Approche du phénomène d’urbanisation de la rive gauche du Rhône (1852-1894)
p. 55-68
Texte intégral
1Les tentatives pour mesurer la croissance du bâti urbain ont été jusqu’à présent peu nombreuses. Les données de l’octroi des matériaux de construction qui ont été le plus souvent utilisées par des historiens ont l’avantage d’être globales et donc d’une collecte rapide, mais par contre elles s’éteignent avec l’institution et ne fournissent guère de détails sur les types de bâtiments construits et sur leurs auteurs.
2Avant de nous lancer dans l’examen des permis d’alignement qui constituent notre source principale, nous nous sommes demandé si le prix des terrains, le marché foncier de la rive gauche prédisposaient à quelques différenciations sensibles entre les arrondissements qui se partageaient cette zone. Deux coupes chronologiques pratiquées dans les actes de mutation de propriété (série Q des Archives départementales du Rhône) et concernant les périodes 1838-1842 et 1858-1862 encadrent assez largement le point de départ de notre étude. La démarche et les résultats sont à vrai dire assez décevants : la diversité des prix était telle qu’il est difficile d’établir une géographie cohérente.
3Quelques prix de terrain dans les années 1860 :
Arrondissement | Lieu | Prix au m2 |
6e | Brotteaux | 64,0 F |
6e | Rue Crillon | 50,0 F |
6e | Rue Tête-d Or | 33,0 F |
6e | Rue Crillon | 18,5 F |
6e | Brotteaux | 5,6 F |
6e | Brotteaux | 5,0 F |
3e | Cours des Brosses | 200,0 F |
3e | Crs.Brosses/R. Montebello/R. Joinville | 141,7 F |
3e | Rue de la Part-Dieu | 13,9 F |
3e | Buire – Champ Fleuri | 10,1 F |
3e | Place de la Victoire | 8,2 F |
3e | Buire | 6,0 F |
3e | Rue Ferrandière | 4,8 F |
3e | Cours Lafayette | 4,2 F |
3e | Cours Lafayette/Baraban | 4,0 F |
3e | Chemin de Baraban | 3,2 F |
3e | Rue de la Vigilance | 2,0 F |
3e | Montchat | 2,0 F |
3e | Montchat | 2,0 F |
3e | Montchat | 2,0 F |
3e | Montchat | 1,8 F |
3e | Chemin de Baraban | 1,7 F |
3e | Montchat | 0,7 F |
7e | Guillotière (lieu la Blanchère) | 45,4 F |
7e | Guillotière (domaine Paradis) | 26,9 F |
7e | Guillotière Prado | 25,4 F |
7e | Béchevelin | 22,3'F |
7e | Rue du Sacré Cœur | 19,8 F |
7e | Guillotière | 16,1 F |
7e | Rue Béchevelin | 13,8 F |
7e | Rue Creuzet | 12,8 F |
7e | Rue des 3 Pierres | 12,0 F |
7e | Rue Béchevelin | 8,2 F |
7e | La Mouche (Gerland) | 3,1 F |
7e | Route de Grenoble | 2,7 F |
7e | Montplaisir | 1,4 F |
7e | Montplaisir | 1,2 F |
7e | Route d’Heyrieux | 1,2 F |
7e | Guillotière (Pré Feuillants) | 0,7 F |
7e | Guillotière (Pré) | 0,6 F |
7e | Guillotière (Pré Gaudin) | 0,6 F |
7e | Montplaisir | 0,5 F |
7e | Guillotière | 0,4 F |
7e | Montplaisir | 0,4 F |
7e | Guillotière | 0,3 F |
7e | Guillotière (marais) | 0,2 F |
7e | Guillotière (pré) | 0,3 F |
4Aucune opposition de prix n’oppose les trois arrondissements les uns aux autres. Dans les années 1850 l’urbanisation de la rive gauche était partielle, peu dense : le 7e arrondissement était presque inoccupé, les terrains agricoles y valaient moins d’un franc le mètre carré, le peuplement du 3e n’était dense que dans sa partie centrale et le premier terrain de Montchat ne fut vendu qu’en 1858.
5Tout naturellement, l’accessibilité valorisait les terrains, aussi les prix étaient-ils plus élevés dans les rues partiellement construites, en particulier le long des grands axes, avec quelques records battus tout de même dans le 6e arrondissement. Mais plus qu’une opposition entre arrondissements, le contraste entre grandes percées, rues intercalaires et terrains mal desservis est très apparent dans cette approche impressionniste du prix des terrains.
6Les permis d’alignement, ancêtres des permis de construire, invitent à une utilisation systématique et quantitative. 7.268 documents ont ainsi été mis en fiche, portant sur la période 1852-1898. Nous avons écarté de l’étude les quatre dernières années pour lesquelles les documents paraissent incomplets et nous avons exclu, dans un premier temps, les opérations d’exhaussement et retenu, en définitive, 6.006 constructions concernant les 6e, 3e, 7e arrondissements entre 1852 et 1894. Sans doute existait-il déjà un bâti important au milieu du XIXe siècle autour de la Grand’rue de la Guillotière, aux Brotteaux et sur les bords du fleuve, mais pendant les cinquante ans qui suivirent la rive gauche fut un véritable front d’urbanisation, réalisant l’essentiel de la croissance urbaine lyonnaise.
7Au-delà du simple comptage des permis, la surface des façades permet, à défaut de données sur la surface des planchers, de pondérer les diverses séries de construction et d’évaluer des rythmes et des pourcentages plus proches de la réalité. Néanmoins, les résultats sont un peu faussés, puisque nous ne connaissons jamais la profondeur des bâtiments, défaut particulièrement gênant lorsqu’il s’agit d’usines, d’entrepôts et d’ateliers.
8Avec ces insuffisances, l’étude des permis d’alignement permet, tout d’abord, de proposer quelques résultats globaux (graphique 1). En 43 ans, 900.933 m2 de façades ont ainsi été érigés, soit une croissance annuelle de 1,72 %. La chronologie de la construction apparaît clairement et elle est confirmée par la courbe de l’octroi, source classique de l’étude de l’évolution du bâti. Sans doute quelques décalages sont-ils perceptibles ; d’une façon générale la courbe de l’octroi est moins contrastée que la courbe des surfaces construites puisqu’elle concerne l’ensemble de la ville de Lyon et non la seule rive gauche et qu’elle témoigne des actions de stockage et déstockage des matériaux de construction.
