérielle ou frayer avec la population, imposent une solitude très dure, un isolement moral très difficile à supporter558. Méprisé par les puissants et les parvenus, devenu étranger aux couches laborieuses de la population dont il est pourtant issu et qui le jalousent, l’instituteur ne peut compter que sur ses propres ressources. Les mariages « pédagogiques » ne font qu’adoucir un peu cette situation dramatique que rendent parfois encore plus pénible les rivalités entre collègues (l’instituteur, étant, à vrai dire, mieux placé que l’institutrice parce qu’il est souvent secrétaire de mairie, qu’il collabore avec le maire, hésite le plus souvent à faire cause commune avec une collègue femme et parfois même lui déclare une guerre ouverte559). L’apprentissage du courage, de la persévérance, de la vie ascétique, voire de la souffrance, trouve là sa raison d’être. C’est du seul travail quotidien accompli consciencieusement, du contact avec les enfants et de la poursuite d’une mission que l’on place plus haut que tout, que doivent venir les joies qui permettent de survivre et d’avoir la force de continuer. Π ne peut être question des plaisirs communs et il est clair que la plus vénielle erreur de conduite ôterait tout crédit au missionnaire de la République560.
39Voilà qui établit déjà le bien fondé de l’habitus magistral. Mais il ne suffit pas de préparer les martres à une dure existence ; il faut encore leur donner l’envie et les moyens de tenir dans la guerre scolaire qu’ils peuvent avoir à mener. Au village, en effet, il faut affronter l’incompréhension, mais souvent aussi l’hostilité, la malveillance. Les campagnes ne sont pas toutes, et pas d’emblée, prêtes à entendre le message scolaire et politique de la République et de son « école sans Dieu ». L’instituteur et l’institutrice sont, comme l’écrit Mme Berger, « à la fois des « cobayes » et des « pionniers » »561. Ils sont souvent aussi des martyrs. Voilà pourquoi la maîtrise doctrinale, dans le modèle normal, contribue à son opérativité.
40Mais le modèle normal n’est pas seulement un modèle militant qui organise le combat et prépare à l’affrontement. Il comporte aussi un certain nombre de traits qui, par leur adaptation à la société, le rendent pertinent et opératoire, c’est-à-dire apte à s’inscrire en des comportements pédagogiques réels et efficaces. C’est ce qu’il nous faut voir pour terminer.
41C’est d’abord par les valeurs qu’il véhicule que le modèle normal est socialement pertinent. La relation d’autorité sur laquelle il est construit, autorité du maître sur l’écolier, mais aussi autorité de l’adulte sur l’enfant et, d’une manière générale autorité du supérieur sur le subordonné, est une relation omniprésente dans les rapports sociaux et incontestée à la Belle Époque. C’est elle qui préside aux rapports des patrons avec les employés, des maîtres avec les serviteurs, des parents avec les enfants. Partout, elle est présente et perçue comme naturelle. Si les enfants doivent être dociles et soumis, inversement les serviteurs ont choisi d’être commandés parce qu’ils sont de grands enfants. C’est, par exemple, ce qu’explique très naturellement le rédacteur de la rubrique d’économie domestique de la revue bourgeoise La famille, qui signe du pseudonyme de « Comtesse Berthe » : « Les domestiques ont un peu toute leur vie les qualités et les défauts de l’enfance… Puisqu’ils ont choisi cette profession de serviteur qui les met dans un indiscutable état d’infériorité sociale à l’égard de leurs maîtres, c’est que cela allait à leurs goûts, à leur caractère, c’est que, en un mot, ils se sentaient faits pour être dirigés, commandés »562.
42De même la communauté villageoise, fortement misonéiste et attachée aux traditions, est-elle hiérarchiquement organisée. L’autorité du patriarche est la règle dans chaque famille et n’est pas plus contestée que celle du maître de ferme sur ses valets et sur sa femme563. L’autorité de l’instituteur est ainsi préparée, soutenue et prolongée par toute une série de pratiques sociales isomorphiques dans une France où la dérive des continents politiques n’a pas encore fait de cette notion, qui fonctionne aussi bien dans le contexte idéologique du droit divin de la monarchie que dans celui du suffrage républicain et des lumières de la raison et de la science, la marque distinctive de la droite et du conservatisme564.
