Le passage à la retraite : l’exemple d’une génération de salaries parisiens
p. 79-92
Texte intégral
1La vie active est suivie désormais d’une période de retraite pendant laquelle la majorité des travailleurs vit d’une pension : parmi les Français natifs de 1907 ayant atteint l’âge de 20 ans, plus de 80 ont dépassé l’âge de 65 ans. La retraite est déjà devenue une longue période de vie : la moitié des retraités parisiens du régime général décédés en 1979 et qui étaient passés normalement à la retraite à 65 ans, c’est-à-dire sans mise en invalidité ou en inaptitude, avaient joui de leur retraite plus de dix ans pour les hommes, plus de quinze pour les femmes.
2Ce phénomène, aujourd’hui massif, a encore été peu étudié. Par les statistiques des Caisses de retraite et du Ministère du Travail, on connaît la liquidation de la retraite, mais on sait très peu de choses sur la cessation d’activité. On connaît le revenu versé par chaque Caisse à chacun de ses allocataires, mais on connaît mal le revenu réel des retraités, plus mal encore le revenu de leurs ménages. On ne sait pas, et on n’a aucun moyen précis de le savoir, le nombre des pensionnés, actifs ou non, et pas davantage celui des retraités, c’est-à-dire des pensionnés vivant de leurs pensions de retraites. Seul le recensement donne, aux erreurs près, le nombre de retraités de sexe masculin n’exerçant plus d’activité professionnelle, et le nombre des femmes se disant retraitées, après avoir participé, inégalement, à la force de travail1. Enfin, on a peu étudié les attitudes des travailleurs devant la retraite et leurs réactions à celle-ci2 ; il est vrai que c’était bien difficile puisque la plupart des enquêtes portaient sur l’ensemble de la population âgée ou retraitée, c’est-à-dire sur une population où les nouveaux retraités côtoient ceux des années précédentes et dans laquelle les anciens sont les plus nombreux.
3D’où l’intérêt de l’étude d’une cohorte, et d’une cohorte de travailleurs contemporains par leur prise de retraite. Celle que nous avons menée en 1975 au Laboratoire de Géographie Humaine de Paris porte sur la population parisienne des salariés du secteur privé récemment passés à la retraite. Nous présenterons ici des observations sur la fin de l’activité professionnelle (pour plus de la moitié de la population, elle ne coïncide pas avec la liquidation de la retraite, seule connue par les statistiques), sur les attitudes a la veille et au lendemain de la retraite. Mais il était nécessaire dans une Table rotule réunie sur le théine de rallongement de la durée de la vie en Europe sur une période de deux siècles, de montrer d'abord combien la retraite est, pour la génération qui l’atteint ces années-ci, un phénomène nouveau. Nous avions demandé aux 432 retraites de notre échantillon de Parisiens et à leurs conjoints, soit 700 personnes rencontrées en 19753, à quel âge était mort leur père, et, quand il avait vécu lieux, s’il avait bénéficié d’une retraite. Les résultats me paraissent intéressants, non pour décrire la génération précédente (les pères des gens nés autour de 1907 étaient nés pour la plupart entre 1865 et 1885), ni pour décrire les Parisiens d’une autre époque (la moitié de ces pères étaient nés et avaient toujours vécu en province ou à l’étranger), mais pour comprendre la génération des retraités parisiens d’aujourd'hui.
4Un sur cinq n’avait pas ou plus de père à l’époque de son adolescence, en 1920.
- 8 % n’avaient pas de père (« inconnu au bataillon » disent plusieurs d'entre eux) ou avaient été abandonnés par lui dans leur petite enfance.
- 11 % ont perdu leur père pendant la Grande Guerre ou juste après (blessés de guerre, gazés, victimes de la grippe espagnole).
- 31 % ont perdu leur père plus tard, mais avant que ce père ait atteint 60 ans.
- 22 % ont vu leur père travailler jusqu’à sa mort : beaucoup étaient des paysans, des commerçants, des artisans, d’autres, ouvriers d'industrie, parfois employés, ont travaillé jusqu’à leur mort, parfois au-delà de 70 ans.
