L’œuvre lyonnaise d’une ancienne saint-simonienne : Le Conseiller des Femmes (1833-1834) d’Eugénie Niboyet
p. 103-130
Texte intégral
1En 1880, c’est-à-dire après les mesures prises, à la fin du Second Empire, par Victor Duruy pour améliorer l’éducation des jeunes filles de la bourgeoisie, et au moment où s’élaboraient les lois Ferry sur l’instruction primaire obligatoire et gratuite, une voix féminine1 a pu s’élever pour dénoncer l’injustice de l’opinion contemporaine à l’égard d’E. Niboyet, témoigner de la dette des femmes à l’égard de cette « devancière » qui a « consacré sa vie » à leur « bonheur » et à leur « développement ». En revanche l’article que le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse consacre à E. Niboyet entérine le jugement réducteur que ses contemporains ont porté sur elle, mais il présente pour le lecteur de 1986 l’intérêt de mettre en évidence le traitement réservé à ce que ces derniers n’étaient pas en mesure de concevoir et d’accepter : ainsi, après avoir rappelé qu’en 1848 « Mme Niboyet réclama énergiquement l’émancipation de la femme, son égalité quant aux droits civils et politiques » et qu’elle « présida un club féminin célèbre dans l’histoire de l’époque, club soutenu par le journal la Voix des Femmes dont elle était le principal rédacteur », l’auteur de l’article explique par le manque de galanterie « naturel » des caricaturistes les attaques fréquentes dont furent victimes « le club du beau sexe » et son « honorable présidente » (sic). C’est dire qu’il était alors difficile, sinon impossible, de comprendre la cohérence et la continuité des tentatives répétées et successives d’E. Niboyet, du Conseiller des Femmes en 1833 au Journal pour toutes en 1864, pour faire entendre la voix des femmes, dénoncer leur statut juridique et social ; malaisé de percevoir sa fidélité pendant cinquante ans à ce qui figure chez elle un véritable credo et a fondé son action militante : la nécessité de l’éducation des femmes, condition sina qua non de leur émancipation. L’article du Grand Dictionnaire Universel de P. Larousse ignore en effet tout de l’influence qu’a eue le saint-simonisme sur E. Niboyet. Elle le découvre à Paris, où, à partir de novembre 18292 elle s’initie à la doctrine de Saint-Simon. Elle ne reniera jamais ses enseignements concernant la mission civilisatrice de la femme3, appelée à animer, enseigner, « faire mouvoir les hommes vers la Jérusalem nouvelle annoncée par Saint-Simon et à assurer l’avènement de la nouvelle ère pacifique ». Intégrée dans le « Degré des Femmes » quand le Père Enfantin crée la hiérarchie saint-simonienne au milieu de l’année 1831, elle prend une part active à l’enseignement des ouvriers en tant que directrice de deux arrondissements de Paris (août 1831) et crée une maison d’association. La décision d’exclure les femmes de la hiérarchie provoque sa révolte contre le Père :
« Vous voulez que les femmes soient adjointes et non point directrices (...). C’est par la bouche d’une femme que la parole saint-simonienne doit être (...) enseignée et prêchée aux ouvriers ; nous ôter cette faculté, c’est nous ôter la vie »4
2Elle n’a désormais plus besoin du Père pour continuer son apostolat. De sa fidélité à ses convictions saint-simoniennes témoigne son entreprise lyonnaise, la fondation du Conseiller des femmes (2 nov. 1833), journal hebdomadaire dont elle assure la direction jusqu’au dernier numéro (6 sept. 1834)5. La lecture du Conseiller, qui reste mal connu6 et dont P. Larousse n’est pas le seul à avoir ignoré l’existence, met en évidence ce qui caractérise fondamentalement E. Niboyet, une volonté inlassable, toujours renaissante, malgré les déceptions et les épreuves, d’éduquer son propre sexe afin de le rendre digne de sa mission civilisatrice du genre humain. Avec le projet du Journal pour toutes ne reprendra-t-elle pas, à trente ans de distance, l’œuvre interrompue par la disparition du Conseiller après dix mois d’existence7 ? L’examen de l’hebdomadaire lyonnais permet de mieux comprendre l’attitude d’E. Niboyet en 1848 car il révèle déjà des réserves, des réticences et des contradictions qui seront celles de la rédactrice en chef de la Voix des femmes et dont Le Vrai Livre des femmes garde la trace en 1863. La lecture du Conseiller qui aide à mesurer la dette et les réserves d’E. Niboyet à l’égard du saint-simonisme, est indispensable à qui tente de cerner la nature et les limites de son féminisme.
3D’entrée de jeu, le Prospectus, rédigé par la directrice elle-même, replace la fondation du Conseiller dans le contexte social, politique et idéologique contemporain. L’influence saint-simonienne est évidente même si, pour ne pas effaroucher les souscripteurs potentiels, E. Niboyet adoucit et nuance ses formules : malgré l’essor de la presse dans « une société qui marche à grands pas dans la voie d’une civilisation plus parfaite », les femmes, « il faut le dire », ont trouvé peu d’organes pour les représenter et pas une loi ne stipule encore en France en faveur de leur éducation. Toutefois, on ne saurait se le dissimuler, elles ne doivent pas rester en dehors de l’impulsion sociale imprimée à leur siècle » (p. 2). Et d’invoquer les noms de la Duchesse de Berry, de la reine Christine et de la princesse Victoria d’Angleterre, noms « inscrits à tort ou à raison » par les partis « sur leurs drapeaux » pour signifier que les « principales questions politiques de notre temps s’agitent et se résolvent autour d’elles ». Dans cette époque « toute de critique» qui « semble préparer à la civilisation une voie nouvelle », il est « temps que la femme jette un regard attentif sur la génération qui s’avance ». Impuissante dans l’état actuel de notre législation, elle peut beaucoup dans la famille car, « si les hommes font les lois, les femmes font les mœurs ». C’est la mère qui doit faire « pénétrer bien avant dans le cœur de ses enfants » les principes de paix et d’harmonie nécessaires à l’élaboration de la société future :
« Pourquoi donc aujourd’hui, quand il y a tant à faire pour ramener l’humanité à des sentiments d’union et de concorde, les femmes garderaient-elles le silence ? Pourquoi sans être accusées de fanatisme ne parleraient-elles pas religion, et pourquoi la morale et la bienveillance ne seraient-elles enseignées et appliquées à tous les devoirs sociaux ? (p. 3) ».
4Parce que la presse « est aujourd’hui le plus sûr moyen d’action qu’on puisse employer », et parce qu’elle est « convaincue qu’il appartient à (son) sexe de retremper le caractère de l’homme », E. Niboyet déclare avoir conçu « le projet de fonder à Lyon, ville populeuse où les femmes sont en majorité dans les ateliers, dans les fabriques, un journal pratique ayant pour but d’améliorer leur condition dans toutes les positions sociales ».
5Un lecteur de 1986 peut estimer ambiguës les propositions concernant le rôle politique de la femme. La hardiesse de l’exhortation à « entrer dans l’arène » en suivant les exemples « si justement célèbres » de Mme Roland et de Mme de Staël, est immédiatement atténuée par la référence au « généreux dévouement » des « pieuses sœurs de Ste Camille », « ces modestes filles de Dieu » (p. 3). Comme si l’image rassurante de la sœur de charité, connotant, selon les stéréotypes culturels de l’époque, la « vocation féminine» à l’auto-sacrifice, avait pour fonction d’occulter le spectre effrayant de la citoyenne. Car il s’agit bien pour E. Niboyet de convaincre les femmes de sortir de leur rôle traditionnellement domestique, la transformation de la société justifiant celle du rôle de la femme qui, désormais, en a un à jouer dans la cité. D’où la nécessité de leur éducation :
« Alors que les peuples, dominés par une soif insatiable de conquêtes, faisaient de la vie une longue lutte, une guerre à mort, il était naturel que la femme, douée de sentiments pacifiques et conciliants, se renfermât dans le cercle de la vie étroite et passive de la famille ; mais aujourd’hui que la raison du plus fort cède la place à la raison du plus sage, elle peut donner essor à son activité, et l’utiliser au bien de la génération qui s’avance. Jusqu’ici étrangère aux intérêts généraux, elle s’est humblement résignée au silence absolu, dont les préjugés lui faisaient une loi (...). Dans un tel état de choses, si les femmes n’ont pas été à la hauteur de leur siècle, si elles se sont traînées à la remorque, ce n’est pas elles qu’il faut accuser, mais bien une société dont les prétentions ont eu, trop longtemps, force de loi. Grâces en soient rendues, cependant, aux hommes de conscience et de justice, les erreurs s’en vont, et notre siècle ne dit plus anathème aux femmes qui veulent sortir de la route commune, en vue de faire quelque bien » (À nos Lectrices, no 1, samedi 2 novembre 1833).
6Les femmes doivent donc dorénavant proposer « un but utile à (leurs) moindres actions » et « chercher » ensemble « le grand remède aux grands maux de l’humanité » (Ibid., p. 3). Les précautions réitérées d’E. Niboyet et de ses collaboratrices, leur volonté constamment affichée de « conciliation » sous-entendent les réactions hostiles qu’en 1833, une entreprise telle que Le Conseiller ne pouvait manquer de provoquer : la femme doit s’occuper, plus qu’elle ne l’a fait, des intérêts de tous et de chacun » (...) « sans changer sa nature et ses mœurs », « sans cesser d’être femme »... Elle ne doit pas « dépouiller le caractère de douceur et de bienveillance, sans lequel elle cesse d’intéresser et de plaire »... « L’intérêt de la morale» et « le sentiment religieux cautionnent l’entreprise » : « Nous puiserons dans les livres divins tous nos préceptes, certains que si Dieu est pour nous, nul ne sera contre nous ». Le journal restera « étranger à la politique et seulement occupé du développement moral de toutes les classes »...
7En 1833, à Lyon, écrire que « la femme doit être instruite pour le bonheur de tous », c’est faire preuve d’une hardiesse dangereuse :
« Je sais combien de telles idées vont provoquer de sarcasmes, il faut bien l’avouer : c’est une tâche difficile qu’accepte celle qui s’impose l’obligation de prendre l’initiative dans une question que le temps seul pourra résoudre à son avantage ; il faut plus que du courage pour jeter ainsi son timide nom de femme à la face d’une railleuse province qui, presque toujours, n’a qu’un sourire de dédain pour une idée nouvelle ; oui, je le répète, il faut plus que du courage pour entreprendre une lutte avec un préjugé aussi vieux que le monde, préjugé révoltant d’autant que l’homme est plus avancé en civilisation, mais qui n’en a pas moins traversé les siècles... »8.
8L’Écho de la Fabrique, journal ouvrier lyonnais9, teinté de saint-simonisme, qui, dès le 23 juin 1833, dans un article « De la condition sociale des femmes au XIXe siècle » a préconisé des réformes propres à favoriser leur émancipation, malgré sa sympathie explicite pour la cause défendue par Le Conseiller, ne dissimule pas le caractère audacieux de l’entreprise :
« Assurément il faut du courage pour remplir une mission aussi difficile, surtout à une époque où les femmes ne sont encore regardées que comme un meuble de salon ou de ménage» (5 janv. 1831).
