Chapitre V. Péripéties symptomatiques de la différenciation
1884-1894 : Continuité de la volonté d’annexion lyonnaise : le Parc de la Tête d’Or. 1896-1900 : Réalité et diversité du socialisme villeurbannais : l’affaire du déplacement de la mairie à Bonneterre
p. 55-75
Texte intégral
1La menace d’annexion de 1874, phénomène logique de la part d’une ville en accroissement économique et démographique, n’était qu’une première alerte. La cause profonde (le développement et la structuration nouvelle de l’espace économique) tout comme la cause immédiate (l’existence d’une enceinte d’octroi efficace) n’avaient pas disparu, bien au contraire. Tôt ou tard, sous la même forme ou pour un prétexte différent, les Lyonnais poseraient à nouveau leurs exigences et les Villeurbannais auraient à défendre leur identité en même temps que leur autonomie, l’une étant garante de l’autre, si elles avaient véritablement des titres à exister. La nouvelle alerte ne fut que partielle : Lyon réclamait la part manquante du Parc de la Tête d’Or. Ce fut l’occasion pour Villeurbanne de continuer à prendre conscience de sa situation de différence et de la nécessité d’opter pour un choix de différenciation sans avoir à se déterminer pour le moment sur la destinée de toute la commune, ce qui, dans la conjoncture de l’époque aurait sans doute été impossible. Le socialisme venait en effet de prendre le pouvoir et sous forme de tendances diverses, qui cherchaient à la fois un minimum de cohérence idéologique et d’unité d’action dans la politique locale. Les graves divisions qui vont marquer la fin du siècle entre élus socialistes à propos de l’emplacement de la mairie et aussi entre derniers notables ruraux du sud de la commune et premiers regroupements ouvriers du Nord sont très révélatrices d’une prise de conscience difficile d’une possible différenciation du territoire communal. Le récit détaillé et émaillé de citations significatives voudrait mettre en évidence le fil conducteur qui relie les événements de 1874 à ceux de 1903, et devrait permettre de voir émerger cette prise de conscience de leur situation spécifique par les Villeurbannais.
1884-1894. L’annexion du Parc de la Tête d’Or
Première tentative
2En 1880, la municipalité de Lyon décide d’améliorer un peu le Boulevard des Omnibus (actuel boulevard Stalingrad) qui permet de se rendre au Champ de Course de la Doua. A l’époque, l’actuel pont routier R.-Poincaré n’existe pas : on ne traverse pas le Rhône à cet endroit. Le boulevard dessert seulement l’hippodrome et la Doua. Pour élargir cette voie, les Lyonnais demandent aux HCL une bande de terrain en bordure de la Ferme de la Tête d’Or qui est en train de devenir la Cité Tête d’Or, prémices du Tonkin actuel. De son côté, l’agent-voyer de Villeurbanne avait réclamé l’aménagement de cette voie. Portant leur attention sur ce secteur villeurbannais, les élus lyonnais prenaient à nouveau conscience que plusieurs de leurs équipements étaient sur le territoire des voisins, et en particulier qu’une partie du parce de la Tête d’Or, aménagé comme réserve verte autour de 1840, ne leur appartenait pas entièrement. La limite communale était en effet constituée par le petit ruisseau de l’Abime, coulant autrefois des Charpennes au Rhône (voir carte) et qui s’était trouvé supprimé par le ballast de la voie ferrée Lyon-Genève. La question de frontière relançait automatiquement la question chronique de l’octroi. La fraude était permanente sur cette limite de Lyon, les taillis, les arbres et les bosquets du parc étant le terrain idéal pour ce genre de contrebande. Fin 1882 et début 1883, Monsieur Gailleton, maire de Lyon, envoie plusieurs lettres au Préfet Massicault pour lui signaler la difficulté et réclamer le rattachement à Lyon de cette partie du parc, à défaut d’y rattacher l’ensemble de Villeurbanne. Gailleton, faisait valoir que la ligne de chemin de fer Lyon-Genève traçait une ligne d’octroi idéale, très facile à surveiller et il ajoutait que 40 habitants seulement demeuraient là, dont 11 électeurs. 10 étaient favorables au rattachement, tous employés et gardes du parc. Seul M. Coulon, restaurateur du Chalet, s’y opposait. Il en concluait que Villeurbanne pouvait céder ces 66 hectares 49 ares contre une indemnité dont il n’avançait pas le chiffre (17 avril 1883).
3Le préfet, convaincu du bien-fondé de la requête, donnait le 10 mai l’ordre de procéder à une enquête publique du 16 au 27 mai, et il désignait le maire de Vénissieux, M. Sublet, pour remplir le rôle de commissaire enquêteur. Ce dernier demande un délai qui repousse l’enquête du 6 au 17 juin, et le 17 juin il rédige un rapport défavorable pour Lyon s’appuyant sur 6 pétitions et 179 signatures. Les Villeurbannais acceptaient de céder ce terrain, à condition qu’il y ait des compensations. En premier lieu, ils proposaient la réfection du Boulevard des Omnibus pour permettre à la cavalerie du Grand Camp d’emprunter cette voie en direction de la Part-Dieu. La traversée massive et souvent matinale des Charpennes par la troupe à cheval présentait de graves inconvénients pour la circulation et pour la quiétude des riverains. Le 18 septembre, le Conseil municipal de Lyon, qui a fait la sourde oreille, réintervient auprès du Préfet en lui demandant de saisir le Conseil d’arrondissement. Le Préfet, dans l’impossibilité de consulter le Conseil d’arrondissement avant juillet 1884, choisit de faire pression sur les Villeurbannais qui maintiennent leur demande de compensations.
4Le Conseil municipal de Lyon attendra le 27 avril 1884 pour donner sa réponse. Il ne parle absolument pas du Boulevard des Omnibus qui restera sur le territoire villeurbannais, et pour lequel il n’est pas prêt à engager des travaux. Par contre, il est prêt à verser une indemnité de 12.000 F qui représente « le double du capital de la somme que Villeurbanne perçoit annuellement sur la partie du territoire en question ».