- 27 % enfin ont eu un père retraité : il s’agissait souvent d’une petite pension, une petite rente disent les retraités d’aujourd’hui, qui ne leur permettait pas de vivre de façon autonome : le quart de ces vieux parents sont morts chez un de leurs enfants — et dont souvent ils n’ont pas profité bien longtemps.
5La conclusion est donc claire : la moitié seulement des retraités d’aujourd’hui ont eu. un jour, un père sexagénaire, et près des trois-quarts sont les premiers retraités de leur lignée. Ils avaient en moyenne 67 ans quand nous les avons rencontrés ; parmi ceux qui avaient eu un père, trois sur quatre avaient déjà dépassé l’âge auquel ce père était mort ; et nous savons que leur espérance de vie, cette année-là, est de l'ordre de sept ans pour les hommes, quatorze ans pour les femmes.
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6Nous donnerons maintenant quelques indications sur les retraités que nous avons étudiés4. L’enquête a été menée en 1975 auprès de salariés du secteur privé ayant fait liquider leur retraite, au régime général, en 19725. Parmi les 100.000 retraités du secteur privé de la Caisse de Paris de 1972, nous avons tiré au sort un échantillon au dixième de 10.000 personnes, puis éliminé les retraités partis résider en province — plus du quart de la cohorte — et les bénéficiaires de pensions de reversion : nous voulions, en effet, étudier le passage à la retraite, à Paris, c’est-à-dire dans le grand Paris. Parmi les retraités restés parisiens et anciens salariés, nous avons constitué un échantillon raisonné de 1.102 salariés dont nous avons étudié sur dossier la carrière depuis 1932, la liquidation de la retraite, les revenus salariaux (malheureusement plafonnés) le revenu de retraite du régime général. La moitié des retraités qui étaient encore actifs en 1969 et vivaient en 1975 ont été interrogés6 ; le taux de refus ayant été de 11 % — c’est un taux très faible pour ce type d’enquête — on a vu 482 personnes, dont 50 étaient encore actives, et leurs conjoints. Les résultats présentiés ici porteront soit sur 1.102 retraités dont nous avons étudié les dossiers, soit sur 482 personnes rencontrées, soit sur 432, soit sur une sous-catégorie des 432 enquêtés, soit encore sur la population des 700 retraités et conjoints.
1 — L'arrêt de l’activité professionnelle
7Nous appellerons cet arrêt définitif « cessation du travail » pour le distinguer de la « liquidation de la retraite », seule connue des statistiques, nombreuses, des Caisses de retraite et du Ministère du Travail. Le terme de « prise de retraite », qui aux yeux des intéressés correspond tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces phénomènes, ne sera donc pas employé ici7. Il est très important de bien distinguer les deux choses, parce que déjà en 1972 45 % seulement des retraités avaient cessé de travailler et fait liquider leur retraite dans la même année civile, alors que 41 % avaient cessé le travail au cours d’une des années antérieures (et 8 % trois ans plus tôt), 15 % une année postérieure (dont 8 % trois ans après au moins)8.
8Les personnes qui ont fait liquider leur retraite en 1972 et vivaient encore trois ans après, lors de notre enquête, n’avaient pas toutes cessé le travail. Mais celles qui étaient encore actives avaient dépassé 65 ans et on a donc pu les faire figurer sur la statistique suivante qui réunit l’ensemble de la cohorte, quelle que soit la date de l’arrêt de travail.
9Voir tableau 1 page suivante.
10L’arrêt à 65 ans, norme de droit à la retraite à taux plein du régime général, et tenu à tort pour situation de fait, concerne à peine plus du quart des retraités de 1972. La moitié a cessé le travail avant 65 ans, le quart avait même déjà cessé à 60 ans ou avant, à l’opposé un homme sur quatre et une femme sur cinq travaillent au-delà de la 65ème année. De sorte que l'âge moyen et surtout l’âge médian à l’arrêt du travail salarié sont bien inférieurs à 65 ans pour cette cohorte. La répartition est différente pour la population enquêtée, puisqu’on avait posé comme condition d’avoir été encore actif en 1969. La part des arrêts avant 61 ans diminue donc, surtout pour les femmes, parce que celles-ci sortent définitivement de la vie active à des âges très divers, sans qu’on puisse vraiment toujours parler de « retraite » ; la part des cessations de travail tardives atteint 29 %, celle des arrêts à 65 ans est un peu supérieure à ce qu’elle était pour la cohorte tout entière, mais reste très minoritaire : 31 %.
