Chapitre IV. 1880 – 1903. L’industrialisation - L’urbanisation - L’apparition des socialistes - Les vrais débuts de la différenciation
p. 39-54
Texte intégral
1A partir de 1880, les implantations industrielles s’intensifient à Villeurbanne, la population ouvrière croît très rapidement, les données politiques évoluent peu à peu pour aboutir aux élections municipales de mai 1892 à la constitution d’une majorité socialiste dont les choix ne vont plus être les mêmes qu’auparavant. La présence d’un grand nombre d’ouvriers sur le sol de la commune amène le conseil municipal peu à peu non seulement à ne plus défendre des intérêts convergents des deux bourgeoisies rurales et industrielles, mais véritablement à organiser la cité pour ces nouvelles couches de population. Le choix différentiel va désormais se situer dans la réalisation de cette organisation spécifique.
2Avant de décrire les circonstances du tournant idéologique et politique de 1892, dressons un tableau rapide de l’industrialisation et de l’urbanisation qui l’accompagne.
L’industrialisation
3On sait que l’industrialisation est déjà commencée depuis le début du siècle, aux limites de Lyon (Maisons-Neuves et Charpennes). Elle va croître pendant les 20 dernières années de ce XIXe siècle. Cette augmentation des entreprises industrielles est sensible à quiconque consulte l’annuaire Henry1 qui, en 1880, commence à tenir compte de la banlieue villeurbannaise.
4En 1883, pour l’ensemble de la commune, l'annuaire signale :
pour la branche textile : 1 fabricant de tulles (Jarosson), 1 tisseur (Bergier), 8 teinturiers (dont Renard et Marnas), 1 passementier-moulineur (Abry), 1 filature de laine (Prat-Salle), 1 tréfileur d’or (Bocuze), installés soit aux Charpennes, soit sur les bords de la Rize.
pour la chimie : 4 entreprises liées au textile (dont Magnin), la fabrique de savon et de bougie (Ch. Montaland), 2 fabricants de vernis (Nique et de Chandon).
pour les cuirs et peaux : 4 corroyeurs-tanneurs (dont Goiffon et Koch).
pour le bâtiment : 2 entrepreneurs (Chardonnet et Nicolas), 4 fabricants de tuiles (Dejoux, Maillat) installés à Cusset, 3 treillageurs (Cavaillon, Guérin, Gros), 1 fabricant de ciment comprimé (Desbordes).
5L’annuaire ne recense certainement pas toutes les entreprises. Il laisse vraisemblablement de côté les déjà nombreux ateliers de tullistes et de tisseurs installés aux Charpennes, qui travaillent à façon. Il n’a tenu compte que des maisons qui regroupent un certain nombre de salariés. Les usines cohabitent avec les exploitations agricoles et le territoire communal présente encore le visage d’une campagne qui accueille aussi 11 pensionnats gérés par les œuvres lyonnaises ou villeurbannaises. La population est d’environ 10.000 habitants.
6En 1887, quatre années plus tard, seulement, le même annuaire Henry2 distingue 3 quartiers, dont la population et les entreprises sont fortement inégales.
7– Cusset, l’ancien centre, l’ancien bourg rural ne compte que 1.607 habitants. On y trouve toujours des maîtres-maçons (3), des maréchaux-ferrants (3), 3 horticulteurs et aussi 7 restaurants et l'hôtel où les citadins viennent le dimanche pour manger, mais il n’y a encore que 4 fabricants de tuiles et 3 petites entreprises textiles (Doublier, teinture sur soie, Couvier, guimpier et Bruten, blanchisseur de laines).
8– Le quartier des Maisons Neuves compte 5.975 habitants, parmi lesquels il y a toujours les 3 médecins de la commune, les 2 vétérinaires, 4 horticulteurs, 3 maréchaux-ferrants et 5 maîtres maçons. Mais le long du cours Lafayette prolongé (futur cours Tolstoï) de la route de Crémieu et au bord de la Rize, se sont établis des tisseurs, des teinturiers, des tréfileurs d’or et d’argent, des apprêteurs d’étoffes en même temps que des tanneurs, des corroyeurs et des fabricants d’objets en caoutchouc (Lacollonge). On trouve encore la savonnerie Montaland, des usines chimiques et aussi un fabricant d’épingles et de fourchettes pour parapluie (Schuller et Allard) et un constructeur de pianos.
9– C’est surtout le quartier des Charpennes (Charpennes - Cité Tête d’Or (futur Tonkin) - Grand Camp) qui s’est accru. 7.133 habitants y habitent et on y trouve 17 cafés, 38 restaurants, 7 cafés restaurants, 4 grossistes en vin et 25 marchands de vin au détail. Les activités agricoles, encore très importantes, refluent vers Croix-Luizet et Château-Gaillard. Les ateliers de textiles se sont multipliés et des usines, résultat de la concentration de plusieurs d’entre eux, occupent maintenant des espaces qui leur sont propres. Au carrefour de l’Avenue Galline et de la route de Vaulx (future rue Salengro), se sont établis les teinturiers (Bonnet, Ramel, Savigny et Cie, Camus, Tardy et Duran, Lacroix, Martelet, Seve et Cie, Pignaud et Marceau). On trouve des tullistes dans tout le quartier mais plus particulièrement entre les rues Colin, de Vaulx et la rue neuve des Charpennes (future rue F. de Pressensé) (Thomas, Blanchet, Bosson, Blanc, Pélisson, Rampin, Weill, etc.). On voit apparaître des mécaniciens et des fabricants de cuve ; les machines des tisseurs et des teinturiers appelent leurs services (Durand et Cie, Johnson, Martin). Dans le même but, arrivent aussi des usines chimiques (Mulaton et Wolff, Doix, Laurent) qui fourniront la matière première des teinturiers.
10En 1890, l’annuaire contient, pour Villeurbanne, plusieurs pages d’un répertoire par rues. Celles des Charpennes étalent des listes qui confirment l’accroissement de la branche textile et de la mécanique appliquée au textile. Il en va de même pour le quartier de la Cité Lafayette (place Albert Thomas actuelle) et des Maisons Neuves.
