Chapitre VI. Les origines de la population lyonnaise
p. 193-204
Texte intégral
I - LYONNAIS ET FORAINS
1Chascun scait que Lyon est tout plein d’estrangiers, les plus qualifies des marchons et artisans sont savoysiens, comtoys, lombards et d’aultres nations. Et presque tous les menus artisans sont de Savoye, de la Comté et du Comtat d’Avignon, le moindre desdits marchons et artisans ha en leslection des echevins voix libre et du mesme poids que celle du plus apparent, et les naturels de la ville qui ne font pas la vingtiesme partie n’y peuvent rien par dessus sy grand nombre des estrangiers1.
2Une telle description du cosmopolitisme de Lyon n’a rien d’original. C’est, au XVIe siècle, un lieu commun que de souligner à l’envi l’importance numérique des forains au sein de la population lyonnaise. Ni Paradin ni Champier n’ont manqué d’en faire état2. Pour l’un, Lyon est une Cité de plusieurs pièces et nations ; l’autre affirme que dans ces petits artisans et basse, populace, il n’y a quasi point de Lyonnais, ains sont venus de diverses contrées : mais il s’agit là de lignes écrites après la Grande Rebeyne, et chacun sait qu’aux dires des contemporains, aucune émeute lyonnaise ne recruta ses troupes ailleurs que dans la lie du peuple, ramassis de vagabonds sans lien avec les anciens habitants incapables de se livrer à pareils excès : cette attitude de 1529 se reproduit en 16323, voire en 1714 et 17444.
3L’exagération est partout manifeste. Que l’on songe que l’acte consulaire de septembre 1600 n’accorde pas aux naturels de la ville un nombre suffisant pour former le vingtième de la population : moins de cinq pour cent, chiffre manifestement absurde ! Qu’économiquement, les étrangers aient largement dominé le monde des affaires lyonnaises et, qu’à ce même échelon du grand commerce les marchands lyonnais de même envergure aient été minoritaires sont des faits établis5. Etendre l’affirmation à l’ensemble des habitants procède de l’amalgame ou, plus vraisemblablement, de l’artifice de plaidoirie dont on sait que nul ne se souciera de vérifier les fondements. De telles invraisemblances fourmillent : on trouvera, au sujet des Savoyards vivant à Lyon, des exemples tout aussi caractéristiques de chiffres affabulateurs.
4Les imperfections des recensements sont donc des maux qu’il faut préférer à l’insouciance statistique des témoignages narratifs. Six procès verbaux complets et trois pièces partielles livrent l’origine géographique d’au moins trois chefs de feu sur quatre, tantôt en se satisfaisant d’un nom de province, tantôt en allant jusqu’à mentionner de tout petits hameaux. L’image ainsi obtenue à partir de cet échantillon de 1326 cas6 montre que vingt-deux des habitants de Lyon sur cent disaient y être nés. Sans doute le chiffre n’est-il pas à l’abri des critiques : il est affecté d’un taux d’indétermination relativement élevé de 18,8 % et un certain nombre de ces 249 cas d’omission correspond sans doute à un sous-enregistrement de Lyonnais bon teint. Inversement, il est légitime de supposer que furent inscrits comme natifs de la ville des habitants qui y résidaient seulement depuis longtemps et, quelquefois, la fraude délibérée a certainement déguisé en vrai Lyonnais le Savoyard inquiété par la venue des recenseurs. Telle qu’elle a été évaluée, une proportion globale se situant entre le quart et le cinquième de la population semble malgré tout refléter assez fidèlement la réalité7 : bien que très nettement minoritaires dans leur propre ville, les Lyonnais de naissance n’étaient pas réduits à cette poignée d’individus que suggéraient les textes.
