Les risques génétiques qui résulteraient de l’affaiblissement de la pression exercée jadis par la sélection naturelle
p. 195-201
Texte intégral
1Il est tout à fait dans les perspectives de l’humanité d’accroître sans cesse son emprise sur la nature, y compris sa propre nature. Cependant, si tout accroissement de pouvoir de l’homme sur la nature est naturel, souhaitable même, car il est la condition indispensable d’une liberté accrue, il donne souvent lieu dans les premiers temps, à un usage désordonné et abusif. En effet, il introduit des nouveautés qui conduisent à un nouvel équilibre, donc s’insère, d’une part, dans des mentalités encore façonnées par des modes de pensée adaptés à l’équilibre précédent ; d’autre part, dans une croyance à un pouvoir dont on méconnaît les limites et les conséquences.
2Nous nous proposons d’observer ici, très brièvement, les conséquences démographiques qualitatives de ces nouveaux pouvoirs, non seulement à l’échelle individuelle, mais collective, étant entendu que les intérêts de la collectivité sont ceux des individus à longue échéance.
3Examinons d’abord les effets qualitatifs, objet de la génétique de population. Cette science étudie, en effet, le devenir de la collection des gènes d’une population à travers les générations. Il ne nous est pas possible, dans ce bref exposé, de passer en revue tous les effets possibles, nous nous contenterons de rapporter les principaux et d’en citer quelques exemples.
4Le premier effort de l’homme sur sa nature a été de retarder le plus possible la mort. L’effet premier, a été de garder en vie et de permettre la procréation à des individus que la sélection naturelle aurait éliminés du fait de leur constitution et des circonstances. On a d’abord fait reculer la mortalité dite exogène, que l’on croyait devoir attribuer au seul apport de germes extérieurs, ou à l’environnement. Mais ainsi que l’a montré R. Turpin dès 1947, on sait aujourd’hui qu’il y a presque toujours une prédisposition héréditaire dans la sensibilité des individus à telle ou telle maladie épidémique ou infectieuse. Il s’agit d’études datant de 35 ans et qui mériteraient d’être reprises.
Age modal de la sensibilité aux différentes maladies infectieuses
Androtropie | Gynécotropie | |
0 — 1 an | 1 — 2 ans | Otites, infections digestives, bronchopneumonies |
2 — 4 ans | 1 — 2 ans | Pneumonie |
2 — 4 ans | 2 — 4 ans | Diphtérie |
2 — 4 ans | 4 — 8 ans | Scarlatine |
1 — 2 ans | 2 — 4 ans | Tuberculose pulmonaire |
4 — 8 ans | 2 — 4 ans | Tuberculose osseuse |
0 — 1 an | 0 — 1 an | Méningite tuberculeuse |
0 — 1 an | 1 — 2 ans | Bronchite |
Morbidité générale de 0 à 14 ans
(17.349 enfants 0 — 14 ans hospitalisés à Hérold et Bretonneau, 1934-1938)
Androtropie | Gynécotropie | C.S. (*) | |
Méningite | 230 | — | 5,5 |
Méningite tuberculeuse | 173 | — | 3,5 |
Bronchite | 117 | — | 2,9 |
Infections digestives | 132 | — | 4,9 |
Otites mastoïdites | 116 | — | 3,2 |
Pneumonie (cong. pulm.) | 150 | — | 6,1 |
Aff. du rhino-pharynx | 128 | — | 4,6 |
Diphtérie | 117 | — | 3,0 |
Tuberculose pleuro-péritonéale | 133 | — | 2,1 |
Poliomyélite | 127 | — | 2,2 |
Ostéomyélite | 188 | — | 3,3 |
Chorée | 49 | + | 4,7 |
Infections cutanées | 63 | + | 2,7 |
Appendicite | 89 | + | 2,1 |
Scarlatine | 88 | + | 2,1 |
Indifférents au sexe : | |||
Broncho-pneumonie | 109 | — | 1,2 |
Tuberculose pulmonaire | 117 | — | 1,3 |
Tuberculose osseuse, | 126 | — | 1,5 |
Rougeole | 102 | — | 0,4 |
Coqueluche | 91 | + | 0,9 |
Oreillons | 106 | — | 0,5 |
(*) C.S. : Coefficient de signification utilisé par R. Turpin. Il est calculé d’après l’écart-type : inférieur à 2, les différences ne sont pas considérées comme significatives.