43C’est ce qui permet au modèle d’être accepté dans le camp républicain par les parents comme par les enfants, dans les campagnes (auxquelles l’école s’adresse de manière préférentielle) aussi bien que dans les faubourgs industriels, d’autant que la pénibilité du labeur et la valeur de l’effort y sont admises spontanément et que le travail des enfants y est souvent encore une nécessité (au moins saisonnière)565.
44Il faut encore mentionner, parmi les causes de l’opérativité du modèle, la formidable soif d’éducation qui s’empare des masses rurales et contribue à donner à l’instituteur laïc, qui sait parler tout comme le curé du village, aussi bien et parfois mieux que le maire, et dont le niveau d’instruction le hausse nettement au-dessus de sa clientèle, une audience. Que la demande d’éducation ne cesse d’augmenter vers la fin du XIXe siècle, c’est, en effet, ce qui est maintenant bien établi et l’on sait que vers les années 1900 se produit un basculement : le nombre des enfants scolarisés dépasse celui des enfants soumis à l’obligation légale566. Sans doute l’école primaire est-elle beaucoup plus orientée vers la scolarisation des populations rurales que vers celle des masses ouvrières dont la demande d’instruction est d’ailleurs moins nette. Mais les élites ouvrières perçoivent bien l’importance du savoir et réclament l’organisation d’études professionnelles567.
45Cet intérêt des masses populaires pour l’instruction perçue d’abord comme nécessité strictement pratique (il y a les livres de comptes, les écritures diverses, les actes administratifs), est bientôt fortifié par l’espoir vécu à travers leurs enfants, d’une promotion sociale et d’une victoire sur l’adversité, sur la dureté de l’existence568. C’est un des aspects de l’adhésion au régime qui est assis sur l’alliance des campagnes avec la petite et moyenne bourgeoisie, à l’heure même où la déchristianisation se poursuit, lentement mais inexorablement569, et la République l’encourage officiellement. En 1870, dans son discours sur l’inégalité d’éducation570, Ferry n’évoque rien moins que la « nécessité de supprimer les distinctions de classe » ; en fait, dès 1850, la propagande républicaine a commencé sa pénétration dans les campagnes. Elle se renforce après 1871 et y rencontre bientôt un écho certain571. Le succès de ces slogans est attesté aussi bien par les réprimandes que les grands-mères adressent à leurs petits enfants, lorsqu’ils font l’école buissonnière, que par les réjouissances populaires à l’occasion du certificat d’études primaires qui est une véritable cérémonie572. C’est ce que montre aussi l’impact des acquisitions scolaires dans les consciences populaires, impact qu’attendait Félix Pécaut et dont de multiples indices établissent la réalité durable. En 1947, Auriac peut encore constater que les chants appris à l’école et aux cours d’adultes sont ceux que l’on entonne dans les noces et les fêtes de famille573 et nous ne saurions oublier le célèbre Tour de la France par deux enfants, énorme best-seller que l’on a lu et relu, à l’école et hors de l’école, à tout âge et aux quatre coins du pays574. Cette culture scolaire diffuse même à l’extérieur de l’école, grâce au concoure des magazines, de la littérature populaire et des journaux, chez un autodidacte ancien mauvais élève comme le Facteur Cheval, dont l’œuvre est toute nourrie des thèmes issus des manuels scolaires d’histoire (les gaulois, les romains, les grands hommes, etc.), de morale ou d’instruction civique (le travail rédempteur, la force de la volonté, la Patrie, etc.)575.
46Dans une France encore très largement rurale, l’école est ainsi portée par un grand mouvement d’opinion qui rassemble parents et enfants, ces derniers ne pouvant manquer d’être conscients de l’énorme enjeu que représente leur scolarité pour leurs proches et d’être sensibles au privilège que leur octroie dès à présent la condition d’écolier. Car le contraste est parlant entre la dureté des travaux des champs, ausquels participent les plus grands, qui ne fréquentent l’école que de novembre à Pâques, et le confort, même relatif, de la vie studieuse sous la direction du maître. « Le temps de l’école, écrit M. Josserand, c’était la vie bourgeoise sans fatigue physique, où l’on était au chaud, où l’on retrouvait, le soir, le sein familial, même modeste. L’été, c’était le travail forcené, de l’aube à la nuit, parfois sous un soleil écrasant »576. Ainsi l’école est-elle tout à la fois une promesse pour les parents, un passeport et un refuge pour les enfants.