Tableau 44. LYONNAIS ET FORAINS EN 1597 Effectifs en chefs de feu masculins
Lyonnais | Non Lyonnais | Inconnu indéterminé | Total | |
Puits du Sel | 31 21,7 % | 70 49, - % | 42 29,4 % | 143 |
Rue Thomassin | 25 28,8 % | 52 59,8 % | 10 11,5 % | 87 |
Confort | 31 23,7 % | 90 68,7 % | 10 7,6 % | 131 |
Bourchanin | 38 22,2 % | 95 55,6 % | 38 22,2 % | 171 |
La Croisette | 30 17,4 % | 134 77,9 % | 8 4,7 % | 172 |
La Grenette | 31 30, - % | 59 55,1 % | 17 15,9 % | 107 |
Le Griffon | 11 9, - % | 89 73, - % | 22 18,- % | 122 |
Le Plâtre | 27 20, - % | 80 58, - % | 31 22, - % | 138 |
La Lanterne | 68 26,7 % | 116 45,5 % | 70 27,5 % | 255 |
Ensemble de | 292 | 785 | 249 | 1326 |
l’échantillon | 22,- % | 59,2 % | 18,8 % | 100 % |
5Ces chiffres ne veulent mesurer, rappelons-le, que l’importance de l’immigration parmi les seuls chefs de feu. Dès que les sources permettent de connaître l’origine des serviteurs, une réalité différente se découvre. La diversité de leur tenue fait que jamais on ne porta avec le même soin dans la même minute les lieux de naissance des maîtres et ceux des serviteurs. Aucune comparaison solide ne peut donc être établie à l’échelle d’un quartier. Il faut se satisfaire des enseignements d’un second échantillon prenant deux cent trente serviteurs masculins en compte, soit un peu plus du dixième de ceux que l’on recensa. Tels qu’ils apparaissent, les chiffres globaux sont toutefois probants. Si 22 % des chefs de feu sont lyonnais, 13,5 % seulement des serviteurs ne sont pas des immigrants8. Cette distinction est l’illustration d’un fait connu : être embauché comme apprenti, puis comme compagnon, était l’une des voies d’intégration à la population urbaine.
Tableau 45 LYONNAIS ET FORAINS EN 1597
Effectifs en serviteurs masculins
Lyonnais | Non Lyonnais | Origine indéterminée | Total | |
La Grenette | 8 18,2 % | 29 65,9 % | 7 15,9 % | 44 |
Rue du Bois | 6 19,4 % | 18 58.1 % | 7 22,6 % | 31 |
Le Griffon | 5 10,4 % | 38 79,2 % | 5 10,4 % | 48 |
Le Plâtre | 7 12,3 % | 43 75,4 % | 7 12,3 % | 57 |
La Pêcherie | 3 8,3 % | 25 69,4 % | 8 22,2 % | 36 |
Saint Vincent | 2 14,3 % | 11 78,6 % | 1 7,1 % | 14 |
Ensemble de | 31 | 164 | 35 | 230 |
l’échantillon | 13,5 % | 71,3 % | 15,2 % | 100 % |
6Deux résultats numériques ne peuvent résumer à eux seuls l’importance de l’immigration à Lyon. A raison de 4,13 personnes par feu, les 5375 familles recensées comptaient en 1597 un effectif de 22.225 individus. 91,1 % d’entre elles avaient un chef masculin, soit 4897 cas. Ces derniers ne représentaient donc que 22 % de la population totale. Pareillement, les 1946 serviteurs masculins recensés ne formaient une fraction de l’ensemble qui ne dépassait pas 8,8 %9. Notre connaissance du taux d’immigration ne porte donc finalement que sur 30,8 % des habitants de tout âge et de tout sexe. L’inconnue irrésoluble est ici l’origine géographique des femmes, celle des servantes, celle des enfants.
7Ce n’est qu’en soulignant cette réserve que l’on peut se hasarder à calculer un taux d’immigration de la population masculine adulte en pondérant les valeurs de 22 % et de 13,5 % qui représentent respectivement la part des Lyonnais dans les chefs de feu et chez les serviteurs par le rapport existant entre leurs effectifs. Le résultat final, qui montre 19,6 % des hommes être nés à Lyon, ne doit pas être pris autrement qu’à titre d’ordre de grandeur : issu de données partielles, il est susceptible de ne pas correspondre à autre chose qu’à une réalité localement ou chronologiquement limitée.