5Par la suite, depuis environ vingt-cinq ans, on s’est attaqué aux maladies dites endogènes, dont les unes sont héréditaires, les autres congénitales1.
6Dès la naissance, on fait un inventaire minutieux du nourrisson pour déceler les éventuelles malformations ; plusieurs visites médicales sont prévues ensuite au cours de la première année de vie qui permettent souvent de compléter les observations de la naissance. On opère, au fur et à mesure des découvertes, tout ce qui n’est pas normal et qui est opérable avec les techniques actuelles, depuis les imperforations de l’anus jusqu’à l’atrésie de l’œsophage en passant par la sténose du pylore. On attend le moment le plus favorable, l’âge auquel il faudra intervenir pour les angiomes, fissures labio-palatines, les malformations cardiaques. Il en est de même pour le bilan fonctionnel. Si nous prenons l’exemple de la phénylcétonurie, maladie récessive donnant spontanément une arriération mentale profonde2, on en prévient l’évolution par un régime pauvre en phénylalamine.
7Naturellement, presque tous ces enfants, jadis automatiquement éliminés, vont à leur tour procréer, et dans la mesure où leur maladie est héréditaire, le gène défectueux dont ils sont porteurs va accroître sa fréquence dans la population jusqu’à un état d’équilibre beaucoup plus élevé que le précédent. Ainsi le bien apporté aujourd’hui à un individu grâce aux progrès médicaux est payé plus tard par la collectivité, c’est-à-dire une plus grande proportion d’atteints ; et génération après génération, le patrimoine se dégrade.
8Les généticiens ont calculé ainsi que l’indice de puissance de la sélection naturelle est passé de 59 au XVIIe siècle à 32 vers 1900 et 2 en 1970. C’est-à-dire que la pression de sélection sur les gènes défectueux présents à la naissance est devenue presque nulle.
9Il est vrai que, autant avant la naissance, beaucoup de parents sont disposés à faire éliminer par avortement provoqué tout enfant qui ne répond pas à leur désir au point de vue quantitatif ou qualitatif, autant l’investissement de la naissance étant accompli, ils acceptent ou demandent, en général, les interventions nécessaires à sa survie dans les meilleures conditions possibles. On conçoit alors l’importance que revêtira, dans un proche avenir, le diagnostic in utero précoce des malformations anatomiques ou fonctionnelles. Ces conclusions doivent être atténuées. D’abord parce que les effets de cette absence de sélection, s’ils sont très rapides lorsqu’on considère l’évolution des êtres vivants à l’échelle géologique, sont très lents à l’échelle de l’existence humaine et laissent à plusieurs générations le temps de faire face à ce problème. On a pu ainsi calculer que la fréquence d’une maladie héréditaire comme la fibrose kystique du pancréas, qui touche environ 20.000 personnes en France actuellement, ne serait multipliée par quatre que dans mille ans environ. Ensuite, parce que la nature n’est pas aussi manichéiste que l’esprit humain et certains gènes, comme précisément celui de la fibrose kystique du pancréas, s’ils sont pathogènes à l’état homozygote semblent au contraire favorables à l’état hétérozygote : les porteurs de ce gène dit défectueux ne seraient jamais atteints d’hypertension artérielle. C’est aussi le cas, bien connu, de la sicklémie et de la thalassémie qui donnent aux hétérozygotes une résistance naturelle au paludisme. Enfin, et ce dernier cas nous le rappelle, certaines soi-disant tares ne sont telles que dans un milieu et un contexte social ou culturel déterminé ; la sicklémie maladie anémiante, devient un avantage collectif en milieu fortement impaludé. De même le diabète sucré, dont la découverte de l’insuline en 1927, a permis le traitement, ne s’est pas répandu aussi rapidement par la procréation, au point de vue de la génétique de population, que ne l’avaient laissé penser les calculs théoriques. En réalité, certains diabètes ne se seraient pas exprimés si la société ne faisait une consommation exagérée de sucre sous la forme de saccharose, dont la digestion agresse brutalement le pancréas, alors que les autres oses et glucides, à digestion plus lente, sont beaucoup mieux tolérés.
