Les conséquences de l’allongement de la vie sur la transmission des patrimoines bourgeois en France depuis la fin du xixe siècle
p. 121-131
Texte intégral
1L’allongement de la durée de la vie évoque immédiatement l’avènement des retraités dans nos sociétés contemporaines. Et c’est bien là un phénomène essentiel à l’intelligence du présent. Pour lui donner toute son importance, cependant, il convient de ne pas séparer le « troisième âge » du reste de la vie. Il ne suffit pas, en effet, de s’interroger sur les problèmes et les comportements spécifiques de ce nouveau groupe d’âge, ni même sur les diverses manières de passer de l’activité à la retraite. L’important n’est pas seulement ce qui se passe au terme de la vie, pendant ces années conquises sur la mort : cette espérance nouvelle infléchit toute la courbure de la vie. Qu’est-ce que le fait de mourir plus tard change, non aux dernières années de la vie, mais au reste de l’existence ?
2Pour l’histoire sociale, cette interrogation prend un tour plus collectif : comment le comportement des divers groupes sociaux est-il affecté par l’allongement de la durée de la vie ? Vaste question, qu’il est exclu de traiter ici dans son ensemble. Je me limiterai donc à la bourgeoisie, et je tenterai de montrer, sur ce cas particulier, combien il convient de se défier de raisonnements pourtant fondés en apparence sur le bon sens le plus élémentaire. Les conséquences sociales du fait démographique du recul de la mort ne se déduisent pas d’un raisonnement : il faut les établir, en construisant des faits historiques adéquats, et l’entreprise réserve parfois des surprises.
1 — Une hypothèse : des héritiers aux emprunteurs
3Des traits qui caractérisent la bourgeoisie française au XIXe siècle, l’importance des patrimoines est l’un des moins contestables. Ce qui fait le bourgeois ce n’est pas seulement l’argent ; c’est l’argent transmis dans la famille et par elle. Là se trouve toute la différence entre le nouveau riche ou le parvenu et le véritable bourgeois : il ne suffit pas d’avoir de la fortune, il faut en avoir hérité.
4Assurément, le bourgeois n’est pas seul à transmettre à ses enfants un patrimoine. Le paysan partage la même ambition, et bien d’autres boutiquiers ou employés. La différence entre le bourgeois et eux tient au montant des patrimoines. On sait que les inégalités de patrimoine sont plus accusées que celles de revenu. Au XIXe siècle, la bourgeoisie se caractérisait par la possession de patrimoines assez considérables pour dispenser leurs détenteurs de rechercher d’autres sources de revenu. En ce sens, on définit le bourgeois en disant qu’il peut vivre de ses rentes.
5Au XIXe siècle, les patrimoines bourgeois se transmettaient suivant un cycle structuré autour de deux temps forts, marqués l’un et l’autre par l’intervention du notaire : le mariage et le décès des parents. Une partie du patrimoine était transmise par la dot, qui venait constituer le noyau du patrimoine de la seconde génération. L’autre partie était transmise par l’héritage. Ces deux transmissions ne portaient d’ailleurs pas exactement sur les mêmes biens. La dot était généralement constituée d’argent liquide, de rentes sur l’État, ou d’obligations garanties, comme celles des Compagnies de chemins de fer. C’est ce qu’on appelait, de façon d’ailleurs révélatrice, des « placements de père de famille ». Constituer une dot d’actions aurait paru aventureux. Quant aux immeubles, les parents s’en réservaient généralement la jouissance, si bien qu’ils se transmettaient plutôt par achat ou héritage.
6Cette transmission des patrimoines en deux temps — la dot et l’héritage — séparés par une bonne vingtaine d’années, permettait aux bourgeois de maintenir leur revenu et leur style de vie malgré les fluctuations de leur propre cycle de vie. La dot permettait au jeune ménage de s’installer bourgeoisement, dans un appartement digne de son milieu, avec une domestique au moins, de recevoir, bref, de mener un train de vie que le seul revenu de l’activité du mari n’aurait pas toujours permis. C’est d’ailleurs pourquoi l’armée exige des officiers, jusqu’en 1900, pour les autoriser à se marier, que leur femme ait en dot au moins 1.200 francs de rente, soit 24.000 francs de capital. Les revenus du patrimoine constitué par la dot comptaient parfois davantage que les rémunérations d’activité, et s’il s’est trouvé des officiers pour briser leur épée au moment des inventaires, ou des magistrats pour rendre leur robe, ce n’est pas seulement que ces catholiques étaient révoltés : c’est aussi qu’ils avaient des rentes1.