9On peut donc distinguer trois grandes périodes : de 1853 à 1862 la poussée de la construction fut forte, de 1862 à 1878 le repli et le reflux furent bien marqués, de 1878 à 1894 la forte reprise pourrait être divisée en deux sous-périodes : de 1880 à 1885 se situa la plus forte poussée du demi-siècle, ensuite la progression fut plus modérée.
10Quelles relations peut-on tenter d’établir entre cette évolution et la conjoncture urbaine générale ?
11Sur le plan démographique, nous devons nous contenter des médiocres recensements de la population urbaine repris par l’octroi. Ainsi, de 1854 à 1861, la population aurait crû de 2,84 % par an ; de 1861 à 1877 de 1,04 %et de 1877 à 1891 de 1,65 %. Sans accorder trop de confiance à des chiffres apparemment précis, constatons la relative adaptation de la construction au rythme démographique, conclusion à laquelle aboutit aussi M. Lescure1. L’ampleur des variations de la construction est évidemment sans rapport avec le rythme plus calme de la démographie, l’offre du bâti faisait preuve d’une grande élasticité. Les décalages par rapport à l’évolution économique sont plus marqués. La première phase, de 1852 à 1862, accompagnait assez bien la première décennie, économiquement la plus dynamique, du Second Empire. Par contre, l’économique et l’immobilier évoluèrent en sens inverse de 1878 à 1894. Malgré la décélération de l’économie dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, l’activité de la construction se maintint en moyenne au-dessus de la droite de longue durée. Indépendamment de l’explication démographique, il n’est pas interdit de penser, après examen de nombreux actes de sociétés, que des capitaux investis dans la production et les échanges se replièrent et que ce reflux put profiter au secteur immobilier après 1882. Il est d’autre part remarquable que le bâtiment n’échappa à la très forte poussée spéculative du début des années 1880, qui fut particulièrement sensible à Lyon.
12A l’intérieur des fluctuations de moyenne durée, les crises étaient profondément marquées, hâchant et contrastant l’évolution générale : 1857-1858, 1866-1868, profonde coupure de la période de guerre 1870-1871, 1877, la crise de 1882-1884 n’apparaît pas, mais par contre 1886 est fortement déprimé, ainsi que 1890 et 1892.
13L’examen de l’évolution des trois types de construction – maisons, immeubles, bâtiments utilitaires regroupant hangars, ateliers, locaux commerciaux et usines – permet de constater une véritable transformation du paysage urbain pendant ces 43 années (graphique 2).
14La répartition globale des façades construites est la suivante :
– Immeubles | 54,32 % |
– Maisons | 27,88 % |
– Bâtiments utilitaires | 17,80 % |
15La surface des façades des maisons subit une décroissance annuelle de 1,65 %, ce qui exprime que la maison l’emportait encore dans le développement du bâti pendant la période 1854 à 1862 et qu’elle perdit peu à peu sa suprématie ; en 1865, le nombre des nouvelles maisons passait de façon à peu près définitive en-dessous de la moyenne annuelle. A partir de 1877, le nombre des maisons bâties décrût plus vite que la surface des façades, ce qui indique que les maisons devenaient plus hautes, toujours à étages, comme l’illustre le graphique 3. Cette croissance en hauteur fut-elle suscitée par l’exemple, désormais dominant, de l’immeuble ? La maison haute de la fin du siècle tendait-elle à changer de fonction ?
16L’augmentation du nombre des immeubles construits et plus encore de la surface des façades correspondantes est le fait dominant de la période puisque ce phénomène crût à un rythme de 3,3 % par an (graphique 4). La densification du bâti, le passage de la maison à l’immeuble sont bien les faits les plus marquants de la seconde moitié du siècle. Si la première phase de croissance de la construction s’exprime par des édifices bas, le second essor de l’immobilier est caractérisé par la vigoureuse diffusion de l’immeuble dont la taille moyenne, à la différence de celle des maisons, n’a pas sensiblement varié.
17Enfin, la fragilité des distinctions qui séparent hangars, ateliers, locaux commerciaux et usines nous a incité à regrouper en un seul ensemble ces diverses constructions. Le rythme de l’évolution ne connaît pas les variations nettement orientées des catégories précédentes. On ne constate ici ni poussée sensible, ni croissance notable, mais une série d'oscillations autour d’un niveau moyen. L’apparente faiblesse des implantations économiques dans un secteur géographique qui connut tout de même un fort développement industriel est assez remarquable pour susciter quelques commentaires. La mesure des surfaces de façade tend à minorer le poids géographique effectif des grandes implantations industrielles. Le 3e arrondissement était spécialement marqué par la présence de quelques très grandes usines : chantiers de la Buire, Usine de pâtes alimentaires Rivoire et Carret, fabrique de chaussures Gontard, Usine à gaz. Mais la prépondérance longtemps persistante du travail à domicile ou en ateliers, surtout dans le textile, explique aussi la faiblesse relative des établissements industriels importants.