5Jean-Marie Dedieu, qui vient d’être réélu maire de Villeurbanne le 18 mai et qui a promis de contrôler de près les finances communales pour entreprendre des constructions scolaires, monte à Paris rencontrer divers parlementaires et le ministre de l’Intérieur afin d’obtenir gain de cause pour ce dédommagement et des crédits pour l’école des filles des Maisons Neuves. Le Conseil municipal se réunit dès son retour (le 8 juin) et appuie ses revendications dans un texte plein d’humour en même temps que d’appel aux vertus républicaines1. Dedieu, auteur de ce rapport, fait remarquer que :
« ... de nombreux habitants vinrent protester à l’enquête ; les uns s’opposaient énergiquement à ce morcellement qui leur paraissait, à tort nous en convenons, un premier pas dans la voie de l’annexion ; les autres, guidés par le sentiment de leurs intérêts, demandaient en compensation, le prolongement, aux frais de la ville de Lyon, du boulevard des Omnibus, qui servirait alors à la cavalerie pour se rendre de la Part-Dieu au Grand Camp... »
6La remarque soulignée est intéressante dans la perspective qui nous occupe. Elle montre la persistance des sentiments de la population exprimés dix ans plut tôt et aussi la volonté de la municipalité de vouloir faire de Villeurbanne une unité autonome avec sa destinée propre.
« L’honorable rapporteur paraît ne pas se douter que sous la République, le droit prime la force. Dépouiller une commune amie, une commune sœur, c’est bien là le moindre de ses soucis : cette bande de terrain me convient, se dit Mr Bedin, je m’en empare parce que EGO NOMINOR LEO. »2
7La détermination villeurbannaise devait laisser les Lyonnais sans réaction pendant 3 ans. Un début d’aménagement du Boulevard des Omnibus fut simplement entrepris dans le courant de 1885. A Villeurbanne, où d’autres soucis occupaient la municipalité (prolongement du cours Vitton - construction de la nouvelle enceinte de fortifications sur la digue - construction de groupes scolaires - adduction d’eau), on pouvait croire l’affaire enterrée. Un conseil municipal lyonnais du 18 janvier 1887 la fit resurgir. Les conditions n’avaient pas changé : 12.000 F. Or, les Villeurbannais étaient persuadés, qu’une fois l’annexion effectuée, de gros bénéfices seraient réalisés grâce à un casino à construire à l’intérieur du parc. Le Bureau de Bienfaisance, qui commençait de faire face à des demandes nombreuses d’ouvriers chômeurs ou insuffisamment payés, affirmait très fort le « droit des pauvres ». Le Conseil d’arrondissement ayant approuvé la thèse lyonnaise en juillet, le maire de Villeurbanne et ses adjoints faisaient le siège des conseillers généraux pour qu’ils se prononcent en septembre sur une indemnité d’au moins 15.000 F.
8Le Conseil général, en majorité rural et très sensible aux arguments des propriétaires, majoritaires dans le conseil municipal de Villeurbanne, leur accorde ce qu’ils demandent. Mais les Lyonnais maintiennent leur position et commencent à manifester une certaine mauvaise humeur à propos de la ligne d’octroi, de plus en plus déjouée, dans le parc, par les fraudeurs. Il fallait en appeler à l’autorité supérieure.
9Le 28 mars 1888, le Préfet rend compte au ministre de l’Intérieur. La réponse ne viendra qu’à la fin novembre : le Conseil d’État, consulté, est favorable à l’annexion aux conditions de Lyon. Un projet de loi a été déposé à la Chambre pour la session de fin d’année. Le ministre réclame de toute urgence des plans cadastraux pour que le dossier soit rapidement instruit et conclu. Il sait qu’il ne peut rien attendre de la Chambre des députés, mais que tout est encore possible au Sénat et plus précisément auprès de la Commission sénatoriale d’intérêt local chargée de faire le rapport. Dedieu entre en contact avec les députés du Rhône, peu favorables aux intérêts lyonnais. Ceux-ci lui permettent de rencontrer un sénateur des Landes, Monsieur Ces-Caupenne, président de la dite commission, qui va montrer qu’il y a trop de collusions entre le maire de Lyon et les préfets du Rhône, quels qu’ils soient. Les intérêts des communes limitrophes en sont souvent lésés. Le sénat renvoie, fin janvier 1889, l’affaire au gouvernement. Le ministre de l’Intérieur demande au préfet de surseoir. Ce dernier est visiblement agacé par les remarques du sénateur des Landes dans la lettre qu’il envoie le 20 avril à Gailleton, maire de Lyon. Ces-Caupenne et la commission étaient pourtant favorables à l’annexion. Ils demandaient 25.000 F comme le Conseil général. Les Villeurbannais exultaient... L’affaire restera à nouveau 3 ans suspendue...
Deuxième tentative liée à l’affaire de l’école de la Cité
10En 1890, le contentieux entre Lyon et Villeurbanne va s’aggraver à cause de l’école de la Cité. Un accord était intervenu quelques années plus tôt (1873) au moment de la construction de ce groupe scolaire : Villeurbanne construisait l’édifice plus près des limites communales pour accueillir, en même temps que ses propres élèves, tous les enfants lyonnais qui habitaient à proximité. Les Lyonnais reverseraient une indemnité annuelle de 5.000 F pour ce service rendu. En 1890, l’accord fut dénoncé unilatéralement, Lyon ayant lui-même établi des écoles dans le quartier de Bellecombe : la subvention était purement et simplement supprimée. Les Villeurbannais étaient lésés : non seulement leur groupe scolaire n’était plus fréquenté par les enfants lyonnais et se trouvait excentré dans le quartier de la Cité, mais encore beaucoup d’enfants villeurbannais étaient envoyés par leurs parents dans les nouvelles écoles lyonnaises, car on y délivrait gratuitement livres et fournitures, dépenses que Villeurbanne ne pouvait se permettre (de plus une primaire supérieure y fonctionnait). Aussi, quand le1er juin 1892, M. Gailleton, maire de Lyon finit par accepter les 25.000 F d’indemnité du parc, Frédéric Fays et son conseil déclarèrent qu’ils ne les accepteraient que si Lyon acceptait de payer 85.000 F, soit 25.000 F pour le parc et la subvention de 5.000 F réglée forfaitairement pendant 12 ans. Le 30 mars 1893 seulement, le Conseil municipal de Lyon refusait ces conditions et maintenait son indemnité de 25.000 F, sans faire aucune allusion à la question des écoles. A la fin de l’année 1894, le nouveau préfet M. Rivaud réussira à abaisser la demande villeurbannaise à 75.000 F, mais n’obtiendra pas que les deux affaires soient dissociées. A Villeurbanne, on est prêt à la conciliation comme l’indique la fin du compte rendu de la séance du Conseil municipal du 29 décembre 1893 :
« C’était donc déjà à titre de transaction et pour rester toujours en bons rapports avec les éminents administrateurs de notre riche et puissante voisine, que votre commission spéciale n’avait demandé qu’une subvention temporaire à titre de dédommagement, malgré le tort persistant et permanent que nous subissons de ce chef.