7Au fur et à mesure que les enfants du ménage grandissaient, leur éducation coûtait de plus en plus cher. L’héritage venait à point nommé pour faire face à ces dépenses, et notamment pour doter ses propres filles. Alors, les enfants « établis », le bourgeois, n’envisageant plus de grosses dépenses et voyant son avenir assuré, pouvait démissionner de ses fonctions, se retirer du négoce ou du barreau, vendre son étude ou son entreprise, et vivre tranquillement de ses rentes.
8Une hypothèse séduisante consisterait à penser que l’inflation et l’allongement de la vie ont ruiné cette transmission réglée des patrimoines, et la stabilité des familles bourgeoises qui en résultait. L’inflation, ce phénomène capital du XXe siècle, qui commence avec la guerre de 1914 et ne s’interrompt que pour de brèves périodes — 1930-1935, 1952-1956 — ronge rapidement les fortunes constituées de placements à revenus fixes, rentes ou obligations. Sans parler des emprunts russes, turcs ou autrichiens, emportés dans la tourmente de 1918, les fonds français se dévaluent rapidement : la stabilisation du franc en 1928 consacre une perte de quatre cinquièmes. Voilà qui réduit sensiblement la valeur sinon de la totalité des patrimoines, du moins de cette fraction qui se transmettait par la dot. Simultanément, le recul de la mortalité allonge l’intervalle entre la dot et l’héritage. La bourgeoisie est donc menacée de perdre, à l’âge mûr, les avantages distinctifs que les dots ne suffisent plus à maintenir, tandis que les héritages se font attendre.
9A cette menace, la bourgeoisie réagit entre les deux guerres par une défense acharnée du statu quo. D’une part, pour sauvegarder ses patrimoines, elle impose aux gouvernements successifs une vigoureuse défense du franc, d’où la popularité de Poincaré dans cette bourgeoisie : une monnaie forte est l’assurance de rentes solides. D’où aussi le refus catégorique de toute dévaluation, alors même que les dévaluations britannique et américaine rendent inévitable une dévaluation française. Simultanément, les pratiques anciennes persistent. La dot continue à accompagner, et parfois à fonder les mariages bourgeois, bien qu’elle soit de plus en plus difficile à réunir. Sans doute d’ailleurs son montant diminue-t-il, tandis qu’on commence à chercher d’autres garanties d’un revenu décent pour une femme dont le mari viendrait à mourir jeune : c’est le début de la conquête de diplômes par les étudiantes.
10L’inflation galopante des années 1936-52, et les progrès décisifs de la médecine, au même moment, avec les premiers antibiotiques, auraient eu raison de cette résistance. Las d’attendre des héritages qui ne venaient pas et de miser sur des dots dont le revenu fondait à vue d’œil, les bourgeois auraient changé de stratégie, et ils auraient en quelque sorte anticipé l’héritage en demandant à l’emprunt les ressources que l’héritage ne leur apportait plus en temps utile. Comme ils auraient consacré ces emprunts à l’acquisition de biens réels, comme leurs appartements, la hausse constante des prix, en réduisant la charge de leurs emprunts mais non la valeur de leurs biens aurait été pour eux un facteur d’enrichissement. Ils auraient donc eu tout intérêt à ce que l’inflation se poursuive. Le même groupe social qui prônait la stabilité monétaire et la déflation avant 1940 chercherait aujourd’hui à préserver les mêmes avantages distinctifs par une politique inverse. L’allongement de la durée de la vie aurait ainsi transformé les bourgeois de rentiers en emprunteurs.
11Reste à soumettre cette fresque historique à l’épreuve des faits.
2 — Deux confirmations partielles
12Le raisonnement que nous venons d’exposer joue sur l’âge relatif des parents et des enfants. Il suppose que l’on héritait de ses parents avant de doter ses propres enfants. Or, la démographie et l’histoire du droit le suggèrent effectivement.