18A l’intérieur du vaste front immobilier que constitue la rive gauche du Rhône, la recherche de la diversité convie à étudier de façon plus détaillée les arrondissements, les quartiers et les rues dans leurs différences.
19Les trois arrondissements ont occupé des places inégales dans le processus du développement immobilier : 38,12 % du bâti nouveau fut créé dans le 6e arrondissement ; 42,35 % dans le 3e et 19,53 % dans le 7e (graphique 5). Mais la différenciation la plus nette s’exprime à travers les taux de croissance annuelle du bâti dans les trois arrondissements : respectivement : 0,28 %, 2,40 % et 3,04 %. La combinaison de ces deux données chiffrées permet d’avancer quelques propositions : tout se passe comme si le 6e arrondissement, déjà fortement construit et limité par un cadre administratif assez étroit, n’accentuait pas sa croissance dans la deuxième moitié du XIXe siècle. A l’autre extrémité de la rive gauche la nouveauté du 7e arrondissement explique à la fois un pourcentage faible et le plus fort taux de croissance. L’urbanisation est ici la plus nouvelle. Le 3e arrondissement, malgré un développement ancien et notable qui avait permis le rattachement en 1852 de la Guillotière à Lyon, connaissait une forte croissance et rassemblait la plus forte masse de constructions nouvelles. Il continuait ainsi à former l’axe du développement urbain sur la rive gauche du Rhône.
20Les différences des types de constructions érigées dans les trois arrondissements pourraient permettre de souligner les divergences fonctionnelles et sociales entre les trois arrondissements.
Répartition des bâtiments construits (1852-1894) (Surface des façades)
Arrondissement | Immeubles | Maisons | Bâtiments utilitaires |
6e | 57,32 % | 25,90 % | 16,78 % |
3e | 54,00 % | 28,50 % | 17,56 % |
7e | 48,23 % | 31,53 % | 20,24 % |
21Mais la leçon des chiffres n’est pas si claire. Avec la prudence qu’inspire la faiblesse des différences, on constatera que les sous-ensembles (maisons plus bâtiments utilitaires) et (immeubles) évoluant en sens inverse et la présence des maisons paraît assez étroitement corrélée à celle des bâtiments utilitaires. Pour cette dernière catégorie, 6e et 3e arrondissements sont pratiquement à égalité, la supériorité du 7e arrondissement n’est possible que grâce à la sous-catégorie « Hangars » qui n’est peut-être pas la plus significative. La différenciation des arrondissements se réalise, en fait, par les formes de l’habitat : du nord au sud la densité du bâti décline avec un moindre développement de l’immeuble et une plus forte présence de la maison.
22Les différences dans les rythmes de la construction permettent également d’introduire des distinctions entre les trois arrondissements : la poussée majeure de la construction des immeubles de 1878 à 1884 fut plus précoce dans le 6e arrondissement et correspondait mieux à la courbe générale que dans le 3e arrondissement où la poussée la plus importante des constructions hautes fut décalée et culmina entre 1887 et 1892 (graphique 6).
23Ces quelques approches permettent d’affirmer que le cadre de l’arrondissement est assez peu révélateur des différences fonctionnelles et sociales de l’habitat, ce que laissait déjà supposer la géographie des prix des terrains. Sur le plan social, les dénominations d’immeuble et de maison ne sont pas a priori révélatrices. De l’ouest vers l’est et du nord au sud, les repérages géographiques indiquent que la densité en immeubles était plus forte à proximité du Rhône que dans la profondeur des établissements.
24Au-delà de l’arrondissement, ce n’est qu’au niveau de la rue que nous pouvons retrouver quelques certitudes. Une analyse chiffrée d’une quinzaine de rues situées dans le 3e arrondissement, dont les formes urbaines sont les plus diversifiées, permet un classement en trois catégories.
25(Voir tableau page suivante).
26Les grands axes rectilignes du premier groupe sont déjà dominés par les immeubles si l’on considère la surface des façades et non le nombre puisque les maisons restent presque aussi nombreuses que les immeubles.
27Les rues situées à « l’intérieur » de l’arrondissement constituent près des trois-quarts du tissu urbain et sont caractérisées par une moindre densité de l’habitat. S’y succédaient dans un désordre apparent maisons, hangars, ateliers, rares immeubles. Dans ces rues les remaniements des constructions primitives furent nombreux, réalisés sous forme d’aménagements sur cour et d’exhaussements.
28Les rues industrielles étaient les moins nombreuses ; souvent courtes et constituées de maisons, elles étaient dominées par la présence d’un établissement industriel important (chantiers de la Buire, Usine à gaz).
29Telle quelle, l’étude des permis d’alignement fournit un matériel considérable pour la connaissance de la croissance urbaine. Sans doute devrait-elle être complétée par les renseignements fournis par d’autres documents – cadastre, mutations – et surtout par l’étude des populations résidentes à travers le mouvement des loyers, la rotation des locataires, leurs caractéristiques sociales et professionnelles.
PROPORTION DE CHAQUE TYPE DE CONSTRUCTIONS POUR QUELQUES RUES DU 3ème ARRONDISSEMENT (Pourcentage en nombre et en superficie de façade sur rue)