11Jusqu’en 1914, on va assister à des concentrations à l’intérieur des branches, tout d’abord dans le textile. Peu à peu, une nouvelle organisation du travail se met en place. Les machines, réunies dans des lieux plus vaste que les ateliers, permettent d’embaucher des ouvriers qui n’ont plus à exécuter que des tâches répétitives, peu qualifiées. Une main-d'œuvre peu exigeante arrive des campagnes avoisinantes (surtout Bas-Dauphiné, en attendant l’immigraton piémontaise, napolitaine et espagnole).
12En marge du quartier des Charpennes, il faut noter l’implantation, en 1898, en plein secteur rural, de la filature Villard, transférée du Bugey (Artemare), qui sera par la suite absorbée par la S.A. Filature de Schappe, et autour de laquelle se créera le quartier de Croix-Luizet et des Poulettes.
13C’est dans la teinturerie que se réalise de façon plus nette, le passage à la grande industrie. Michel Laferrere, dans son ouvrage « Lyon, ville industrielle », a décrit l’évolution des techniques (de la teinture en flotte à la teinture en pièce), et les conséquences sur les implantations industrielles. Pendant que de petits ateliers utilisent toujours des façons de faire anciennes, où jouent encore l’expérience et le tour de main, des unités plus importantes mettent en œuvre des procédés plus rapides et moins coûteux3.
14Villeurbanne abrite peu d’activités tertiaires. Le siège des sociétés ainsi que des banques est à Lyon, en général dans la presqu’île. La division du travail s’inscrit sur le terrain. Il n’y a là rien d’exceptionnel : à la même époque, c’est le sort de beaucoup de banlieues, aux portes des grandes villes. Villeurbanne entre définitivement dans le grand ensemble que forme désormais l’agglomération lyonnaise ; toutefois, on l’a noté, l’industrie qui gagne la ville est diversifiée dans ses formes : à côté des fortes unités comme Gillet ou H. Bertrand, il y a aussi beaucoup de petits ateliers qui se disséminent dans un tissu urbain déjà en place, et qui amènent lentement une population qui, elle aussi, se dissémine dans les couches anciennes d’habitants. L’unité économique et résidentielle ancienne n’est, à aucun moment de cette évolution, submergée ou menacée d’éclatement. Le fait est important dans une perspective de différenciation villeurbannaise.
L’urbanisation
15Ces deux décennies de la fin du siècle voient incontestablement Vil leurbanne devenir une ville, et même une ville importante :
161883 : 10.000 habitants
171887 : 14.715 habitants
181896 : 19.659 habitants
191901 : 29.220 habitants
20Tous ces habitants, on l’a noté, ne se répartissent pas uniformément sur l’ensemble du territoire communal. L’urbanisation suit à peu près l’industrialisation. Au Sud-ouest et à l’Ouest, là où les usines ont élu domicile, le peuplement grossit. Le voisinage des deux carrefours des Maisons Neuves et de la Cité, juste à la limite de Lyon, voit les espaces disponibles occupés par les usines et les immeubles de rapport que construisent des propriétaires fonciers. On ouvre des rues pour permettre des espèces de lotissements que les pouvoirs publics contrôlent peu. Déjà des ouvriers qui travaillaient dans les 3e et 6e arrondissements de Lyon habitaient ce quartier ; les mêmes, augmentés de nouveaux arrivants, travaillent maintenant dans les établissements du cours Lafayette prolongé et de la route de Crémieu. Le centre de la place de la Mairie (future place J. Grand-clément) accueille de nouveaux équipements : petits commerçants, services médicaux, cafés et restaurants. La municipalité va y construire un des premiers groupes scolaires et multipliera les démarches pour qu’un service de transport traverse le quartier. Il est à noter que toute la vie urbaine va s’étaler sur les axes Ouest-Est, en prolongement de l’expansion lyonnaise, et qu’il sera extrêmement difficile de créer des liaisons Nord-Sud. Le domaine de la Ferrandière, qui, à l’époque, appartient aux Sœurs du Sacré Cœur, qui y tiennent un orphelinat, constitue un obstacle fort gênant entre les deux pôles de la Cité et des Maisons Neuves. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les pouvoirs municipaux de l’époque ne réussiront pas à tracer une grande avenue qui aurait relié les Charpennes à Montplaisir.
21Le quartier des Charpennes, dont on a pu mesurer l’importante industrialisation, constitue un secteur d’urbanisation. Toutefois les formes de l’industrie, encore proche de l’artisanat, ne modifieront que progressivement le visage du quartier. Souvent le maître-tulliste, sa famille, et même quelquefois ses ouvriers, logent dans l’immeuble où ils travaillent et ces immeubles sont encore très souvent d’anciennes bâtisses de l’époque rurale où l’on a apporté des aménagements. Les espaces disponibles, en remontant la route de Vaulx ou à l’entrée des avenues Galline ou Condorcet, accueillent bien sûr des usines, mais les résidences bourgeoises avoisinent les demeures ouvrières. D’ailleurs, le regroupement par spécialité, ici les teinturiers, là les tullistes, ailleurs les tisseurs, donne à ce secteur villeurbannais un air de quartier moyennageux avec ses spécialisations corporatives. Comme le note Marc Bonneville « la petite industrie n’a pas suscité de production urbaine hiérarchisée et ségrégée et n’a pas produit de logements pour les ouvriers ».
22Le périmètre des Charpennes, au sens limité du terme, ne pouvait cependant contenir tous les ouvriers des nouvelles usines, ni permettre l’établissement de tous les ateliers et de tous les artisans. Un vaste espace (50 ha) appartenant aux Hospices Civils de Lyon, affecté jusque-là à l’agriculture autour de la Ferme de la Tête d’Or, devait être l’objet, de la part de l’organisme propriétaire, d’un aménagement rationnel pour permettre l’installation de la nouvelle main-d'œuvre. Un plan de viabilisation est tracé par les administrateurs des H.C.L., Piaton et Galline, et les nouvelles parcelles font l’objet de baux à durée relativement limitée (30-50 ans). Le terrain seul est objet de transaction, la charge de la construction revient au locataire. Les ouvriers, les artisans construisent ainsi, peu à peu, de leurs mains (parmi eux, beaucoup de maçons italiens) la demeure dont ils ne posséderont que les murs. La location du terrain est peu élevée, et des prêts sont consentis pour l’achat des matériaux. Ainsi apparaît ce quartier très populaire qui regroupe un grand nombre de salariés des usines proches, mais aussi des artisans travaillant en sous-traitance pour les industries textiles et des employés des transports dont le dépôt est voisin. Il prendra le nom de Tonkin, quand l’Exposition coloniale, installée principalement dans le Parc de la Tête d’Or en 1894, amènera à installer sur ces espaces contigus la reproduction des monuments et des habitations du nord de l’Indochine nouvellement conquise. Les noms donnés à la place centrale et à quelques rues rappeleront d’ailleurs par la suite cette conquête (Place Commandant Rivière, rue Son Tay, rue d’Hanoï).