13En premier lieu, une pratique caractéristique de la bourgeoisie, le mariage tardif, avait pour conséquence que la mort des grands-parents précédait souvent le mariage de leurs petits-enfants. On sait, en effet, que l’âge moyen au mariage des bourgeois est élevé. A Bordeaux, il dépasse 32 ans tout au long du XIXe siècle, et il frôle encore la trentaine en 19382. Certes, des nuances régionales sont probables. On semble se marier un peu plus jeune, par exemple, dans la bourgeoisie orléanaise : en 1911, les jeunes maris y ont en moyenne 30 ans et 2 mois, et leur jeunesse relative par rapport aux bordelais se confirme en 1937, avec 28 ans et 3 mois. Mais c’est encore un âge tardif, où l’on a fort probablement perdu ses grands-parents. A supposer que le père et le grand-père se soient mariés, eux aussi, autour de 30 ans, pour assister au mariage de son petit-fils, un grand-père devrait avoir plus de 90 ans !
14Les filles, il est vrai, se marient beaucoup plus jeunes, et la différence d’âge entre époux est une autre des caractéristiques matrimoniales de la bourgeoisie. A Bordeaux, les femmes sont plus jeunes que leurs maris d’au moins cinq ans, et à Orléans d’au moins six ans en moyenne. Admettons donc que les filles se marient autour de 24 ans : pour assister au mariage de sa petite-fille, une grand-mère doit avoir plus de 70 ans !
15Or, il est rare, sans doute, de vivre aussi longtemps au XIXe siècle, même dans la bourgeoisie, pourtant favorisée de ce point de vue. Nous manquons sur ce point de données fiables. Du moins le sondage que j’ai effectué dans les déclarations de succession orléanaises de 1895 ne contre dit-il pas cette affirmation3. Je me suis limité aux décès ayant entraîné une succession d’un montant supérieur à 50.000 francs : l’âge moyen des hommes décédés est de 65 ans 4 mois, et celui des femmes de 65 ans 6 mois. L’échantillon qui sert de base à ces calculs est trop restreint (n = 97) pour accorder à ces chiffres une autre valeur qu’indicative. Il reste que des chiffres très différents eussent infirmé notre hypothèse.
16Au demeurant, le problème de l’époque est moins celui des grands-parents qui meurent trop tard pour que l’héritage qu’ils laissent serve à doter leurs petits-enfants : c’est au contraire celui des parents qui meurent avant d’avoir fini d’installer, voire même d’élever leurs enfants. Pour 59 enfants majeurs, les défunts de l’échantillon Orléanais laissent 25 enfants mineurs. La mort ne frappe pas trop tard, mais trop tôt.
17On conçoit donc comment le cycle de transmission des patrimoines bourgeois se désorganise, au XXe siècle, sous l’effet de deux évolutions concomitantes. D’une part, la vie humaine s’allonge, et les grands-parents atteignent et dépassent de plus en plus souvent 75 ou 80 ans. D’autre part, l’âge au mariage s’abaisse. On hérite plus tard, tandis qu’on marie ses enfants plus tôt. Le cycle familial s’accélère, tandis que le cycle de transmission patrimoniale se ralentit : notre hypothèse semble vérifiée.
18Nous avons pourtant négligé jusqu’ici un point important : les grands-parents ne meurent pas tous les deux au même moment. Comme les femmes se marient plus jeunes que les hommes, dans la bourgeoisie du XIXe siècle, même si leur espérance de vie n’est pas très supérieure, elles survivent généralement à leur mari. Pour que notre raisonnement soit exact, il faudrait donc que l’héritage du père soit recueilli par les enfants dès la mort de celui-ci, et non conservé par la veuve. Autrement, la transmission du patrimoine s’effectuerait à la mort du dernier des époux.
19Or, en ce domaine, l’évolution juridique concorde fort bien avec notre hypothèse. A l’époque, en effet, le conjoint survivant n’est pas considéré comme héritier du défunt : les déclarations de succession né lui donnent d’ailleurs pas ce titre. Dans ce que ces documents enregistrés chiffrent comme l’actif de communauté, et dont l’importance varie en fonction de la situation de fortune comme du régime matrimonial, le conjoint survivant n’a en principe aucun droit sur la moitié qui appartient au premier décédé, pas plus que sur ses biens propres. Ce principe, plus favorable aux héritiers qu’aux époux, était aggravé par les prescriptions restrictives du code civil en matière de donation entre époux. Une telle donation devait d’abord résulter d’une disposition positive explicite : clause du contrat de mariage, alors irrévocable, acte notarié ou disposition testamentaire. De plus, elle ne pouvait porter que sur une fraction des biens du conjoint : soit la moitié en usufruit, soit un quart en nue-propriété et un quart en usufruit.