TABLEAU 1. Age à l'arrêt du travail des salariés de l’industrie et du commerce du grand Paris dont la retraite a été liquidée en 1972 (En pourcentage)

11Depuis cette enquête, l’âge de la cessation du travail s’est encore abaissé pour les Parisiens, comme pour l’ensemble des Français : le taux d’activité, des hommes de 60 à 64 ans, est passé de 57 % en mars 1975 à 38 % en octobre 1978 ; celui des hommes de 65 à 69 ans de 23 à 15 % entre les deux dates. A cette avance de l’âge de fait de la retraite, trois grandes causes : l’une est structurelle puisqu’elle tient au développement du salariat et au recul de l’emploi à son compte dans lequel on travaille plus tard en moyenne ; la deuxième est liée au progrès de la couverture par la Sécurité Sociale et les retraites complémentaires qui arrivent à maturité ces années-ci : la pension à taux plein permet à un nombre croissant de travailleurs de prendre la retraite dès qu’ils en ont le droit. La troisième est la sortie « précoce » d’une importante proportion des travailleurs, au début de la soixantaine : nous allons voir, grâce à l’enquête, le processus de cette sortie du marché du travail à Paris, autour de 1972.
12Le tableau 2 classe les raisons de la fin de l’activité professionnelle des enquêtés en privilégiant, dans l’ordre, quand plusieurs raisons ont joué, la mise en invalidité ou inaptitude, puis la maladie, la perte d’emploi, enfin les raisons personnelles. C’est dire que le chômage est sous-estimé, parce que beaucoup de chômeurs ont été malades ou reconnus inaptes, certains ont demandé à bénéficier de l’inaptitude parce qu’ils étaient menacés de perdre leur emploi.
TABLEAU 2. Répartition des nouveaux retraités de 1972 habitant le Grand Paris (Régime général des salariés de l’industrie et du commerce) selon les raisons de l’arrêt de travail (n = 482)
(En pourcentage)

- La grande majorité de ceux qui ont quitté le travail avant l’âge normal avaient dû arrêter leur activité pour raisons de santé ; ils représentent 37 % de tous les travailleurs de cette cohorte. Les difficultés de santé sont donc plus importantes encore que ce que montrent les statistiques, pourtant impressionnantes, de mise en retraite par invalidité et inaptitude qui concerne 31 % des 100.000 liquidations de 1972 de la Caisse de Paris.
- L’arrêt du travail avant l’âge de 65 ans est, dans la plupart des cas, involontaire ; qu’il soit ou non bienvenu est une autre affaire. La majorité de ces enquêtés auraient préféré garder leur travail.
- Beaucoup de ceux qui ont cessé de travailler avant l’âge normal ignoraient à ce moment-là qu’ils quittaient définitivement la vie active. La cessation de l’activité ouvre pour beaucoup une période d’incertitude pendant laquelle on vit des allocations de maladie, de chômage, en ignorant combien de temps elle durera et comment elle se terminera.
- Le passage à la retraite est lié au vieillissement et à l’usure des travailleurs, à l’évolution du marché du travail et à la capacité qu’ont les salariés à s’y maintenir. Le processus de mise à la retraite fonctionne comme un élément de la gestion d’ensemble de la force de travail.
- L'arrêt précoce pour invalidité, maladie, mise en inaptitude, chômage est beaucoup plus fréquent en bas de l’échelle sociale qu’en haut : on se porte moins bien, surtout à partir de la cinquantaine, on exerce plus souvent des métiers physiquement durs, on a peu de qualification, on travaille souvent dans des branches en difficulté. En haut de l’échelle sociale la santé est meilleure et la qualification permet plus souvent de travailler encore quand on le désire. Dans la population enquêtée, seulement un sur cinq des employés qualifiés, techniciens et cadres s’arrête avant l’âge normal pour raisons de santé, mais le tiers des employés et la moitié des ouvriers.