23Beaucoup de propriétaires rentiers, qui jusque-là louaient leurs terres à des fermiers, agiront comme les Hospices Civils de Lyon. Le plus souvent, ils laisseront aussi les ouvriers construire leurs maisons. Quelquefois, ils engageront des capitaux dans la construction des logements, réalisant soit des immeubles de rapport, soit de véritables « cités » ouvrières sur des plans standardisés, comme la cité « Garcin » tout près de la filature Villard, route de Vaulx. On trouve là une série continue de logements à l’étage, aveugles sur la rue, comprenant 2 ou 3 pièces sans confort, et un petit jardinet.
24Ces initiatives d’origine non industrielle ne suffisent pas, et les industriels le constatent et choisissent, plutôt que d’augmenter les salaires, d’édifier eux aussi des « cités », soit de grands dortoirs comme la Cité Renard ou la Cité de la Joncière (rue du 4 Août), ou des immeubles collectifs groupés comme ceux de la S.A. des Logements Économiques construits en 1898, rue Camille Koechlin, par le patronat social (Aynard, Mangini, Gillet). Ils abritent 380 personnes, en majorité des ouvriers qualifiés. D’autres constructions, élevées à l’initiative patronale, viendront plus tard compléter ici et là, autour des usines, spécialement le long du cours E. Zola, peu à peu prolongé jusqu’à Cusset, ces premières réalisations sociales.
25Si l’on fait un bilan de cette première période d’urbanisation intensive, on peut dire :
que le territoire communal est loin d’être couvert par cette première vague industrielle. Tout l’Est et le Sud-Est de la commune restent ruraux (le Bon Coin Cyprian, les Brosses, Cusset, les Buers, Chateau Gaillard et une notable partie de Croix-Luizet). Les usines isolées qui se sont établies sur ces terrains coexistent avec l’activité agricole, et les préoccupations paysannes demeurent ce qu’elles étaient jusque là. Par exemple, le Comité de Défense de Croix-Luizet, composé surtout de propriétaires fermiers, d’habitants exerçant des professions libérales et de quelques contremaîtres, réclame à la fois l’arrivée du gaz et des transports dans le quartier, en même temps qu’un garde-champêtre pour surveiller les clôtures contre les divers maraudeurs4.
que, les formes d’industrialisation étant très diversifiées (de la grosse unité de production (en petit nombre) au petit atelier), les formes d’urbanisation sont elles aussi variées. On l’a vu en ce qui concerne le logement. Depuis la vieille maison rurale, qu’on réaménage en garni (de passage, en attendant mieux, le plus souvent), jusqu’à l’immeuble neuf bâti pour rapporter à son propriétaire, en passant par le bâti autoproduit du Tonkin, on trouve toute une gamme qui s’insère peu à peu dans un tissu urbain déjà ancien, sans le supprimer ni le transformer totalement. Les vieilles structures sociales villeurbannaises ne donnent pas l’impression d’un changement brutal. Les textes cités au moment de la menace d’annexion de 1874 révélaient déjà que plusieurs types de population cohabitaient, sinon sans heurts, du moins sans donner l’impression de l’irruption brutale de l’un d’entre eux et de sa domination sur les autres. L’accélération notable de l’industrialisation et de l’urbanisation ne constitue pas un changement dans ce domaine.
que la situation de Cusset et partiellement de la place de la Mairie, hors de la zone directement industrialisée et urbanisée a certainement contribué à maintenir l’autonomie villeurbannaise et sa volonté de différenciation. Tout l’exposé sur l’échec du transfert de la Mairie à Bonneterre le fera mieux apparaître. D’ores et déjà, on peut percevoir combien le vieux bourg, à l’autre extrémité de la commune et depuis longtemps privé de rôle central, servait de terre de repli à tous ceux qui, tout en acceptant l’état économique nouveau et même en le facilitant, voulaient maîtriser et contrôler l’évolution en cours.
L’évolution de la municipalité
Les municipalités radicales modérées
26Dans le domaine de la gestion communale, si l’évolution là aussi a été progressive, elle ne laisse pas moins apparaître de très nets points de rupture. Les groupes sociaux, comme nous venons de le voir, ont appris peu à peu à cohabiter, les couches rurales anciennes assimilant peu à peu les apports plus récents en même temps qu’elles disparaissaient. Cependant, un jour devait voir se produire un certain renversement de situation, les notables d’hier laissant la place à des forces nouvelles, porteuses d’idées plus en harmonie avec la situation sociale de Villeurbanne.
27Comme à Lyon, depuis la chute du Second Empire, la majorité est républicaine et elle place à la tête de la commune des notables, propriétaires fonciers, exploitants agricoles ou non, de petits industriels, des commerçants ou des personnes exerçant des professions libérales. On note aussi des cabaretiers ou des marchands de vins et de liqueurs, chez qui les personnages importants de l’ancienne et de la nouvelle population industrielle se rencontrent. Ceux que François Delpech5 appelle « les Groléens », les républicains qui donneront naissance au parti radical et qui se réunissent rue Grolée à Lyon, possèdent de solides implantations à Villeurbanne. Leur « Comité Central des Républicains Radicaux », appelé aussi « Comité de la rue Grolée » ou « Comité Central » tout court, joue un rôle très important dans toute la vie de l’agglomération lyonnaise. Ce Comité Central a été fondé au lendemain de la victoire conservatrice aux élections du 8 février 1871. Il a fait sien le programme de Belleville rédigé par Gambetta, programme qui réunit les républicains opposés aux partis cléricaux et conservateurs et qui reste acceptable pour tous ces bourgeois qui y retrouvent leur compte.