10Il serait difficile de passer sous silence dans ce rapide bilan, l’effet de la diminution de la fécondité liée au vieillissement qui, en génétique de population a rigoureusement les mêmes effets qu’une surmortalité précoce localisée. La limitation volontaire des naissances a d’abord porté sur les enfants de rang élevé. L’âge moyen des mères a baissé de plus de trois ans en France et cette diminution s’est accompagnée d’une baisse sensible du nombre des enfants procréés par des mères âgées de plus de 40 ans qui sont passés de 7,3 % vers 1850 à 2,5 % actuellement.
11Il en est de même de l’âge moyen du père qui s’est abaissé de près de trois ans. Or, on sait que la fréquence des accidents chromosomiques comme le mongolisme et aussi celle des mutations (les accidents chromosomiques surtout chez la mère, les mutations surtout chez le père) croît assez rapidement chez les parents après 40 ans. Ainsi, Matsunaga, au Japon, a pu calculer que la diminution des naissances aux âges élevés avait fait baisser de 40 % le nombre relatif des mongoliens dans les générations récentes.
12A l’échelle individuelle cette remarque avait moins d’importance du fait que 96 % des enfants nés de mères de 45 à 49 ans sont normaux.
13A l’échelle collective même, on doit atténuer la portée de cet avantage du fait que certaines maladies, comme la chorée de Huntington, voient s’abaisser la pression de sélection du fait que leur fécondité relative, jusque-là inférieure, se trouve maintenant au même niveau que celle de l’ensemble de la population et que certaines malformations cardiaques et la sténose du pylore paraissent plus fréquentes chez les premiers nés que chez les enfants de rang plus élevé.
14La fécondité différentielle est un facteur très important — j’insiste sur ce point — en génétique de population.
15A la fin du siècle dernier elle était très forte en Europe. Au Danemark en 1940, 98 % de la population descendaient de 25 % de la population de 1860, c’est-à-dire trois générations avant. Pour la génération 1881, en France, Paul Vincent a pu rassembler les données suivantes : Sur 500.000 tilles nées cette année-là :
- 28,0 % sont décédées avant d’atteindre 15 ans
- 16,1 % sont restées célibataires qui ont donné 2,9 % de la génération suivante (illégitime)
- 8,9 % se sont mariées, mais sont restées sans enfant
- 22,0 % se sont mariées, ont eu 1 ou 2 enfants qui ont formé 21,4 % de la génération suivante
- 25,0 % se sont mariées, ont eu 3 enfants ou plus qui ont formé 75,7 % de la génération suivante
16(dont 1,2 % se sont mariées, ont eu 10 enfants ou plus qui ont formé 10,0 % de la génération suivante).
17C’est dire combien il est important de savoir si ces 25 % de femmes sont représentatives de l’ensemble de la population. Au point de vue génétique, nous ne le savons pas, au point de vue social, leur niveau était inférieur à la moyenne générale.