- Les gens qui travaillent encore au-delà de 65 ans, qu’ils aient fait liquider leur retraite à 65 ans ou plus tard, sont beaucoup moins nombreux parmi les ouvriers (15 %) que parmi les employés qualifiés et les cadres (34 %). Mais, alors qu’au bas de l’échelle sociale les employés peu qualifiés, les femmes de ménage, les ouvriers « continuent » presque tous par nécessité, c’est-à-dire par besoin du salaire et/ou pour acquérir des « trimestres » qui leur manquaient, d’autres raisons dominent en haut de l’échelle sociale : l'intérêt pour le travail, le désir de conserver un mode de vie, le plaisir de travailler. Ceux qui ont pu garder leur travail parce qu’ils le désiraient apparaissent comme des privilégiés, et la moitié appartiennent au groupe, pourtant peu nombreux dans cette génération, des techniciens et des cadres.
- Parmi les facteurs de la sortie précoce du marché du travail, citons pour les femmes le fait d’être mariées à un homme « qui gagne bien sa vie », et à l’inverse parmi les facteurs de prolongation du travail le veuvage ou le célibat quand on ne peut espérer qu’une petite retraite.
2 — Les attitudes devant la retraite
13Combien de gens ont pu choisir le moment de se retirer du travail, et combien, ayant le choix, se seraient arrêtés cette année-là ? Parmi ceux qui peuvent répondre, une minorité seulement — un homme sur trois, une femme sur cinq — a pris sa retraite à l’âge souhaité.
14Voir tableau 3 page suivante.
15— Le tiers des enquêtés et quatre sur dix de ceux qui peuvent répondre auraient voulu « partir » plus tôt. Les femmes sont très nombreuses dans ce groupe ; la plupart avaient des métiers qui les intéressaient peu.
TABLEAU 3. Si vous aviez pu choisir, auriez-vous arrêté le travail plus tôt, au même âge ou plus tard ?

16— Le quart de tous les enquêtés et le tiers de ceux qui peuvent répondre auraient préféré s’arrêter plus tard. Mais la réponse est souvent ambigüe, car beaucoup veulent seulement dire qu’ils auraient préféré ne pas être malades, et continuer à gagner un salaire dont ils avaient besoin. D’autres ont eu le sentiment d’être injustement privés à 65 ans d’un travail qu’ils s’estimaient capables de faire et souffrent de ce verdict social de vieillesse qu’est la mise à la retraite, d’autres encore auraient aimé continuer jusqu’à 65 ans une activité qu’ils ont dû malgré eux interrompre avant.
17C’est dire qu’il existe deux grosses aspirations insatisfaites. On les rencontre dans chaque profession, mais dans des proportions différentes. Le désir de s’arrêter plus tôt qu’on ne l’a fait est plus fréquent chez les ouvriers (41 %) que chez les employés qualifiés, techniciens et cadres (21 %). Ceux-ci sont plus nombreux à apprécier l’âge auquel ils ont cessé le travail (38 %) que les ouvriers (15 %), qui pensent avoir cessé trop tôt quand ils ont été inaptes ou malades, trop tard dans la plupart des autres cas. Mais même dans le petit groupe privilégié des cadres supérieurs, la plupart n’apprécient pas l’âge auquel ils ont cessé de travailler. Enfin, ceux qui auraient voulu continuer le travail représentent le quart des enquêtés dans toutes les catégories sociales, mais leurs raisons sont bien différentes.
18Au bas de l’échelle sociale, les raisons matérielles du refus de la retraite jouent un grand rôle, mais il y en a bien d’autres : crainte de l’ennui, du désœuvrement, quand on ne voit pas à l’existence d’autre utilité sociale que le travail. Après une vie de travail et d’aliénation, certains arrivent à la retraite si pauvres en aptitudes, en relations, en capacité d’adaptation et d’innovation qu’elle leur apparaît surtout de façon négative. Si l’on ajoute que quelques-uns savent n'avoir plus longtemps a vivre, que beaucoup ont vu leurs parents mourir à ces âges qu’ils atteignent maintenant, comment s’étonner qu’une partie de ces retraités des classes populaires voient dans la retraite une triste vieillesse, « entre le travail et la mort »9.