20Peu à peu, pourtant, des dispositions plus favorables au conjoint survivant sont apparues, mais à l’extrême fin du XIXe et au XXe siècle seulement. La loi du 9 mars 1891 reconnaît au conjoint survivant le droit à un usufruit du quart de la succession, même en l’absence de toute disposition en sa faveur. Les réserves dont ce droit est assorti tombent les unes après les autres ; la loi du 3 avril 1917, par exemple, maintient le bénéfice de cet usufruit légal au conjoint survivant même s’il se remarie. L’aboutissement de cette évolution est la loi du 23 décembre 1958, qui reconnaît le conjoint survivant comme héritier, et celle du 13 juillet 1963 qui lui permet de recueillir en usufruit la totalité de la succession, même en présence d’enfants.
21Cette évolution juridique, qui fait progressivement du conjoint survivant un héritier, voire un héritier privilégié, suggère que les patrimoines bourgeois ont été de plus en plus retenus par le dernier vivant des époux. Au lieu de circuler d’une génération à l’autre, dès la dislocation du couple, ils ont été en quelque sorte « gelés ». C’est une présomption en faveur de l’hypothèse d’héritages qui se font de plus en plus attendre.
3 — Les successions bourgeoises à la fin du XIXe siècle
22Pour avoir plus que des présomptions, comme celles que nous fournissent la démographie et l’histoire du droit, nous pouvons examiner plus attentivement une source que les historiens connaissent bien, mais qu’ils ont généralement sollicitée avec d’autres intentions : les déclarations de succession. En effet, ils se sont généralement contentés de leur demander des indications sur le niveau et la composition des fortunes4. Mais les documents sont beaucoup plus riches. Ils précisent les régimes matrimoniaux ; ils renseignent sur la mobilité sociale ou géographique inter-générations, sur les enfants qui habitent avec leurs parents, etc... Du point de vue qui nous retient, les déclarations de succession présentent le grand intérêt de ne pas se contenter de l’inventaire des fortunes, mais d’en décrire la transmission. C’est d’ailleurs leur fonction spécifique.
23Abordées sous cet angle, les déclarations orléanaises de 1895 témoignent d’une diversité significative, qui contredit la belle simplicité de notre hypothèse. D’abord, on ne peut négliger les transmissions collatérales : nombre de ménages n’ont pas d’enfant, et les célibataires ne sont pas rares. En ce cas, l’héritage va aux frères et sœurs, ou aux neveux et nièces. Dans notre échantillon, très restreint il est vrai (97 cas), plus du quart des successions sont de ce type : l’oncle à héritage n’est pas une invention des romanciers.
24Restent 71 successions, où apparaissent des enfants. La question est de savoir s’ils entrent effectivement en possession de leur héritage. Or, ce n’est assurément pas toujours le cas, puisque plusieurs successions de veufs ou de veuves précisent que la communauté n’avait pas été liquidée à la mort du premier des époux, bien que la déclaration ait été faite, et les droits acquittés. Voici par exemple, la succession d’un homme de 78 ans, mort en 1894, veuf sans enfants en premières noces (1838) d’une femme qui lui avait laissé l’usufruit de la totalité de ses biens, puis, en 1886, d’une seconde femme dont il avait eu quatre enfants. Nous sommes dans une famille connue de gros fabricants de couvertures, et la succession atteint 775.050 francs, pour un actif de communauté de 938.000 francs. La déclaration expose que la communauté n’avait pas été liquidée et que les enfants s’étaient seulement partagé une somme de 197.000 francs disponible au décès de leur mère. Ils n’avaient nul besoin de réclamer à leur père leur part d’héritage. Mais, à des niveaux de fortune plus modestes, pour des raisons inverses, il arrive que les enfants laissent à leur père ou mère la disposition des biens du premier décédé, pour assurer leur aisance. Entre plusieurs cas, voici un rentier de 86 ans, qui meurt si tard que ses deux fils sont morts avant lui, laissant chacun deux enfants. On aurait pu croire que les difficultés créées par la mort des fils auraient accéléré la transmission du patrimoine : il n’en est rien, et la déclaration témoigne que la communauté, d’un montant modeste (59.770 francs), n’avait même pas été liquidée5.