Dans le même ordre d’idées de conciliation et de transaction, et après un mûr examen de tout ce qui concerne le différent causé par la concurrence des intérêts des deux communes de Lyon et de Villeurbanne, votre commission actuelle vous propose de demander à la ville de Lyon, pour toute indemnité d’annexion du parc et toute réclamation ultérieure en ce qui concerne les écoles de la Cité, la somme fixe de 75.000 F une fois payée. »
11Le Conseil municipal villeurbannais n’est pas pour autant dupe de ce qui risque de se passer sur le terrain du parc, à l’occasion de l’exposition de 1894 (29 août - 3 octobre) surtout si la ligne de chemin de fer Lyon-Genève est déplacée. Pendant l’exposition, les divers stands et surtout le Chalet transformé en Casino-concert vont rapporter de grosses sommes à Lyon. D’autre part, si le tracé de la ligne Lyon-Brotteaux-Genève est déplacé plus au sud, entre les Charpennes et le Tonkin, Villeurbanne perd le bénéfice d’une continuité entre le Grand Camp et le Parc de la Tête d’Or.
« Le seul déplacement du chemin de fer de Genève, décidé en principe, modifiera beaucoup la situation actuelle et permettra de mettre en communication, à travers les terrains militaires et la partie sud-est du parc, les rues des Brotteaux avec celles qui en sont le prolongement. Celles-ci ont été établies depuis plusieurs années par les soins de l’Administration des Hospices Civils de Lyon, dans toute l’étendue de ses terrains de la Cité Tête d’Or, jusqu’à notre avenue du Grand Camp3, fixée à 20 mètres de largeur.
Le Grand Camp lui-même, beaucoup trop exigu pour permettre, sans danger, l’exercice du tir avec nos nouvelles armes, peut devenir prochainement le complément du Parc de la Tête d’Or, ou être affecté à toute autre destination... »
12Le Préfet ayant saisi le ministère de l’Intérieur de la situation, l’affaire doit être portée à nouveau devant l’Assemblée Nationale et le Sénat. A Villeurbanne, on se prépare activement à cette échéance en publiant un rapport de 15 pages, communiqué à tous les députés et sénateurs. On est pourtant en pleine crise municipale avec l’élection des premiers conseillers socialistes. Latruffe et Corompt, adjoints radicaux, chargés de défendre le dossier de Paris, donnent tous les deux leur démission. Nony et Favre sont obligés de les remplacer au pied levé. Ce qui est remarquable, c’est que la conduite de défense ne varie pas d’un pouce : il s’agit de sauvegarder les droits des pauvres, en protégeant les revenus que le bureau de bienfaisance pourra retirer du parc. A Lyon, la municipalité ne se rend pas compte de l’état de misère dans lequel vivent de nombreux ouvriers et leurs familles, et des devoirs d’assistance qui incombent aux élus villeurbannais.
« Lyon rejette de plus en plus de son enceinte la classe pauvre qu’il recèle encore...
...Villeurbanne est celle de toutes les communes environnantes qui recueille le plus de cette population besogneuse qui augmente les charges de son budget sans lui apporter de ressources équivalentes.
Il s’en suit une population ouvrière de plus en plus nombreuse. La plupart de ces ouvriers exercent des professions se rattachant directement ou indirectement à la soie ou à la teinture, qui subissent en ce moment une crise des plus violentes, ils sont donc victimes d’un état de choses qu’ils n’ont pas créé. Vous comprendrez, Messieurs, que dans ces conditions les administrateurs de Villeurbanne ont pour devoir impérieux de tout tenter pour sauvegarder leurs modestes ressources en grande partie menacées par Lyon... »4
13Le Conseil municipal met ici en évidence, ce que nous avons appelé le fait de la différence : les ouvriers qui sont venus nombreux sur Villeurbanne et dont la situation s’est aggravée avec la crise du textile créent une situation qui doit se résoudre par un choix politique. Dans la division sociale de l’espace, le sol villeurbannais devient le support d’une division de classe. Or il se trouve que cet espace n’est pas une partie indifférenciée politiquement d’une grande commune, partie qui devrait subir le jeu économique et social de la division, mais, politiquement autonome, il peut, jusqu’à un certain point, s’autodéterminer et entrer en conflit pour peser sur sa destinée. Les élus feront-ils le choix politique que la situation postule ? Ils annoncent ici qu’ils le feront, conscients qu’ils sont de la situation de différence qui s’est créée. Poussés par la nécessité, ils fonderont leur politique sur la différence et s’inscriront dans une logique de différenciation, déjà perceptible chez leurs prédécesseurs et maintenant de plus en plus nette. Ils n’en mesurent encore ni la pleine nécessité, ni toutes les possibilités, mais ils en saisissent suffisamment de caractéristiques pour qu’elle s’impose à eux moins par volonté propre de se différencier de Lyon que par prise de conscience de leur situation sociologique, prise de conscience qui produira ses fruits dès le début du XXe siècle.
14Les Chambres n’entendront pas l’appel des Villeurbannais. La municipalité socialiste avait moins de défenseurs au sénat que cinq ans plus tôt. Les députés et les sénateurs, sensibles aux arguments des Lyonnais, qui souhaitaient organiser avec éclat l’Exposition, refusèrent d’entrer dans la question des écoles et considérèrent que l’indemnité de 25.000 F était équitable. Ils votèrent, le 30 juillet 1894, le principe de l’annexion. La loi fut publiée le 17 décembre de la même année. Dès le 9 janvier 1895, Lyon avait réglé sa dette. La ligne d’octroi était désormais le talus du chemin de fer Lyon-Genève, qui ne fut, par la suite, jamais déplacé, l’urbanisation rapide du Tonkin ayant occupé tous les terrains disponibles.