28Citons François Delpech qui définit bien la mentalité des membres de cette organisation républicaine : « qu'ils soient médecins, fonctionnaires, artisans ou chefs d’ateliers, ses animateurs sont de « bonnes gens », farouchement individualistes, aux mœurs simples, d’esprit petit bourgeois, qui savent rester proches de leurs électeurs de condition modeste. Formés en général par les luttes menées contre le Second Empire et contre l’Ordre Moral, ces hommes raisonnables éprouvent tous une véritable « horreur devant les empiètements du clergé et les prétentions monarchiques ».6 Ils ont la foi dans le progrès et entendent gérer eux-mêmes les affaires publiques, comme leurs propres affaires, paisiblement. Jouir d’une complète liberté politique et religieuse, voilà l’essentiel de leur programme. »7
29Longtemps le Comité Central va jouir d’une réelle popularité parce qu’il s’efforce de faire partager aux couches les plus populaires sa ferveur démocratique et anticléricale pour assurer la victoire de la République. Pendant la Commune, il essaye de s’interposer entre Thiers et les insurgés parisiens. Il va emporter de nombreuses élections grâce à l’appoint de voix ouvrières convaincues de son efficacité. La IIIe République a apporté le suffrage universel qui produit de nouvelles majorités, mais sans toutefois provoquer au début des changements spectaculaires. L’immense majorité des ouvriers ne se porte pas aux extrêmes, croyant suffisantes les promesses des radicaux. Le Comité Central affiche en effet, à chaque campagne, un programme radical intransigeant et proclame qu’il est le seul à pouvoir réellement améliorer le sort des déshérités. Comme la France entière va s’orienter dans cette même direction, les Lyonnais n’apparaîtront plus comme exceptionnels. Peu à peu, sur le plan de la politique nationale, ils vont plutôt approuver l’action des ministères opportunistes et soutenir les idées modérées de Gambetta et de Paul Bert. Ils gèrent avec une extrême prudence les affaires municipales et collaborent facilement avec les puissances économiques locales, surtout Financières. Cette politique de prudente occupation du terrain, ponctuée de rappels idéologiques intransigeants, leur permet de demeurer longtemps en place. L’habile docteur Gailleton restera maire de Lyon de 1881 à 1900.
30A Villeurbanne, ce sont les mêmes hommes qui gouvernent, soutenus eux aussi par la majorité des ouvriers. La différence réside dans les possibilités financières. La commune manque cruellement d’équipements dans tous les domaines : scolaire, administratif, sanitaire, transports, voirie. Malgré les rentrées grandissantes des impôts locaux, en particulier les patentes, le budget est loin de faire face aux nécessités. Les municipalités successives auront du mal à réaliser les programmes d’inspiration républicaine qu’ils présentent à chaque élection. Les appels au réalisme ne manquent pas. Ainsi Dedieu, dans son discours inaugural du 18 mai 1884, prend-il soin de dire :
« Il faut sans cesse et toujours nous ressouvenir, afin de ne pas nous laisser entraîner à des dépenses immodérées, que si nous avons les mêmes appétits que nos voisins de la riche cité lyonnaise, nous n’avons pas comme eux les moyens de les satisfaire et qu’il convient d’affecter les ressources budgétaires de façon à sauvegarder les intérêts respectifs des différents quartiers ».
31En clair, les notables villeurbannais, tous républicains et communiant aux idées sociales du Comité Central, ne tiennent pas à ce que les fonds communaux passent entièrement à l’aménagement des quartiers en voie d’industrialisation où réside la masse ouvrière. En particulier, l’aménagement du cours Vitton prolongé (futur cours Émile Zola) sera l’objet de nombreuses polémiques, le quartier de Cusset affirmant sans cesse qu’on le délaissait. En 1887, la majorité du Conseil municipal s’opposera au projet préfectoral de sectionnement électoral de la commune. La loi électorale de 1884 prévoyait des représentations proportionnelles des divers quartiers selon l’importance de leur population. A Villeurbanne, la mise en application d’une telle mesure aurait entraîné inévitablement des changements dans la composition du Conseil, les quartiers ouvriers de l’Ouest, Maisons Neuves, Cité et surtout Charpennes, ayant droit à une représentation plus importante.
32Pour l’élection de 1888, le sectionnement n’ayant pas été accepté, la majorité soutenue par le Comité Central l’emporte encore, mais déjà on sent une opposition. Plusieurs listes se sont présentées et quelques conseillers affichent des opinions socialistes qui mettent vigoureusement en cause les belles paroles républicaines qu’on ne voit jamais s’inscrire dans les actes. Jean-Marie Dedieu ne s’étant pas présenté, c’est Jean-François Barnoud qui est élu maire, Joseph Flachet étant réélu 1er adjoint.
La victoire des socialistes
33La rupture se produit aux élections municipales suivantes : en 1892. N’oublions pas que la vague importante d’industrialisation arrive à partir de 1887-1890. Déjà au plan de l’agglomération, le Comité Central a connu des échecs. Aux élections législatives de 1881, un « Comité de l’Alliance des républicains radicaux socialistes » s’est constitué avec un programme social plus intransigeant et il a eu des voix. De graves carences apparaissent dans les périodes de crise sociale qui reviennent périodiquement dans la Fabrique. Comment des hommes, réellement soucieux du sort des humbles, peuvent-ils ainsi s’en tenir à des paroles ? « L’explication est simple, constate François Delpech, s’ils ont les qualités de la petite bourgeoisie, ils en ont aussi les préjugés et une certaine étroitesse d’esprit. Aussi s’efforcent-ils de faciliter au maximum les réussites industrielles, sans mettre en cause un instant les structures économiques et la manière dont sont gérées les entreprises de la région. A leurs yeux, les réformes démocratiques et le développement de l’instruction doivent pouvoir servir de remèdes à tous les maux ».8
34A Villeurbanne, les élections de 1892 voient donc s’opposer trois listes principales : celle du Parti Ouvrier Français (de Jules Guesde), qui obtiendra peu de voix, celle du Comité Central des Républicains Progressistes, représentant la tendance des sortants et celle du Comité de l’Union des Forces Républicaines, de tendance nettement socialiste.
