La chair de l’utopie
Ou : la vulgarisation de la pensée saint-simonienne dans les romans d’Eugène Sue
p. 143-160
Texte intégral
« Je n’oublie pas mon métier, mais je le fais petit à petit. Le Juif Errant sera « Aimez-vous les uns les autres ». Vous voyez donc que (Sue) a compris sa lecture du Nouveau Christianisme. »1
1Ainsi le Père Enfantin rapportait-il à son disciple Arlès-Dufour les démarches qu’il avait entreprises auprès de l’écrivain. La volonté d’agir sur le créateur pour mettre la création littéraire au service de l’Idée, plus encore même, pour en faire une transposition de l’Idée, est ici clairement exprimée. L’Histoire fournit quantité d’exemples analogues : mais trop d’analyses rapides et réductrices ont été formulées à ce propos pour que l’on ne tente pas, dans le cas particulier des rapports entre Sue et le saint-simonisme, d’examiner les motifs et les limites de la stratégie déployée auprès du romancier par les disciples du maître.
Le roman comme tribune
2– Juin 1842 : Le Journal des Débats commence la publication, dans la rubrique feuilleton, d’un roman inédit signé par Eugène Sue. Les Mystères de Paris s’ouvrent sur une ténébreuse affaire qui plonge d’abord le lecteur dans les plus sinistres bas-fonds de la capitale. L’auteur n’est pas outre mesure préoccupé par la question sociale, pas plus du moins que ne peut l’être un dandy vieillissant, contraint de vivre de sa plume pour avoir mangé trop vite un confortable héritage. Mais il n’ignore pas la séduction perverse exercée par la canaille sur les beaux quartiers : au reste, d’explicites déclarations d’indignation vertueuse donnent à l’exposé un tour acceptable. Le Journal des Débats n’a pas craint, d’ailleurs, de signer un contrat de publication au vu de ce débat (le manuscrit n’est pas achevé lorsque le roman commence à paraître en feuilletons). Le succès est rapide, éclatant : la jeune prostituée, l’ancien forçat, le tapis-franc, sentine de tous les vices, excitent l’intérêt au plus haut point. Le Journal des Débats gagne chaque jour de nouveaux abonnés et les cabinets de lecture où ceux qui ne peuvent souscrire un coûteux abonnement vont lire le quotidien sont pris d’assaut. Succès de scandale, pour une bonne part. Cependant, très vite, une opinion divergente se fait jour : le dessein de Sue n’est pas de distraire simplement le public en lui proposant un voyeurisme plus ou moins malsain, mais de présenter, à travers une intrigue romanesque qui ne serait que prétexte, une critique sérieuse de la société et une analyse des problèmes qu’il est urgent de résoudre. Dès les premiers épisodes des Mystères, un rédacteur de La Phalange indique qu’il faut lire ainsi le feuilleton. Dans les mois qui suivent, quantité de philanthropes, d’individus préoccupés par la question sociale, de disciples des écoles socialistes, s’expriment en ce sens et vont jusqu’à écrire au romancier pour le féliciter et l’encourager dans sa tâche. S’étonner de cette lecture du texte serait oublier que le roman, genre mineur, peu codifié, « paralittéraire » encore, n’a alors de légitimité que comme « philosophie pratique », décrivant et interprétant le monde réel (il perdra ce rôle avec l’émergence et le développement des sciences humaines, cependant que son accession à la légitimité proprement littéraire se traduit par une valorisation croissante du travail esthétique dans l’écriture romanesque).