1894-1900. L’affaire du déplacement de la mairie à Bonneterre
15A peine la dernière phase de ce conflit avec Lyon, conflit de principes autant que d’intérêts, était-elle terminée que l’équipe municipale, réélue en majorité en mai 1896 et désormais entièrement socialiste, allait connaître de graves problèmes d’unité et de cohésion, au point d’en arriver à la limite de la partition communale. L’occasion de ces affrontements vint d’une proposition du Conseil d’Administration de la Société Immobilière de Bonneterre, de laisser à la ville un terrain plus central dans la commune, [dans l’ancien parc de Bonneterre (cf. carte)], pour y construire une mairie entièrement neuve et mieux adaptée aux besoins d’une ville qui était en fort accroissement de population. La Société Immobilière avait décidé de construire sur des terrains où elle pouvait espérer des revenus immobiliers intéressants ; pour augmenter encore la plus-value, elle comptait sur l’obligation, dans laquelle allaient se trouver les responsables municipaux, de se doter d’une nouvelle maison communale, l’ancienne étant devenue vétuste et trop exigue.
16Il peut apparaître que cet épisode municipal, interne à la vie communale, est hors de propos dans une histoire de la différenciation. Survenant à un moment significatif du développement urbain, il est au contraire très révélateur de choix divergents dans l’organisation spatiale et politique de la ville à l’intérieur de l’agglomération lyonnaise. L’affrontement entre Villeurbanne-bas, industriel et ouvrier, et Villeurbanne-haut, encore rural et notabilaire, à propos du lieu symbolique où doit résider le pouvoir est symptomatique de la recherche d’un statut d’autonomie et d’indépendance pour la ville.
17L’opposition entre le bas de la ville et le haut, à propos de cetet affaire, sera d’autant plus violente qu’elle se doublera d’une malencontreuse initiative de l’administration préfectorale : pour améliorer la représentation égalitaire des différents quartiers aux élections municipales, le préfet soumit au vote des coneillers un projet de sectionnement de la commune en quatre parties : Mairie - Cité - Cusset - Charpennes (25 juin 1896). L’ensemble du Conseil refusa, en faisant remarquer que les listes électorales avaient toujours été constituées en veillant à la représentation de tous les quartiers au sein du Conseil et que les élus, une fois à la mairie, avaient toujours agi en vue du bien global de la commune, dans un esprit de solidarité. L’objectif du Préfet était d’essayer d’éviter, si possible, un conseil municipal entièrement socialiste, certaines sections n’étant pas encore majoritairement ouvrières. Nous verrons, plus loin, comment cette initiative préfectorale sera reprise en plein conflit à propos de la nouvelle mairie, par la faction minoritaire du conseil.
La proposition de la Société de Bonneterre, cause de la division.
18Le 6 novembre 1896, Frédéric Fays, réélu maire en mai, communique au Conseil la lettre de Charles Montaland, président du Conseil d’Administration de la Société de Bonneterre. La dite Société propose de céder gracieusement à la ville 3.000m2 de terrain pour la construction d’une nouvelle mairie, de vendre le terrain nécessaire à l’assiette des rues (soit 2.282 m2) et de faire don de 50.000 F pour les travaux. Le terrain est sis entre le cours Lafayette prolongé (aujourd’hui cours Tolstoï) et le cours du Sud (aujourd’hui cours Damidot). L’emplacement proposé rééquilibre incontestablement la structuration générale des équipements publics, en amenant la mairie et ses annexes plus au nord. Le projet, jugé trop avantageux pour la Société, est refusé par les conseillers du Sud et du Centre qui formulaient un contre-projet qui leur semble mieux convenir aux finances communales : la Société, qui tirera beaucoup d’avantages de la création d’un nouveau centre sur ses terrains, doit fournir à la commune 5.000m2 de terrain, construire à ses frais la nouvelle mairie et empierrer la rue qui sera percée entre le cours Lafayette prolongé et le nouvel édifice municipal.
19Un affrontement qui va durer 4 ans, toute la durée du mandat municipal, est né au sein du Conseil municipal. Les conseillers du Nord reprochent à ceux du Sud, dès ce jour, d’avoir laissé échapper une « grande chance » pour la commune, en imposant aux sociétaires de Bonneterre des conditions difficiles à accepter. Ils demandent qu’au moins le prix de participation à la construction demandé à la Société ne dépasse pas 100.000 F.
20Charles Montaland et son conseil d’administration attendirent le courant du mois d’avril 1897 pour répondre et accepter les nouvelles conditions (5.000m2 - 100.000 F pour la construction). Argoud, conseiller des Charpennes (Nord) dans un long rapport démontrait qu’il fallait d’urgence voter un accord. Il obtint, à la séance du 13 mai, une majorité : Frédéric Fays, Pierre Voyant, 1er adjoint, Pierre Baratin et 5 conseillers de Cusset et de la place de la Mairie (aujourd’hui place Grandclément) votèrent contre. A partir de ce moment, la commune fut profondément divisée. Le maire, opposant, ne s’était pas très pressé de transmettre le dossier à la préfecture, laquelle, dès qu’elle fut saisie de l’affaire, se montra assez réticente pour des raisons d’équilibre budgétaire, et aussi sans doute pour ne pas renforcer le pouvoir de la partie ouvrière de Villeurbanne-Bas. Le dossier resta donc en souffrance plusieurs mois sur les bureaux préfectoraux. La colère des conseillers du Nord (Charpennes, Cité) alla croissant. Des campagnes d’affiches, de tracts accusaient Frédéric Fays de faire le jeu des notables du Sud qui voulaient garder la mairie et le pouvoir pour eux, qui ralentissaient la croissance de la commune par le refus de crédits pour l’aménagement du prolongement du cours Vitton et se désintéressaient de la viabilisation de la Cité Tête d’Or et de l’amélioration du sort des ouvriers qui y logeaient, etc. A Villeurbanne-Haut (Sud), on répliquait qu’au contraire, une part très importante de l’argent de la commune avait été dépensée pour aménager la partie nord industrialisée, et qu’à Cusset, depuis longtemps, on ne pouvait plus faire de travaux dans les rues.
21Le 23 septembre, la Société de Bonneterre vint encore aggraver la situation en ajoutant une clause au traité non encore avalisé par le Préfet : la ville de Villeurbanne devait maintenir les services municipaux dans les locaux de Bonneterre pendant 25 ans, sinon elle verserait un dédit de 50.000 F à la Société. Dans l’état actuel des archives, il est difficile de dire si cette clause a été inspirée à Charles Montaland et à ses collaborateurs par les opposants, pour faire avorter le projet. Le bruit en a couru à l’époque.