35Dans le PROGRÈS du 27 avril 1892, le Comité Central des Républicains Progressistes déclare :
« Nous avons donc choisi des citoyens aptes aux affaires, et ayant assez d'autorité pour défendre et faire prévaloir les intérêts des contribuables auprès des pouvoirs publics. Ayant à défendre les besoins de tous, nous avons choisi comme candidats des agriculteurs, des industriels, des ouvriers et des commerçants, tous de vrais républicains dont le passé répond de l’avenir...
... C’est en vertu de ce principe (ne pas promettre plus qu’on ne tiendra) que nous leur donnons, pour tout mandat, de toujours défendre la République, de s’engager pour les élections sénatoriales à soutenir énergiquement les candidats républicains, de surveiller le développement de l’instruction populaire, d’administrer très sagement les deniers de la commune et d’exempter, dans la mesure du possible, les impôts qui pèsent si lourdement sur les classes laborieuses et, en particulier, l’impôt des prestations... »9
36C’était là une profession de foi dans la tradition radicale où tout était promis mais où l’intention principale était malgré tout « d’administrer très sagement les deniers de la commune », ce qui voulait dire en clair continuer de soutenir les intérêts de la bourgeoisie locale. Un grand nombre d’électeurs ouvriers ne pouvaient désormais se contenter d’un tel programme.
37Le Comité de l’Union des Forces Républicaines (socialiste) auquel s’étaient ralliés des hommes de l’ancienne municipalité comme Frédéric Faÿs, Pierre Voyant, Jean-Claude Vivant, Jean Bert, Jean-Pierre Gelas qui avaient compris les enjeux sociaux, dénonçait l’absence de véritable programme social chez leurs concurrents. Des urnes, devait sortir un Conseil Municipal formé exactement de la moitié de chacun des comités : 13 Républicains Progressistes, 13 Socialistes, l’un des Républicains Progressistes Paul-François Fontanet ayant démissionné le jour même de son élection. L’élection du maire, le 15 mai 1892, ne devait pas en être facilitée. Claude Latruffe (futur beau-père de Jules Grandclément) fut d’abord élu au bénéfice de l’âge contre Antonin Perrin, patron d’usine, mais il refuse son mandat obtenu dans de telles conditions. Frédéric Faÿs, élu lui aussi au bénéfice de l’âge contre Antonin Perrin, accepte le mandat qui lui était confié. Latruffe, bien que Républicain Progressiste, était apparu comme un homme de conciliation. Cette défection devait contraindre les socialistes à voter Frédéric Fays, pharmacien aux Maisons Neuves, nouvellement installé à Villeurbanne, originaire de Bourgoin, et rallié à leur cause. La composition d’un tel conseil était explosive. Dans son discours inaugural, Faÿs s’efforça de trouver des thèmes républicains qui pouvaient plaire à tout le monde :
« ...en présence des actes inqualifiables du haut clergé, qui cherche en vain à faire reculer la civilisation de plusieurs siècles, il est nécessaire... de lever haut et ferme le drapeau de la République, qui est celui de la France. Aussi prierais-je les membres de la commission de la fête du 14 juillet de ne rien négliger pour l’organisation de cette fête, qui nous rappelle la grande victoire remportée par nos pères sur la féodalité, et qui a fait de chacun de nous des hommes libres... »
38Les mésententes ne devaient pas tarder à apparaître. A la fin de l’été, les socialistes voulurent que le conseil prenne position sur les événements sociaux et politiques du moment.
39Des grévistes ayant été condamnés et des citoyens ayant été inculpés pour leurs opinions, 6 membres socialistes du Conseil rédigèrent la motion suivante :
40« Considérant que les faits politiques qualifiés crimes ou délits politiques ont leur explication et leurs excuses dans la lenteur apportée à l’examen des questions sociales, (les sous-signés) déposent le vœu d’amnistie générale pour les citoyens condamnés pour faits de lutte politique, faits de grève et faits connexes. »
4110 socialistes la votèrent immédiatement. 3 s’abstinrent, estimant sans doute qu’il n’était pas nécessaire de risquer la division sur des questions de cette nature. Le Préfet devait d’ailleurs refuser d’enregistrer un tel vote. Les radicaux avaient malgré tout été amenés à proposer une contre-motion, dont la différence de ton est bien significative de la différence de perspective politique et sociale :
42« A l’occasion du Centenaire de la proclamation de la République, le Conseil prie respectueusement Monsieur le Président de la République d’user de son droit de grâce envers les condamnés pour faits de grève ou connexes, qui lui paraîtraient dignes d’intérêt et qui ont été victimes de ceux qui les ont poussés à s’insurger contre les lois. »
43Il n’y avait là que des escarmouches, mais elles étaient symptomatiques qu’un tournant idéologique et politique était en train de se prendre à Villeurbanne. Avec les nouvelles couches laborieuses de la population, et même si les représentants au Conseil étaient loin d’être tous des ouvriers, arrivaient sur la commune les idées et les options socialistes. Certes les clivages n’étaient pas encore bien nets, tant au plan du contenu des idéologies qu’à celui de l’appartenance politique des hommes. Certains ne savaient pas encore bien quel enjeu représentait chaque groupe et de quel côté se situer définitivement. Ainsi trois conseillers socialistes, devant la tournure des événements, démissionnèrent-ils peu de temps après (Bert, Gelas et Moulin), ainsi que 2 républicains progressistes (Six, Perrin). 6 sièges étant vacants, le Préfet dut ordonner en mars 1894 une élection partielle qui amena au Conseil 6 nouveaux socialistes, dont Jean Bourgey et Claude Nony, lequel devait faire au nom des membres nouveaux de son parti une déclaration qui situait leur action. Les 11 conseillers radicaux n’étaient toutefois pas restés pour l’écouter.
« ... Nous sommes tous des républicains de la veille. Nous avons toujours cru et nous croyons encore fermement que la République est l’unique forme de gouvernement que puissent emprunter les libres démocraties comme la nôtre pour se gouverner elles-mêmes : voilà la raison d’être de notre républicanisme. De plus nous sommes tous socialistes parce que nous estimons qu’il est temps enfin que, par le jeu de cette République que nous aimons, la démocratie française se mette à l’œuvre pour obliger ses élus, à tous les degrés, à faire aboutir ses revendications.