II - LES HORIZONS DU RECRUTEMENT
8Au moins 59,8 % des chefs de feu, et au moins 71,3 % des serviteurs masculins recensés en 1597 n’étaient pas natifs de Lyon ; forains, ils venaient aussi bien de Caluire ou de Dardilly que de Gascogne ou de Picardie. Où Lyon puisait-elle les contingents d’immigrants qui formaient le gros de ses habitants ? Quels étaient les principaux horizons de son recrutement ?
9L’image issue des minutes de recensement présente un espace lyonnais dont l’envergure paraît médiocre10. Sur mille chefs de feu, deux cent vingt étaient nés à Lyon ; mais presqu’autant étaient originaires des Etats de Savoie : deux cent douze11. Cette égalité des effectifs entre les naturels de la ville et les savoisiens contribue très largement à expliquer l’ancien mythe d’une Lyon savoyarde. Immédiatement après dans la hiérarchie du nombre se situait le contingent versé par le Gouvernement de Lyon, Lyonnais, Beaujolais et Forez : cent quatre-vingt-trois. Venait ensuite une mince troupe de Dauphinois : soixante-douze. Tout le reste n’était que poussière : la Bourgogne elle-même, pourtant peu éloignée, ne contribuait que pour 2,3 % à la formation de la population lyonnaise, le Languedoc pour 1,5 %, et encore faut-il privilégier l’apport vellave de cette province. Si Avignon semble atteindre, dans les statistiques, un taux de 1,4 % des chefs de feu, le chiffre ne reflète que l’imperfection de l’échantillon ; les veloutiers du Griffon ont usurpé cette apparente importance, n’étant représentés que dans les quartiers de la soie, et en nombre restreint.
10La leçon des sources est nette : originaires de la ville et du Gouvernement de Lyon, sujets du duc de Savoie et Dauphinois formaient ensemble 68,3 % des chefs de feu. Encore cette proportion n’a-t-elle de valeur que minimale, 18,8 % des cas correspondant à une origine indéterminée. Un espace de recrutement ne retenant que les régions contribuant de manière importante, significative, à la population lyonnaise ne se décrit pas autrement que sous les traits d’une zone géographiquement peu étendue. Il n’y aurait donc pas de rapport immédiat entre l’importance politique et économique de la ville et la taille de son espace d’attraction démographique. Lyon bancaire n’aurait attiré que quelques dizaines de manieurs d’argent. Lyon marchande n’aurait accueilli que quelques autres dizaines de Thoulouzains, de négociants de Saint Gall ou de Limoges. Lyon fortunée n’aurait réclamé que quelques métiers rares, venus de loin. L’hypothèse choque. La leçon des recensements est pourtant unie, homogène. L’attraction urbaine déclinait rapidement avec la distance pour devenir insignifiante au-delà de soixante-dix à quatre-vingt kilomètres. Au-delà, rien dans les sources ne permet de trouver trace d’une quelconque influence susceptible de créer un appel, un courant d’immigration intéressant assez d’individus pour avoir une signification autre que celle de cas isolés, au seul intérêt anecdotique. Une seconde voie serait de prendre en compte la donnée conjoncturelle, et d’expliquer la relative exiguïté de cet espace par la situation de crise sévissant dans le dernier quart du siècle...
11Dès que les données existent en nombre suffisant, leur cartographie confirme nettement le déclin rapide de l’attraction de Lyon au-delà d’un cercle étroit. La dualité de procédé qui aboutit à mêler au fil des sources de simples et floues mentions de province à des paroisses soigneusement localisées amincit la base d’étude12. La leçon est cependant claire. Les Dauphinois sont le plus souvent originaires de localités très proches : Meyzieu, Saint-Denis de Bron ou Corbas. Bien peu sont nés au-delà de la Bourbre ou de la Gère13. Il en est tout-à-fait de même en ce qui concerne l’émigration forézienne et beaujolaise vers Lyon14. Les localités évoquées dans les sources se placent dans un croissant limité à l’ouest par une courbe Belleville - Tarare - Condrieu. Au-delà d’une trentaine de kilomètres, le nombre de paroisses ayant fourni un habitant à Lyon décroît rapidement. Outre Loire, l’attraction est si faible qu’elle ne s’applique qu’à onze individus sur les cent cinquante que compte l’échantillon. Tous sont d’origine urbaine : Saint Bonnet-le-Château, Saint-Haon, Montbrison et Roanne15.