25D’autres fois, il est vrai, les déclarations font apparaître que les successions ont été liquidées, et les partages effectués. C’est le cas, naturellement, au décès des veufs et veuves, mais il se rencontre également quand le conjoint décédé laisse un survivant, sans que le niveau de fortune semble jouer quelque rôle. Viennent enfin les cas douteux. A défaut de stipulation explicite, nous admettons que la succession est effectivement liquidée si le conjoint survivant renonce à l’usufruit légal, ou, éventuellement, à la donation dont il aurait pu bénéficier. En effet, quand nous savons avec certitude que les biens ont été partagés, nous constatons que le conjoint survivant a aussi renoncé à tout usufruit. C’est d’ailleurs logique : s’il renonce à exercer son droit, c’est qu’il veut faciliter à ses enfants l’exercice de leurs droits propres.
26Ces règles posées, nous pouvons analyser les 71 déclarations de succession de notre échantillon qui comportent des enfants comme héritiers. Un premier groupe est constitué par 25 successions de veufs ou veuves, qui ne posent aucun problème : les enfants héritent évidemment. Dans le second groupe, 46 successions présentent simultanément des enfants et un conjoint survivant. Dans ce groupe, 31 successions semblent ne pas être liquidées, et 15 seulement le sont. Une autre enquête, portant sur la même source, mais à une date plus tardive — 1911-1912 — et sur les successions de plus de 100.000 Francs, donne 23 successions où les enfants entrent en possession de leur héritage, pour 62 où le conjoint survivant semble en conserver la jouissance6.
27Dans la réalité, les pratiques successorales semblent dépendre d’abord du sexe du conjoint survivant. Le mari veuf garde plus fréquemment la gestion des biens du ménage que la femme : on retrouve, au-delà de la mort, la prépondérance du mari dans la gestion des patrimoines bourgeois. N’oublions pas qu’il était légalement l’administrateur des biens propres de sa femme, même séparée de biens, puisque le code civil considérait celle-ci comme une mineure. Mais la différence entre les sexes est, à tout prendre, minime (X2 significatif au seuil de.10 seulement).
28Beaucoup plus déterminante semble une seconde différence, liée à l’âge des enfants. S’ils sont mineurs, le conjoint survivant conserve généralement l’administration des biens du ménage (X2 significatif au seuil de.01). Il en a besoin pour finir d’élever les enfants, et il estime naturel de gérer leurs biens jusqu’à leur majorité. Sur 20 successions en présence d’enfants mineurs, 2 seulement semblent liquidées : la première est celle d’un homme de 70 ans qui laisse 6 enfants se partager 269.887 Francs : seul le sixième est encore mineur. La seconde est celle d’un caissier de la Banque de France, qui laisse 4 enfants mineurs. Sa femme reprend sa dot de 80.000 Francs, ce qui réduit la succession à 51.365 Francs, qui sont partagés. On peut supposer que cette veuve, incontestablement plus riche que son mari, n’aura pas de problèmes financiers pour élever ses enfants7.
29Il n’en résulte pas pour autant que la transmission du patrimoine soit automatique quand les enfants sont tous majeurs. Sur 26 successions qui relèvent de cette hypothèse, la liquidation semble effective dans 13 cas, soit une fois sur deux. L’examen des successions des veufs et des veuves le confirme, puisque, sur 25 cas, nous trouvons 3 partages certains, 10 communautés probablement liquidées au décès du premier des époux, et 12 cas impossibles à classer. Il semble donc que la transmission effective du patrimoine, dans la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle, ait lieu deux fois sur trois au décès du dernier vivant des époux. Dès lors, elle ne s’effectue pas nécessairement au moment où les enfants ont à établir leurs propres enfants. Le cycle de transmission des patrimoines n’est pas exactement synchrone au cycle familial. La concordance que supposait notre hypothèse pour le XIXe siècle n’est pas générale.
4 — La transmission des patrimoines dans la bourgeoisie actuelle
30La vérification n’est pas plus heureuse en ce qui concerne l’époque actuelle. Notre hypothèse supposait que les enfants empruntaient, parce qu’ils attendaient trop longtemps l’héritage de parents désormais prolongés par les progrès de la médecine jusqu’à un âge avancé. Mais les recherches des économistes montrent qu’en fait la bourgeoisie a abandonné ses pratiques anciennes, pour adapter la transmission des patrimoines à la situation nouvelle.