18La situation a beaucoup évolué depuis : les décès avant 15 ans sont peu nombreux (moins de 2 %), les familles sans enfant ont un peu diminué, et au point de vue social, les familles les plus instruites sont un peu plus fécondes que celles ayant une instruction moyenne. Ce dernier fait apparaît aussi dans certaines enquêtes sociales. Ainsi, une enquête d’Alain Girard dans les années 1960 a montré que les enfants des fratries trop ou trop peu nombreuses étaient légèrement désavantagés dans leur carrière sociale. Une enquête américaine sur le Who’s Who a corroboré ces conclusions : pour les hommes nés dans la seconde moitié du XIXe siècle, ceux qui ont réussi appartenaient à des familles moins nombreuses que la moyenne, mais c’est l’inverse actuellement. (Dans l’enquête de Girard, les enfants qui ont réussi appartenaient à des familles comptant en moyenne 3,2 enfants, dans l’enquête du Who’s Who à des familles comptant en moyenne 2,9 enfants).
19La diminution du nombre moyen d’enfants par femme a encore d’autres conséquences en génétique de population. En effet, dans une population où les fratries sont de quatre en moyenne, chaque individu a six oncles et tantes et vingt-quatre cousines et cousins germains, si les fratries ne sont que de deux, ces chiffres tombent respectivement à 2 et 4. Cela revient à dire que, quelles que soient les structures de parenté, les mariages consanguins seront beaucoup moins nombreux. Or, la consanguinité favorise l’apparition des anomalies récessives, elle est donc défavorable aux individus. Cependant, comme dans l’ensemble, ces individus ont une fécondité presque nulle, c’est pour la population l’occasion d’engager les gènes défectueux dans une sorte d’impasse, de voie sans issue, alors que les enfants sains, de mariages consanguins sont sans gènes défectueux pour une partie importante de leur patrimoine génétique.
20D’autres facteurs comme les migrations, le choix du conjoint, etc... jouent un rôle plus ou moins important en génétique de population. D’autres, comme le choix du sexe de l’enfant, pourront agir. En principe, ils permettraient d’éliminer les mutations liées au sexe ; l’ennui provient du fait que la plus fréquente de ces mutations, l’hémophilie, si elle n’apparaît que chez les garçons, se transmet par les filles.
21Comme nous le voyons, l’évolution démographique récente des populations humaines économiquement les plus développées, peut perturber à long terme le jeu « normal » de la sélection naturelle.
22Les effets, cependant, en sont très variés et de sens contraire, sans qu’il soit encore possible d’en déterminer la direction générale. On peut seulement remarquer que si ces changements semblent brutaux à l’échelle des temps de l’évolution générale des êtres vivants, ils sont lents à l’échelle des vies humaines, et laissent à de nombreuses générations le temps de trouver des solutions préventives ou curatives meilleures que celles qui sont aujourd’hui, timidement, mises en jeu.
Notes de bas de page
1 La distinction entre mortalité endogène et exogène est une question de comportement statistique mais, fondamentalement, toutes les maladies sont à la fois exogènes et endogènes. Pour caricaturer, on peut concevoir un individu conforme de telle façon qu’il survit dans n’importe quel milieu et à n’importe quelle agression extérieure : dans ce cas, s’il est souffrant on dira qu’il a une déficience d’origine endogène — Inversement, on peut supposer un milieu si protecteur qu’un individu, si mal armé et conformé soit-il, y survit. S’il est souffrant, on dira qu’il a été agressé par le milieu.
2 Chaque gène est à l’origine d’une chaîne de réactions biochimiques manifestant ou ne manifestant pas un caractère, c’est-à-dire que beaucoup de caractères cachés n’existent que par hasard et ne sont éventuellement révélés que par un ensemble de circonstances extérieures : par exemple, le favisme, modèle curieux semblable à toutes les intoxications. Dans le phénylcétonurie il y a blocage des chaînes par absence (ou plutôt conformation non fonctionnelle) d’un enzyme, d’où une accumulation de phénylalamine qui lorsqu’elle atteint une certaine concentration bloque d’autres chaînes qui réagissent avec d’autres encore, prenant la place d’enzymes normaux dans les cellules cérébrales.
Auteur
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