3La correspondance reçue par Eugène Sue à l’occasion de la publication des Mystères de Paris, qui a été partiellement conservée, garde trace de cette lecture « sérieuse » et des relations nouées par l’écrivain avec les représentants des diverses écoles socialistes. C’est ainsi que l’on voit Vinçard, ouvrier saint-simonien fondateur de La Ruche Populaire, non seulement faire part à Sue des réflexions que lui inspire tel passage du roman, mais aussi l’inviter à des réunions d’ouvriers ou lui transmettre un ouvrage intitulé Travail et salaire que lui fait envoyer un ouvrier horloger rédacteur de L’Industriel de Champagne. Peu à peu, l’écrivain va devenir le protecteur de La Ruche, assumant, au moins en partie, le rôle que l’école saint-simonienne, en pleine désagrégation, a cessé de jouer pour des ouvriers plus marginalisés et délaissés que jamais. Le groupe de La Ruche, secoué par une grave crise provoquée par des dissensions internes et le manque d’argent, trouve auprès de Sue ce qu’il ne peut espérer d’Enfantin : un appui financier et un soutien moral. Inversement, l’écrivain qui revendique de plus en plus hautement la fonction vers laquelle le poussent ses lecteurs attentifs, celle d’un pédagogue informant le public sur les grandes questions sociales, n’hésite pas à invoquer ses liens avec La Ruche comme caution du bien-fondé de son action. À la suite du dernier épisode des Mystères, en octobre 1843, Sue fait publier dans les Débats cette longue adresse :
« Au rédacteur
Monsieur,
« Les Mystères de Paris sont terminés ; permettez-moi de venir publiquement vous remercier d’avoir bien voulu porter à cette œuvre, malheureusement aussi imparfaite qu’incomplète, la grande et puissante publicité du Journal des Débats. Ma reconnaissance est d’autant plus vive, Monsieur, que plusieurs des idées émises dans cet ouvrage différaient essentiellement de celles que vous soutenez avec autant d’énergie que de talent, et qu’il est rare de rencontrer la courageuse et loyale impartialité dont vous avez fait preuve à mon égard.
J’invoquerai encore une fois cette impartialité, Monsieur, pour vous dire quelques mots en faveur d’une modeste publication, fondée et exclusivement dirigée par des ouvriers, sous le titre de Ruche populaire. Quelques artisans honnêtes et éclairés ont élevé cette tribune populaire où ils exposent leurs réclamations avec autant de convenance que de modération (...) L’organisation du travail, la limitation de la concurrence, le tarif des salaires y sont traités par les ouvriers eux-mêmes, et, à cet égard, leur voix mérite, ce me semble, d’être attentivement écoutée par tous ceux qui s’occupent des affaires publiques. (...)
Permettez-moi, Monsieur, de vous citer la première page de La Ruche Populaire :
– « Secourir d’honorables infortunes qui se plaignent, c’est bien. S’enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu... prévenir à temps la misère ou les tentations qui mènent au crime, c’est mieux. »
(Rodolphe, dans Les Mystères de Paris)
Si dans notre conviction, le peuple ne peut être délivré ou secouru avec efficacité que par des mesures législativement prévoyantes, ce n’est pas pour nous une raison de méconnaître ou de repousser aveuglément les dons faits avec délicatesse. Le rôle que Monsieur Eugène Sue fait remplir à Rodolphe dans Les Mystères de Paris nous ayant inspiré l’idée de nous enquérir de familles honnêtes et malheureuses (...) nous faisons à l’humanité des personnes riches un pieux appel » (...) ».
4(À la suite de cette citation de La Ruche, Sue lance un appel à l’abonnement au journal ouvrier).2
5Les rédacteurs de La Ruche se confondent en remerciements dithyrambiques pour la publicité que leur fait le romancier :
« Tout Paris retentit de votre intention secourable et nous en renvoie les échos. Le coup est porté, et je crois que désormais La Ruche et Rodolphe sont inséparables ! » (Lettre du 9 octobre 1843, signée Jacquet, rédacteur de La Ruche).
« Par vous, l’ouvrier traite enfin avec les potentats du monde ! Et nos camarades, infortunés plus que jamais, remercient, bénissent, admirent. Quelques-uns ne peuvent revenir de leur stupéfaction. Par vous, Monsieur, le Peuple est libre ! et fort dans sa réclamation ! » (Lettre du 19 octobre 1843, signée par Jacquet et Duquesne).
6À travers la célébration de Sue et l’orientation pratique de La Ruche se lit la portée et les limites de l’influence saint-simonienne sur le groupe de La Ruche, puisque la représentation messianique de l’intellectuel va de pair avec une conception fort traditionnelle de la philanthropie comme action caritative. Ambiguïté commune en fait à nombre d’ouvriers réformistes de l’époque (Perdiguier écrira une lettre similaire à Sue) que leur situation contraint à effectuer au jour le jour l’impossible synthèse entre la hauteur de vue du socialisme utopique et les contraintes de la pratique. En fait, dans ses relations avec les ouvriers de La Ruche, tout autant que dans les nombreuses brochures que lui ont adressées les diverses écoles de la pensée socialiste, Sue a découvert que l’aumône, complaisamment présentée dans les premières parties des Mystères, n’était qu’un palliatif provisoire aux problèmes sociaux. Dans les derniers chapitres des Mystères, Rodolphe, sur le point de quitter Paris où plus rien ne le retient, fonde une Banque des Pauvres d’inspiration proudhonienne, qui a pour but de substituer le crédit à l’aumône dégradante. Chose remarquable : le capital initial de la Banque est constitué par l’argent vertueusement extorqué à l’ignoble usurier Jacques Ferrand, l’oisif thésaurisateur, dont Rodolphe fait, par force, un mécène philanthrope.