31On constate tout d’abord une diminution très forte de l’héritage dans l’accumulation des patrimoines. En 1949, l’héritage intervenait pour 16,5 % dans l’accroissement des patrimoines des gens de 36 ans ; en 1974, il ne compte plus que pour 6,8 %. Le même phénomène se produit, à des niveaux divers, quel que soit l’âge. Pour les ménages dont le chef a 23 ans, par exemple, le rôle de l’héritage dans la variation du patrimoine est passée, entre les mêmes dates, de 10,6 % à 2,4 %.8.
32Si le rôle de l’héritage recule, c’est que d’autres formes de transmission des patrimoines progressent, et notamment les donations. Les enquêtes de Louis Roussel montrent que les parents effectuent des dons importants au moment du mariage des enfants, quatre fois sur dix en moyenne, et six fois sur dix chez les cadres supérieurs9. Une autre enquête, effectuée en 1975 par le Centre de recherches économiques sur l’épargne, fait apparaître qu’un nombre important de ménages dont un enfant au moins a quitté le domicile familial aident régulièrement cet enfant, ou le font bénéficier d’un ou plusieurs dons : 51 % d’aide régulière et 51 % de dons chez les membres des professions libérales, 43 % et 37 % chez les industriels et gros négociants, 39 % et 23 % chez les cadres supérieurs10. Or, le montant de ces dons, variable suivant les catégories sociales, est loin d’être négligeable : la valeur moyenne des donations reçues s’élève à 139.000 Francs chez les cadres supérieurs, et 272.000 chez les membres des professions libérales.
33Or, il s’agit là d’un phénomène nouveau, propre aux jeunes générations, et non d’un effet d’âge. D’ores et déjà, les ménages qui ont reçu une donation sont plus nombreux dans la génération des 45-54 ans que dans les générations plus âgées : 21 %, contre 17 % pour les ménages dont le chef a entre 55 et 64 ans, et 12 % parmi les plus de 64 ans. Inversement, parmi les ménages de 25-34 ans, on compte déjà, en 1975, 20 % de donataires, soit un sur cinq. En moyenne, les ménages de moins de 45 ans ont bénéficié de 1,4 donation contre 1,2 ceux de plus de 45 ans. Incontestablement, le cycle de transmission des patrimoines s’est transformé. Grâce à un plus grand fractionnement, le transfert d’une génération à l’autre se répartit plus régulièrement au long du cycle de vie, et la vitesse de transmission du patrimoine s’en trouve sans doute accrue.
5 — Conclusions
34Ces remarques, si incomplètes soient-elles — il aurait fallu, en particulier, régionaliser l’investigation pour tenir compte de la grande diversité des pratiques matrimoniales et successorales — obligent à reconsidérer notre hypothèse. Le cycle de transmission des patrimoines bourgeois s’est effectivement modifié, depuis la fin du XIXe siècle, mais ni de la façon prévue, ni pour les causes invoquées. Malgré une mort moins précoce et un droit plus favorable au conjoint survivant, ces patrimoines ne circulent pas plus lentement ni moins opportunément qu’il y a un siècle : au lieu de conserver jalousement ses patrimoines, la bourgeoisie actuelle les fractionne et en transmet assez vite une partie à ses enfants, grâce à des donations plus fréquentes.
35L’allongement de la durée de la vie et l’inflation ne sont pas les seules causes de ces transformations. Trois autres raisons interviennent.
36L’économie, tout d’abord, joue un rôle déterminant. Entre les deux guerres, la diminution des patrimoines a sans doute ralenti leur transmission. Inversement, leur circulation plus rapide depuis 1945 s’explique aussi par leur accroissement : des parents riches hésitent moins à effectuer des donations au profit de leurs enfants. Selon une étude du CORDES, la valeur des patrimoines a été multipliée par treize de 1949 à 1975, soit une croissance légèrement supérieure à 10 % par an. Certes, cette croissance est en partie imputable à la hausse des prix de l’immobilier et à celle des actions, mais la croissance en volume est cependant de 3,45 % par an jusqu’en 1962, et de 4,64 % depuis. L’enrichissement est incontestable. Il permet aux parents de distraire de leur patrimoine des sommes non négligeables, qui viennent souvent grossir l’apport personnel nécessaire à leurs enfants pour acquérir un logement. On constate en effet simultanément que la part de l’immobilier dans les patrimoines passe de 41 à 54 % (ensemble des ménages), et que l’endettement devient considérable : 58,5 % des ménages de professions libérales sont endettés en 1975, et pour un montant moyen de 171.300 Francs, et 47,5 % des ménages de cadres supérieurs, pour un montant de 120.900 Francs. La donation des parents vient en temps utile fournir aux enfants le ticket d’entrée dans le club des acquéreurs de logement bénéficiaires à la fois de l’inflation et de la spéculation foncière11.