12L’immigration des serviteurs diffère assez sensiblement de celle des chefs de feu. Elle est, quantitativement, plus importante. Les Lyonnais de naissance qui forment 220 pour mille de ceux-ci ne représentent plus, là, que 135 pour mille. L’écart est de 38,6 %. Là ne s’arrête pas le caractère forain du recrutement des serviteurs. Il s’exprime aussi bien en termes d’espace. Si Lyon et son Gouvernement, les Etats de Savoie et le Dauphiné avaient vu naître 68,3 % des chefs de feu, la même aire ne fournit que 54,4 % des apprentis et des compagnons, soit des effectifs relatifs plus minces d’un cinquième ; le proche espace lyonnais est ici moins nettement majoritaire. Deux résultats semblent ainsi s’imposer. D’une part, l’aire de recrutement des serviteurs d’un quartier s’étendait en fonction de l’activité dominante de ce dernier. D’autre part, le serviteur provenait plus fréquemment que son maître du Languedoc, d’Auvergne ou de quelque province plus éloignée16.
III - UNE IMAGE GENERALE DE L’IMMIGRATION
13Les chiffres qui précèdent ne résument pas l’ensemble des leçons des recensements. Données partielles, elles n’ont été isolées que dans le dessein d’apprécier les proportions définissant l’effectif formé par les Lyonnais vis-à-vis de ceux des différentes régions de l’espace humain de la ville ; il était vital, pour que ces résultats aient quelque solidité, de ne retenir que les minutes ou les parties de minutes livrant une description aussi systématique que possible des origines des chefs de feu ou des serviteurs. Cette exigence a réduit les échantillons à respectivement 1326 et 230 individus. Les mentions existantes, mais dispersées, accidentelles, forment en fait un corpus plus vaste. Les trente-trois procès verbaux de 1597 contiennent, au total, 1917 précisions d’origine de chefs de feu et 811 de serviteurs. La défiance accentuée des recenseurs vis-à-vis de ces derniers est légèrement soulignée par les chiffres globaux : on s’enquit quarante-deux fois sur cent de leur provenance17, quand on ne le fit que trente-neuf fois à l’égard des chefs de feu.
14Une compilation de toutes les mentions disponibles aboutit donc à une collection de 2728 renseignements individuels, noms de hameaux, de paroisses, de provinces ou de nations18. Quels enseignements peut-on en espérer, et quelles sont les limites de l’exploitation possible ?
15Apprécier l’importance respective des différents flux d’immigration convergeant vers Lyon depuis l’étranger ou les provinces du royaume ne pouvait se concevoir en termes quantitatifs qu’à partir d’un échantillon de valeur, nous l’avons dit. Par contre, le risque est très faible de voir, sur le plan qualitatif, l’espace humain dessiné par l’ensemble des mentions disponibles différer notablement de la réalité visée.
16Deux principales considérations plaident en ce sens. En premier lieu, la base d’étude est large, ou tout au moins l’emporte en volume sur les sources concurrentes, à moins d’amalgamer chez celles-ci les leçons d’une période de quelques années, ou de quelques dizaines d’années, au risque d’ignorer, par goût du nombre, l’essentielle dimension chronologique que réclame l’Histoire. Les données mises en œuvre concernent une fraction de la population masculine recensée de l’ordre de 40 %, soit au moins un tiers de tous les hommes vivant à Lyon à cette époque, la part devant être faite des lacunes du recensement. Si l’appréhension n’est pas complète, ainsi qu’on aurait pu l’espérer, elle n’en n’est pas moins forte. 2728 mentions individuelles représentent bien davantage que le contenu d’une année des registres de l’Hôtel-Dieu19. La simultanéité des indications est, par ailleurs, une qualité que nul autre type de document qu’un recensement mobile effectué en une journée ne peut posséder.