19Chez les travailleurs les plus qualifiés, l’angoisse de vieillir et de mourir n’est pas absente du souci de « ne pas dételer » : repousser la retraite, c’est repousser la vieillesse, et la mort. Mais les raisons positives de poursuivre une activité gratifiante et rémunératrice sont toujours présentes, et mises en avant dans les réponses.
20Plusieurs questions portaient sur l’attente de la retraite. Le fait qu’elles aient été posées deux ans après celles-ci diminue l’intérêt des réponses, mais beaucoup moins que ce que nous avions craint10. On pourrait même se demander si, paradoxalement, les gens ne sont pas plus détendus et confiants pour parler de leurs craintes passées ou dire quelles étaient leurs espérances, quand la chose est passée... On fera enfin remarquer qu’il aurait été bien difficile de faire l’enquête un an avant la fin du travail, puisque la moitié des gens ne savaient pas, alors, qu’ils s’arrêteraient un an plus tard.
21Des réponses, toujours longues et commentées, à ces questions, il ressort que la moitié des enquêtés « attendaient après » leur retraite, mais que 20 % admettent en avoir eu peur.
TABLEAU 4. L'attente de la retraite

22Ces attitudes sont très liées aux conditions de la vie de travail passée, et bien sûr aux conditions de la vie de retraite11. Les meilleures conditions correspondent aux meilleures positions sociales, encore que bien des mauvaises conditions de la retraite, comme la mauvaise santé, le veuvage, l’expulsion, toutes plus fréquentes dans les classes défavorisées, soient difficilement prévisibles par l’individu. Mais il est important de dire qu’on trouve toutes les attitudes dans chaque catégorie sociale. Ainsi la retraite a été souhaitée par la moitié des travailleurs dans toutes les catégories professionnelles, mais ceux qui sans la souhaiter la voient venir sans crainte sont plus nombreux en haut de l’échelle sociale, tandis que la crainte et les sentiments ambigus sont plus fréquents en bas : les gens arrivent beaucoup plus démunis à la retraite, et pas seulement matériellement. Quant à la répugnance à cesser le travail, elle est plus fréquente au bas de l’échelle sociale, on l’a déjà vu ; mais on la rencontre aussi chez des gens qui avaient « de bonnes situations » et des ressources de toutes sortes, revenus, capital, santé, famille, réseau de relations sociales, logement à Paris, maison de campagne ; un sur cinq des cadres bien portants avoue, non sans gêne, qu’il aurait aimé continuer à travailler encore quelques années.
23Si on regarde maintenant rapidement les attitudes envers la retraite, deux ans après, on voit que moins de la moitié des enquêtés sont réellement satisfaits, mais que la part de ceux qui sont réellement insatisfaits est bien inférieure, et largement due à des conditions extérieures à la prise de retraite12 Une analyse de la part des gens réellement satisfaits dans diverses catégories de population montre que la liaison entre la satisfaction et la position sociale, le caractère non manuel du travail, le revenu élevé, quoique nette, est loin de traduire une complète dépendance entre le statut social et la satisfaction : même dans la tranche de revenus la plus favorable, la moitié seulement des retraités sont satisfaits, et même dans le groupe le plus modeste, un tiers le sont encore. Il n’est pas douteux que les conditions familiales, les conditions de logement, l’histoire personnelle des individus, la structure de leur personnalité, et notamment leur force de caractère ou leur tendance à la dépression, jouent un rôle considérable. Signalons simplement deux choses intéressantes : d’abord que la satisfaction tirée de la retraite est davantage liée à la situation sociale et au revenu pour les hommes qu’elle ne l’est pour les femmes, ensuite que nous n’avons pas observé de relation, simple ou inverse, entre la satisfaction à la retraite et l’amour du travail. Le regret du travail, exprimé par près du tiers des enquêtés au début de la retraite, correspond souvent, ils le disent, au regret de la paie, parfois au regret d’une profession qu’on aimait, au regret d’un emploi du temps hors duquel on ne sait pas vivre. Mais il correspond aussi à des situations de malaise auxquelles les gens cherchent des explications simples et socialement avouables.