9Si Le Précurseur, confrère républicain, estime que « Lyon doit s’honorer d’avoir vu naître cette tribune morale et intellectuelle » (9-10 décembre 1833), Le Réparateur, légitimiste, formule des réserves (4 janvier 1834) :
« C’est à peine si jusqu’à présent il a été question de religion dans Le Conseiller des Femmes (...) Des femmes, appelées à régénérer leur sexe, comprendront sans doute qu’il n’y a de respect dans le cœur humain que pour les vieilles croyances »10.
10Comment expliquer les « nombreux obstacles » que Le Conseiller « a rencontrés sur sa route », du propre aveu d’E. Niboyet11 ? La résistance des mentalités bourgeoises contre le programme saint-simonien d’éducation et d’émancipation des femmes n’est pas ici seule en cause. Selon toute vraisemblance, l’intérêt que la directrice du Conseiller et ses collaboratrices manifestent pour toutes les femmes à commencer pour les ouvrières des fabriques et des ateliers, comme l’annonce clairement le prospectus, inquiète plus encore comme un facteur d’anarchie sociale. Depuis que Lyon, après les événements de novembre 1831, est devenue pour les saint-simoniens la Jérusalem nouvelle, le lieu où, selon le mot d’Enfantin, « des choses nouvelles vont éclore »12, la police surveille de près l’apostolat ouvrier des missionnaires saint-simoniens et le tient pour responsable des « coalitions » et du « désordre » dans les ateliers13. Il n’est pas moins significatif qu’après l’écrasement de la seconde révolte des Canuts en avril 183414, l’apostolat d’E. Niboyet à Lyon, la « moralisation » des femmes, ne soit plus possible ; la directrice annonce elle-même aux lectrices, le 26 juillet 1834, la fin du Conseiller :
« Des événements imprévus, des maux inouïs, sans l’arrêter, ont ralenti sa marche, et aujourd’hui force lui est de revêtir une forme nouvelle pour être bien venu de tous. A partir donc des premiers jours du mois d’août, notre Conseiller perdra son nom et sa spécialité, et pour avoir plus de garanties de succès, s’unira d’efforts et d’intérêt avec les fondateurs du nouveau journal La Mosaïque. À l’avenir, nos lectrices auront par lui, moins de morale, plus de littérature »15
11Spectatrice des troubles sociaux à Lyon en 1834, E. Niboyet en effet a pris parti. En gardant un silence prudent, elle aurait cru « manquer à (sa) mission moralisante », trahir les convictions qui ont motivé et n’ont cessé d’animer l’entreprise du Conseiller. Dès février 1834, elle commente, dans des pages où l’influence des idées fouriéristes sur l’association se conjugue à celle du saint-simonisme, la grève générale de la Fabrique (Conseiller, no 17, 22 février 1834, « Sur le mouvement populaire qui a fait suspendre tous les travaux de la Fabrique ») :
« ... Il faut bien ne pas se le dissimuler, (...) il s’agit moins d’une augmentation de salaire dans une partie de l’industrie que d’un traité d’association dans toute l’industrie ; ce ne sont pas les ouvriers en soie seulement qui ont cessé leurs travaux, c’est tout le prolétariat qui, durant six jours, inquiet, a attendu que son sort se décidât ; aujourd’hui l’ouvrier veut, et veut durable, une amélioration dans l’organisation industrielle ; pour lui il est plus question de l’avenir que du présent, il ne veut plus courir la chance des mortes saisons et des fâcheuses conséquences qu’elles ont pour sa position. Il demande des garanties et pour les obtenir il se sert des moyens les plus énergiques, il proteste contre ce qui est, afin d’obliger les gouvernants à s’occuper de sa misère...
... Pour nous utile nous semble de dire comment nous comprenons la question des maîtres et des ouvriers. L’intérêt commun veut que le meilleur mode d’exploitation soit employé sur toute la surface du globe, afin que les travaux d’ensemble tournent au profit général (...) au temps où nous vivons, le meilleur mode d’exploitation, c’est certainement celui qui, combinant tous les efforts, les rend profitables à tous et à chacun.
... Si, au lieu de dépenser (...) d’une manière isolée et partielle la somme d’activité dont l’homme est doué, on tournait vers les vues d’association tous les efforts, si de vastes ateliers s’élevaient où toutes les garanties de travail seraient données en tous temps au travailleur actif, un mouvement populaire deviendrait impossible.
... Que les riches y songent, le bonheur ou la ruine de notre grande cité est entre leurs mains (...) Que des sociétés en commandite se constituent, que l’ouvrier soit appelé à y prendre part à titre d’intéressé et lorsqu’une juste rétribution lui sera accordée en dividende sur les bénéfices, il n’y aura plus à craindre de sa part le moindre acte hostile.
(...) La répression par la force16, qui semble être la meilleure loi de paix qu’on connaisse de nos jours, n’est, à notre sens, qu’un moyen désorganisateur (...) nous appelons de tous nos vœux le jour où les croyances politiques s’effaceront devant cette grande question d’association pacifique des riches et des pauvres »...
12Le 19 avril 1834 (Conseiller no 24), une « Note de la Directrice » annonce son intention de « dire (sa) pensée sur (les) événements » qui « viennent de se passer à Lyon » quand elle aura « pu apprécier toutes choses et juger sans partialité ». Entre le 19 et le 26 avril 1834, elle fait effectivement paraître un Précis historique sur les événements de Lyon, estimant de son « devoir » de « reproduire dans toute leur vérité les événements ». Aussi ne dissimule-t-elle pas les « scènes de carnage » auxquelles la répression a donné lieu : « il y a eu dans l’armée des traits de cruauté que rien n’explique ». Elle rétablit la vérité sur les « événements affreux » qui se sont passés à Vaise : les ouvriers n’en sont pas les auteurs mais des « soldats qu’on envoyait à Alger par mesure disciplinaire » ainsi que des « forçats libérés qui peuplent les faubourgs de Lyon ». Dans le « Coup d’œil sur les événements de Lyon » (Conseiller, no 25, 26 avril 1834), elle affirme de nouveau que « le besoin et la souffrance ont été les leviers de cette révolte à main armée », que « le peuple, sous le poids d’une accablante misère ne connaît rien de mieux que la révolte pour en sortir » et n’hésite pas à écrire : « On tua tout ce qui portait un habit d’ouvrier ». Derechef elle rappelle qu’il était « bien moins question dans cette circonstance d’une augmentation de salaire que de la consécration du principe d’association industrielle. Ainsi ce n’est pas seulement Lyon qui s’est révoltée, ce sont à la fois les villes où le prolétariat est en majorité ». Certes elle condamne l’insurrection populaire, « la protestation à main armée », « mauvaise dans son principe et dans ses conséquences » car « on n’avance pas dans la voie du progrès en organisant la guerre civile », mais elle ne met pas moins en garde contre les dangers de la répression, souhaite l’« oubli » et le « pardon » des « erreurs du passé » et conclut par un appel « à la paix et à l’union sociales ». Déplorant qu’on ait ouvert une souscription au profit seulement des soldats blessés, elle en lance une autre, « destinée à venir au secours de tous les citoyens victimes des événements d’avril », à « secourir indistinctement tous les blessés. Elle invite les dames à participer à « la quête du malheur », quête à domicile, « de rue en rue », « de maison en maison », « de porte en porte »... (Ibid.). Avec ses collaboratrices, elle rend régulièrement visite à ceux qui ont été emprisonnés à la maison d’arrêt de Perrache17.
13Sa confrontation avec les événements de Lyon révèle les contradictions insolubles dans lesquelles E. Niboyet s’est débattue. Alors que Le Conseiller entendait rester « étranger à la politique et seulement occupé du développement moral de toutes les classes », la fidélité même à cette « mission » moralisatrice l’a contraint à se mêler des affaires politiques du moment. Fidèle au credo saint-simonien de la conciliation possible et souhaitable entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, E. Niboyet a multiplié les appels à la paix sociale, prétendant se situer au-dessus des passions des partis (ni dans un camp, ni dans l’autre) et assumant un rôle de « médiateur » identique à celui que Michel Chevalier et Isaac Pereire, de Paris, avaient conseillé aux saint-simoniens Lyonnais après les événements de Novembre 1831 :
« Vous avez bien compris votre position et vous avez dignement accompli la mission qu’il était en vous de remplir (...)
Votre place ne pouvait être en effet ni dans les rangs des bourgeois ni dans ceux des ouvriers. Elle était entre les deux ; car nous sommes les apôtres de la paix (...).
Vous devez, comme vous l’avez fait, chercher à calmer l’irritation des hommes égarés par la fureur (...).
Pour l’avenir, voici quelle doit être votre conduite : l’époque de l’enseignement dogmatique vient de finir pour vous comme pour nous ; vous n’êtes plus des docteurs, vous êtes des apôtres (...).
En un mot, mettez-vous en communion avec les fabriquants et avec les ouvriers, afin que, par vous, abjurant bientôt leurs querelles déplorables, ils... se rendent justice »18.
14Cependant la présence d’E. Niboyet à Lyon en 1834 a permis à cette femme intelligente et généreuse d’observer de près la situation, de s’informer des faits et de comprendre, au moment même où elle prêchait la réconciliation, le caractère inéluctable et irréductible du problème social posé par la misère des ouvriers révoltés et vaincus. Elle n’a cessé de dire que la répression n’était pas la solution, d’indiquer leurs responsabilités à ceux qui possédaient les moyens de la production, afin d’obtenir une organisation plus juste du travail et du profit. Si la réaction du pouvoir aux événements d’avril 1834 la contraint à la prudence, elle n’en continue pas moins, jusqu’à la disparition du Conseiller, à défendre les idées qui lui tiennent à cœur. En tête du no 29, 24 mai 1834, la présentation du livre de Lamennais, Paroles d’un Croyant, lui permet de revenir sur le principe de l’association : « ... Il montre comment l’amour fait l’union, et comment l’union fait la force ». Elle insiste sur le chapitre « consacré au combat » pour la justice, pour les droits de tous, contre l’oppression, contre les tyrans, pour la société, pour que chacun mange en paix le fruit de son travail, pour que la faim soit chassée des chaumières, pour que l’abondance, la sécurité et la joie rentrent dans les familles ». Un article d’Aline Mouchon, le 31 mai 1834 (Conseiller no 30), sur « L’Inégalité des conditions », après avoir rappelé que ce sont « des choses vraies » qui « ne peuvent être ni effacées ni expliquées», que « notre but sur la terre doit être d’améliorer et non de changer l’ordre de la nature, affirme néanmoins que « Dieu ne peut vouloir un état constant de souffrance pour une classe d’hommes ». L’idée de l’association est reprise dans l’analyse de « La Révolte au couvent » (Conseiller no 31,7 juin 1834) :
« Il y a toute la pensée libre du siècle dans cette résistance de femmes accoutumées à obéir sans examen à une autorité supérieure. Ce qu’une seule n’eût pas osé tenter, plusieurs l’ont exécuté ; et c’est là encore une conséquence du principe d’association résumé en ces mots : l’union fait la force. »
15L’auteur de l’article précise son objectif : « prouver » que « l’insubordination », qu’on ne saurait « préconiser », n’en prend pas moins « sa source dans un sentiment honorable ». Dans le même numéro, Aline Mouchon commente l’œuvre de « Madame Fry », visiteuse et réformatrice de la prison de Newgate. E. Niboyet et ses collaboratrices rendaient alors régulièrement visite aux détenus d’avril dans la maison d’arrêt de Perrache. Étudiant les « Progrès de la civilisation depuis le commencement de l’ère chrétienne, jusqu’à la mort de Julien l’apostat en l’an 364 », la directrice du Conseiller écrit : « Jamais un progrès ne s’est accompli qu’il n’ait été précédé d’une crise ; et l’histoire, véritable leçon de l’expérience, nous montre toujours ces agitations sociales comme les avant-coureurs d’un ordre meilleur (...), transition nécessaire et qui trouve sa place dans le plan providentiel ». Le 21 juin 1834 (Conseiller no 33, « De l’égalité et de la liberté »), elle rappelle que « la loi paraît être égale pour tous » mais qu’en réalité « rien » n’est « moins vrai que cette égalité » ; et de conclure :
« Il s’agit donc bien moins d’égaliser les positions que de les harmoniser et de faire que les hommes soient placés dans les conditions les plus propres à se développer, soit en recevant d’abord une éducation égale dans l’échelle de proportion selon leur intelligence, soit en tenant de la sollicitude de leurs gouvernants une profession qui leur offre des garanties d’avenir ».