37L’extension à la bourgeoisie des régimes de retraite et de protection sociale constitue une seconde raison. La préoccupation d’amasser pour subvenir à ses vieux jours en devient moins lancinante. Travailler jusqu’à un âge avancé n’est plus aussi nécessaire, et l’on voit des négociants ou des membres des professions libérales, qui auraient continué à travailler, il y a trente ans, jusqu’au premier gros accroc de santé, commencer à prendre plus tôt une retraite dont ils puissent profiter. L’âge moyen de départ à la retraite des médecins serait ainsi passé, en quelques années, de 71 à 65 ans.
38L’évolution des mœurs familiales constitue une dernière raison. Louis Roussel a montré l’importance et la complexité de la négociation informelle qui se noue entre les parents et leurs enfants mariés. La transmission échelonnée du patrimoine fait partie de ces petits cadeaux — pas si petits d’ailleurs — qui entretiennent l’affection. Les enfants ont sans doute plus de moyens qu’autrefois, et le recours au crédit leur ouvre des moyens supplémentaires. Ils n’ont pas cependant tous les moyens de leurs besoins. Les parents ont moins de besoins, et ils sont désormais au moins en partie dégagés du souci de conserver tous leurs moyens pour financer leur propre retraite. Par une sorte d’échange tacite, voire inconscient, ils mettent ces moyens désormais excédentaires à la disposition de leurs enfants, qui les en récompensent par des attentions et un climat d’affection durable, dont les petits-enfants sont souvent le point d’application.
39On voit ici le danger de raisonner sur les patrimoines en termes purement économiques ou purement démographiques. Il s’agit là, aussi, d’une histoire de la famille, c’est-à-dire d’une histoire sociale des sentiments.
Notes de bas de page
1 Voir, pour les officiers, Serge-William SERMAN, Le Corps des officiers français sous la Deuxième République et le Second Empire, Lille, Service de reproduction des thèses, 1978, tome II, p. 971 sq. et, pour l’ensemble de la bourgeoisie, l’ouvrage classique de Marguerite PERROT, Le Mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, A. Colin, 1961.
2 Voir pour Bordeaux : Pierre GUILLAUME, La Population de Bordeaux au XIXe siècle, Paris, A. Colin, 1972, et Permanences et mutations dans la société bordelaise contemporaine, Bordeaux, Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine, 1978. Pour Orléans, notre étude : « Mariage, jeunesse et société à Orléans en 1911 », Annales, sept.-oct. 1981.
3 A.D. Loiret, Registres des mutations par décès, no 32.204 à 32.210.
4 On songe naturellement à la grande enquête dirigée par Adeline DAUMARD : Les Fortunes françaises au XIXe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1973, et aux études de Pierre LÉON : Géographie de la fortune et structures sociales à Lyon au XIXe siècle, Lyon, Université de Lyon II, 1974, et Félix-Paul CODACCIONI, De l’inégalité sociale dans une grande ville industrielle. Le drame de Lille de 1850 à 1914, Lille, Éditions universitaires de Lille III, 1976.
5 A.D. Loiret, 32.208, déclaration no 423 et 32.210, no 651.
6 Laurence GODARD, Fortunes bourgeoises orléanaises à la veille de 1914, Université d’Orléans, mémoire de maîtrise, 1980, p. 37.
7 A.D. Loiret, 32.209, déclaration no 539 et 32.210, no 679.
8 Patrimoine et inégalités, sous la direction d’André BABEAU, rapport CORDES, juin 1977, Centre de recherches économiques sur l’épargne, ronéogr.
9 Louis ROUSSEL et Odile BOURGUIGNON, La Famille après le mariage des enfants, Paris, PUF-INED, 1976.
10 Denis KESSLER, « Aides, donations et héritages », Économie et statistique, no 107 p. 31-51.
11 Outre les deux études citées ci-dessus, voir Dominique STRAUSS-KAHN, Economie de la famille et accumulation patrimoniale, thèse de sciences économiques, Université de Paris X-Nanterre, 1975, publiée depuis, et André BABEAU et Dominique STRAUSS-KAHN, La Richesse des Français, Epargne, plus-value, héritage, Paris, PUF, 1977.
Auteur
Université de Paris I
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