7Les Mystères de Paris, en effet, sont peu à peu devenus un exposé, plus ou moins bien rapporté à l’intrigue romanesque initiale, des problèmes sociaux et des réformes pratiques nécessaires. Les membres des écoles socialistes qui se préoccupent de la diffusion des idées ont vu plus ou moins rapidement tout le parti qu’ils pouvaient tirer de l’audience du roman, tant en France qu’à l’étranger (où les éditions en français ou en traduction des Mystères se multiplient). Le feuilleton qui tient en haleine des dizaines de milliers de lecteurs constitue une tribune inégalable pour répandre les éléments de la doctrine. Reste bien sûr, à instruire préalablement l’auteur. D’aucuns s’emploient à lui faire lire Fourier, Saint-Simon ou les opuscules vulgarisant leur pensée. Gatti de Gammont, par exemple, envoie à Sue deux ouvrages qu’il a rédigés sur les théories de Fourier, en ajoutant :
« (...) Particulièrement Les Mystères de Paris sont à mes yeux l’un des ouvrages les plus profonds, les plus philosophiques et les plus moraux qui soient à cette époque » (Lettre datée du 6 juin 1843).
8Le Père Enfantin agit de même, bien que sa première lettre à l’écrivain se signale par son laconisme et sa prudence :
« Mon cher Monsieur,
C’est bien beau et bien bon ce que vous faites en ce moment. Vous avez puissamment célébré ces trois journées de juillet. Tout à vous ;
Monsieur Enfantin » (Lettre datée du 30 juillet 1843)
9Un mois plus tard, Arlès-Dufour écrit à Sue pour lui rapporter que dans les châteaux polonais, on attend Les Débats avec autant d’impatience qu’autrefois les bulletins de la Grande Armée :
« Partout (en Europe), la conclusion est que l’auteur semble appelé à exercer une immense influence sur la littérature européenne et à lui imprimer une tendance d’utilité morale jusqu’ici inconnue ou négligée (...). Succès oblige, à plus forte raison lorsqu’il y a conviction comme chez vous, et vous voilà maintenant obligé de continuer dans cette même voie de moralisation sociale, je dirais presque socialiste, qui exige de fortes méditations et de profondes études, mais qui doit vous donner aussi d’ineffables jouissances. Si vous voyez mon ami, mon maître, Enfantin, ayez la bonté de lui dire que je serai chez moi à Lyon, le 9, à ses ordres et aux vôtres, Monsieur. » (Lettre datée du 9 septembre 1843).
10Le plus étonnant, apparemment, est que Sue accepte le rôle qui lui est imparti et le revendique :
« Notre unique espoir est d’appeler l’attention des penseurs et des gens de bien sur de grandes misères sociales, dont on peut déplorer, mais non contester la réalité (...). Nous reconnaissons sans difficulté cet ouvrage pour un livre mauvais du point de vue de l’art, mais nous maintenons (qu’il) n’est pas un mauvais livre au point de vue moral... »3.
11Issu de la bourgeoisie intellectuelle, soumis à la nécessité de travailler pour vivre, occupant, en tant que romancier, une position médiocre dans le champ proprement littéraire, Sue n’hésite guère en fait à reprendre pour lui-même la fonction du « savant » qui éclaire et guide les forces vives de l’humanité. Il ne tarde donc pas à faire sienne la conception de la littérature comme « art social » que les saint-simoniens ont largement diffusée, y compris dans les milieux ouvriers qu’ils influencent :
« Voilà le Progrès de l’époque écrit Varin, un des ouvriers rédacteurs de La Ruche Populaire, à Sue. Tout homme qui pense peut correspondre avec le foyer de la Pensée : le Peuple donne la main à son chef. Un grand poète, un grand écrivain doit descendre jusqu’à nous pour nous mettre à son niveau. La littérature est aujourd’hui mère nourricière, et non plus un assemblage de mots inutiles au bienêtre général (Lettre non datée).