17En second lieu, la source a l’avantage d’être directe. Elle ne livre pas ces indications d’origine incidemment, sur des individus aléatoirement regroupés ; la collecte de ces renseignements était l’une de ses raisons d’être et ce, à l’échelle de la ville entière. En dépit de ses imperfections, elle semble par là préférable à l’ensemble des autres documents utilisables qui posent tous le problème de l’échantillonnage et qui transmettent tous une vue latérale.
18Ainsi, qui étaient vraiment les malades reçus à l’Hôtel-Dieu20 ? L’importance numérique des Lyonnais trouvés dans les registres d’entrée des années 1575 - 1625 est significativement plus élevée que celle que le recensement de 1597 leur accorde au sein de la population de la ville21. La discordance donne naissance à deux interprétations. Ou l’on invoque l’effet d’une conjoncture démographique exceptionnelle, refuge commode qui n’explique finalement rien et, pis, qui ne débouche sur rien, car les chances pour que l’on décrive quelque jour les mouvements de la population Lyonnaise du XVIe siècle semblent bien minimes. Ou l’on admet qu’une vulnérabilité particulière ne frappait pas davantage le forain que le Lyonnais et, qu’au contraire, celui-ci recourait plus volontiers, plus aisément, ou plus fréquemment aux soins dispensés par l’Hôtel-Dieu. En tout état de cause, le problème de la représentativité de l’apport des sources reste béant.
19Pareillement, on ne peut que s’interroger au sujet de la valeur d’exploitation des autres documents possibles. L’aire de recrutement des serviteurs différait de celle des chefs de feu quant à son étendue. Une étude de l’immigration fondée sur les contrats d’apprentissage ne peut donc prétendre décrire la formation de l’ensemble de la population urbaine. De même, comment formuler les réserves qui seraient nécessaires pour utiliser les actes de mariage, maîtres le plus souvent mariés et serviteurs presque toujours célibataires ne se recrutant pas, répétons-le, en même nombre dans les mêmes régions.
20Face à ces incertitudes, le recensement est une nouvelle fois une source privilégiée. Dans leur ensemble, les mentions d’origine collectées caractérisent des habitants de la ville, non de simples passants. Elles ne valent pas que pour les chefs de feu, les serviteurs pouvant être étudiés isolément. Au passif du document ne s’inscrivent que les difficultés d’identification posées par la déformation des noms de lieux, par les homonymies ou l’incohérence des indications22. Les fausses déclarations intentionnelles, pour nous indécelables, ont une fréquence probable trop réduite pour être inquiétante.
21Les résultats retenus soulignent une nouvelle fois l’importance des plus proches régions23. Les Etats de Savoie mis à part, l’essentiel de l’espace humain lyonnais semble consister en l’ensemble Lyonnais, Forez, Beaujolais et - à un bien moindre degré - Dauphiné. L’importance des contingents s’amenuise très nettement avec la distance. Au contact de cette première couronne, la Bourgogne, l’Auvergne et le Languedoc envoient des effectifs largement moins étoffés, de même que la Champagne24. Encore faut-il souligner que la masse des immigrants provient des plus proches contrées de leur province ; parmi cinquante-sept Languedociens, huit seulement viennent de plus loin que le Velay et le Vivarais. Au-delà, les apports sont encore plus clairsemés. Le Massif Central, tout en versant son tribut à la population lyonnaise, joue pratiquement un rôle d’écran que ne peut que renforcer la présence d’autres pôles urbains attractifs, Bordeaux, Toulouse, Nantes, bonnes villes au rayonnement local sans doute comparable à celui de Lyon. Il en résulte une grande faiblesse du recrutement lyonnais dans le sud-ouest du royaume et sur la façade atlantique, provinces centrales comprises. Les originaires de Gascogne, de Guyenne, de Saintonge et de Poitou se comptent sur les doigts de la main ; l’apport de la Bretagne est nul, un monnoyeur rennais excepté. Berry, Bourbonnais, Marche et Anjou, probablement plus tournés vers Paris que vers Lyon, ne versent pas davantage de contingent important. Pareillement, l’apport méridional est à peu près négligeable ; la Provence n’est représentée que par dix hommes. Ces particularités se traduisent par une grande asymétrie de l’aire d’attraction de Lyon, privilégiant les régions situées à l’est du Royaume.