24Voir tableau 5 page suivante.
25Les résultats de notre enquête menée en 1975 dans le Grand Paris peuvent, avec précaution, être comparés à ceux qu’a publiés J.-R. Tréanton d'une enquête menée vingt ans plus tôt, en 1955, auprès d’un échantillon de retraités du même régime général de la ville de Paris, un an après la liquidation de leur retraite13. La moitié des enquêtés considéraient que leur vie avait changé en mal, 16 % en bien et en mal, un tiers en bien plutôt, mais beaucoup de ceux-là avaient vécu quelques mois difficiles au début. Les « cols blancs » étaient deux fois plus nombreux à être satisfaits de la retraite que les « cols Bleus » (40 % et 20 % respectivement), et en 1955 comme en 1975 la principale raison du mécontentement était le bas niveau des pensions. Mais la situation a évolué favorablement depuis vingt ans : la proportion de ceux qui s’ennuient au lendemain de la retraite a beaucoup diminué, — le tiers des enquêtés de 1955, le dixième de ceux de 1975, un an plus tard il est vrai —, comme celle des retraités qui regrettent leur travail (la moitié des cols blancs de 1955, quatre sur cinq des ouvriers, et une minorité, nous l’avons vu, des uns et des autres en 1975).
TABLEAU 5. L'effet de la retraite, environ deux ans après

CONCLUSION
L’évolution récente de la retraite et des attitudes des travailleurs
26D’importants changements sont survenus dans tout le pays depuis cinq ans que nous avons mené cette enquête. Ils sont liés à la crise économique et la réduction de la force de travail, mais aussi à des changements plus généraux de l’économie, de la société et des attitudes devant la vie. J’en distinguerai six aspects14.
271 — Un abaissement très net de l’âge de cessation de fait du travail (aujourd’hui 63 ans dans le secteur privé, et moins de 60 ans dans le secteur public) et une diminution de la proportion de ceux qui continuent de travailler une fois pensionnés. Dans le Grand Paris, le taux d’activité des hommes, tel que l’a observé le recensement de 1975, était de 82 % seulement à 60 ans (en fait de 59 ans 3 mois à 60 ans 3 mois), de 66 % à 62 ans, de 58 % à 64 ans, de 53 % à 65 ans, de 23 % à 66 ans. On sait que ce taux d’activité observé par le recensement est très supérieur au taux réel, puisque beaucoup d’« actifs » de cet âge ne sont pas « pourvus d’un emploi », pour raison de chômage ou maladie.
282 — Le développement de divers types de retraite anticipée pour les salariés du secteur privé, entre 60 et 65 ans. Ils conduisent des travailleurs menacés de chômage, fatigués par leur travail, ou attirés par la vie de retraite à quitter plus tôt leur emploi, avec des ressources souvent moins médiocres que les allocations de chômage ou de maladie avec lesquelles devaient vivre, jusqu’à la liquidation de la retraite, tant des retraités de 1972.
293 — La création de nouvelles formes de cessation prématurée d’activité, que Xavier Gaullier a analysées de façon très intéressante dans une publication récente15, et qui se développent surtout pour l’instant dans les régions industrielles de province.
304 — Un accroissement des pensions pour les cohortes arrivant à la retraite. Le régime général arrive à maturité, et la proportion de personnes couvertes par des retraites complémentaires — seule celle-ci assure aujourd’hui un revenu décent aux retraités — augmente. Déjà dans l’enquête de 1975, les trois-quarts de nos retraités parisiens touchaient une retraite complémentaire, et celle-ci assure en moyenne 44 % du revenu total de retraite (35 % pour les travailleurs peu qualifiés, 45 à 50 % pour les ouvriers et employés qualifiés, 55 % pour les techniciens et cadres moyens, 78 % pour les cadres supérieurs16.
315 — Les syndicats ouvriers demandaient depuis longtemps la possibilité de prendre la retraite plus tôt si on le souhaitait, à 60 ans pour les hommes, à 55 ans pour les femmes. Ils plaident toujours le droit à un repos bien mérité avec une pension décente. Mais désormais ils voient aussi la retraite comme un temps pour une vie nouvelle : il s’agit d’un changement important, par lequel le syndicalisme suit plus de travailleurs qu’il n’en précède, et qui provient, nous semble-t-il, d’une vision moins pessimiste de la vieillesse.