12Et le cordonnier-poète Savinien Lapointe lui fait écho :
« Oui, monsieur, c’est en bas qu’il faut sonder les mystères ;
l’eumenides (sic) en haillons, fille de la misère,
et qu’il faut désormais pour la foule en sabots
Porter l’enseignement... qu’importe les tréteaux !
Quant à ces cœurs de plomb, ces âmes engourdies,
montrons-leur que la Rue est bonne aux tragédies :
Du vieux théâtre assez ! Les affaires des Rois
N’ont créance aujourd’hui que dans les cœurs étroits.
(...)
merci pour votre livre, éloquent plaidoyer,
Que les pauvres, le soir, liront près du foyer
Réquisitoire amer contre l’ordre des choses,
Qui déroule au grand jour les effets et les causes.
À vos leçons, Monsieur, qui ne fait point défaut,
Vous applaudit en bas et vous bénit là-haut !
13(Extrait d’une longue lettre en vers, datée du 27 novembre 1843, qui reproduit le poème « De mon échoppe à Monsieur Eugène Sue », destiné à paraître le 1er décembre 1843 dans L’Union, « bulletin des ouvriers, rédigé par l’Ancien Comité de La Ruche Populaire »).
14Contrairement à d’autres littérateurs contemporains qui, dans le cadre de cette conception de l’art, se proclament phares de l’humanité ou prophètes, Sue ne se donne (peut-être parce que sa position initiale dans le champ intellectuel est assez médiocre) que le rôle de pédagogue consciencieux. Il ne se dit ni créateur, ni théoricien, mais, plus simplement, vulgarisateur éclectique et pratique du socialisme doctrinaire :
« Les théoriciens agitent des questions de pure doctrine et formulent à leur manière les principes abstraits de la science sociale. Je me suis tracé un autre rôle : je me suis efforcé de populariser les idées générales du socialisme et ce qu’il y a de pratique dans chaque école.4
15Malgré l’annonce triomphante d’Enfantin, Le Juif Errant n’est donc pas la simple transposition romanesque du Nouveau Christianisme : dans ce roman, publié en feuilletons dans Le Constitutionnel du 25 juin 1844 au 26 août 1845, d’autres influences, notamment celle du fouriérisme, sont sensibles. Mais la plupart des thèmes caractéristiques du saint-simonisme tardif y sont repris et développés.
La sainte Famille et son capital
16C’est par le biais du roman réaliste que Sue entend vulgariser la pensée des différentes écoles socialistes. Ce faisant, il se donne sur les penseurs utopistes une singulière prééminence : inscrivant l’utopie, par la fiction réaliste, dans un lieu où elle se déploie, la mettant en œuvre dans un espace romanesque donné comme paradigme de la réalité, et la proposant ainsi pour prototype achevé, il prend la fonction du riche philanthrope que certains attendirent en vain, et, plus encore, se pose comme le démiurge qui construit le nouveau monde dans l’ancien. L’utopie pratique, dans ce cadre, est présentée sous la forme d’une construction modèle, dont l’auteur fournit le plan et le devis. C’est le cas, par exemple, de la maison commune que Sue, par personnage interposé, fonde dans la banlieue parisienne. L’écrivain décrit minutieusement l’organisation de cette maison, qui rappelle fort le phalanstère, et s’acharne à démontrer, chiffres et notes de bas de page à l’appui, que cette réalisation est hautement profitable aux travailleurs qui en bénéficient et à l’industriel qui l’a créée. Mais la transposition romanesque de la théorie ne se borne pas simplement à l’exposé de réformes sociales et juridiques ni à la récitation appliquée et incessante par les personnages du roman des formules-clés du Nouveau Christianisme (« Aimez-vous les uns les autres », il faut travailler à « l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »). Les personnages, la structure narrative doivent l’incarner. Les divers éléments du récit sont ainsi l’occasion d’énoncer et de rappeler sans cesse au lecteur les principaux thèmes du saint-simonisme originel ou tardif : amélioration du sort du prolétariat par la nécessaire alliance des industriels, bon usage productif du capital, valeur morale du christianisme, émancipation de la Femme, réhabilitation de la chair, etc.