... Il y a des dépenses fructueuses pour la République et pour la cause de l’humanité ; telles sont celles nécessaires aux écoles et au redressement des torts de la société envers les malheureux ; pour celles-là nous ne lésinerons pas
.... Cette tâche (défendre les idées d’égalité devant l’impôt), que votre concours nous rendra facile, quoique modeste en elle-même, peut avoir et aura, nous en sommes convaincus, en ce qui concerne notre démocratie villeurbannaise - et même au-delà - les plus heureuses conséquences. En effet, de quoi s’agit-il en somme ? De démontrer que les travailleurs considérés jusque là comme des incapables, et de ce fait toujours exploités, trompés, leurrés, sont mûrs pour leur émancipation ; qu’ils n’ont plus besoin de tuteurs pour les diriger pas plus au temporel qu’au spirituel ; que, conscients de leurs droits et de leur force, ils entendent s’administrer eux-mêmes. Or cette démonstration, n’est-ce pas tout d’abord au sein de l’administration communale qu’elle doit être faite ? Nous croyons que si.
C’est au nom des petits industriels, des petits commerçants dont la cause et les intérêts sont si intimement liés à la cause et aux intérêts de la pléiade des salariés, de tous ceux-là qui nous ont envoyés ici, que nous essaierons de la faire, cette démonstration, au sein du Conseil municipal de Villeurbanne et pour y arriver, nous comptons sur votre concours à tous.
Sans nous soucier autrement des criailleries que notre attitude pourra soulever au dehors de cette enceinte, nous poursuivrons courageusement notre œuvre, ou plutôt l’œuvre de la démocratie socialiste que nous traduirons par ces mots : Équité et Justice pour tous... »
44Dans cette déclaration, Nony exprimait ce qui allait être un peu la chartre du socialisme à Villeurbanne, un socialisme tel qu’on le concevait à l’époque en France, où le marxisme n’était pas la référence fondamentale, un socialisme où l’on ne voulait pas se bercer de mots mais passer effectivement aux actes. Malgré des difficultés intérieures (l’affaire du déplacement de la mairie à Bonneterre) et extérieure (l’annexion par Lyon de la partie villeurbannaise du Parc de la Tête d’Or), dont nous parlerons de manière distincte plus loin, une certaine ligne d’action politique et sociale fut désormais le fait constant des municipalités postérieures : soutien actif aux grévistes (février 1895 : aide aux grévistes tisseurs de Roanne - Août 1895 : aide aux grévistes de Carmaux - 1897 : défense des intérêts des tisseurs locaux contre les capitaux suisses, etc.), projet de création d’un hôpital-hospice, débuts d’une politique de logements sociaux, etc.
45Les Républicains Radicaux Progressistes avaient mis le marché en main aux électeurs : si les socialistes passaient, ils se retiraient, tous en bloc. Les socialistes passèrent avec 76 voix d’avance, 1.700 personnes s’étant abstenues. Les radicaux progressistes reprochèrent amèrement aux Villeurbannais ces abstentions massives (à Cusset seulement, les radicaux avaient regagné 326 voix au second tour) et mirent à exécution leur menace : C. Latruffe envoya au Préfet la lettre collective de démission. La nouvelle élection partielle de mai confirma celle de mars, les radicaux s’étant retirés au second tour : 11 nouveaux socialistes vinrent siéger à la mairie. La tentative radicale de mai 1896 (date normale des élections) fut aussi un échec. Malgré les profondes divisions de ces élus municipaux (mairie à Bonneterre, sectionnement de la commune) et leurs conceptions divergentes du socialisme, la population devait encore leur faire confiance en 1900. Ils ne se constituèrent vraiment en parti qu’en 1905, avec la création de la S.F.I.O. Villeurbanne, désormais, n’allait plus avoir que les municipalités acquises, au moins théoriquement, au socialisme. On peut dater de ce moment les véritables débuts de la politique de différenciation.
La politique municipale
46Les grandes lignes de la politique municipale de 1875 à 1903 restent sensiblement les mêmes, l’arrivée des socialistes infléchissant seulement d’une manière très nette les orientations sociales. Le domaine de l’urbanisme (le mot lui-même n’existe pas à l’époque), ne présente pas de grandes réalisations, prévues, concertées, coordonnées comme celles que nous connaissons aujourd’hui. Les responsables ouvrent un à un des dossiers qui correspondent plus ou moins à des commissions municipales, sans faire de lien entre eux. Le radicalisme opportuniste et même le radicalisme socialiste n’entravent pas le libéralisme général de l’économie. L’État est peu interventionniste dans de nombreux domaines, même si les libéraux lui reprochent d’en faire encore trop. De plus, la ville n’est pas encore perçue comme un ensemble complexe où chaque catégorie sociale doit trouver sa place. De nombreux problèmes urbains sont ignorés ou livrés à l’initiative privée. La loi de 1884 qui régit la vie municipale n’est pas encore pleinement appliquée dans les faits par des municipalités qui découvrent seulement les possibilités qu’elle leur laisse. Les conseils municipaux, très surveillés par la préfecture, ont avant tout, comme souci premier, de conserver en équilibre le budget communal. Ils sont encore guidés par des grands principes, de grands axes idéologiques dont la réalisation leur semble devoir entraîner la résolution des graves problèmes de l’heure. Ainsi la victoire de la République, son établissement définitif dans le pays, et non pas seulement dans quelques secteurs, demeure un objectif capital. Et cet établissement définitif de la République passe par l’élimination des forces cléricales, soutien du conservatisme de droite, et porteuses d’une conception rétrograde et injuste du fonctionnement de la société. Éliminer ces forces obscurantistes est une entreprise de longue haleine, les républicains le savent et le moyen le plus sûr d’atteindre l’objectif est l’instruction publique. Ce travail est bien le premier qu’il faille faire, auquel il ne faut pas hésiter un seul instant à consacrer une part importante des finances locales, avant l’aide aux grévistes ou aux chômeurs, avant l’aide aux logements, avant l’action pour de meilleures conditions d’hygiène. Car si l’homme d’aujourd’hui et surtout ceux qu’on forme pour demain acceptent d’autres références pour la construction de la société, tout le reste sera donné par surcroît.