22Faire la part de l’apport rural et celle de l’apport urbain au sein de cette immigration lyonnaise ne peut être qu’un vœu sans grand espoir de réalisation satisfaisante. En l’absence d’une connaissance suffisante du tissu urbain français du XVIe siècle qui permette de fixer un critère unique et précis, on ne peut différencier villes et villages sans beaucoup de subjectivité. Il s’avère toutefois qu’au-delà de cette incertitude apparaît nettement une constatation assurée. Le rapport entre les poids démographiques des immigrations rurale et urbaine change d’ordre de grandeur d’une partie de l’espace humain à une autre. Plus précisément, les provinces proches se caractérisent par l’importance de l’apport de la campagne.
23En Lyonnais, Forez et Beaujolais, les villes ne fournissent qu’à peu près un quart de l’émigration. Les proches centres textiles y contribuent pour une part importante. Ainsi, Saint Chamond est l’origine d’une émigration très typée : au moins seize des vingt-huit originaires du lieu sont passementiers, mouliniers ou taffetassiers. En plus petit nombre figurent dans les recensements les natifs de Thizy, de Saint Haon, de Saint Symphorien le Château, de Tarare et de Villefranche. Le courant liant Saint Etienne de Furans à Lyon est pareillement très spécialisé, neuf des quinze hommes trouvés étant quincaillers. Les autres immigrants proviennent des hameaux et de paroisses du plat pays.
24La proportion est du même ordre en Dauphiné : les campagnes fournissent une fraction de l’émigration qui peut aller jusqu’aux trois quarts.
25Inversement, les provinces les plus éloignées sont la source d’une émigration presque totalement urbaine. De six Berrichons, l’un arrive d’Issoudun, quatre autres de Bourges. Seuls ont quitté l’Orléanais des natifs de Blois, de Chartres, de Montargis, de Vendôme et d’Orléans. Les Normands viennent de Neuchâtel en Bray, de Caen et de Rouen25. Les Provençaux ont Marseille, Aix ou Apt pour origine. Ces mentions doivent-elles être acceptées telles quelles ou tendent-elles un piège ? Ces noms de ville sont-ils un lieu de naissance, un établissement transitoire avant l’arrivée à Lyon ou une simplification préférée à l’indication d’un hameau plus ou moins proche de l’endroit déclaré ? Ce sont là autant d’interrogations qui appellent vainement une réponse.
26Paris est à elle seule l’origine d’autant d’habitants de Lyon qu’une province de l’importance de la Champagne. Quarante-et-un émigrants en proviennent26
27. La catégorie de métier la mieux représentée est celle des serviteurs de grands marchands trouvés chez des épiciers ou chez ceux qui font trafic de Train de Flandres. Tous ont été recensés dans les quartiers du grand commerce : la Juiverie, le Change, l’Herberie et Saint Pierre. Cette immigration d’un type particulier traduit les liens commerciaux unissant Lyon à la capitale ; ces serviteurs-là représentaient sans doute souvent une maison de négoce parisienne27.
28La part revenant aux contrées situées au-delà des frontières du royaume n’est pas négligeable ; peut-être l’échantillon lui accorde-t-il même une importance quelque peu exagérée, les étrangers ayant manifestement fait l’objet d’une inscription plus régulière que les régnicoles au fil des minutes de recensement. Parmi toutes les observations possibles, la plus riche d’enseignements est la prédominance numérique prise par les Suisses et les Allemands sur les Italiens, cette catégorie d’immigrants se composant presque en entier de marchands et de leurs serviteurs. Elle illustre un basculement profond, une réorientation de l’économie lyonnaise qui s’affirmera dans le premier tiers du XVIIe siècle.