17L’intrigue, située en 1832, met aux prises les sept descendants vivants de Marius de Rennepont, protestant relaps mort en 1682, et la Compagnie de Jésus qui veut soustraire aux héritiers légitimes la fortune que leur a léguée leur ancêtre commun. Il n’est guère original, en 1844, de fustiger les Jésuites, toutefois le schéma manichéen du Juif Errant n’oppose pas simplement l’Église ultramontaine au christianisme réformé ou apuré, mais une organisation « contre nature » à l’association fraternelle, et plus encore : à travers la lutte entre les Rennepont et les Jésuites s’effectue le conflit entre deux états du Capital. Les Jésuites ne poursuivent d’autre fin que l’accroissement de leurs possessions par l’appropriation ou la confiscation systématiques des richesses : l’accumulation est ici stérile, donc démoniaque. La jouissance du Capital, tout autant que l’investissement productif, sont par eux exclus. Redondance symbolique : Rodin, le socius qui orchestre la machination contre les Rennepont, est « hideusement vierge ». Et le monde jésuitique est du côté de l’enfermement : couvent, asile d’aliénés, qui sont autant de tombeaux pour les vivants d’où l’activité créatrice et le plaisir sont bannis (Sue brode à plaisir sur le précepte d’obéissance qui soumet les Jésuites « perinde ac cadaver » à leurs supérieurs). A l’inverse, les Rennepont ont reçu une double mission de leur ancêtre : ils doivent, avec l’héritage reçu, œuvrer au bonheur de l’humanité et veiller à la perpétuation de l’entreprise en réinvestissant judicieusement une partie du Capital reçu. La formation de l’héritage est d’ailleurs rappelée à plusieurs reprises dans le roman, à des fins pédagogiques. Contrairement aux trésors des Jésuites, accaparés par le vol ou la spoliation et entassés secrètement, l’héritage Rennepont a pour origine une somme peu élevée que l’ancêtre persécuté a confiée à un Juif avisé et dévoué pour qu’elle soit remise à ses héritiers au terme d’un délai de 150 ans. Le Juif et ses descendants doivent faire fructifier le dépôt initial pendant ce laps de temps. Placé en rentes et en actions diversifiées, grâce à la remarquable organisation « des maisons de banque » et « des comptoirs Israélites », le capital produit en 150 ans une immense fortune. Ce n’est là qu’un phénomène naturel, n’impliquant aucune spéculation frauduleuse, explique l’auteur par la bouche du gardien juif qui va, en 1832, remettre l’héritage aux Rennepont :
« Rien de plus simple (...). Tout le monde sait qu’en 14 ans un capital est doublé par la seule accumulation et composition de ses intérêts à 5 %. (...) Or, en cent cinquante ans, il y a dix fois 14 ans ». (Le dit gardien, toutefois, estime à 6 % de la valeur théorique le manque à gagner correspondant aux commissions, pertes, et salaires des gestionnaires.)
« Quelle incroyable puissance que celle de l’accumulation, s’exclame alors sa femme, et que d’admirables choses on pourrait faire pour l’avenir avec de faibles ressources au temps présent ! »5.
18C’est donc le mystère naturel de l’accumulation par investissement, jointe à l’association des industriels, qui devrait permettre la mise en œuvre de l’utopie, comme le proclame, dans son testament, l’ancêtre :
« Peut-être se trouvera-t-il parmi (mes descendants) des hommes doués d’une grande intelligence, ou d’un grand courage, ou d’une grande vertu, peut-être des savants, des noms illustres dans la guerre ou dans les arts ; peut-être aussi d’obscurs artisans, de modestes bourgeois, peut-être aussi, hélas ! de grands coupables...
Quoiqu’il advienne, mon vœu le plus ardent, le plus cher, est que mes descendants se rapprochent et reconstituent ma famille par une étroite, une sincère union, en mettant parmi eux en pratique ces mots divins du Christ : Aimez-vous les uns les autres. (...) Combien sera féconde et puissante l’harmonieuse union de toutes ces idées, de toutes ces influences, de toutes ces forces, de toutes ces attractions groupées autour de cette fortune de roi qui, concentrée par l’association et sagement régie, rendra praticables les plus admirables utopies ! »6.
19Les descendants de Marius de Rennepont sont conformes à ses vœux et de longs et répétitifs exposés rappellent tout au long du roman la place que chacun d’eux est appelé à tenir dans la future association. Parmi eux, trois femmes et quatre hommes, venus du monde entier :
- Monsieur Hardy, industriel français qui, comme son nom l’indique, est entreprenant. Philanthrope, heureux en affaire, il est bénit de ses ouvriers, qu’il intéresse aux bénéfices de l’entreprise. Il a pour ennemi et antithèse le « baron » Tripeaud, spéculateur parvenu qui méprise « l’officier, le magistrat intègre, le savant, le vertueux prêtre de campagne »7.