Le sectionnement est imposé par le Préfet
22Le 31 janvier 1898, les conseillers du Bas obtinrent qu’une délégation se rendît à la préfecture pour débloquer le dossier. La demande fut sans effet et l’opposition grandit. C’est dans ce climat qu’arriva, en avril, la nouvelle que le Préfet, n’ayant pu obtenir un accord du Conseil municipal, imposait un sectionnement électoral de la commune en deux parties. Le partage était tellement inégal et correspondait d’une manière tellement évidente à la division géographique et idéologique à propos de la nouvelle mairie qu’on est tenté de penser que le maire et les minoritaires du Sud l’avaient « inspiré » au préfet. La section 2 (correspondant au Nord et au Bas) comprenait en effet : le Tonkin, les Charpennes et Croix-Luizet (en partie). C’était là que résidait la presque totalité des partisans du déplacement. La section 1, considérablement plus étendue, n’aurait aucune peine à élire une majorité à la prochaine consultation électorale. Le maire et les conseillers du Sud ne cessaient de dire qu’ils défendaient les finances communales, affirmant que les 100.000 F de la Société seraient loin d’être suffisants pour venir à bout de la construction du nouvel édifice qui devrait être vaste pour regrouper les déjà nombreux services municipaux auxquels on ajoutait le poste de police et les services centraux des PTT. Tous les moyens leur semblaient bons pour sauver la commune d’une catastrophe budgétaire certaine à laquelle la faisait courir un groupe de militants socialistes aveuglés et finalement victimes de la manoeuvre habile d’une entreprise capitaliste au meilleur sens du terme...5
23Quand arrive, au mois de mai, le moment de voter la proposition de sectionnement du préfet, les conseillers du Bas votent bien entendu contre, mais le maire et 4 conseillers du Haut s’abstiennent.
24L’unité socialiste est fortement mise à mal. La rupture est d’ailleurs pratiquement consommée le 20 juin quand, au terme d’une séance houleuse, le maire quitte la salle après avoir fait évacuer. La séance est reprise le 25 et c’est la rupture totale : 5 conseillers du Sud et le maire votent le sectionnement électoral. Le vote, dans leur esprit, doit permettre de nouvelles élections et une mise en minorité d’un groupe qui, à leurs yeux, s’aveugle dans son socialisme et fait courir au budget un grave déséquilibre. Les conseillers du Bas en appellent alors au Conseil Général qui, le 29 août, leur donnera tort. Le 21 septembre, fort de ce vote, Frédéric Fays réunit à nouveau le Conseil pour voter le budget ordinaire. La séance se termine sans lui, de même que celle du 5 octobre où le préfet fait savoir qu’il maintient le sectionnement tel qu’il est. A chacune de ces séances, la foule divisée envahit la mairie. Le 12 octobre, le préfet demande qu’on surseoit à la question de la mairie jusqu’aux prochaines élections municipales. Le ministre de l’Intérieur, consulté, a fait valoir son incompétence, tout en appuyant la position du préfet : attente jusqu’à la prochaine consultation du suffrage universel.
Le rôle de la presse et la réconciliation provisoire
25A ce moment du conflit, il semble que la presse locale ait joué un grand rôle pour dépassionner les esprits. Le « Journal de Villeurbanne »6 qui, dans son intitulé, dit « représenter à Villeurbanne la défense de la Liberté, de la Propriété, de la Patrie, de la Paix Sociale contre l’Anarchie, le Collectivisme et l’Internationalisme révolutionnaire », publie les pièces du dossier depuis le début. Laurent Lefranc, le fondateur du journal, qui a nettement pris position jusque là contre F. Fays, parce qu’il le soupçonne de défendre des intérêts particuliers, nuance maintenant sa position. Même s’il est avantageux d’agrandir et de déplacer la mairie pour structurer la commune de manière plus efficace et plus autonome, et répondre à un idéal d’organisation socialiste, il n’apparaît pas évident que les conditions consenties par la Société Immobilière de Bonneterre soient judicieuses du point de vue financier. Tout un débat s’instaure autour de quelques questions :
26– Peut-on construire une mairie fonctionnelle, répondant aux besoins d’une cité qui ne cesse de grandir, pour la somme de 100.000 F ? Combien les finances communales devront-elles ajouter ? N’y a-t-il pas des risques d’augmentation des impôts ? Ne desservira-ton pas en définitive, des populations travailleuses qu’on voulait au départ mieux servir ?
27– Est-ce bien raisonnable d’accepter une clause qui impose l’utilisation de cette mairie avec tous ses services (y compris les services de police, l’enregistrement et les PTT, qui ne dépendent pas d’une décision du Conseil Municipal) pendant 25 ans ? Qu’en sera-t-il du budget communal s’il faut rembourser 50.000 F parce que le département a retiré ses services ? etc.
28La publication de ce dossier, qui deviendra par la suite une plaquette tirée à part, intitulée « La vérité sur le transfert de la mairie à Bonneterre » et les appels à l’apaisement des divers comités socialistes de Lyon et du département, mettant en garde les socialistes villeurbannais contre les conséquences de leurs divisions, provoquent un apaisement et même une réconciliation. Il semble qu’aussi bien dans la partie basse que dans la partie haute de la commune, on ait craint des élections anticipées qui auraient certainement amené des radicaux modérés à la mairie. Les majoritaires du bas font valoir à leurs opposants du haut que leurs divisions pourraient fournir l’occasion aux Lyonnais de demander l’annexion, ce qui compromettrait l’œuvre commencée.
29Le rappel de cette menace permanente est un facteur puissant de réconciliation. Et cette réconciliation est pour nous une confirmation de la thèse que nous soutenons : les socialistes avaient la ferme conviction qu’ils édifiaient sur l’espace villeurbannais une cité destinée à une classe sociale déterminée et que, pour ce faire, il fallait garder les bases économiques déterminantes (les usines et le logement) et l’autonomie politique. En cette fin de 1898, une fraction du parti rappelait à l’autre que le mieux peut être l’ennemi du bien et qu’il fallait donc savoir renoncer. La question essentielle n’était cependant pas tranchée : qui était le promoteur du bien : le haut ou le bas ? A quoi fallait-il renoncer : à la nouvelle mairie ou au risque d’une dépense excessive ? Le seul point qui semble avoir progressé dans l’un et l’autre camp, c’est la prise de conscience des intentions parfaitement capitalistes de la Société de Bonneterre. De plus, il apparut clairement que l’ancien Préfet Rivaud avait manoeuvré, avant tout, pour diviser le parti socialiste.