16Enfin, dans un des derniers numéros du Conseiller (no 38, 26 juillet 1834), l’historique de l’« Établissement des fabriques de soieries en l’an 1536 », fait écho au problème social contemporain :
« Tandis que le mercantilisme allait s’enrichissant, les ouvriers, inactifs, mouraient de faim et poussaient à la révolte. Ce fut de ce conflit désordonné, de fraude d’une part, et de misère de l’autre, que surgit tout à coup la pensée d’organiser à Lyon une grande manufacture de soierie »...
17Rappel indirect de la nécessité de l’organisation du travail comme remède au mal social et hommage ultime aux insurgés d’avril 1834...
18Toutefois la préoccupation majeure d’Eugénie Niboyet a été, malgré la situation consécutive à l’insurrection ouvrière, de poursuivre, jusqu’à la disparition du Conseiller, l’œuvre entreprise avec la création de ce journal « consacré à l’instruction des femmes » (Prospectus, Conseiller no 1). Dès le 3 mai 1834 (Conseiller no 26), dans un article qu’elle a rédigé elle-même, « Des femmes dans les différentes parties de l’Europe », elle rappelle pourquoi le XIXe siècle « peut et doit être appelé siècle des femmes » et résume (une fois encore) les principes qui fondent son féminisme. Pour « progresser », atteindre le « bonheur » qu’ils « ne peuvent obtenir seuls », les hommes « ont besoin des inspirations, du concours de la femme ». « Les peuples sont arrivés à comprendre « qu’elle peut » par son influence de mère et d’épouse contribuer au perfectionnement de l’humanité, le temps est venu de la mettre dans le cas de remplir dignement une tâche que la nature semble lui avoir réservée en propre ». C’est pourquoi un mouvement se dessine en faveur des femmes : « depuis quelques années dans les pays les plus civilisés, les hommes les plus consciencieux réclament hautement en faveur des droits des femmes et tous sollicitent qu’une meilleure éducation leur soit donnée ». En effet « si les femmes sont lésées dans leurs droits, en général elles le doivent au peu de soin qu’on apporte à leur éducation intellectuelle » (...). Toujours et partout, au nord comme au midi, c’est donc l’absence de développement intellectuel qui fait la nullité des femmes ». L’article consacré à l’« Éducation des femmes », le 10 mai 1834 (Conseiller, no 27), revient sur la nécessité de réformer celle qu’on donne aux jeunes filles, « si incomplète, si arriérée » qu’elles ne pourront remplir correctement le rôle de « première éducatrice de l’homme » dévolu à « la femme » par « la nature ». Après avoir constaté que « les femmes surtout sont victimes de leur imagination » et que « les écarts » de cette dernière « ont perdu plus de femmes que les plus habiles séducteurs », Louise Maignaud (21 juin 1834, Conseiller, no 33) conclut qu’il en serait autrement « si l’éducation qu’on donne aux jeunes filles était basée sur le vrai, si les principes qu’on leur enseigne étaient plus en rapport avec ce qui existe (...). Avec une liberté sage et bien entendue, l’imagination d’une jeune fille enfanterait moins de chimères et l’avenir lui réserverait moins de déceptions ». Car « la crainte de ternir son innocence » fait qu’on entoure la jeune fille de « mystères qui réveillent sa curiosité et activent son imagination». Le no 31 (7 juin 1834) annonce l’« utile publication » qui comble « une inconcevable lacune dans l’histoire » en recueillant et faisant « revivre trois mille ans de souvenirs jusqu’ici disséminés, ignorés et confiés au hasard » ; le no 33 (21 juin 1834) vante derechef « l’utilité » de cette Histoire des Femmes, car « dans un moment où l’on est saturé de ces mots vagues et à sens indéfini, de progrès et d’émancipation (...) pour fixer le sort futur du sexe féminin, il est nécessaire d’avoir compris son passé ».
19Pour un lecteur de 1986, les derniers articles du Conseiller consacrés à l’éducation/émancipation des femmes mettent particulièrement en évidence les ambiguïtés et les limites du féminisme d’E. Niboyet et de ses collaboratrices. Aussi bien les réserves et les prudences accrues de ces femmes dans leur journal donnent-elles à lire les contraintes consécutives à la situation sociopolitique à Lyon, le poids des préjugés alourdi dans un contexte de répression et de remise en « ordre ». Dire que « la nature » de la femme la voue à un rôle d’éducatrice de l’humanité, c’est la réduire à ce rôle que la mère peut assumer dans le cadre de la famille et de la vie privée, c’est par conséquent cautionner le mythe de « la nature féminine » dont, depuis l’établissement du Code Napoléon, l’opinion bourgeoise contemporaine se sert pour fonder 1’inégalité du statut social des femmes. Justifier la nécessité de l’éducation des femmes par l’intérêt général (c’est-à-dire par l’intérêt des enfants et... des maris) signifie qu’il n’est pas encore permis d’affirmer que les femmes ont droit à l’épanouissement personnel19 et à l’autonomie intellectuelle puisqu’il faut légitimer leur instruction en la subordonnant à leur « dévouement », vertu traditionnellement exigée d’elles, parce que conforme à leur « nature » selon la doxa contemporaine. Aussi est-il nécessaire, chaque fois que le droit des femmes à l’instruction est revendiqué, de prévenir l’accusation d’insubordination féminine : « la femme possède, comme être intelligent, les mêmes facultés que l’homme», mais « à un degré différent ». Enfin, et c’est capital, son éducation doit moins viser à former son esprit que « son cœur », siège des « bons sentiments », comme chacun sait. L’insistance du Conseiller à cet égard ne laisse pas de doute sur la nécessité d’exorciser la crainte du péché capital que figure la connaissance : Ève doit et ne saurait être réhabilitée que par Marie. La femme ne sera instruite que pour mieux remplir son rôle de mère, de la mère telle que se la représente la morale bourgeoise contemporaine : se faire la gardienne et la conservatrice du bien, de la morale, des bonnes mœurs, en bref de l’ordre et de la paix sociale :
« Saintes mères qui souffrez et qui aimez, vous qui avez la vraie lumière (...), le feu de la charité, dites-nous quelles paroles de paix et d’amour vous nous ferez entendre, pour nous unir les uns aux autres ! (...) nous enseignerez-vous un autre contrat social que la fraternité de l’Évangile ? Vous, faibles et résignées, nous donnerez-vous une autre loi que la loi de résignation du Christ ? Par vous nous avons foi à la Providence divine (sic)... » (Conseiller, no 38, 26 juillet 1834).
20Dans le no 39 du 2 août 1834, la référence à « l’excellent ouvrage de M. Aimé Martin sur l’éducation des mères de famille » permet de justifier selon le même raisonnement le caractère spécifique de l’instruction à donner aux filles :
« C’est l’âme surtout qu’il faut développer chez les femmes pour qu’elles accomplissent dignement l’œuvre morale qui leur est réservée (...).
Aux hommes le soin d’orner l’esprit, aux femmes celui de former le cœur. Le seul développement intellectuel conduit au doute, le développement moral donne la foi »...
21Un conte de Catherine Duby intitulé « La Femme selon Dieu » (Conseiller, no 41, 16 août 1834) tend à promouvoir la nécessité de l’obéissance et de la soumission inconditionnelle de l’épouse :
« Une bonne tante qui l’avait élevée (...) lui avait appris que la mission de la femme était d’être bonne, résignée, courageuse, que la plainte et le murmure lui étaient interdits ; et qu’enfin pour son sexe, il ne suffisait pas de dire : je vous aime, il fallait le prouver par le dévouement le plus absolu, par l’abnégation la plus entière » (souligné par nous)20.
22Dans le même numéro, Élisabeth Celnart rapporte « la poétique superstition des jeunes filles russes pour connaître celui qu’elles épouseront » (« L’Oracle russe »). À aucun moment en effet Le Conseiller n’a remis en cause l’institution du mariage. Tout au plus évoque-t-il (no 22, 29 mars 1834) les « souffrances de la femme mariée », « esclave des préjugés qu’elle sera obligée de respecter tout en les méprisant », les « mille souffrances » dont est acheté « le lot le plus beau, le plus heureux de la femme, devenir mère ». Et de proposer une conception autre, une rénovation du mariage :
« Nous la voulons vertueuse (la femme) et nous ne voulons partager avec elle aucun des sacrifices qu’impose la vertu. Et cela existera tant que les hommes ne trouveront pas au sein du foyer domestique les jouissances du cœur, les délassements de l’esprit, qu’ils vont plus tard et vainement chercher ailleurs. Cela sera ainsi tant que la femme ne sera pas l’égale de l’homme. Domaine de l’intelligence, sympathies de cœur, tout doit être partagé ».