47Aussi n’est-il pas étonnant que le chapitre premier des perspectives et des réalisations municipales soit celui des Écoles, envisagé comme un ensemble. Il ne s’agit pas seulement d’édifier des locaux, mais aussi de sélectionner, de contrôler en même temps que de soutenir les maîtres et maîtresses qui doivent y enseigner et surtout y éduquer. Des œuvres para-scolaires, elles aussi fortement encouragées, telles les Amicales Laïques, viendront poursuivre le travail commencé dans l’École. Une commission sera créée au sein de la municipalité dès le mois d’avril 1882, pour surveiller l’application de la loi du 28 mars 1882 sur l’école obligatoire et la laïcité. Corrélativement, pendant toute cette période, les écoles congréganistes seront systématiquement empêchées de fonctionner, les autorisations étant automatiquement refusées. Une part fort importante des finances municipales passe dans la construction des groupes scolaires : 1884-1889 : école de garçons et de filles, école maternelle dans le quartier ouvrier des Maisons Neuves. 1888-1890 : groupe scolaire des Brosses. 1894 : groupe scolaire du Cours Vitton, du Cours Lafayette, 1896 : groupe scolaire des Charpennes10. Des fonds sont également affectés dès 1885 pour les bibliothèques scolaires, afin que les élèves continuent à la maison l’édification commencée à l’école. Blessés par la défaite de 1870, les républicains de Villeurbanne, comme de nombreux autres sans doute, favorisent aussi dans les écoles et dans des associations comme les « Touristes Lyonnais », des activités parmilitaires (maniement d’armes, sports de combat, etc...). Enfin, « pour développer en dehors de l’école, les idées mères de la République » et « l’instruction populaire, base fondamentale de la (même) République », le 25 juillet 1900, le Conseil Municipal vote d’abondants crédits pour la création d’une bibliothèque ouverte à tous.
48Si son œuvre d’éducation en vue d’une société totalement renouvelée caractérise avant tout ses objectifs à long terme, la municipalité villeurbannaise sait que, dans l’immédiat, son action doit être d'ordre social. L’aide aux indigents, aux malades incurables, aux malades mentaux fonctionne depuis fort longtemps. Le bureau de bienfaisance défend les droits des pauvres, paye pour les enfants « mis à la charité » et secourt beaucoup « de malheureux ouvriers vivant au jour le jour ». Presque chaque année, mais tout particulièrement celles où les crises de la Fabrique ou de la Mécanique sévissent durement, le Conseil vote des subventions aux Sociétés de Secours Mutuel qui existent depuis les années 1830. A partir de 1892, l’action sociale va aller plus loin : les socialistes vont directement soutenir les grévistes et les chômeurs, comme on l’a souligné précédemment, non seulement à Villeurbanne, mais aussi dans toute la région. Les refus du préfet n’empêcheront pas les secours d’arriver aux intéressés. De plus, et c’est en celà qu’elle se différencie de sa voisine lyonnaise pendant cette période, la municipalité alloue des subventions aux syndicats des branches industrielles présentes sur la commune pour aller à des congrès un peu partout en France. Elle sait, en effet, que le changement économique est social ne peut advenir qu’au prix d’une organisation de la classe ouvrière. Enfin, dans la séance du 20 juin 1898, le principe de la construction d’un Hôpital-Hospice, propre à la ville, est retenu. Ce n’était pas le sous-équipement hospitalier lyonnais qui motivait une telle décision, mais d’une part l’éloignement qui isolait les malades de leurs familles, et d’autre part les frais élevés de la participation municipale aux hospitalisations d’indigents ou d’insolvables. En même temps que les socialistes villeurbannais pensaient pouvoir, à la longue, gérer à moindre frais leur équipement hospitalier, il y avait aussi chez eux une volonté de pouvoir montrer, dans un domaine particulièrement typique, une réalisation propre à la ville. La construction de cet hôpital-hospice, qui devait commencer en 1900, révélait inconstestablement une volonté de différenciation ; non seulement les fds des travailleurs devaient recevoir une éducation républicaine qui pouvait participer à l’émancipation de leur classe sociale mais les ouvriers malades bénéficieraient d’un environnement sanitaire où leur dignité et celle de leurs familles seraient mieux reconnues.
49Dans le vaste domaine de l’Urbanisme, il faut noter diverses décisions qui allèrent parfois jusqu’à la réalisation. Le développement de l’industrialisation que la municipalité voulait incontestablement favoriser, imposait en tout premier lieu des travaux de voirie :
alignements et percements nombreux,
élargissement et classement dans la voirie municipale de chemins et de rues,
revêtements et cylindrages.
50Le prolongement du Cours Vitton à partir des Charpennes apparaît indispensable pour permettre l’établissement d’importantes usines, un élargissement suffisant de la rue Neuve des Charpennes11 s’avérant une opération beaucoup plus difficile. Le prolongement de cette vaste avenue, devenue cours Émile Zola en 1902, 10 jours seulement après la mort de l’écrivain12, fût plusieurs fois interrompu à cause, entre autres, des protestations des conseillers du Haut-Villeurbanne (Cusset). Ceux-ci trouvaient que trop d’argent était consacré à la partie industrielle de la commune.
51En 1903, les Lyonnais insisteront sur l’état insuffisant de la voirie villeurbannaise et sur les limites financières de la commune qui ne permettaient pas d’y remédier. La majorité des conseillers villeurbannais en était consciente, mais son action ne fut jamais pour autant de se contenter de favoriser les simples fonctions d’une banlieue. A Villeurbanne on estimait qu’on pouvait collaborer à une meilleure articulation avec Lyon mais qu’il n’y avait pas à exécuter les volontés de la grande voisine quand elle ne cherchait que ses avantages. Le sectionnement de plusieurs voies importantes par la ligne de chemin de fer Lyon-Genève, cause d’accidents ou de pertes de temps aux passages à niveau de même que le déversement des égouts villeurbannais dans les collecteurs lyonnais furent des sujets d’affrontement parce que Lyon traitait trop ces questions à son avantage en ignorant la légitime autonomie de ses voisins. Ceux-ci, d’ailleurs, marquèrent cette autonomie en ouvrant des voies Nord-Sud qui permettaient une moindre dépendance de Lyon : axes Cours de la République - Maisons Neuves à travers la Ferrandière et Chemin des Buers - rue Pierre Baratin. Dans la même intention le nouvel ingénieur chargé de la voirie fut invité à dresser dans les plus brefs délais un plan parcellaire de la commune qui devait « éviter la pagaille dans le développement urbain ». En fait, ce plan ne fut réalisé qu’en 1905, mais le projet était révélateur de la volonté d’organisation autonome.