47Si elle est indissociable des espoirs qu’a suscités l’avènement de la République, réciproquement, l’école est soutenue par le pouvoir politique dont elle est le porte-parole dans les campagnes. Ce que veulent depuis des décennies les élites républicaines qui accèdent au pouvoir après 1876 (parmi lesquelles on compte notamment les médecins, les avocats franc-maçons, les pasteurs libéraux, les professeurs, les notaires qui, à partir de 1866, ont adhéré à la Ligue de l’enseignement), c’est non seulement une école pour le peuple, mais une école fortement organisée autour d’une doctrine et dont l’objectif est la victoire sur les forces conservatrices et sur l’« obscurantisme »577. C’est précisément ce qu’après une longue attente les lois Ferry et la pédagogie normale sont chargées de réaliser, tant dans la poursuite des finalités d’éducation générale (formation du citoyen, du soldat, du travailleur, de l’homme privé, dans une société de paix civile et de concorde républicaine) que dans la réalisation d’une formation professionnelle adaptée à l’essor économique et technique, condition de la prospérité matérielle. En retour, l’école fournit à cette république une parade et une stratégie de diversion face aux menaces de la démocratie sociale. La propagande gouvernementale, soutenue par l’anticléricalisme viscéral de beaucoup d’instituteurs qu’anime une conception sentimentale et somme toute très superficielle de la réalité politique578, permet de détourner l’attention des gauches et du peuple des questions brûlantes que sont l’impôt sur le revenu ou la législation du travail579.
48C’est ce qui permet de comprendre à la fois l’ampleur des moyens utilisés, la convergence des efforts (avec le renforcement de la Ligue de l’enseignement à partir de 1881 « c’était… une somme impressionnante de caractères et d’énergies qui se mettaient au service de l’école républicaine et de ses réformes » écrit M. Gontard580, et la solidarité, maintes fois manifestée, du pouvoir politique et de son école. Il s’agit alors d’un véritable bloc dont la Franc-maçonnerie, influente à la fois au parti radical, dans les ministères, les assemblées et l’administration, assure en grande partie la cohésion581. Voilà pourquoi l’instituteur peut sentir à ses côtés la masse imposante et rassurante des militants et des républicains qu’alimente une même foi582. Voilà pourquoi il peut situer ses efforts, même solitaires, au sein d’une entreprise collective forte d’une énergie considérable, qui fait converger une multitude d’initiatives avec les siennes, car les sociétés républicaines, les bibliothèques populaires, les œuvres péri-scolaires travaillent dans le même sens que lui. L’école est donc non seulement « à la main de la République »583, mais secondée, relayée, portée par elle. C’est là sans aucun doute une des raisons essentielles de la force du modèle normal dans sa relation avec la société globale, raison aussi de la force des écoles normales auxquelles, en dépit des controverses portant sur le détail de leur fonctionnement, on ne pouvait opposer avec quelque crédibilité, d’institution concurrente.
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49Nous nous sommes arrêté à une étape historique de l’institution normale et nous l’avons peut-être privilégiée abusivement. Il nous faut maintenant dépasser la période qui s’étend approximativement des lois Ferry à la première guerre mondiale pour analyser la lente déstabilisation de l’édifice normal qui voit simultanément la dégénérescence de la formation et la perte du sens de son modèle. Nous abordons là notre seconde partie.
Notes de bas de page
482 Cf supra, première partie, chap. I.
483 Cf. G. Avanzini, Alfred Binet et la pédagogie expérimentale, 1ère partie.
484 L’évaluation des effets de la formation suppose que l’on mène un examen comparatif des pratiques pédagogiques d’une population de normaliens et d’une population de maîtres non-normaliens dès leur entrée dans la fonction, puis à divers intervalles de temps, à l’aide de grilles d’observations construites à partir d’indicateurs univoques et pertinents choisis non seulement en fonction des objectifs de la formation, mais surtout en fonction du modèle pédagogique que celle-ci est chargée de transmettre. Nous sommes, de nos jours encore, loin de posséder une telle évaluation menée de manière systématique et rigoureuse.