23L’instruction des filles contribuera à cette rénovation du mariage car si l’épouse « se borne au simple rôle de femme de ménage (...), son mari rendra justice à ses qualités utiles, à son mérite essentiel, mais il portera ailleurs son amour et ses hommages ». L’adolescente devra toutefois se garder « de montrer (...) qu’une éducation un peu forte (l’)initie aux secrets des sciences et agrandit (son) intelligence : car déjà l’épithète de savante, si ce n’est celle de pédante prononcée d’un air de dédain vient résonner à (son) oreille et désenchanter tous (ses) rêves, tous (ses) projets d’avenir ». (Conseiller, no 21, 22 mars 1834). La conclusion est qu’une femme « sachant concilier les contrastes doit réunir les qualités les plus opposées, joindre l’utile à l’agréable, la frivolité à la profondeur, et, véritable protée, être à la fois et tour à tour, suivant les circonstances, savante, artiste ou industrielle, cacher tous ses talents, n’en ressentir aucun orgueil, en un mot tendre à la perfection, si elle veut être aimée et plaire aux hommes de notre siècle tout imparfaits qu’ils sont ». Quinze jours avant la disparition du journal, (Conseiller, no 42, 23 août 1834), E. Niboyet (« De l’influence des femmes ») rappelle encore que le but de l’éducation des femmes est de former des mères : « nous n’écrivons pas pour les esprits étroits qui veulent borner la femme aux soins du pot-au-feu, mais pour ceux qui, assez développés, comprennent que sans sortir de la famille il est possible à la mère de travailler pour l’humanité en travaillant pour ses enfants ». La directrice du Conseiller éprouve une fois de plus le besoin de dire « comment doit s’opérer cette émancipation (des femmes) que tant de gens comprennent si mal parce qu’ils s’en occupent si peu (...). On en raille (...) au lieu de poser en termes bien précis ce qu’on entend par ces mots ». Toutefois, après avoir défini la vocation spécifique des deux sexes (faire les lois pour les hommes, les mœurs pour les femmes), répété que ces dernières ne doivent avoir la prétention d’être « ni député, ni conseiller d’état », « ni avocat, ni médecin ni soldat », elle dénonce l’absence de « lien moral » entre les hommes et les femmes, « placés les uns bien haut, les autres bien bas dans le domaine de l’intelligence ». Il ne s’agit donc pas d’« appeler la femme à remplir les fonctions de l’homme » mais de lui « donner l’influence morale qu’elle a dès longtemps perdue et sans laquelle pourtant il est impossible de pouvoir accomplir un progrès réel ». Et de « désirer certaines modifications de lois qui permettront à une femme bien née de jouir des avantages accordés au plus grossier manant ». C’est pour que les femmes accomplissent mieux leurs devoirs de mères que le Code civil doit être rénové et qu’on doit leur accorder les droits grâce auxquels elles ne seront plus « dans un état de dépendance » à l’égard de leurs époux : si la mère « ne traite pas d’égale à égal » avec son mari, « à quel titre se fera-t-elle obéir, où sera sa puissance si à chaque instant elle peut lui être contestée » ? La « véritable émancipation » de la femme est bien moins dans la possession de certaines prérogatives que dans la pratique des devoirs sociaux ». Elle n’a rien à faire du « bonnet de docteur ou du titre de conseiller »21.
24L’attitude réformiste d’E. Niboyet à l’égard du mariage et du statut de l’épouse-mère de famille, ne peut s’interpréter, si on la replace dans le contexte social et idéologique contemporain, comme le signe et la conséquence d’un conservatisme timoré. Elle témoigne plutôt de la contradiction qui a été alors celle de la majorité des femmes de la bourgeoisie22 gagnées au saint-simonisme : partagées entre leur attachement au principe d’égalité des sexes et leur répugnance pour la théorie de la mobilité, de la disponibilité sentimentale qu’impliquait l’affranchissement de la femme selon Enfantin. On sait que les audaces des Payennes, revendiquant l’affranchissement moral des femmes sous la forme de la satisfaction la plus complète des désirs charnels, restent l’exception. On n’oublie pas non plus l’isolement de Claire Démar qui a réclamé dans Ma loi d’Avenir « le droit au bonheur », « aux unions simultanées », de durée indéterminée, et qui, incapable de composer en constatant la contradiction de ses convictions avec la moralité courante et les tabous de l’époque, a préféré se suicider23. Pour E. Niboyet et ses collaboratrices du Conseiller, « la liberté est en nous, elles ressort de nous : la femme, encore esclave aujourd’hui, est libre autant que l’homme quand elle sait commander à ses passions ». Le lecteur de 1986 aurait beaucoup à dire sur le prix dont cette « esclave » paie sa « liberté » et sur cette « liberté » elle-même, si son propos était d’en discuter. Il lui paraît plus pertinent ici de mettre en évidence ce qui fait l’originalité du féminisme d’E. Niboyet, dès ses premières manifestations : le souci d’efficacité qu’elle a manifesté avec la création d’un « journal d’éducation pratique », utile à toutes les femmes, à l’ouvrière comme à la bourgeoise.
25Désireuse d’« instruire en amusant », la directrice du Conseiller place la réflexion pédagogique au premier plan de ses préoccupations : « Notre journal rendra un compte consciencieux de tous les modes d’enseignement et de leur application bien dirigée » (Prospectus). Ainsi dès le no 1 (2 novembre 1833), le récit d’une séance de mnémotechnie dans la salle du Grand Théâtre de Lyon permet à E. Niboyet d’affirmer que « la mémoire est semblable à un champ ; pour produire, elle ne demande qu’à être cultivée ». Dans le no 2 (9 novembre 1833) mention est faite d’une des œuvres « vraiment utiles » qui ont « enrichi notre siècle », Le Traité sur l’éducation progressive de Mme Necker de Saussure24. Dans le nouveau plan d’éducation envisagé pour les femmes (Conseiller, no 4, 23 novembre 1833, « Considérations sur l’éducation »), l’éducation « particulière, bornée au cercle de la famille, réservée en propre à la classe privilégiée » est critiquée : elle ne donne « aucune idée des relations sociales (...) avec elle, les deux plus grands leviers du progrès, l’émulation et l’amour-propre ne peuvent avoir d’action ». L’éducation «générale» au contraire répond au « besoin que les enfants ont de vivre ensemble », elle leur apprend la tolérance : « la vie est un échange de concessions et de sacrifices (...) en se mesurant à d’autres tailles, on trouve la sienne petite (...). L’émulation est particulièrement excitée dans les institutions mutuelles où chacun peut, à son tour, d’élève devenir professeur ». Si l’on instruit ensemble les filles du peuple et celles de la bourgeoisie, les secondes donneront aux premières les « bons exemples » du « langage pur » et des « douces manières ». Le principe contemporain de l’enseignement mutuel est invoqué au nom de la solidarité25 qu’il faut substituer à la traditionnelle rivalité féminine. Toute femme doit s’instruire pour être capable d’instruire à son tour d’autres femmes. C’est seulement ainsi qu’elle deviendra « de bonne foi, l’amie de son propre sexe » et qu’elle assurera le «progrès» de ce dernier : « les plus avancées aideront les plus faibles et favoriseront aussi ce grand mouvement intellectuel dont l’humanité attend les fruits ». Au contraire « le défaut d’harmonie entre les femmes sera toujours fatal à leur progrès ». En particulier quand la femme « abordera sérieusement la science et qu’elle cultivera tous les arts, lorsqu’avec plus de liberté, elle aura comme l’homme mille intérêts divers pour occuper son imagination active », l’amour (traditionnellement responsable de la rivalité entre les femmes) ne sera plus pour elle, comme pour les hommes, qu’un « épisode de la vie ». (Conseiller, no 1, 2 novembre 1833, « De l’avenir des femmes »). Les femmes doivent ainsi s’instruire pour être capables de « remplacer partout les professeurs auprès des jeunes filles (no 4, 23 novembre 1833) car les « leçons données par l’homme sont dangereuses » : leurs explications éclairent l’élève « d’une fausse lumière » et en conséquence « sèment le doute dans son esprit ». Un professeur homme ne sait pas « lui rappeler sans cesse cette chose si importante : le monde n’a pas de tolérance pour la femme ». L’institutrice au contraire « sait deviner le point où les leçons doivent s’arrêter ; femme, elle ménage cette pudeur délicate de l’âme, cette timidité de pensée dans lesquelles toutes les femmes puisent un sentiment si profond et si vrai de leur dignité (...) car l’éducation pour la femme doit toujours marcher de front avec l’instruction » (Conseiller, no 7, 14 décembre 1833, « Des femmes en général et de leur véritable émancipation »). Si la vie des femmes professeurs est alors difficile, c’est, affirme Le Conseiller, parce qu’elles sont « mal formées », à quelques exceptions près : elles doivent courir le cachet en essayant d’apprendre ce qu’elles ont à enseigner. En revanche des études bien dirigées prépareraient, pour les jeunes filles, des moyens d’existence en cas de célibat ou de veuvage :
« Plus que jamais aujourd’hui la carrière de l’enseignement est ouverte aux femmes. Moins brillante que celle des lettres et des arts elle est aussi moins dangereuse, en ce sens qu’elle n’exige pas la même exaltation de cœur et de pensée. Il faut au contraire pour l’enseignement le calme de la réflexion, des études sérieuses et positives. La femme professeur tourne dans un cercle circonscrit et toujours le même. Elle doit, elle peut inspirer la confiance aux familles ; moins en vue que la femme auteur et que la femme artiste, elle sort peu de la vie commune, aussi n’offre-t-elle pas autant de prise à l’envie et à la calomnie » (Conseiller, no 16, 15 février 1834, « Des femmes dans les diverses conditions de la vie », 2e article).
26Cette définition du métier de professeur, valorisé parce que compatible avec les « devoirs » des femmes selon la morale contemporaine, donne à voir, une fois de plus, le poids des tabous de l’époque et corrélativement les limites et les contradictions de l’émancipation féminine revendiquée par E. Niboyet. L’instruction des femmes est subordonnée à la morale que la société leur impose, bridée par les contraintes de cette morale. La justification du métier d’enseignante est d’être un avatar de la vocation « naturelle » des femmes à la maternité. A la femme professeur, comme à la mère de famille, est dévolue l’aptitude particulière, c’est-à-dire en fait l’obligation d’assurer l’apprentissage de leurs « devoirs », donc de l’ordre social, par les jeunes filles. L’émancipation féminine reste limitée quand les femmes sont réduites à « puiser » le « sentiment » de leur « dignité » dans la « pudeur délicate de l’âme » et la « timidité de la pensée »...
27Aussi bien y a-t-il pour la directrice et les collaboratrices du Conseiller un problème d’urgence : remédier au mal social en luttant contre l’ignorance, prévenir le crime en éduquant ceux qui « placés au dernier rang de la société, privés de tout », (...) expient (...) sur l’échafaud les torts de leur éducation » :... « pourquoi dans notre grande et populeuse cité n’y aurait-il pas combinaison d’efforts pour arriver à réaliser immédiatement quelque chose dans l’intérêt des masses ? » (Conseiller, no 8, 21 décembre 1833, « Éducation », 3e article, par la directrice, E. Niboyet). Le souci d’efficacité pratique et pédagogique immédiate se marque d’abord dans l’importance accordée et la place réservée dans le journal à l’apprentissage de la grammaire et de l’orthographe (selon une série de dialogues entre deux personnages féminins, Julie et Emma)26, car la langue est l’outil de la pensée et le moyen de la communication :
« C’est une nécessité de toujours, une condition de la vie, que rendre sa pensée par des mots. Les mots sont les membres du discours, le discours, c’est l’un des plus grands modes de manifestation de la vie sociale. Dire, écrire sa pensée, c’est partager avec autrui les trésors de son cœur, de son esprit, de sa raison, c’est traduire en mots tous ses actes, c’est aimer, voir, juger, raisonner (...). Raisonner, c’est apprécier non seulement la valeur des choses, mais aussi la valeur des mots (...). Parler et écrire avec pureté, voilà la première condition à remplir en éducation » (Conseiller, no 2, 9 novembre 1833).