Nouvelles propositions - nouvelles divisions
30Les deux factions se mirent d’accord pour essayer de remettre sur pied un plan qui permettrait la réalisation de la mairie, en évitant l’aventure financière. Les majoritaires crurent que le nouveau préfet, radical, les soutiendrait mieux. Le 13 janvier 1899, ce dernier demandait, en effet, un devis et un plan de financement qui lui furent immédiatement fournis. Au mois de mars, la Société de Bonneterre qui, poussée sans doute par l’ancien préfet, avait fait savoir qu’elle retirait sa proposition, accepte de revenir sur sa décision et même de monter sa participation jusqu’à 140.000 F. En mai, les conseillers des Charpennes voulurent faire admettre le principe du transfert une nouvelle fois, sans attendre le devis de M. Clapot, l’architecte. Les conseillers de Cusset et de la place de la Mairie s’opposèrent. La querelle était relancée. Le 13 juin, un nouveau vote des conseillers du Bas, majoritaires (15 voix contre 7), le devis étant connu (115.000 F), aurait dû entraîner le transfert, mais il fallait encore trouver l’argent manquant (15.000 F) plus le montant de l’aménagement des abords. Argoud et les conseillers charpennois proposaient de vendre le terrain de ce qui allait devenir l’ancienne mairie et d’en réserver par avance les fonds pour combler le déficit du nouveau chantier. Les conseillers du Haut dénoncèrent cette manœuvre risquée et le préfet, le 25 juillet, devait les approuver.
31Le 2 juillet, une lettre publiée dans le « Journal de Villeurbanne » lançait l’idée d’une nouvelle mairie sur le terrain libre à côté de l’ancienne, sur des plans de moins grande envergure et un financement sur emprunt remboursable. Puisque par ailleurs, on allait construire un Hôpital-Hospice, pourquoi ne pas profiter des conditons d’un grand emprunt ? La commune serait liée par le remboursement de sa dette, mais elle n’aurait pas contre elle la perpétuelle menace des clauses de la Société de Bonneterre. Les conseillers du Nord ne l’entendront évidemment pas de cette oreille. F. Faÿs, rallié au nouveau préfet, fait faire les études par le Conseil des Bâtiments Civils. Le 17 novembre, les conseillers du Nord imposent, en fin de séance, un ordre du jour sur le transfert de la mairie, demandant à ce que le suffrage majoritaire soit respecté. F. Faÿs, qui veut gagner du temps, demande le report de cette question à une date ultérieure. Les Charpennois ne veulent rien savoir. Ils le laissent quitter la salle et votent à nouveau le transfert. Le maire et les conseillers du Sud donnent aussitôt leur démission, sans toutefois l’envoyer immédiatement au préfet. Les responsables fédéraux du parti socialiste s’entremettent à nouveau pour éviter et la rupture et des élections anticipées. Les 19, 24, 26 et 30 décembre, le Conseil municipal se réunit en vain : Frédéric Faÿs n’accepte pas de porter au registre des délibérations le compte-rendu du 17 novembre. Il ne l’acceptera que le 14 janvier 1900 fortement poussé par les comités socialistes départementaux. L’année et le siècle avaient commencé à Villeurbanne par une grande réunion publique au café de la Cité « pour juger l’attitude du Maire ».
32Mais les élections municipales de mai 1900 approchaient. Les 4 premiers mois de l’année leur furent consacrées. L’enjeu principal était la question de la mairie. Au Nord, fleurirent, comme pâquerettes au printemps, divers comités qui se regroupaient dans un Comité Central des Forces Républicaines socialistes. Le 28 janvier, ils publiaient le communiqué suivant :
« En présence de la situation déplorable faite à la commune par le maire Faÿs, qui est dirigé par le Comité divisionniste ayant pour but, avant tout de diviser le parti républicain radical socialiste, le Comité décide que, dans la2e section électorale, il prendra part aux élections avec le titre de Comité se déclarant opposé à la division de la commune, partisan du transfert de la mairie à Bonneterre et défenseur de ses intérêts généraux.
Pour la 1e section, le Comité reconnaît que, pour sortir la commune des mains des divisionnistes (qui n’ont pas hésité à exciter le maire à compromettre gravement les intérêts communaux pour des questions personnelles ou de quartier), il y a urgence de faire l’union de tous les contribuables pour combattre cette infime minorité, cependant assez puissante à la préfecture pour avoir obtenu et imposé à la majorité le sectionnement électoral, la résiliation du traité de Bonneterre, etc. Quant au respect dû au suffrage universel, ces messieurs, approuvés par M. le Préfet et tolérés par notre député Genet, s’en moquent... »
33L’opposition va encore monter contre Frédéric Faÿs à propos de la concession du gaz. Les habitants de la partie nord lui reprochaient de ne guère faire diligence pour traiter dans les meilleures conditions avec la Compagnie. Une lamentable histoire de calomnie devait même amener le maire et la femme d’un conseiller des Charpennes devant les tribunaux au mois d’avril7. Son alliance enfin, avec Antonin Perrin, grand patron de Cusset, en même temps que son adhésion à la franc-maçonnerie semblaient devoir le condamner aux élections municipales de mai, en même temps que ses partisans du Haut Villeurbanne. Le découpage inégal en même temps que les excès des conseillers charpennois devaient malgré tout lui donner la victoire. Aucun candidat de la liste d’opposition à Faÿs, dans la1e section, ne devait être élu et, dans la2e section, seuls 5 conseillers (sur 11) de l’ancienne équipe étaient réélus. Tout s’était joué sur le transfert de la mairie à Bonneterre. Finalement, le suffrage universel avait tranché, le 6 mai, en faveur de la prudence financière : beaucoup d’électeurs, y compris dans la2e section, avaient craint que l’ampleur du projet Bonneterre ne fasse considérablement augmenter les impôts. Un grand nombre soutint Frédéric Faÿs à contrecœur. De nombreux griefs étaient accumulés contre lui mais la raison du porte-feuille l’emporta sur toutes les autres. Le 20 mai, il était même réélu maire moyennant, sous-entendront certains, une promesse de démission au profit d’Antonin Perrin.