29L’image qui se dégage du recensement de 159728 n’est finalement pas fondamentalement différente de celle que livrent les sources hospitalières29. Ne fixant pas l’accidentel d’années cumulées, elle apparaît plus fruste, élaguée de tout ce qui ne correspond à rien de régulier. Mais l’essentiel est corroboré par la confrontation des sources ; faute de recensement, un registre d’entrées ou de sépultures d’Hôtel-Dieu peut apparemment être mis en œuvre sans obstacle dirimant.
30Il faut déplorer que l’irrégularité de qualité des procès verbaux ne permette pas d’étudier quartier par quartier l’intensité d’implantation de chaque groupe d’immigrants. Trouverait-on trace de pennonages à forte coloration dauphinoise ou forézienne ? De beaux exemples s’observent chez les sujets du Duc de Savoie : la moitié de tous les natifs de Groslée vivaient dans les trois pennonages consécutifs des Cordeliers, de la rue Neuve et du Plâtre. Ce dernier regroupait plus d’un originaire de Chambéry vivant à Lyon sur quatre. Mais il est vrai que la richesse des documents décrivant la présence savoyarde justifierait seule toute une étude...
Notes de bas de page
1 BB 137, fo 120 et sq. 12 septembre 1600. Cité in extenso in HAUSER (H.) Les Débuts du Capitalisme, p. 243-257.
2 GASCON (R.) op. cit. p. 349 - 350.
3 BB 181, fos 264 à 269, 7 décembre 1632.
4 GARDEN (M.) op. cit. p. 233 - 234.
5 GASCON (R.) op. cit. p. 205.
6 Pratiquement un sondage au cinquième.
7 Les taux se situent dans des fourchettes de cet ordre de grandeur : à Confort, entre 23,7 et 31,3 %, à la Croisette, entre 17,4 et 22,1 %. Les sources sont ailleurs trop lacunaires pour qu’une étude des variations locales soit envisageable. Existait-il des « quartiers de lyonnais », des « quartiers de forains » ?
8 Les taux d’indétermination affectant chacun des résultats, soit respectivement 18,8 % et 15,2 %, sont assez voisins pour que la comparaison reste valide.
9 Cf. annexe 45 : Les serviteurs en 1597. Nombre et répartition.
10 Cf. annexe 75 : L’origine des chefs de feu lyonnais. 1597.
11 Encore faut-il entendre surtout par là « Bugey », « Valromey », « Genevois » et « Savoie propre ».
12 Pour 95 Dauphinois, 44 mentions de province sans autre précision pour 49 indications de paroisse et 2 lieux inidentifiables. Pour 242 originaires du Lyonnais, Forez et Beaujolais, 150 mentions utiles.
13 Cf. annexe 77 : L’émigration dauphinoise vers Lyon. 1597.
14 Cf. annexe 78 : L’émigration vers Lyon en Lyonnais, Forez, Beaujolais. 1597.
15 La méconnaissance du nom des lointaines paroisses foréziennes aura peut-être incité les recenseurs à se satisfaire de la mention « Forez » et créé, par là, un certain biais.
16 La base d’étude utilisée jusqu’à présent n’a retenu que les neuf pièces recensant régulièrement, sans taux excessif d’omission, l’origine des chefs de feu, et les sept pièces comparables pour les serviteurs. L’exigence de qualité a permis d’avancer des proportions assez précises. Par contre-coup, il a donc fallu admettre un échantillon d’effectif restreint et la possibilité de distorsions dûes au caractère aléatoire de l’échantillonnage.
17 Cf. annexe 45 : Les serviteurs en 1597. Nombre et répartition.
18 Les mentions concernant les immigrants venus des Etats de Savoie n’ont pas été retenues, le recensement d’octobre 1597 étant riche d’indications plus nombreuses et plus précises ; les inscriptions « de la ville », « de Lyon », perdent tout intérêt dès qu’elles ne figurent pas systématiquement dans un même texte. Après élimination des renseignements inexploitables, il reste un ensemble de 1477 mentions utiles concernant des forains.
19 GASCON (R.) Immigration et croissance au XVIe siècle : l’exemple de Lyon (1529-1563) ANNALES E.S.C. 1970, p. 988-1001.