28D’autre part le « projet de création de quatre salles d’enseignement » à Lyon (Conseiller, no 8, 21 décembre 1833, art. cit.) a pour but de « remplir une lacune » concernant les enfants « de sept à quinze ans »27. Ce projet d’enseignement primaire « n’est pas un rêve irréalisable ». En effet si dans la « ville immense » de Lyon (plus de 170.000 habitants) 100.000 donnaient quatre sols chacun pour fonder des écoles gratuites, la somme totale obtenue pourrait être répartie entre quatre écoles, deux pour les garçons, deux pour les filles. La ville ou les hospices pourraient « prêter quelques-unes des salles qu’ils ont de libres au centre de la cité ». Enfin il serait possible d’employer les enfants de ces écoles à de petits travaux dont on ferait « tourner le produit à leur profit » : « ils gagneraient de quoi se vêtir ». Dans le même article E. Niboyet annonce la fondation à Lyon (janvier 1834) d’« un Athénée spécial aux femmes et consacré à leur développement» :
« ... Toutes ne seront pas appelées à être membres titulaires de ce corps, mais toutes pourront assister aux cours qui y seront professés. Ce sera une tribune morale et intellectuelle ouverte à toutes les femmes (...) Il sera fait à l’Athénée des cours de morale à la portée des femmes auxquelles la nature et le sort ont fait petite part. Il y aura aussi de hauts enseignements où toutes celles qui se sentent force et puissance sont appelées.
Les dames membres de la société auront ensuite des réunions particulières pour lire des travaux qui leur seront soumis ou discuter les questions qui leur seront adressées. Chaque sociétaire paiera annuellement et d’avance, aux mains de la trésorière, la somme de 20 fr.
L’Athénée recevra en outre tous les dons qui lui seront faits ; les sommes en provenant serviront à l’achat d’une bibliothèque et de livres à l’usage du peuple ; ces livres seront distribués gratis en plus ou moins grand nombre, selon les ressources de la société. »
29Un compte rendu général des travaux de l’Athénée est prévu deux fois par an. Le Conseiller fera mention « succinctement » des séances « dont l’intérêt sera en raison directe des besoins sociaux ».
30Les hommes doivent-ils être « admis à professer certaines sciences encore bien ignorées des femmes » ? L’assemblée réunie en décidera par vote. Argument en faveur de cette admission (provisoire), l’espoir que « de ce concours d’efforts naîtraient de plus grands et de plus rapides progrès » : ces enseignements masculins dureraient « aussi longtemps que les femmes conserveraient leur timidité » mais, on peut l’espérer, « elles arriveraient bientôt à ne plus craindre le jugement des hommes quand elles auraient acquis le sentiment de leur valeur réelle ». Dans le Conseiller no 14 (1er février 1834, « De l’organisation de l’Athénée des Femmes à Lyon »), E. Niboyet exalte la nouveauté révolutionnaire de cette création où l’on voit « des femmes former au profit de leur développement une association morale et intellectuelle », (...) prendre possession « d’une partie de la science que les hommes semblaient s’être adjugée en totalité », (...) essayer d’« approprier » cette dernière « à (leur) langage afin de lui donner un caractère positif qui la rende saisissable à tous » (souligné dans le texte). Elle prévient les critiques suscitées par la création de l’Athénée28 : « si quelques pères, quelques époux suspectent notre foi, nous leur disons : pour nous juger, attendez-nous à l’œuvre, et si vos filles, si vos femmes, après nous avoir entendues, ne sont pas pour vous de plus aimables compagnes, pour leurs filles de meilleures institutrices, dites (...) que nous avons failli à notre mandat et travaillé par le mensonge à la disharmonie conjugale ». E. Niboyet ne tente pas moins de vaincre les réticences des femmes de la bourgeoisie qui n’ont pas répondu à son appel et n’ont voulu « prêter ni le secours de leur intelligence ni celui de leur bourse ». Il n’est pas question de choses « frivoles », le fonctionnement de l’Athénée n’offre rien qui puisse blesser l’honnêteté. Bien que des philanthropes, disposés à fonder alors à Lyon « un centre de lumière », aient proposé aux organisatrices de l’Athénée de se « réunir à eux pour supporter ensemble les frais de première installation », toutes les précautions sont prises : « heures et jours, tout sera différent et, comme nous l’avons déjà dit, chacune parmi nous pourra choisir son auditoire, le limiter ou l’augmenter de nombre selon son bon plaisir »... L’Athénée, précise E. Niboyet, se propose « une double action afin que ses travaux tournent au profit de toutes les classes » :
« À cet effet, et indépendamment des hauts enseignements qui seront professés, nous ouvrirons dans le courant de mars un cours de grammaire, un cours de lecture à haute voix et un cours de vocalisation. Ces trois cours réunis, d’où les enfants seront exclus, auront pour résultat : 1° de populariser parmi les femmes et partout dans la société le langage pur de la bonne compagnie ; 2° de donner du charme à la lecture en faisant sentir toutes les nuances des différents genres littéraires, harmonisant toujours la pause de la voix avec le sujet lu ; calculant l’espace de manière à donner toujours à la parole le temps d’arriver sans confusion à l’oreille auditive ; 3° la vocalisation sera pour nous un moyen d’arriver à la parfaite harmonie des sons, heureuses que nous serons de procurer à toutes les femmes des jouissances réservées jusqu’ici à une petite portion de la société ».
31Les enseignements « habituellement professés par les dames sociétaires» porteront sur : 1° un examen de la science sociale, 2° l’économie politique, l’éducation, l’histoire, la littérature et la morale, base de tout enseignement ». La création de l’Athénée doit contribuer à la transformation des mentalités, à faire disparaître en particulier l’« espèce de mépris que l’on affecte en général pour telle ou telle profession, honnête et utile cependant » ; à favoriser « la décentralisation littéraire » présentée dans les «statuts réglementaires de la société » publiés le 15 mars 1834 (Conseiller, no 20)29, comme une « nécessité »30.
32La « double action » poursuivie par E. Niboyet et ses collaboratrices explique la composition du Conseiller, « Journal de l’Athénée » (ibid., no 20). Les articles consacrés aux modes, à la littérature, les textes cités (de Marceline Desbordes-Valmore par exemple), les chroniques hebdomadaires de la directrice sur la vie artistique lyonnaise (concerts, théâtre, opéra, salons de peinture)31, plus spécialement destinés aux lectrices de la bourgeoisie, visent à leur « éducation ». La préoccupation morale demeure en effet au premier plan dans cette affirmation et cette mise en pratique du droit des femmes à « cultiver les beaux-arts et la littérature ». E. Niboyet se réjouit ainsi de constater que « le goût de la bonne musique » s’est développé à Lyon « depuis quelques années » car la musique « conduit les hommes aux plus hauts sentiments religieux, au dévouement le plus sublime » (...)· C’est l’« expression en sons du langage de l’humanité » (Conseiller, no 3, 16 novembre 1833, « Musique »). En revanche elle reproche au tableau de Joseph Guichard, Le Rêve d’amour32, de « ne pas se comprendre d’abord » (ibid.). C’est encore au nom de la fonction morale (voir moralisante) de l’art qu’elle établit des priorités, remplaçant alors sa chronique théâtrale du 26 avril et du 3 mai 1834 (Conseiller, no 25, 26) par des contes «moraux» : « Les événements d’avril ont pendant quelques jours jeté tant de tristesse dans notre âme que nous n’avons pu prendre sur nous de parler plaisir à nos lectrices » (souligné par nous). Constatant avec amertume la désertion des habitués du Grand Théâtre, elle dénonce la vanité bourgeoise qui consiste pour certains lyonnais à « avoir un premier théâtre bien monté pour la satisfaction de (leur) amour-propre, comme certaines gens qui ont des salons dans lesquels ils n’entrent jamais » (Conseiller, no 31, 7 juin 1834). Complémentairement à ces rubriques culturelles à destinataires de la bourgeoisie, Le Conseiller comporte des séries d’articles qui visent à éduquer les ouvrières ou à faciliter la tâche de celles qui ambitionnent de les éduquer. L’inspiration en est manifestement le souci constant de contribuer à construire la paix sociale, d’une part en luttant contre l’ignorance, source de criminalité, par l’instruction, l’éducation et la moralisation des femmes des classes laborieuses, d’autre part en faisant appel à la générosité de la bourgeoisie libérale pour la convaincre d’assumer cette tâche réformatrice et d’œuvrer pour le progrès social, selon le raisonnement que la reconnaissance empêchera le bénéficiaire du bienfait de se dresser un jour contre son bienfaiteur... Il s’agit d’abord d’aider immédiatement les ouvrières à être de meilleures ménagères et de meilleures mères de famille :
« Tous les procédés économiques applicables aux moindres ménages seront soigneusement indiqués. Des recettes pharmaceutiques d’une grande simplicité, enseigneront aux mères la médecine préventive et la thérapeutique rationnelle ». (Prospectus).
33Le Conseiller rendra « un compte consciencieux » (...) « des divers moyens qui pourront être indiqués aux mères de famille pour l’allaitement des enfants, le sevrage, la première éducation et successivement toute la vie »33. Dès le no 2, Louise Amon consacre un article au « Premier âge, Considérations sur les causes de maladie et de mort des enfants nourris dans les villes » (9 novembre 1833). Préjugés et ignorance sont les causes de la mortalité infantile élevée :
« ... C’est à l’inexpérience des éducatrices de l’enfance que sont dus tant d’êtres inutiles à la société et à charge à eux-mêmes. Notre constitution et notre bonheur de toujours sont liés à nos premières années ; c’est donc aux mères que doivent s’adresser nos conseils : nous ne les leur épargnerons pas »34.
34L’éducation morale des mères ouvrières commence par l’apprentissage de l’hygiène. Encore faut-il que ceux qui administrent la cité acceptent de prendre des mesures pour l’assainir, Lyon étant scandaleusement insalubre. Pour le Conseiller35, comme pour tous ceux qui tentent alors de remédier au mal social, la moralisation des masses passe par un urbanisme rénové. Et de louer les « salles d’asile en général et celles de Lyon en particulier » (no 21, 22 mars 1834) qui permettent « à la femme du pauvre de consacrer de longues heures au travail sans craindre pour la santé de son petit enfant un abandon auquel semble le condamner sa naissance». Les contes moraux parus dans le Conseiller (« Georges » dans le no 3, « La vieille Madeleine » dans le no 6...) ont pour fonction de convaincre les lectrices de la primauté de cette fonction éducative des mères. Dans le no 1, l’extrait de The Frugal Housewife, histoire édifiante éditée aux États-Unis, montre que « l’éducation religieuse est le meilleur refuge contre le malheur et la pauvreté ». « La Blanchisseuse riche et la pauvre Brodeuse », (conte qui remplace la chronique théâtrale des no 25 et 26, à cause de « la tristesse des événements d’avril » 1834), enseigne que « l’ordre et l’économie chez les femmes offrent plus d’avantage que le gain ».