- Le prince Djalma, fils d’un souverain indien et d’une Européenne, vaillant guerrier qui a combattu contre l’armée anglaise pour défendre, avec l’aide de militaires français, son territoire.
- Gabriel Rennepont, prêtre-missionnaire qui, à défaut de vocation sacerdotale (il a été mis au séminaire par les Jésuites sous la contrainte morale) est de nature angélique et incarne la parole évangélique.
- Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, fils d’un savant tombé dans la misère et ouvrier plus ou moins gagné par la débauche. Il n’a d’autre valeur positive qu’une capacité à se régénérer s’il bénéficie du soutien des autres membres de la famille Rennepont.
20Soit : l’industriel, le prêtre, le prince oriental ouvert à la collaboration économique et politique avec la France, plus le prolétaire qu’il faut relever et soutenir. Reste la Femme, ou plutôt les femmes, puisque la figure féminine est ici triadique :
- Rose et Blanche Simon (double allusion aux romans de Sand), sœurs jumelles et orphelines de mère ; elles sont les filles d’une aristocrate polonaise et d’un maréchal d’Empire sorti du rang pour sa bravoure (il est fils d’ouvrier). Elles sont toutes pureté, fraîcheur, innocence et manifestent une religiosité spontanée et évangélique, alors que, non baptisées, elles ignorent tout des dogmes et de l’Église.
- Adrienne de Cardoville, enfin, aristocrate de sang, est la femme de l’Avenir. Belle, raffinée, elle cultive le Beau sous toutes ses formes. Femme de tête et de cœur, elle pressent et proclame l’avenir de la Femme et son émancipation future de tout esclavage avilissant :
« Je me réfugiais dans l’avenir (...). Oui, au lieu de voir mes sœurs péniblement soumises à une domination égoïste, humiliante, brutale... à qui elles doivent les vices séduisants de l’esclavage, la fourberie gracieuse, la perfidie enchanteresse, la fausseté caressante, la résignation méprisante, l’obéissance haineuse... je les voyais, ces nobles sœurs, dignes et sincères, parce qu’elles étaient libres ; fidèles et dévouées, parce qu’elles pouvaient choisir ; ni impérieuses ni basses, parce qu’elles n’avaient pas de maître à dominer ou à flatter ; chéries et respectées, enfin, parce qu’elles pouvaient retirer d’une main déloyale une main loyalement donnée. Oh ! mes sœurs... mes sœurs... je le sens... ce ne sont pas là seulement de consolantes visions, ce sont encore de saintes espérances ! »8.
21Autour de ces sept Rennepont, pivots de la nouvelle alliance sociale, gravitent divers personnages secondaires (un poète-ouvrier qui, clin d’œil appuyé de l’auteur, se nomme Agricol Dupont, un ancien grognard, une touchante et laborieuse bossue, etc.), mais aussi, deux figures supra-naturelles qui inscrivent le récit aux multiples références réalistes dans une perspective messianique. Le roman s’ouvre en effet sur l’impossible rencontre d’un homme et d’une femme que sépare le détroit de Behring illuminé par une aurore boréale. Ces deux êtres, qui réapparaissent tout au long du récit comme protecteurs mystérieux des Rennepont au milieu des périls, sont en fait leurs ancêtres naturels et spirituels : l’un est le Juif Errant, artisan condamné à marcher sans jamais mourir depuis qu’écrasé de fatigue et de labeur il refusa d’aider le Christ montant au Golgotha. L’autre est Hérodiade, la femme vouée au même sort pour avoir usé criminellement de sa séduction. Le Prolétaire et la Femme, que leur asservissement a conduit à la faute et à la malédiction divine, ne connaîtront qu’au terme du roman, à travers les souffrances puis la mort des Rennepont, la rédemption. Et leur mort est signe d’un monde nouveau dont la lueur surgit à l’Orient :
« – Courage et espoir, mon frère, crie Hérodiade,... songez qu’après l’expiation vient le pardon, après le pardon la récompense... Le Seigneur a frappé en vous et dans votre postérité l’artisan rendu méchant par le malheur et par l’injustice ; il vous a dit : Marche !... marche !... sans trêve ni repos, et ta marche sera vaine, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près du but que tu ne l’étais le matin en recommençant ta course éternelle... Ainsi, depuis des siècles, des hommes impitoyables ont dit à l’artisan : Travaille !... travaille,... travaille... sans trêve ni repos, et ton travail, fécond pour tous, pour toi seul sera stérile, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près d’atteindre le bonheur et le repos que tu n’en étais près la veille, en revenant de ton labeur quotidien... Ton salaire t’aura suffit à entretenir cette vie de douleurs, de privations et de misère...