La fin du sectionnement inégal
34La question de la mairie à Bonneterre était définitivement réglée, la question du sectionnement inégal, elle, ne l’était pas. Elle va encore empoisonner l’atmosphère villeurbannaise pendant presque 3 ans. Les conseillers du nord, désormais minoritaires, vont se battre pour obtenir son abolition. Dès le 20 mai, jour de l’élection du maire et des adjoints, après que Faÿs eut été réélu maire et P. Voyant, 1er adjoint (ils n’avaient obtenu, bien entendu que les 16 voix du sud), tous les conseillers du Nord se retirèrent et Auguste Truchet, commerçant des Charpennes, élu en son absence 2e adjoint par les voix du Sud, fit savoir immédiatement son refus. Le 3 juin, Jean Joly, entrepreneur à Cusset, fut placé à ce poste sans les voix charpennoises. Résolument, dans la 2e section, on se plaçait dans l’opposition pour obtenir la révision du sectionnement. Aux Charpennes, on appelait Frédéric Faÿs, le maire de Villeurbanne le Haut, comme s’il se fut agi du maire d’une commune voisine. La collaboration reprit, malgré tout, sur l’ensemble des points du programme socialiste : création d’écoles (Croix-Luizet, les Brosses), d’une bibliothèque populaire, projet de plan de la commune pour une urbanisation rationnelle, achat d’un terrain pour le future hôpital, etc. Le 14 juin 1901, comme il avait été prévu par la majorité aux élections de 1900, un emprunt de 500.000 F était voté pour financer l’Hôpital-Hospice, le groupe scolaire de Croix-Luizet et la nouvelle mairie finalement construire juste à côté de l’ancienne.
35Les conseillers du Nord, et en particulier Émile Dunière leur nouveau leader, employèrent à propos de la mairie une nouvelle tactique : essayer de minimiser la dépense. Le contre-projet, qu’ils présentèrent à cette séance du 14 juin, demandait l’affectation de plus fortes sommes à la voirie et aux écoles, au détriment de la nouvelle mairie, en laissant clairement entendre que, puisqu’on n’avait pas pris les moyens de devenir une ville véritablement autonome en se restructurant, il fallait s’attendre tôt ou tard à une annexion par Lyon. A quoi bon, dans ces conditions, faire de grosses dépenses pour la construction d’une mairie.
36Le 30 octobre, deux conseillers des Charpennes ayant démissionné, il fallut faire une élection partielle. Au cours de la séance d’installation des 2 nouveaux élus (Boyand et H. Kahn), les conseillers du Nord demandèrent à nouveau l’abolition du sectionnement « injuste ». Les conseillers du Sud leur ayant à nouveau refusé de reconsidérer la question - preuve que le Haut-Villeurbanne (Sud) se défiait toujours du Bas-Villeurbanne (Nord) à propos de la conception de la ville et des objectifs de développement - les Charpennois démissionnèrent en bloc. Une deuxième élection partielle s’imposait. Elle ramena les mêmes à la mairie le 9 février 1902. Tout semblait conduire à la même impasse que pendant le mandat précédent, quand un homme, élu dans la 1e section et qui, déjà, avait montré sa détermination de faire sortir la municipalité villeurbannaise de ses querelles stériles, s’efforça d’élever le débat en montrant aux deux factions tout ce que l’on pouvait espérer pour cette ville ouvrière. Jules Grandclément, dont la personnalité s’imposait de plus en plus, fit accepter par 15 voix contre 10 une motion rédigée par E. Dunière.
37Après avoir souligné l’injustice du sectionnement actuel et les inconvénients qu’il entraînait (mésentente entre les élus, risques d’annexion par Lyon, etc., il concluait :
« Le conseil municipal de Villeurbanne demande au Conseil général du Rhône de bien vouloir établir dans la commune un sectionnement en 3 parties, nommant chacune 9 conseillers. Nous vous prions, Messieurs, de bien vouloir statuer, dans la séance de ce jour, sur les principe de ce sectionnement et de faire immédiatement le nécessaire pour que, conformément à l’article 12 de la loi municipale de 1884, ce projet soit déposé entre les mains du Conseil Général avant la session d’avril 1902. »
Signé : E. Dunière
38Il est noté que Frédéric Faÿs, le maire, était absent de cette séance et que les 2 adjoints (du Haut-Villeurbanne) votèrent contre la motion.
39Le 11 avril 1903, le Conseil Général accédait au désir de la majorité des Villeurbannais. La commune, pour les prochaines élections, serait divisée en 3 sections égales, chargées d’élire chacune 9 conseillers :
401e section : Cusset, Place de la mairie
412e section : Cours Lafayette, Cours E.-Zola
423e section : Charpennes, Tonkin, Croix-Luizet.
43Le 22 mars de la même année, E. Dunière avait été élu maire, en remplacement de Frédéric Faÿs, mort le 20 sans avoir voulu démissionner, alors qu’il était malade depuis un an. Cette élection d’un conseiller du Bas mettait fin à 6 ans de divergences graves et de divisions suicidaires pour le socialisme local. Il était temps pour l’autonomie villeurbannaise : Victor Augagneur, nouveau maire de Lyon depuis 1900, qui avait observé toute la querelle de ses voisins, lançait début mars 1903, l’idée de l’annexion.
44Malgré les manœuvres de retardement des conseillers du Nord et les affrontements à propos du sectionnement, la nouvelle mairie fut construite dans des délais assez rapides et inaugurée le 7 février 1904 par M. Georges Trouillot, ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes.
Conclusion
45Ce long exposé des faits montre clairement plusieurs caractéristiques de ce socialisme qui tente une prise de pouvoir originale au plan municipal :
461 – Une volonté de parvenir à une égalité réelle entre les hommes anime ces démocrates (au sens plein du XIXe siècle)8. Ils sont, tout comme les radicaux modérés, profondément républicains, car la République est pour eux le fondement même d’une démocratie égalitaire. Les diverses théries du socialisme qui ont cours à l’époque convergent toutes vers la mise en place de cette société égalitaire, et poussent les élus socialistes à poser des actes qui vont plus loin que ceux des élus radicaux. Là résident le fondement de leur unité et les espérances de l’électorat qui les maintient au pouvoir depuis 1892.