35En faisant de la « sollicitude » pour « la fille du peuple » une des priorités du Conseiller, E. Niboyet et ses collaboratrices désirent remédier à une des « maladies sociales les plus misérables», la prostitution. Elles en dénoncent les fondements économiques36 : même quand elles peuvent fréquenter les «écoles gratuites », on n’apprend aux petites filles pauvres qu’un métier manuel qui ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins. En admettant qu’un homme pauvre comme elles consente à les épouser, le mariage n’est pour elles que « l’association de deux misères ». À peine sorties de l’adolescence, elles sont « exposées à tous les dangers » (no 23, 5 avril 1834). Louise Maignaud, auteur de l’article, dénonce le fait que « l’impunité est toujours adjugée au vrai coupable tandis que la victime est sacrifiée à l’opinion publique qui la flétrit à tout jamais ». Il faut donc « plaindre » celles dont la « chute » et la « dégradation » sont « inévitables » et en « avoir pitié »... Mais on ne peut aller jusqu’à demander pour elles « une réhabilitation devenue désormais impossible » :
« Cette femme ainsi tombée ne peut reprendre rang parmi les femmes, quelles que soient les modifications apportées à son sort ; un hospice et du pain pour ses cheveux blancs qui ne devront jamais être salués d’aucun respect, c’est tout ce que le cœur le plus philanthrope puisse lui souhaiter».
36D’où la nécessité de prévenir la prostitution. Les moyens préconisés par le Conseiller sont d’une part une meilleure éducation, d’autre part un travail mieux rémunéré : « Il faudrait d’abord qu’on formât mieux leur cœur et leur intelligence et qu’on rétribuât mieux leur industrie ». La solution économique et politique du problème n’étant pas de son ressort, de son propre aveu – (ses appels à la « générosité » des employeurs en témoignent) –, le Conseiller met l’accent sur la nécessité de l’éducation morale des ouvrières, afin de les « armer contre les dangers de la séduction ». Aussi appelle-t-il « l’attention des mères de famille et des personnes chargées de la direction des écoles « sur un ouvrage » destiné à répandre les lumières de la raison parmi les classes ouvrières », celui du colonel Rancourt, « un homme de bien »... Car « l’homme qui s’égare a pour lui l’opinion et le monde, tandis que la femme dans la même situation « a contre elle le monde et l’opinion ». Même celle qui se repent est rarement réhabilitée : « l’injustice du plus fort le veut ainsi, elle le voudra longtemps ainsi ». Confrontées au problème de la misère des ouvrières et de son corollaire, la prostitution, E. Niboyet et ses collaboratrices sont condamnées à l’impuissance et au malaise, réduites à projeter sur une expérience, étrangère à la leur, et qui est d’abord celle de la survie quotidienne, leur propre obsession (bourgeoise) de la faute irrémissible.
37C’est dire ici, encore une fois, l’impact de la morale et de l’idéologie contemporaines sur la représentation que ces pionnières du féminisme ont eue d’elles-mêmes, de leur statut de femmes dans la société, prisonnières malgré tout du mythe qu’elles ont tenté de récuser, celui de « la nature » de « la femme ». Leur expression est à cet égard révélatrice. Elles n’ont pu penser l’émancipation des femmes qu’en se référant à une essence de la femme et non à une histoire des femmes, attribuant à « la nature » ce qui est en fait le produit d’une tradition culturelle. De la même façon, le féminisme de la Voix des Femmes en 1848 a été caractérisé par la référence à la définition intemporelle et an-historique de « la nature » de « la femme », de sa « vocation » et de ses qualités spécifiques, ainsi que par le même moralisme d’inspiration chrétienne. Les féministes de 1848 en effet n’ont pas été moins désireuses de se garder de tout soupçon, d’affirmer leurs bonnes intentions, de démontrer inlassablement la justesse et la justice de leurs revendications et de prouver qu’elles méritaient leurs droits par l’accomplissement rigoureux de leurs devoirs37. Il ne pouvait alors en être autrement et l’on ne saurait s’en étonner quand on constate la résistance tenace de cette référence à une essence féminine, encore aujourd’hui dans la réflexion féministe. Certes on a beau jeu de dénoncer l’illusion d’E. Niboyet et de ses collaboratrices affirmant que leur « cause est trop juste pour qu’elle ne triomphe pas dans un proche avenir de quelques préjugés surannés qui doivent tomber devant une coalition pacifique (...) (et que) victime de la force, la femme ne répond pas par la force mais doit convaincre par le raisonnement et la justice de son droit ». C’est oublier l’audace qui consistait à affirmer précisément la « justesse » de cette cause et à recourir au pouvoir du raisonnement des femmes pour défendre leur droit, à un moment où on les considérait le plus souvent comme « un meuble de salon » et où la loi les empêchait « de prendre aucune part aux affaires publiques et administratives ». Une note d’E. Niboyet le rappelle (no 7, 14 décembre 1833) : « Ce fait est tellement vrai qu’il nous a été impossible à nous, propriétaire et directrice du Conseiller des Femmes, d’éluder la loi qui veut que tout journal périodique ait un gérant mâle » (Léon Boitel). Les principes énoncés sur la nécessité de donner à chacun des deux sexes une éducation séparée et spécifique, sur le danger d’un enseignement masculin pour les jeunes filles, sur le primat de l’éducation morale, non de la formation intellectuelle de ces dernières, sont aujourd’hui périmés. Il n’empêche que, repris par Victor Duruy à la fin du Second Empire38, ils ont, pendant des décennies, inspiré l’organisation de l’enseignement féminin. Le projet éducatif lyonnais d’E. Niboyet, qui fait de l’instruction pour tous la condition d’une plus grande justice sociale et défend le principe des bibliothèques populaires, préfigure, dans ses grandes lignes, le programme réalisé par Jules Ferry sous la Troisième République. Quant aux raisons invoquées pour justifier la vocation « naturelle » des femmes à l’enseignement, elles ont fait long feu..., et il a fallu d’autres pionnières, au XXe siècle, après la seconde guerre mondiale, pour que l’opinion commune en vienne à admettre qu’une femme n’était pas nécessairement vouée au malheur si elle préférait au métier de professeur la carrière des lettres ou des arts39. En revanche la défense de la paix, la nécessité de la solidarité des femmes entre elles, sont des valeurs que ne devait cesser de promouvoir le féminisme jusqu’à aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Celle de Nelly Lieutier dans Biographies féminines contemporaines, publiées par La Vie domestique, Revue de la famille, cité par Fernand Rude dans son étude sur E. Niboyet (Colloque Flora Tristan, Dijon 1984). Nous remercions F. Rude pour les renseignements qu’il nous a aimablement communiqués.
2 Voir les allusions à ces années de formation dans Le Vrai Livre des femmes, Paris, E. Dentu, 1863, pp. 226-227 (« A mes lecteurs et lectrices») : « J’habitais alors Paris, où j’étais arrivée le (...) 4 novembre 1829. La Charte de 1830 donnait à la France des garanties de liberté qui réveillèrent le patriotisme national et remplirent d’ardeur la jeunesse. Diverses écoles philosophiques surgirent, qui élevèrent des chaires où d’habiles professeurs, par le charme de leur entraînante parole, faisaient acclamer leurs doctrines : ils étaient si convaincus, si convaincants, ils ouvraient à l’esprit des horizons nouveaux. Chacun, en ce temps-là, étudiait, discutait les théories qui élevaient Moïse au-dessus de Jéhova, et le Christ au-dessus de Moïse, pour remonter à. Dieu, force co-éternelle de laquelle tout diverge et vers laquelle tout converge.
Ce courant d’idées nouvelles eut son apogée ; mais la politique gouvernementale modéra bientôt ce qu’elle avait autorisé d’abord, et l’activité humaine, forcée de se créer un autre point d’appui, socialisa l’industrie et lui imprima ce grand mouvement qui a élevé au double de leur valeur les objets de consommation » (en italique dans le texte).
3 Cf. Religion saint-simonienne, Prédications, IX, Les Femmes in Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, réimpression de l’édition E. Dentu, 1865-1878, Aalen, Otto Zeller, 1964.
Maria Teresa Bulciolu, L’École saint-simonienne et la Femme, Notes et Documents pour une histoire du rôle de la femme dans la société saint-simonienne (1828-1833), Goliardica, Pisa, 1980, p. 13 sq.
4 Cité par F. Rude, art. cit., souligné par nous. F. Rude souligne l’intérêt des lettres qu’après avoir quitté Paris, E. Niboyet adresse alors à Jules Lechevalier, saint-simonien passé au fouriérisme (Archives Nationales 10 A S 41. Lettres du 16-7-1832 et du 20-2-1833).
5 E. Niboyet, Le Conseiller des Femmes, Lyon, Boitel, 1833-1834, BM. Lyon, no 356011.
Le Conseiller était relativement bon marché : 10 F pour 52 numéros annuels ; La Femme libre, fondé en août 1832 à Paris par des ouvrières, (Jeanne Deroin, Suzanne Voilquin...), coûtait 15 centimes le numéro. En revanche Le Papillon, journal lyonnais s’adressant aux femmes de la bonne société, fondé en 1832 par un groupe « d’hommes du monde, de lettres et d’artistes », coûtait 24 F (BM. Lyon, 5720.) Le Papillon ne s’intéressait qu’à la littérature, à la musique, à la peinture, au théâtre et à la mode. Selon son prospectus publicitaire, le journal devait être clair et léger comme les ailes d’un papillon et ses numéros multicolores conçus pour le plaisir de l’œil !
Le Conseiller « est fondé par actions portant intérêt à cinq pour cent. Il y a des actions de 100 francs et des demi-actions de 50 francs. On se les procure au bureau du journal » (Prospectus, p. 6.)
6 À noter toutefois l’article de Laura S. Strumingher, « Mythes et réalités de la condition féminine à travers la presse féministe lyonnaise des années 1830 », Cahiers d’Histoire, t. XXI, 1976, 4, pp. 409-424.
7 Cf. Le Vrai Livre des femmes, pp. 241, 242, 243 :
« Constamment préoccupée du sort des femmes, je me suis demandé, dans le calme de ma solitude, par quel moyen on pourrait efficacement leur venir en aide, et contribuer à leur bien-être commun. Il m’a paru démontré que la publication d’un bon journal atteindrait ce but (...). Je lui donnerais le titre de Journal pour toutes. C’est en effet à toutes qu’il s’adresserait (...).
Les journaux adressés aux femmes sont de simples courriers de modes qui traitent tout du haut de leur légèreté, sans le moindre examen. Le Journal pour toutes, dans sa partie sérieuse, étudierait les questions d’intérêt commun au point de vue moral, intellectuel et matériel, discuterait sans aigreur pour concilier, non pour irriter. Sa rédaction prendrait à tâche d’être claire sans pédantisme, sage sans austérité (...).
Le Journal pour toutes ne serait point une tribune pédagogique mais un conseiller, un ami, soigneux de simplifier les formules pour les faire comprendre. Il prendrait pour devise : Instruire en amusant, amuser en enseignant » (en italique dans le texte).