(1) Gontard (chaussures) 3 bâtiments
(2) Rivoire et Carret
(3) Il s'agit aussi d'une partie des Chantiers de La Buire
(4) Actuellement quai Augagneur
(5) Actuellement place Jutard
(6) Où donnent les Chantiers de la Buire - donc à faire figurer conjointement à la rue de la Buire.
GRAPHIQUE 1. LYON GAUCHE – ÉVOLUTION CHRONOLOGIQUE DE LA SURFACE CONSTRUITE (FAÇADES) TOUTES CONSTRUCTIONS CONFONDUES DANS LA DEUXIEME MOITIÉ DU XIXe SIECLE

GRAPHIQUE 2. LYON RIVE GAUCHE – ÉVOLUTION CHRONOLOGIQUE DU NOMBRE DES CONSTRUCTIONS DANS LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE

GARPHIQUE 3. LYON 3ème ARRONDISSEMENT : SUPERFICIE DES FAÇADES DES CONSTRUCTIONS

GRAPHIQUE 4. LYON RIVE GAUCHE – ÉVOLUTION CHRONOLOGIQUE DE LA SUPERFICIE (FAÇADES) DANS LA DEUXIEME MOITIÉ DU XIXe SIECLE

GRAPHIQUE 5. LYON RIVE GAUCHE – ÉVOLUTION DE LA SURFACE CONSTRUITE (FAÇADES) DANS LES TROIS ARRONDISSEMENTS 1852-1894

GRAPHIQUE 6. LYON 3ème ARRONDISSEMENT : LA CONSTRUCTION DES IMMEUBLES 1850-1894

Notes de bas de page
1 M. LESCURE, Les sociétés immobilières en France au XIXe siècle, Paris, 1980, p. 7.
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