326 — C’est qu’une proportion importante de travailleurs voient désormais la retraite comme un but désirable, et la retraite précoce comme plus désirable encore. Une récente enquête de l’I.N.E.D. auprès de retraités et d’actifs de 50 à 70 ans17 montre que les vieux travailleurs souhaitent en moyenne se retirer plus tôt qu’ils ne pensent pouvoir le faire, et que les jeunes retraités auraient voulu, en moyenne, se retirer plus tôt qu’ils ne l’ont fait. L’aspiration à la retraite précoce est plus forte parmi les ouvriers, les employés et les cadres moyens (âge idéal de retraite, 60 ans pour le secteur privé) que parmi les cadres supérieurs de ce même secteur, les artisans et les commerçants (âge idéal 64 ans). La comparaison des deux générations nées entre 1907 et 1911 et entre 1918 et 1927 montre que de l’une à l’autre l’âge désiré pour la retraite s'est abaissé de deux ans. L’augmentation des salaires et des retraites, d’une cohorte à l'autre, n’est pas sans influence sur ce changement, comme l’évolution générale du marché du travail, mais cela ne suffit pas à l’expliquer. Un changement culturel est à l’origine d’une image positive de la retraite, de nouveaux idéaux de vie. D’où l’intérêt de l’étude que nous avions menée auprès de la génération des retraités parisiens de 1972 du salariat du secteur privé, dans laquelle pour la première fois plus de la moitié de l’ensemble des vieux travailleurs souhaitaient la retraite — certains en la redoutant aussi —, plus de la moitié sont satisfaits ou soulagés de l’avoir prise, dans laquelle enfin l’image positive de la retraite apparaît aussi fréquemment chez ceux qui aimaient leur travail que chez ceux que leur travail ennuyait et fatiguait.
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33Le changement social a donc été très rapide, en ce domaine. La retraite à 60 ans apparaît aujourd’hui, à la majorité des vieux travailleurs et du corps social, comme une chose si « normale » que les travailleurs de plus de 60 ans commencent à être regardés comme des « voleurs d’emploi », malgré les craintes que suscitent la réduction de la population active et l’augmentation du nombre des vieux. Pourtant le régime légal, depuis les premières lois sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910, maintient l’âge de 65 ans pour le droit à la retraite à taux plein des salariés du secteur privé et des non-salariés : le but est-il de réserver l’avenir ? C’est bien possible, mais même si les conditions économiques devaient changer, si le marché du travail pouvait à nouveau garder les vieux travailleurs, il n’est pas certain que ceux-ci acceptent d’y rester jusqu’à 65 ans. L’aspiration à la retraite pourrait bien continuer de se développer, en liaison avec des changements profonds et durables des attitudes devant la vie, devant le travail, devant la retraite. Les études sur la vieillesse et les vieilles gens posent des problèmes qui sont ceux de la société tout entière.
Notes de bas de page
1 Il semble que la plupart des femmes ayant exercé une profession mais ayant cessé de le faire longtemps avant l’âge de la retraite se déclarent sans profession. D’autres se déclarent retraitées quand, à 65 ans, elles font liquider leurs pensions alors qu’elles étaient inactives depuis longtemps, et qu’elles vivent essentiellement de la retraite, parfois du revenu professionnel, de leurs maris.
2 L’étude de Jean-René Tréanton, réalisée il y a vingt ans à Paris-ville, est une exception. Nous donnerons plus loin ses principaux résultats en les comparant à ceux de la nôtre.
3 Voir plus loin la composition de cet échantillon.
4 Françoise Cribier, avec une équipe de recherche. Une génération de Parisiens arrive à la retraite. Laboratoire de géographie humaine, 1978, 468 pages.
5 Parmi les retraités parisiens qui avaient 65 à 70 ans au recensement de 1975, 71 % sont des anciens salariés du secteur privé, 20 % des salariés du secteur public, 9 % des non-salariés. Nous ne parlons ici que du premier de ces trois groupes.