E. Niboyet a cherché pendant deux ans des capitaux pour fonder ce journal, le premier numéro paraît le 29 octobre 1864 ; il y aura 124 numéros ; le journal durera, avec deux interruptions jusqu’à la fin de 1867. Parmi les collaboratrices d’E. Niboyet, Nelly Lieutier (cf. supra, n. 1).
8 « De l’avenir des femmes », Conseiller, no 1, p. 4 ; souligné par nous ; article signé par la romancière lyonnaise Louise Maignaud. Cf. « De l’avenir des femmes », 2e article, ibid., no 3, 16 nov. 1833 :
« De toutes les idées nouvelles surgies du monde pensant, il n’en est aucune qui ait excité plus de rumeur que celle dont le but est de démontrer à tous le triste sort de la femme, considéré dans toutes les phases de la vie, et dans les différentes positions sociales où le hasard de la naissance et des circonstances peuvent l’avoir placée. Essayer de tracer un tableau fidèle des abus qui se sont glissés dans nos mœurs, c’est là aux yeux du plus grand nombre, prétendre lever l’étendard de la révolte, et l’on ne saurait aborder une semblable question sans froisser mille susceptibilités et sans entendre mille voix crier anathème». (souligné par nous).
9 Cf. F. Rude, Les Révoltes des Canuts, 1831-1834, Maspéro, 1982, pp. 106-107 : La naissance d’une presse ouvrière, L’Écho de la Fabrique, est le principal résultat du mouvement d’octobre 1831. L’Êcho ne cesse de revendiquer le droit d’association et de coalition ainsi que le droit au travail. Il a para du 30 oct. 1831 au 4 mai 1834. Le numéro 2 (6 nov. 1831) reproduisait quelques passages d’un ouvrage saint-simonien, le numéro 8 cite Le Globe, en 1832 le saint-simonien lyonnais Arlès-Dufour collabore assidûment à L’Écho. Dans l’article du 23 juin 1833 sur la « condition des femmes au dix-neuvième siècle », Jullien s’appuyait sur la prédiction d’Enfantin et de Fourier (sans nommer ce dernier) pour souhaiter « des réformes profondes dans l’éducation, dans la législation, dans le système économique » qui permettraient à la femme d’échapper à « la dépendance d’un seigneur et maître » et de « trouver une position qu’elle ne devrait qu’à elle-même » (Ibid., p. 122).
10 Cité dans la réponse de Louise Maignaud, Conseiller, no 11, 11 janvier 1834, « Un mot au Réparateur ». L. Maignaud rappelle que le but du Conseiller est « d’exercer une action moralisante sur la femme et non de lui imposer telle ou telle croyance »... « Nous avons annoncé formellement dès les premiers numéros de notre feuille que la morale de l’Évangile serait notre guide ; mais nous avons dit aussi que nous respecterions toutes les convictions ; l’exemple de Jésus, nous admettons également le Pharisien et le Publicain dans le temple (...). Nous ne lancerons jamais anathème sur aucune femme ; car nous nous souviendrons toujours et nous enseignerons cette maxime, que filles de Dieu ainsi que nous, elles sont toutes nos sœurs ».
11 « À nos lectrices », Conseiller, no 38, 26 juillet 1834 ; E. Niboyet annonce la prochaine disparition du journal.
12 Le mot d’Enfantin est cité par Michel Chevalier dans sa proclamation du 23 novembre 1832 : « Nous quitterons Paris, la ville de la consommation et du luxe (...). Nous irons là où un million de bras se meuvent quatorze heures par jour dans un même but, produire ». La révolte des Canuts lyonnais en novembre 1831 avait appelé l’attention des saint-simoniens. Pour la propagande saint-simonienne qui se développe alors à Lyon, voir F. Rude, op. cit., pp. 78-82.
13 Ibid., p. 84, rapport cité sur les « différentes sociétés secrètes établies à Lyon » : « À force de sollicitations, quelques saint-simoniens sont parvenus à trouver du travail dans différents ateliers et partout leur entrée n’a pas tardé d’être signalée par quelques coalitions ou quelque désordre ; celle des ouvriers fondeurs leur est justement attribuée. Peu accoutumés à un travail aussi pénible, ils ont persuadé à l’ouvrier, habitué à cette peine depuis quinze ans, qu’il ne gagnait pas assez et qu’on devrait augmenter le salaire. De là coalition pour forcer les chefs de manufacture à payer une augmentation ».
14 Voir F. Rude, op. cit., « La sanglante semaine », pp. 134-174.
15 Conseiller, no 38. Souligné par nous. Le no 1 de La Mosaïque paraît le 11 octobre 1834. Cf. « Avis » (Conseiller, no 44, samedi 6 septembre 1834) : « Le Conseiller des Femmes cesse de paraître à dater de ce jour, pour être remplacé par La Mosaïque lyonnaise ».
16 On sait comment le Duc d’Orléans et le maréchal Soult ont fait régner l’ordre à Lyon après les troubles de novembre 1831. Lyon a été alors entouré d’une ceinture de fortifications tournées contre un ennemi intérieur, « en prévision d’une nouvelle attaque à main armée des ouvriers contre nos institutions » (Voir F. Rude, op. cit., pp. 65-70).
17 Cf. le témoignage d’Amédée Gaud de Roussillac (E. Niboyet, Lyon vu de Fourrière, Lyon 1835, pp. 561-562).
18 Cité par F. Rude, op. cit., p. 75.
19 Cf. la position d’Enfantin à cet égard. Il se fonde sur la phrase attribuée à Saint-Simon (« L’homme et la femme, voilà l’individu social ») pour dire que l’émancipation de la femme ne se fera pas sur le mode individuel mais à l’intérieur d’un couple caractérisé par la complémentarité d’attributions différentes et l’union harmonieuse de la puissance rationnelle de l’homme et les pulsions sentimentales de la femme.
20 Cf. le conte de Louise Maignaud « Le mari au café, la femme à la maison » (Conseiller, no 23, 5 avril 1834). La solitude et le désarroi de Caroline, la mal mariée, ne profitent pas au séducteur potentiel. Elle est « malheureuse », mais « jamais coupable ».
21 Enfantin, sans être nommé, fait partie des hommes dont les femmes doivent se méfier, bien qu’ils « s’enflamment » pour leur cause : « Ils pourraient nous entraîner, avec ou sans mauvaise volonté, dans une fausse voie si nous les laissions faire. (...) Ce sont nos amis les ennemis, et c’est d’eux, par-dessus tout, que nous devons nous défier. Descendant en droite ligne du serpent tentateur, ils possèdent, par héritage, l’art des raisonnements spécieux et ils savent donner au mensonge l’apparence de la vérité prouvée »... Leur « bon sens » aidera les femmes à ne pas se laisser aveugler par les propos de ceux qui, se disant « entièrement dévoués à la cause des femmes », raisonnent pour établir une « parité parfaite » de la femme et de l’homme : selon eux l’homme est aussi propre que la femme aux soins du ménage, la femme a droit à être jugée par ses pairs ; donc les femmes doivent songer à former plus tard des jurys (...). De là la nécessité pour elles de se mêler de la fabrication des lois (...) par conséquent d’avoir une chambre des députés, une chambre des pairs, de postuler pour les portefeuilles et pour les différents emplois de la magistrature »... Le Conseiller affirme que « l’ambition » des femmes « n’est pas si haute ni si avide »... « Sans former de jurys, sans postuler de portefeuilles, sans avoir une chambre de pairs et de députés, les femmes par leur bon sens droit, influenceront, comme épouses et comme mères, la fabrication des lois »... (Conseiller, no 11, 11 janvier 1834, « Des femmes en général et de leur véritable émancipation », 3e et dernier articles).
22 C’est seulement parmi les femmes de la bourgeoisie qu’on trouve alors de véritables féministes. « En effet, selon Marguerite Thibert, qui a dépouillé l’importante correspondance du fonds saint-simonien », il y a souvent à l’origine de l’adhésion des membres de la classe ouvrière, l’espoir de voir leurs enfants élevés par la société ou une amélioration immédiate du sort de la famille. D’autres y cherchaient un réconfort moral, une atmosphère de chaude solidarité ». (Maïté Albistur, Daniel Armogathe, Histoire du Féminisme français, Éditions des Femmes, 1977, t. 2, p. 421.
23 Ibid., p. 421.
24 « L’extrême sévérité » est un moyen dangereux car elle permet d’obtenir l’obéissance, non l’affection : si le maître se fait aimer de ses élèves, ils « suivent en toute confiance la règle de conduite qui leur est tracée » ; au contraire « si on les opprime, ils dissimulent et faussent leur nature toutes les fois que leur intérêt leur indique de le faire ». En outre le maître qui a « en tutelle des êtres dont la raison n’est pas formée » doit « rendre sa parole claire et intelligible pour tous » (no 27, 10 mai 1834). Le Conseiller, no 28, 17 mai 1834, s’intéresse aux travaux de M. Iahwinski dont les méthodes « facilitent aux plus pauvres de temps et d’intelligence l’acquisition de connaissances généralement nécessaires, et mettent à la portée des masses les enseignements de l’histoire » : la méthode inventée par M. Iahwinski doit « développer dans les enfants une grande puissance de mémoire, puisqu’il s’attache à faire passer des impressions par les sens ». Son Abrégé chronologique de l’Histoire universelle a été recommandé dans le no 19, 8 mars 1834 : il a rendu « amusante l’étude de la chronologie ». Or l’étude de l’histoire permet d’acquérir les « préceptes d’une saine morale » ; cf. no 1, 2 novembre 1833 : « L’histoire nous montre de vaines gloires à mépriser, des vertus à acquérir, des crimes à déplorer, des passions à proscrire, ne perdons pas le fruit que nous pouvons en tirer ». Le no 30, 31 mai 1834, annonce « des expériences de physique et de chimie, cours professés dans l’intérêt des dames », au prix « modique » de 50 fr, par M. Camille Rey, Cours Morand no 2 bis, aux Brotteaux. Le no 39, 2 août 1834, présente L’Interprète, journal anglais, français et italien, destiné à « remplacer en toutes choses les professeurs de langues », selon une « méthode qui rentre en beaucoup de points dans la méthode Jacotot ».
25 Cf. Prospectus : « Afin de hâter par tous les moyens le progrès des femmes, nous engageons toutes celles qui peuvent en quelque manière collaborer à notre œuvre, à se mettre en rapport immédiat avec nous ». C’est aussi au nom de la solidarité que les femmes doivent « protéger de leur approbation active » les femmes auteurs. Cf. Prospectus : « Notre journal rendra compte (... des ouvrages de femmes envisagés comme travail de littérature ou de morale ». Une Biographie des Sages-femmes célèbres est annoncée (no 8, 21 décembre 1833) : « on souscrit au Bureau du Conseiller » qui consacrera un article à cet ouvrage.
26 Cf. Prospectus : « Des observations grammaticales, des solutions simples sur les règles des participes français seront données de manière à ce que chacun puisse en faire, à son profit, l’application immédiate ». Dans les dialogues, Julie est chargée de l’exposition, Emma de l’objection. Voir no 7, 14 décembre 1833, no 13, 25 janvier 1834... Le no 38, 26 juillet 1834, comporte une note sur un « livre utile qui peut faciliter aux enfants l’étude de l’écriture » (de M. Cassin, « à l’usage des instituteurs primaires). Le Traité de Lecture a rendu « de grands services dans toutes les écoles de la capitale ». Est signalé Le Petit Libraire Forain, publié « dans l’intérêt des enfants contre les croyances superstitieuses du peuple ».