485 L’éducation publique et la vie nationale, p. 3.
486 Cf l’analyse de l’exemple de BEC, livret de morale in H. Chatreix, Au-delà du laïcisme, p. 36. Conclusions analogues in G. Duveau, Les instituteurs, p. 128 et A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, pp. 389-390.
487 H. Chatreix, op. cit., pp. 37-38.
488 Cf supra, première partie, chap. II.
489 F. Pécaut, op. cit., p. 85.
490 Cf les Instructions officielles de 1887, qui définissent le savoir primaire comme « essentiellement intuitif et pratique », c’est-à-dire comme comptant « avant tout sur le bon sens naturel » et ne perdant pas de vue » que les élèves de l’école primaire n’ont pas de temps à perdre en discussions oiseuses, en théories savantes, en curiosités scolastiques » (Palmero, Histoire des institutions et des doctrines pédagogiques, p. 362), cf aussi A. Prost, op. cit., p. 278.
491 H. Chatreix, op. cit., p. 85.
492 Conseil des professeurs, Bourg-en-Bresse, E.N.G., 30 janvier 1907.
493 Bourg-en-Bresse, E.N.G. 1er octobre 1906 : « Monsieur le directeur pense… qu’on ne peut renoncer aux devoirs de pédagogie et de morale qui, outre qu’ils sont un excellent exercice intellectuel, servent de préparation directe à l’épreuve de composition française du brevet supérieur ».
494 H. Chatreix, op. cit., p. 35.
495 F. Pécaut, op. cit., pp. 78-79.
496 H. Chatreix, op. cit., p. 34.
497 Cf supra, première partie, chap. IV.
498 Cf supra p. 76.
499 H. Chatreix, op. cit., pp. 85-86.
500 Cf A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, p. 390 et D. Lindenberg, L’internationale communiste et l’école de classe, pp. 59-144.
501 F. Bernard, Le syndicalisme dans l’enseignement, t. 1, p. 58 cf aussi J. Ozouf, Nous les maîtres d’école, pp. 173-174.
502 M. Ferré, Histoire du syndicalisme enseignant, p. 143, cf aussi A. Prost, op. cit., p. 387. Notons qu’à la même époque Marie Guérin tente de rallier les institutrices à la cause du féminisme militant et radical et ne recueille qu’un écho infime (cf Delhome, Gault, Gonthier, Les premières institutrices laïques, p. 214).
503 Cf Cl. Rivals, L’instituteur produit de sa classe sociale et de son école, p. 161. Cf aussi J. Ozouf, op. cit., pp. 159-199. Le filtrage idéologique est d’ailleurs une constante de l’école primaire. Il suffit pour s’en convaincre de consulter, par exemple, le célèbre. Tour de la France par deux enfants de G. Bruno qui garde un silence complet sur la « question sociale » et les droits du travail jusque dans la présentation des Forges du Creusot (cf P. Perceveaux, Impressions de voyage. L’Ain et le Tour de la France par deux enfants in Visages de l’Ain, no 159 (sept.-oct. 1978), pp. 5-7.
504 I. Berger, Lettres d’institutrices rurales d’autrefois, p. 82.
505 Cette nouveauté est l’œuvre de Paul Lapie. Cf A. Prost, op. cit., pp. 377 sq. Dès 1890, nous lisons sous la plume de Chauvin : « Quand le travailleur comprendra les lois qui président à la formation, à la distribution et à la consommation des richesses, les doctrines dangereuses du socialisme n’auront plus de prise sur lui ». Op. cit., p. 339.
506 C’est ce qui autorise M. Ozouf à considérer que les instituteurs d’avant 1914 gardent leurs distances vis-à-vis du syndicalisme ouvrier en vertu d’un réflexe d’émigrés terriens « enracinés », face aux déracinés violents que sont les prolétaires (op. cit., p. 192).