– Hélas, hélas, en sera-t-il donc toujours ainsi ?
– Non, non, mon frère, au lieu de pleurer sur ceux de votre race, réjouissez-vous en eux ; s’il a fallu au Seigneur leur mort pour votre rédemption, le Seigneur, en rédimant en vous l’artisan maudit du ciel... rédimera aussi l’artisan maudit et craint de ceux qui le soumettent à un joug de fer... Enfin, mon frère... les temps approchent... les temps approchent... la commisération du Seigneur ne s’arrêtera pas à nous seuls... Oui, je vous le dis, en nous seront rachetés et la femme et l’esclave moderne. L’épreuve a été cruelle, mon frère... depuis tantôt dix-huit siècles... elle dure ;... mais elle a assez duré... Voyez, mon frère, voyez à l’orient cette lueur vermeille qui peu à peu gagne... gagne le firmament... Ainsi s’élèvera bientôt le soleil de l’émancipation nouvelle – émancipation pacifique, sainte, grande, salutaire, féconde, qui répandra sur le monde sa clarté, sa chaleur vivifiante comme celle de l’astre qui va bientôt resplendir au ciel »9.
22Sur cette apothéose (tel est le terme donné à ce tableau dans l’adaptation scénique du roman) et cette prophétie de la Femme, s’achève le plus « saint-simonien » des romans de Sue. Enfantin le reconnaît pour sien : revendication de paternité avancée d’ailleurs aussi par les fouriéristes. « Les phalanstériens offrent (à Sue) une médaille en 1845. Les saint-simoniens en sont jaloux, et après la publication du Juif Errant, ils le proclament acquis à leurs idées et Enfantin lui adresse toute une collection de livres et de brochures de la secte. »10. Mais les ouvrages ultérieurs de Sue reprennent plus manifestement des théories fouriéristes ou des thèses blanquistes. Les thèmes saint-simoniens, cependant, courent toujours, plus ou moins diffus. Ainsi, dans Les Mystères du Peuple, Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges (1848-1857), Sue accorde-t-il une très large place aux femmes : dans les temps de misère, le salut souvent vient des femmes, et le Peuple, luttant pour son émancipation à travers les âges, scande le « bardit de Hêna, la vierge de l’Ile de Sein », en mémoire de la jeune, belle et intelligente Gauloise qui donna volontairement son sang en sacrifice pour la sauvegarde et la liberté des siens. Et tout au long de cette très longue narration historique, à vocation politique, qui retrace la lutte séculaire du Peuple (c’est-à-dire les paysans, artisans et bourgeois industrieux opposés aux nobles oisifs et aux prêtres parasitaires), court la thèse, découverte dans les ouvrages d’Augustin Thierry11 de la double origine raciale de la population dite française : d’un côté le Peuple, descendant des anciens Gaulois, de l’autre, les nobles issus des envahisseurs franks. En outre, Sue se réfère longuement aux exposés de l’ancien saint-simonien Jean Reynaud sur la religion druidique, exposés qu’il cite longuement et élogieusement en note12.
« Comme l’espèce de vérité, de raison, et de justice absolues qui est particulière à (chaque fondateur d’école socialiste utopique) dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c’est qu’elles s’usent l’une contre l’autre. Rien d’autre ne pouvait sortir de là qu’une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd’hui encore, dans l’esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d’Angleterre : un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu’elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de la société future ; et ce mélange s’opère d’autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau »13.
23Cette synthèse, où l’on peut voir l’essence de « l’esprit de 48 », mais aussi le terreau où germent, tout au long du siècle, maintes représentations du monde social, les romans de Sue postérieurs aux Mystères de Paris la mettent en scène de manière exemplaire. De ce fait, ils n’ont pas constitué véritablement une propagande univoque pour la pensée saint-simonienne ou ses avatars tardifs (à l’instar des brochures socialistes de 1848, ils ne citent pas explicitement le maître ni, sauf rarissime exception, ses disciples), mais ils en ont diffusé les thèmes dans des milieux que la prédication de l’école avait peu touchés : petite et moyenne bourgeoisie de province ou de l’étranger, et, dans une moindre mesure ou plus tardivement, couches populaires.