27 À propos de la mise en place difficile de l'instruction primaire sous la Monarchie de Juillet, voir A. Prost, L’Enseignement en France 1800-1965, A. Colin, 1968, p. 92 : la loi Guizot 28 (juin 1833) fait de l’obligation imposée aux communes de fonder des écoles une réalité effective. Si elles ne dégagent pas les ressources nécessaires, une ordonnance royale peut inscrire d’office à leur budget une imposition spéciale ; au cas où cette imposition de quatre centimes additionnels, volontaire ou non, ne suffirait pas, les départements et l’état fourniront le complément. Mais la surveillance de ces écoles, demeurée aux mains des notables locaux (maire, curé...) s’avère inefficace pour le développement de l’instruction ; par ordonnance du 26 février 1835 un inspecteur départemental doit être nommé ; en 1837 on lui accorde des sous-inspecteurs pour l’assister ; enfin avec l’ordonnance du 18 novembre 1845 l’inspection primaire et l’inspection académique sont nées ; des fonctionnaires vont voir périodiquement ce qui se passe dans les écoles. Le projet d’E. Niboyet en 1833 est bien inspiré par le sentiment d’un besoin urgent.
28 Cf. Conseiller, no 19, 8 mars 1834 « Sur l’Athénée des Femmes tout récemment établi à Lyon » : « Il doit y avoir certainement une portion de la société qui a mal interprété les intentions des membres de l’Athénée des Femmes, c’est celle des mal informés, mais pour celle-là, il y aurait trop à faire pour qu’on doive s’en occuper. Avec elle il y aurait d’abord à détruire puis à instruire, il vaut mieux les ignorants ».
29 La gratuité des cours professés à l’Athénée est précisée. « Ces cours seront d’abord particuliers aux femmes et nulle ne pourra en admettre l’entrée à un homme si elle n’a pas préalablement obtenu l’autorisation de la commission qui jugera si elle doit convoquer à cet effet une assemblée générale ».
30 « Les Lettres et les Beaux-arts ont beaucoup à se plaindre de l’influence exagérée de Paris (Conseiller, no 10,4 janvier 1834).
31 Modes (cf. Prospectus, « Les modes comme objet de goût auront place dans ce journal) : « Foulards imprimés (lyonnais) pour robes d’hiver », Conseiller, no 3, 16 novembre 1833 ; « Modes de Paris », ibid., no 4, 23 novembre 1833 ; « Modes fashionables », no 8, 21 décembre 1833...
Littérature : « Un nom pour deux cœurs », poème de Marceline Valmore sur l’union du couple. Est cité à la suite un poème de Prosper Valmore inspiré par son attachement à son épouse Marceline, avec ce commentaire : « Nous croyons faire plaisir aux lectrices en plaçant après les vers si doux de Mme Valmore les vers si tendres qu’elle inspira à son mari longtemps après leur union. C’est un moyen de faire l’éloge des deux époux » (no 3, 16 novembre 1833 ; « L’âme », poème de Marceline Valmore, annonce de L’Atelier du Peintre, « dernier roman » de la même, no 4, 23 novembre 1832. « Le Miroir », Fragment d’un voyage en Béarn au XVIe siècle » par Mme Desbordes-Valmore, no 8, 21 décembre 1833 ; Vers d’Ondine Valmore, fille de la précédente, sur la douleur de Lamartine causée par la mort de sa fille (no 29, 24 mai 1834 ; article sur le poète écossais Robert Burns, no 38, 26 juillet 1834.
Théâtre (une rubrique lui sera consacrée « toutes les fois que les mœurs pourront y puiser un exemple ou une critique ») : annonce de la «rentrée de M. Valmore dans La Tour de Nesle », no 12, 18 janvier 1834 ; « M. Valmore a reparu dans Louis XI et jamais personnage n’a été mieux rendu », no 13,25 janvier 1834.
Opéra : sur la représentation de Tancrède « opéra de Rossini, au Grand Théâtre de Lyon », no 14, 1er février 1834 ; première représentation de Robert le Diable « au Grand Théâtre », no 21, 22 mars 1834.
Peinture : Salons lyonnais, articles sur Gros-Claude, Guindrand, no 4, 23 novembre 1833, sur Diday, no 6, 7 décembre 1833, sur Biard, Calame, Mme Munier-Romilly, no 8, 21 décembre 1833, sur Court, no 10,4 janvier 1834.
32 Alors que la peinture lyonnaise au XIXe siècle était étroitement liée à l’atelier d’Ingres, Joseph-Benoît Guichard (1806-1880) fait figure de transfuge. Il a débuté avec Revoil qui le dirigea vers l’atelier d’Ingres mais sa grande toile intitulée Le Rêve d’amour (Lyon, Musée des Beaux-Arts), dont la réalisation fut encouragée et guidée par les conseils de Delacroix, consomma, après force tensions et discordes, sa rupture avec le maître « vénéré » de la plupart des peintres lyonnais (Madeleine Vincent, La Peinture Lyonnaise du XVIe au XXe siècle, Albert Guillot, Lyon 1980, p. 106).
33 « Une analyse des meilleurs traités anglais, sur cette matière, ajoutera encore à l’utilité de notre œuvre ».
Parmi les « procédés économiques » sont indiquées des recettes pour enlever des taches de cambouis, d’encre, pour « raviver les couleurs abîmées » ; des « secrets de ménage » (remèdes contre les brûlures, les gerçures des mains) ; des poudres pour les dents...
34 « Ce que nous avons traité aujourd’hui d’une manière rapide, sera successivement examiné dans les moindres détails, et dans un ordre tel que chacun puisse le comprendre, en choisir l’enchaînement et le faire tourner au profit de son bonheur » (Conseiller, no 2, 9 novembre 1833). Cf. no 7, 14 décembre 1835, « Premier âge, 2e article, Allaitement» (par Louise Amon), no 14, 1er février 1834, 3e article sur l’allaitement (soins à prendre, nourriture des mères, choix d’une nourrice si la mère ne peut allaiter elle-même, doit-on bercer l’enfant ? – ses premiers vêtements, sa toilette, usage souhaité en France de la nursery, à condition que ce ne soit pas « un misérable petit grenier » comme en Angleterre). Un Manuel des nourrices (par Élisabeth Celnart, collaboratrice du Conseiller, « à la portée de toutes les bourses ») est annoncé dans le no 24, 19 avril 1834 ; cet ouvrage devrait « devenir le vademecum de toutes les jeunes mères » : « Toutes les femmes seront convaincues que pour conseiller une femme, il n’est rien de tel qu’une femme ».
35 Cf. no 31, 7 juin 1834 « Améliorations sociales. Assainissement de la ville » ; Sont critiqués les abattoirs, les tanneries, les triperies au centre de la ville, « dans les quartiers les plus populeux », les égoûts mal entretenus de l’Hôtel-Dieu, les mes étroites, les maisons élevées (« Ici on bâtit pour placer son argent »)...
36 On sait qu’en 1848, E. Niboyet publiera dans la Voix des Femmes, no 11, le texte (intégral) envoyé par une ouvrière au gouvernement le 31 mars : « On se plaint de l’immoralité des femmes. Comment veut-on qu’il en soit autrement quand, après avoir travaillé toute une journée, elle se trouve avoir gagné douze, quinze ou vingt sous au plus. (...) Nul doute (...) que si la pauvre créature avait gagné de quoi se suffire... elle serait restée bonne et honnête ! Mais quelle profession donner aujourd’hui à une jeune fille pour la garantir de la misère, partant du déshonneur ? » Cf. Voix des Femmes, no 14, 3 avril : nécessité de l’organisation du travail féminin, revendication du modèle de l’association, critique du système des intermédiaires qui volent les ouvrières (les auteurs de l’article, deux ouvrières, le démontrent chiffres à l’appui).
Après la fermeture du Club des Femmes et la disparition de la Voix des Femmes, E. Niboyet, repliée sur Lyon, a tenté d’organiser, selon des statuts très précis, une Association fraternelle de deux cents ouvrières environ, société coopérative de production et de consommation, dans le quartier Saint-Georges : « Ce n’est point une œuvre communiste... Chacune selon sa capacité recevra le juste prix de son travail et concourra au bien-être de toutes ». Il était prévu également de consacrer une heure par jour à l’instruction (Cf. F. Rude, art. cit.).
37 Cf. Geneviève Fraisse, « Les femmes libres de 48, Moralisme et féminisme», in Les Révoltes logiques, no 1, hiver 1975, pp. 23-50.
38 Les cours secondaires conçus par V. Duruy n’ont pas pour but de préparer les jeunes filles à exercer une profession mais de combler le fossé intellectuel entre les sexes. Comme le dira Jules Ferry dans son discours de la salle Molière en 1870, « l’union des âmes » était « impossible » dans ces conditions. On voudra développer chez les jeunes filles l’habitude de raisonner positivement pour que hommes et femmes parlent un langage commun. (A. Prost, op. cit., pp. 264, 268-269).
Il est utile de rappeler le cas de Julie Daubié. En 1861, après plusieurs tentatives infructueuses pour se faire inscrire au rectorat de Paris, elle parvient à s’inscrire au baccalauréat de Lyon et devient la première bachelière. Le Ministre de l’Éducation nationale s’opposera longtemps à la remise de son diplôme par crainte de ridiculiser son ministère (M. Albistur, D. Armogathe, op. cit., t. 2, pp. 479-480).
39 Cf. Conseiller des Femmes, no 12, 18 janvier 1834 « Des femmes dans les diverses conditions de la vie » : « ... Quel espoir de bonheur peuvent donc conserver les femmes que leur vocation entraîne dans la carrière des lettres et dans celle des arts ? Ce serait à elles surtout qu’il faudrait répéter sans cesse : Pour être heureuse, cache ta vie ! (en italique dans le texte) (...). Pour ces intelligences-là, il faut l’espace, la liberté entière ! L’espace et la liberté entière sont refusées à la femme ! (...) C’est donc toute une vie de souffrances qu’embrasse la femme qui se dévoue aux lettres ou bien aux arts (...) comme femme elle se trouve condamnée par les lois sociales, par les préjugés, par les devoirs mêmes, à rencontrer à chaque pas des obstacles inconnus de l’homme (...). Il est convenu qu’une femme auteur, qu’une femme artiste ne saurait être sage »... (en italique dans le texte). D’où l’importance du rôle éducatif de la mère d’une jeune fille douée, « d’un caractère prononcé, d’un esprit remarquable » qu’il faut convaincre de ce qui constitue la conclusion de l’article : « Heureuses donc, mille fois heureuses les femmes que le sort et leurs penchants retiennent dans l’obscurité !... et malheureuses mille fois les femmes qui croient que les dons brillants de l’intelligence peuvent suppléer aux qualités de l’âme et faire pardonner l’oubli de ses devoirs ! ».
Auteur
Université Lyon 2
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014