472 – Mais, en fonction des fractions d’électorat, qui les soutiennent, ils divergent entre eux sur les actions à entreprendre et les politiques financières à mettre en œuvre. Aux élections municipales de 1896, les con seillers villeurbannais ont tout été élus à cause de leur étiquette socialiste, mais en majorité par des voix du Bas-Villeurbanne. Ceux de Villeurbanne Haut ne peuvent toutefois oublier les intérêts de leur quartier. Ils sont obligés de composer avec certains propriétaires ruraux, plusieurs notables qui ne les suivent plus dans des idées généreuses qui lèsent des intérêts plus directs. Ces propriétaires et ces notables savent, qu’à travers les impôts, ils seront les plus touchés si le projet de mairie à Bonneterre s’avère un gouffre financier. La présence de la mairie dans leur secteur est aussi une garantie de vitalité, en particulier pour le commerce (F. Faÿs tient une importante pharmacie entre les Maisons Neuves et la place de la Mairie). Ces hommes sont socialistes, mais conservent des vieux réflexes de prudence quand on touche aux finances et même à la propriété.
48Une certaine peur de la prise de pouvoir par la partie industrielle de la commune est perceptible dans toute la stratégie des conseillers du Haut Villeurbanne. Cette stratégie se dissimule habilement derrière des motifs auxquels de vrais socialistes ne peuvent pas être insensibles : les conseillers du Bas font le jeu d’une société typiquement capitaliste. L'opération Bonneterre aura, comme première conséquence, de fournir une remarquable plus-value aux terrains de la Société. Quand ils ne sont pas ambigus ou hypocrites, les socialistes de Villeurbanne Sud prêchent le réalisme et l’action à long terme. C’est nettement le cas de Jules Grandclément qui, semble-t-il, a vu l’intérêt théorique de l’opération Bonneterre pour l’avenir socialiste de la ville, mais en a contesté l’opportunité pratique (incertitude financière et compromission avec des capitalistes).
49Les conseillers du Bas Villeurbanne, industriels et ouvriers, sont incontestablement les témoins d’un socialisme qui ne veut pas en rester à l’utopie et se veut immédiatement opérationnel. Pour ces hommes, respectueux des institutions sociales et politiques de la République égalitaire, la construction d’une maison commune regroupant tous les services nécessaires à la population et en particulier aux catégories les plus défavorisées, près du centre réel de la commune, est une opportunité à ne pas laisser passer. Ils rappellent sans cesse, sur leurs affiches et sur leurs tracts, la menace d’annexion par Lyon et la présentent comme la perte d’une chance extraordinaire de faire la cité républicaine et socialiste de leur rêve. Aujourd’hui, c’est sans doute moins dans la construction d’une mairie que dans celle de logements sociaux ou d’équipements que nous verrions le symbole d’un premier jalon vers l’édification d’une ville égalitaire. La foi institutionnelle de l’époque voyait, dans cette construction, plus qu’un symbole : la volonté d’autonomie d’une politique locale affirmée par le positionnement du pouvoir au centre d’une ville en voie de restructuration.
503 – Une troisième caractéristique de ce socialisme municipal des années 1890-1900 apparaît dans l’incroyable respect des institutions administratives de tutelle ; le pouvoir préfectoral et gouvernemental. C’est le fruit d’une longue tradition centralisatrice en France, en même temps que la certitude bien ancrée, chez les militants républicains y compris les socialistes guédistes, que l’unité et la discipline au plan national, de même que le respect des lois, sont les premières garanties de la société égalitaire que l’on espère. De nos jours, les majoritaires auraient certainement imposé leur point de vue au préfet, en le forçant à accepter la volonté exprimée dans le suffrage universel. Alors que la préfecture fait traîner les choses depuis deux ans, les propos du rapport Argoud, en novembre 1898, restent très mesurés :
« ... le Conseil invite l’administration préfectorale à approuver ou rejeter sa délibération : attendu que cette question de transfert est à l’étude depuis 2 ans et que l’administration supérieure, saisie depuis près d’une année, doit connaître suffisamment le projet pour prendre une décision. Le Conseil, en prenant cette décision, a l’honneur de rappeler à l’Administration Préfectorale que cette question de transfert a rencontré quelques adversités etc... »
51On imagine facilement que pareille affaire aurait, aujourd’hui, amené d’autres propos ou plutôt d’autres actes...
52Le socialisme municipal reste donc très dépendant du fonctionnement global des institutions nationales. Ceci est d’autant plus curieux pour nous que ce socialisme municipal ne peut pratiquement pas compter sur l’aide de l’État ou du département. Tout est à faire localement pour édifier les bases d’une société égalitaire et les élus, très contrôlés par leur autorité de tutelle, ne peuvent compter que sur les ressources locales qui demeurent très limitées. Les conditions d’emprunt sont très strictes et très surveillées. Il semble bien que l’autorité préfectorale n’autorisera l’emprunt de 500.000 F au début de 1901, (qu’elle aurait pu suggérer 2 ou 3 ans plus tôt pour le projet de Bonneterre) que pour favoriser les conseillers du Sud qui lui paraissent moins révolutionnaires (Antonin Perrin, gros industriel de Cusset, est sans doute une garantie à ses yeux).
Notes de bas de page
1 Cf. Annexe I à la fin de l’ouvrage.
2 Allusion à l’exemple de la grammaire latine (Petitmangin no 284) sur l’indicatif après les propositions causales. Primam partem tollo, quoniam ego nominor leo : Je prends la première part parce que je m’appelle lion. Mr Dedieu avait des lettres !
3 Aujourd’hui, rue Condorcet.
4 Rapport aux députés et sénateurs, p. 13, 14, 15.
5 Cf. Annexe II. Avis du commissaire enquêteur Μ. A. Gauthier sur le sectionnement électoral en deux parties, 19 juin 1898.
6 La collection (incomplète, il manque l’année 1897 en entier) existe depuis le premier numéro (Nov. 1896) jusqu’en septembre 1900, aux Archives Départementales du Rhône. Le journal, fondé par Laurent Lefranc, passe aux mains de Paul Riers le 5 août 1900. Le journal est-il disparu en septembre 1900... Impossible dans l’état actuel de mes recherches de le dire.
7 On trouvera un écho intéressant et fort pittoresque de tous ces épisodes dans le Journal de Villeurbanne :
– affaire de la Compagnie du gaz : n° de l’année 1900 : 18 fév., 4 mars.
– affaire Guerre : n° 1900 : 4 mars, 11 mars, 1er avril.
– affaire A. Perrin : no 1900 : 22 avril, 29 avril, 6 mai.
8 Cf. REMOND (R.) – Le XIXe siècle. Introduction à l’histoire de notre temps, tome II, le XIXe siècle, chapitre 2, « L’ère du libéralisme », chapitre 3, « L’ère de la démocratie ».
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