52Parmi tous ces travaux affectant le sol villeurbannais, il faut encore citer le canal de Jonage. Il fut imposé de l’extérieur aux villeurbannais mais ces derniers comprirent tout de suite les avantages pour la commune d’une régulation du cours du Rhône et de la construction d’une usine hydro-électrique. De 1890 (date du début des études) à 1899 (date de la mise en eau), les élus ne cessèrent de défendre les droits des agriculteurs de Saint-Jean et des Buers qui se trouvaient, les uns isolés de la ville, les autres de leurs terres. Déjà, il avait fallu mener le même combat entre 1877 et 1880, quand l’autorité militaire avait édifié les fortifications. Dans l’un et l’autre cas, les voix villeurbannaises ne furent guère entendues : elles n’avaient en tout cas pas manqué de se faire entendre.
53Signalons encore trois domaines qui relèvent aujourd’hui de l’Urbanisme et où s’exerça une action municipale qui visait à organiser la vie propre de la cité. Tout naturellement, les compagnies de Transports développaient une stratégie de concentration vers Lyon, avec une recherche de rentabilité qui grévait considérablement les voyageurs de banlieue. Les municipalités et, surtout à partir de 1892, les municipalités socialistes ne cessèrent de réclamer des prolongements ou des créations de lignes (prolongement du 7 jusqu’à la place de la Bascule (1886) - création d’une ligne Charpennes-Cusset (1895), et de protester sur le prix et le nombre de places réservées aux habitants de la périphérie, en majorité des ouvriers pour qui ces moyens de locomotion étaient indispensables pour leur travail. Frédéric Faÿs se déplaça même jusqu’à Paris pour obtenir gain de cause.
54Avec les compagnie d'Eau et de Gaz, la municipalité agit de même. Il lui apparaissait important que Villeurbanne bénéficie rapidement (et toutes les couches sociales) des éléments du confort moderne. Pour l’eau, la demande était d’autant plus logique que les compagnies venaient puiser sur le territoire communal lui-même (puits filtrants du Bois-Perret et de la Feyssine).
55Le souci de l’hygiène, qui sera très important par la suite, commence de se manifester. Si la municipalité villeurbannaise ne s’est guère engagée dans la construction de logements sociaux pendant toute cette période, toutefois, en 1898, le Maire s’inquiète de faire appliquer sur la commune la vieille loi de 1850 sur les logements insalubres. Une commission d’hygiène est créée, mais il ne semble pas qu’elle ait pu faire grand’chose, si l’on en juge par les remarques sévères des lyonnais sur ce sujet, en 1903, quand ils voulurent annexer. Cependant c’est en 1902, que fut fondée l’Association des « Enfants de la montagne », qui fut certainement une initiative fort utile pour de nombreuses familles ouvrières.
56Les moyens financiers de toute cette politique étaient, nous l’avons dit, limités, et l’aide de la collectivité nationale ou départementale peu abondante. Les revenus augmentèrent de façon sensible pendant ces vingt dernières années du XIXe siècle du fait de l’industrialisation, mais il n’était pas pensable d’accroître les impôts locaux, compte-tenu des catégories sociales présentes sur la commune. La municipalité fit au contraire tout ce qui était en son pouvoir pour que la contribution fut autrement répartie. De nouvelles ressources furent recherchées sous forme de taxes sur les alcools, le stationnement et la propriété bâtie. En 1901, il fallut, malgré les réticences de plusieurs, recourir à un emprunt de 100.000 F. Toutes ces difficultés n’arrêtèrent cependant pas les diverses municipalités, en particuliers les socialistes après 1892, dans la poursuite de leur objectif principal : faire de Villeurbanne une cité où l’inégalité des classes sociales soit moindre qu’ailleurs.
Notes de bas de page
1 Annuaire HENRY, 1880, Archives Départementales du Rhône.
2 Annuaire HENRY, 1887, Archives Départementales du Rhône.
3 Pour tout ce qui concerne l’industrialisation, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Marc BONNEVILLE dont nous sommes largement tributaires, tout particulièrement : Naissance et métamorphose d'une banlieue ouvrière : Villeurbanne. Processus et formes d’urbanisation. PUL, 1978.
4 Cf Journal de Villeurbanne, Années 1898-1899, passim.
5 DELPECH (F.) - L’opinion publique, la presse et les partis de Lyon. De l’opportunisme à l’Esprit nouveau. 1879-1896, Mémoire principal de DES, Lyon 1959.
6 Cité par REINHARD et SORRE, Histoire de France illustrée II, p. 337. Le mot est de Freyginet et concerne Grevy, mais il s’applique à tous les vieux républicains. L’originalité des Lyonnais, fait remarquer Delpech, est seulement d’en présenter un type accusé qui ne variera point ou très peu. La remarque est très juste en ce qui concerne Villeurbanne.
7 DELPECH (F.) - Op. cit, p. 28.
8 DELPECH (F.) - Op. cit, p. 29-30.
9 Journal Le Progrès, 27 avril 1892.
10 On donnait à une rue voisine de cette école, le nom de M. Garande, instituteur laïc particulièrement exemplaire, la semaine même de sa mort (6 février 1903).
11 Aujourd'hui rue Francis de Pressensé.
12 Une lettre fut envoyée à la veuve de celui qui avait, par son œuvre « contribué à éduquer et moraliser le prolétariat » et qui « en montrant les défauts de la société actuelle dans son livre Le Travail, a fait entrevoir la Société future dont nous rêvons tous ».
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