24Toutefois, l’originalité de Sue14 ne réside sans doute pas tant dans cette vulgarisation d’un saint-simonisme banalisé, dont on relève la trace (bien qu’elle y soit généralement plus discrète) dans une bonne partie de la production littéraire contemporaine : elle se trouve dans la tentative de mise en œuvre romanesque de la pensée utopiste. À la différence de l’allégorisation poétique, l’incarnation du Verbe utopiste dans la narration réaliste ne fait sens que pour autant que soit aboli l’écart texte/réel. De là l’importance de l’écriture référentielle (multiplication des effets de réel, mais aussi intrusion de la parole d’auteur dans la fiction, citations de documents) qui correspond à une rhétoque de justification ». Mais la structure téléonomique du récit ne permet pas que s’effectue la coïncidence absolue du texte et du réel, sauf à ôter à l’œuvre sa crédibilité et par conséquent, sa valeur didactique. Problème de l’impossible fin, de la nécessaire béance, que Sue a tenté, dans Le Juif Errant, de résoudre par le dédoublement. Le récit réaliste se clôt sur la disparition des membres de la nouvelle alliance et la destruction du capital hérité, cependant que les personnages secondaires positifs font retour, dans une métairie solognote, à une subsistance autarcique évoquant une économie primitive :
« Sans doute, mon ami, cette vie, restreinte dans le cercle intime de la famille et ne rayonnant pas au-dehors pour le bien-être et l’amélioration de nos frères, est peut-être d’une félicité un peu égoïste : mais, hélas, les moyens nous manquent et, quoique le pauvre trouve toujours une place à notre table frugale et un abri sous notre toit, il nous faut renoncer à toute grande pensée d’action fraternelle ».15
25Cependant, le renoncement à l’utopie dans le récit réaliste est prolongé et dépassé par la prophétie d’un nouveau monde symbolisé par la rédemption de la Femme et du Prolétaire. Fin dédoublée également pour Les Mystères du Peuple : le récit historique-réaliste s’achève sur un constat d’échec, l’avènement de l’Utopie qui devait le clore étant ajourné, mais les personnages fictifs s’embarquent vers un nouveau monde et l’auteur invite le lecteur à les suivre à travers un ouvrage encore à écrire (Sue meurt en fait quelques semaines plus tard). Les contraintes de la narration romanesque aussi bien que l’expérience sociale de l’écrivain16 conduisent donc à ce que soit établi en dernière instance l’impossibilité de l’utopie dans l’ici-et-maintenant (ce qui n’empêche pas qu’elle soit détaillée sous forme d’une série de réformes souhaitables et réalisables) et à ce qu’elle soit reformulée comme ce qui impose, tant dans le monde social que dans 1’écriture, l’espoir et la nécessité de la re-création.
Notes de bas de page
1 Lettre d’Enfantin à Arlès-Dufour, citée par Sébastien Charléty dans Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Paris, Hachette, 1896, p. 359.
2 Le Journal des Débats, feuilleton du 15 octobre 1843.
3 Les Mystères de Paris, édition JJ. Pauvert, Paris, 1963, p. 424.
4 Eugène Sue, « aux électeurs », élection du 23 avril 1850.
5 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 5, pp. 4546.
6 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 5, pp. 125-126.
7 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 3, p. 58.
8 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 3, p. 79.
9 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 10, pp. 225-226.
10 Roger Picard, Le romantisme social, New-York, Brentano’s, 1944, p. 357.
11 Cette théorie de la double population, déjà fort ancienne, est présentée et développée dans les Récits des Temps mérovingiens et les Considérations sur l’histoire de France. On en trouve une illustration, citée par Thierry, dans les Mémoires de Saint-Simon (le duc !).
12 La théorie de Reynaud sur la religion druidique est plus particulièrement développée dans l’article « Druide » de l’Encyclopédie nouvelle, « publiée par une société de savants et de littérateurs », Paris, Gosselin, 1839-1847.
13 Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales, 1971, pp. 76-77 (1ère édition, Paris, 1180).
14 Patrick Maurus, « Eugène Sue ou l’écriture référentielle », Europe, numéro spécial « Eugène Sue », novembre-décembre 1982, p. 72.
15 Le Juif Errant, Paris, Paulin, 1845, tome 10, p. 219.
16 Élu député de Paris sous l’étiquette « républicain-socialiste » à l’occasion de l’élection partielle du 23 avril 1850, Sue prend le chemin de l’exil après le coup d’état du Deux-Décembre.
Auteur
C.N.R.S.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014