20 POUSSOU (J.P.) Note sur la mobilité urbaine dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle vue à travers les registres de sépultures de l’Hôpital Saint André de Bordeaux in Hommage à Marcel Reinhard, p. 535 - 545. Les mouvements migratoires en France et à partir de la France de la fin du XVe au début du XIXe siècle. Annales de Démographie Historique. 1970, p. 11-78.
21 GASCON (R.) Immigration et croissance au XVIe siècle, p. 992. Les sources hospitalières donnent une proportion de 45,5 % ; le recensement aboutit, en ajoutant l’ensemble des cas d’indétermination à l’effectif des lyonnais d’origine recensés comme tels, une proportion maximale - et hautement improbable - de 40,8 % pour les chefs de feu et de seulement 28,7 % pour les serviteurs. Cf. supra tableaux 44 et 45.
22 Ces imprécisions infligent une perte d’informations à toute étude d’immigration, même lorsque les documents sont du XVIIIe siècle. Cf. par ex. : GARDEN (M.) L’Emigration du Massif Central vers Lyon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. In Entre Faim et Loup. Institut d’Etudes du Massif Central. CLERMONT-FERRAND. 1976. p. 33 à 57.
23 Nombre d’immigrants obtenus, Savoyards exclus :
24 Le chiffre ne triomphe pas de tout et n’explique pas n’importe quoi. Ainsi peut-on, à titre d’unique exemple, montrer à travers l’émigration champenoise vers Lyon combien la réalité saisie est diverse et déconcertante. L’intégration de données individuelles ne compose souvent qu’une image bien floue, qui démontre que les mouvements migratoires ne peuvent pas être systématiquement régis par des déterminismes professionnels. Il faut chercher ailleurs le fil de chaque destinée particulière.
1 marchand | 1 serviteur de monnoyeur | 1 serviteur d’épinglier |
6 serviteurs de marchand | 1 libraire | 1 potier d’étain |
1 mercier | 1 monteur d’arquebuses | 1 sellier |
2 passementiers | 1 tavernier | 1 regroleur |
1 veloutier | 1 valet d’auberge | 1 menuisier |
1 tisserand | 1 lanternier | 1 patissier |
2 compagnons tisserands | 1 pelletier | 1 affaneur |
2 tailleurs | 1 cordonnier | 1 peintre |
3 compagnons tailleurs | 4 serviteurs de cordonnier | 1 serviteur de peintre |
2 batteurs d’or | 1 aiguilletier | 1 indéterminé |
25 Trois des neuf Rouennais sont suggestivement marchand, épicier ou serviteurs de marchands épiciers.
26 Métiers des immigrants parisiens :
11 serv. de marchands | 1 savetier | 1 rôtisseur |
1 moulinier de soie | 1 aiguilletier | 2 orfèvres |
2 tailleurs | 3 libraires | 2 affaneurs |
1 faiseur de bas | 1 relieur | 1 peintre |
1 cardeur de soie | 1 paulmier | 2 serviteurs |
1 lacquais | 1 cornetier | 6 indéterminés |
1 mercier | 1 menuisier |
27 A l’Herberie :
Anthoine MORIN, chez le drapier Daniel PERRIN,
André DURET et Philippe TENAILLE, chez le marchand de train des Flandres Charles AGUESCEAU,
Philibert BIGOT chez les frères DEBEAUSSE, marchands de Train de Flandres,
Jacques TURQUET chez l’épicier César DE ROVILLAS,
Pierre DUBOIS, chez les frères GUI LLEMIN, épiciers,
Guillaume GOBELIN, chez l’épicier Pierre GUVETTE. A la Juiverie :
Robert GODEFREY chez le marchand grison Paul MASCARANNY. Au Change : J
ehan DEBOURGES chez les épiciers PERRAUD et DELOAILLE.
28 Cf. annexe 79 : L’immigration à Lyon. 1597.
29 GASCON (R.) Immigration et croissance au XVIe siècle... ibid Histoire Economique et Sociale de la France. PARIS, Presses Universitaires de France, 1977, t. I, p. 400 - 401.
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