507 Conseil des professeurs, Bourg-en-Bresse, E.N.G., 1er juin 1900.
508 Cf. G. Duveau, Les instituteurs, Chap. IV, Les saints sans espérance, p. 111 sq.
509 Cf G. Duveau, op. cit., chap. IV, p. 111 sq.
510 Par exemple G. Avanzini, Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire, p. 106, A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, p. 279, G. Vincent, L’école primaire française, p. 250.
511 L. Leterrier, Programmes, Instructions, pp. 30-36. Elles dénoncent la surcharge de la mémoire, l’encyclopédisme superficiel, la monotonie des redites dans une progression concentrique, la tendance au verbalisme et à l’abstraction, enfin le formalisme.
512 A. Léon in M. Debesse et G. Mialaret, Traité des sciences pédagogiques, t. II, p. 385.
513 G. Vincent, op. cit., p. 241.
514 G. Vincent, ibid., p. 241.
515 C’est ce qui explique l’accueil réservé dans l’école publique et dans les écoles normales aux pionniers de l’Éducation Nouvelle et à un novateur comme Célestin Freinet (cf E. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire).
516 G. Vincent, op. cit., p. 249.
517 M. Gontard, L’œuvre scolaire de la Troisième République, p. 80.
518 G. Vincent, op. cit., pp. 24-26 et pp. 37-39.
519 Cours de pédagogie théorique et pratique, p. 292.
520 Cité par Compayré, op. cit., p. 317.
521 G. Vincent, op. cit., p. 247.
522 O. Auriac. L’école exemplaire, p. 37.
523 F. Pécaut, L’éducation publique et la vie nationale, p. 26.
524 Cf P. Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil, p. 220.
525 Cf G. Duveau, op. cit., pp. 122-125.
526 « Les anciens élèves de l’École Normale avaient pleinement conscience de leur supériorité. Ils qualifiaient leurs collègues n’ayant que le Brevet Élémentaire de « Mérovingiens » « /témoignage cité in J. Ozouf, Nous les maîtres d’école, p. 19.
527 O. Auriac, op. cit., p. 23.
528 Ibid., p. 31.
529 Ibid., p. 64.
530 Cf supra, première partie, chap. II.
531 Cf supra, première partie, chap. II.
532 O. Auriac, op. cit., p. 20 et p. 26.
533 O. Auriac, op. cit., préface par A. Ferré, p. 5.
534 Ibid., p. 37 : la manière dont l’auteur rend compte d’une leçon sur l’addition des fractions est tout à fait typique.
535 Cf J. Wittwer in P. Juif et L. Legrand, Textes de pédagogie pour l’école d’aujourd’hui, t. I, p. 134.
536 O. Auriac, op. cit., pp. 155-156.
537 Cf supra, p. 95.
538 Chauvin, op. cit., pp. 311-313.
539 Chauvin, op. cit., pp. 311-313.
540 Chauvin, op. cit., p. 322.
541 M. Crozier, La société bloquée, p. 41.
542 M. Crozier, Le phénomène bureaucratique, pp. 292-293.
543 A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, p. 146.
544 Cf. O. Auriac, op. cit., pp. 18-19, 29-30 et p. 56.
545 Nouveau dictionnaire de pédagogie, pp. 1006-1007.
546 Ibid., p. 1005.
547 Ibid., p. 1005.
548 Cours de pédagogie théorique et pratique, p. 281.
549 Ibid., p. 282.
550 Cf supra, première partie, chap. III.
551 Compayré, op. cit., p. 282.
552 Nouveau dictionnire de pédagogie, p. 1007.
553 Cf A. Prost, op. cit., p. 280. cf aussi G. Avanzini, op. cit., pp. 105-106.
554 G. Vincent, op. cit., chap. VII et VIII.
555 G. Compayré, op. cit., pp. 109-130, cf aussi L. Chauvin, op. cit., pp. 105-106.
556 L’école à Laiz peu avant les lois de Jules Ferry (monographie inédite. École Normale de Bourg-en-Bresse), pp. 5-6.
557 A. Prost, op. cit., pp. 280-281.
558 Cf par exemple Émilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages, pp. 109-127.
559 Cf Ida Berger, lettres d’institutrices rurales d’autrefois, pp. 28-29 et p. 39.
560 L’institutrice est plus exposée que l’instituteur, parce qu’elle est une femme (indépendante par son travail et son salaire, elle heurte les préjugés et suscite toutes sortes de fantasmes et de convoitises) et parce qu’elle est la rivale directe de la religieuse congréganiste mieux intégrée à la population car elle soigne aussi les malades (il arrive même qu’elle la remplace au village et doive alors connaître l’hostilité générale). Cf I. Berger, op. cit., pp. 42-44.