6 Le fait qu’il s’agisse de retraités encore vivants trois ans après la retraite constitue indéniablement un biais. Si la statistique sur l’âge d'arrêt du travail professionnel avait pu être établie l’année même de la liquidation, les résultats auraient été différents : on aurait vu encore moins de personnes arrêtées à 65 ans et davantage de gens arrêtés avant ou après, parce qu'au cours de ces trois ans la mort a frappé davantage les invalides et les inaptes arrêtés avant l’âge normal, davantage aussi les plus vieux travailleurs. Enfin, il eût été passionnant de connaître l'histoire de ceux des membres de cette génération qui sont décédés avant la retraite : ce n’était pas possible, car la base d’observation statistique a été constituée au moment de la liquidation, et par la liquidation elle-même. Mais ce qui est possible, c’est de suivre dorénavant, année après année, ce panel constitué en 1974 : c’est ce que nous faisons.
7 Malheureusement, une récente enquête de l’I.N.E.D., fort intéressante par ailleurs et dont nous parlerons plus loin, réalisée auprès d’un échantillon national de plus de 1.000 retraités, ne distingue pas les deux notions.
8 Avec le développement des mises en retraite anticipées de diverses formes juridiques, la notion de liquidation de retraite et celle de cessation d’activité professionnelle seront plus différentes que jamais, malgré la réduction du travail professionnel au-delà de la liquidation qui est aussi une des caractéristiques de l’évolution récente. Mais les statistiques sur l’âge de la retraite enregistreront une masse d'arrêt à 60 ans, une masse d’autres arrêts à 65 ans, alors que les arrêts de fait seront pris entre 56 et 60 ans pour les premiers, entre 60 et 65 ans pour les seconds.
9 Je fais allusion ici au titre de la thèse de sociologie d'A.-M. Guillemard La retraite, entre le travail et la mort, qui fut publiée ensuite, en 1972, sous le titre La retraite, une mort sociale. Mais si l’on définit cette mort sociale comme « une existence qui se réduit à des actes réflexes » (...) « à l’envers de toute existence sociale » (p. 232), je dois dire que je n’ai pas observé parmi ces centaines de jeunes retraités, une seule vie qui soit « un vide social », même chez les plus démunis, chez ceux qui avaient accompli toute leur vie les tâches les moins qualifiées.
10 44 % des enquêtés disent que la retraite ressemble à ce qu'ils avaient prévu ; 45 % la trouvent plus difficile, et bien davantage parmi ceux qui ont pris la retraite en inaptitude (62 %), qui se portent mal (70 %), dont le revenu se place dans le quartile le plus bas (61 %) ; enfin 11 % trouvent la retraite plus facile que prévue, et même 1 7 % de ceux qui se portent bien, et 16 % de ceux qui auraient voulu arrêter le travail plus tôt.
11 Sur les attitudes face à la retraite, puis après deux ans, nous renvoyons à l’étude citée en note 1 (chapitre 5, p. 279-193, chapitre 9, p. 425-451). Le lecteur y trouvera un grand nombre de citations d'enquêtes, qui lui permettront, au-delà de nos interprétations, de se faire éventuellement une opinion différente.
12 Maladie ou infirmité grave du retraité ou de son conjoint, deuil, drame familial...
13 Jean-René Tréanton, « Les réactions à la retraite, une étude psycho-sociologique », Revue française du travail, 1958.
14 Je renvoie à un article à paraître dans le premier numéro de la revue Ageing and Society, 1981, Presses de l'Université de Cambridge. Cette nouvelle revue internationale, qui s’intéresse à la vieillesse et au vieillissement, est lancée par la Société Britannique de Gérontologie, dont le président est l'historien Peter Laslett.
15 Xavier Gaullier, Politique de l'emploi, modes de vie et vieillissement, Paris, Fondation des Villes, 1979, 185 pages. Un article paru en 1980 dans la Revue Française des Affaires Sociales en résume les principaux résultats.
16 Étude citée en note 1 page 1, chapitre 6, p. 290-338.
17 A. Monnier, « Les limites de la vie active et de la retraite ». Population, 1979, p. 801-824, 1980-1, p. 109-136.
Auteur
Laboratoire de géographie humaine, Paris
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