561 Ibid., p. XII.
562 La Famille, no 1120 du 24 mars 1901.
563 Cf E. Shorter, Naissance de la famille moderne, p. 28.
564 Cf R. Rémond, La droite en France, t. I, p. 136.
565 Cf E. Shorter, op. cit., pp. 36-37, A. Prost, op. cit., p. 97.
566 Cf A. Prost, op. cit., p.275. En 1901-1902 on recense 5 516 000 scolarisés pour 4 988 000 enfants scolarisables. Ce mouvement général est bien antérieur à 1880 : cf A. Prost, ibid., p. 183, cf aussi F. Furet, J. Ozouf, Lire et écrire, t. 1, p. 143.
567 Cf par exemple M. Nadaud, Léonard, maçon de la Creuse, p. 314 et p. 321.
568 Cf F. Furet, J. Ozouf, op. cit., t. 1, pp. 150-151 et J. Desmarest, L’évolution de la France contemporaine, t. 111, p. 300. cf aussi G. Duveau, op. cit., pp. 94-116, qui remarque que, par exemple dans la Sarthe, ce sont les cantons qui comportent le plus grand nombre d’illettrés qui manifestent la plus grande ardeur républicaine.
569 Cf J. Desmarest, op. cit., t. III, p. 71.
570 L. Legrand, L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire du Jules Ferry, p. 217 : cité aussi par A. Prost, op. cit., p. 14.
571 Cf J. Desmarest, op. cit., t. II, pp. 208-209.
572 Cf A. Prost, op. cit., p. 275, cf aussi le témoignage de P. Jakez Hélias, op. cit., pp. 215-220. Sur la valeur « sacramentelle » du certificat d’études primaires (le « santificat »), cf P. Lapie, Morale et pédagogie, p. 91.
573 O. Auriac, op. cit., p. 41.
574 Cf par exemple pour la Bretagne P. Jakez Hélias, op. cit., pp. 220-221 et pour les pays de l’Ain P. Perceveaux, art. cité, in Visages de l’Ain, no 159, sept.-oct. 1978, p. 9.
575 Cf M. Friedmann, Les secrets du facteur Cheval.
576 L. Josserand, La vie d’un village rural vers 1910, in Visages de l’Ain, no 164, juillet-août 1979, p. 26. Notons qu’en plus de la scolarisation des filles, c’est aussi sur le point de la durée de la fréquentation scolaire que l’obligation légale introduit une nouveauté, car, dès 1860, la plupart des enfants d’âge scolaire viennent en classe, même les indigents que la loi Falloux dispense de la rétribution scolaire. A Laiz, en 1877, l’instituteur note sur son registre : « Tous les enfants en âge de fréquenter l’école ont suivi les cours », mais le problème devient alors celui de la durée de cette fréquentation (cf V. Eynard, monographie citée, p. 7).
577 Cf F. Furet, J. Ozouf, op. cit., t. 1, p. 145.
578 Cf. J. Ozouf, Nous les maîtres d’école, p. 166, cf aussi G. Duveau op. cit., p. 95.
579 Cf J. Desmarest, op. cit., t. III, pp. 34-43.
580 M. Gontard, L’œuvre scolaire de la Troisième République, p. 25.
581 Cf J. Desmarest, op. cit., t. III, p. 49.
582 « Leur credo simple tient dans les formules héritées de 89 et de 48 et que la Maçonnerie, où déjà nombre d’entre eux fréquentent, adopte en 1865 : Liberté, Égalité, Fraternité. Ces principes, pensent-ils, un seul régime les peut garantir : La République démocratique ». P. M. Bouju, H. Dubois, La Troisième République, p. 21.
583 J. Vial, Les instituteurs, p. 175.
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