Chapitre V. Le divorce, une libération féminine
p. 159-173
Texte intégral
1Si c’est bien en premier lieu au nom de la liberté individuelle que le divorce fut reconnu aux Français, c’est, aussi et peut-être surtout, au nom de la défense de l’intérêt des femmes que la masculine assemblée législative vota la loi de septembre 1792. Nous avons vu les positions des députés sur ce sujet. A Lyon, l’intention des promoteurs de la loi s’est trouvée tout à fait justifiée. Les femmes mal mariées prirent très vite conscience de ce que pouvait leur apporter la nouvelle législation. Au cours du printemps 93, l’une d’entre elles confiait son espoir au tribunal de famille qui jugeait sa requête. Sous l’ancienne législation « il était alors difficile ou plutôt presque impossible, expliquait-elle, que les plaintes d’une femme puissent obtenir aucun succès dans les tribunaux qui, comme on se rappelle, ne prononçaient de séparation de corps que dans des circonstances tellement graves et évidentes qu’à moins d’un danger bien établi pour la vie de la femme, ils rejettaient presque toujours les plaintes tendantes à la séparation de corps ». Les femmes lyonnaises ont-elles usé largement de ce nouveau droit ainsi que ce témoignage le laisse à penser ? Tous les actes de divorce, sans exception, portant mention du demandeur, il est aisé de connaître celui des deux conjoints qui s’est résolu à introduire la procédure. Rappelons aussi que le divorce par consentement mutuel, qui représentait une troisième voie possible, fut constamment toléré, même par la législation mise en place par le Code Civil. Le tableau 12 donne la répartition des divorces lyonnais en fonction des instigateurs légaux de la rupture : l’homme seul, la femme seule ou les deux époux réunis :
2Pendant toute la période où le divorce fut autorisé, de 1792 à 1816, ce sont les femmes qui forment le plus grand contingent des demandeurs en divorce. Elles sont à l’origine d’un peu plus de la moitié des divorces (51,1 % sous la Révolution et sous l’Empire) et bien que leur initiative varie en fonction du groupe socio-professionnel auquel elles appartiennent, elles fournissent, constamment et partout, le plus grand nombre des demandes. Si nous excluons les demandes déposées mutuellement, nous constatons que, sur trois divorces, deux environ ont été prononcés à l’initiative de l’épouse (65,7 %).
3Ce comportement féminin n’a rien de très original. Il semble que, dans toutes les villes françaises, ce soient les femmes qui, sous la Révolution, aient été les plus nombreuses à demander le divorce. Prenons quelques exemples : à Paris, du 1er janvier 1793 au 17 juin 1795, on a enregistré 7,1 demandes féminines sur 10 divorces1 émanant de l’un des deux conjoints ; à Rouen, pendant la période 1792-1800, on note exactement la même participation des femmes à la vague des divorces2. A Thiers, et il y a là un cas limite, « à part trois divorces pour motif déterminé dont il est malaisé de discerner le demandeur, l’initiative de toutes les dissolutions... revient aux femmes »3. A Montpellier la proportion des femmes par rapport aux hommes est plus proche de celle que nous relevons à Lyon avec 63,4 %4. Ce rapide survol de quelques villes de taille et de vocation, bien différentes, tributaire des rares études déjà publiées, est peu rigoureux pour établir des comparaisons mais il permet, toutefois, de penser que Lyon se présente comme un cas moyen et non comme une ville où la situation conjugale des femmes aurait été particulièrement dramatique à la fin du XVIIIe siècle ou comme un centre où leur réveil sous la Révolution aurait été plus virulent qu'ailleurs. Rappelons que la propension que les femmes ont à se pourvoir en justice contre leur mari est un fait déjà ancien. Au moins si on en juge d’après les dossiers conservés par l’officialité de Cambrai qui, appliquant le droit canon, effaçait toute discrimination entre les sexes et mettait les époux en instance de séparation dans une situation d’égalité juridique comparable à celle des lois révolutionnaires5. Le système matrimonial de l’Ancien Régime était donc plus insupportable à la femme qu’à son époux. Il y a d’ailleurs là une constante et en 1970 encore, en France, l’épouse était demanderesse dans 62,9 % des cas de divorces6. Seule la récente législation de 1975 qui reconnaît le divorce par consentement mutuel et par rupture de vie commune depuis plus de six ans7 pourrait modifier cette tendance.
4Le type de procédure qui arrive en deuxième position concerne les divorces demandés par les hommes. Ces derniers prennent l’initiative de la rupture légale dans plus d'un cas sur quatre ; leur proportion s’accroît d’ailleurs très légèrement sous l’Empire (28,6 % contre 27,1 % sous la Révolution). Si l’on ne retient que les divorces demandés par l’un ou par l’autre des conjoints, la proportion des hommes est respectivement de 34,3 et de 35,8 %. Il est donc fondamental de noter que le divorce est le reflet d’un drame profond, qui se dénoue dans la solitude, puisque dans plus de 78 % des cas, la femme ou l'homme se retrouve seul et opposé à son ancien conjoint jusque dans la procédure. Aucune entente n’est plus possible. Le processus même de la séparation révèle un grand désarroi. C’est bien le lot commun de ces conjoints désunis que de ne pas parvenir à une base minimum d’accord pour demander leur séparation. Le phénomène est général et dans toutes les villes de France de l’époque la grande majorité des époux malheureux agissent seuls pour obtenir la dissolution de leur mariage. On constate, en effet, que le divorce par consentement mutuel, plus souvent attaqué que les autres formes de séparation par les partisans de l'indissolubilité du mariage, pour l’extrême facilité avec laquelle il pouvait s’obtenir, n’a constitué un recours que pour une faible proportion de ménages désunis. C’est à peine plus d’un ménage sur cinq qui a déposé une demande mutuelle à Lyon de 1792 à 1816. Ce divorce, redoutable aux yeux des législateurs ultérieurs de la France contemporaine qui ne voulurent pas le rétablir en 1884, ne fut pas sous la Révolution et l’Empire, à l’origine d’un bien grand nombre d’éclatements de familles.
I – LES FEMMES ET LE DIVORCE
A – Les moteurs du phénomène
5Reprenons le tableau de la page 160 et constatons immédiatement que les groupes où les femmes sont proportionnellement les plus nombreuses à prendre l’initiative du divorce (c’est-à-dire plus de 51,1 moyenne générale) sont, soit les groupes où l’on divorce le plus, soit, paradoxalement, ceux où l’on divorce le moins.
6Le tableau suivant permet de préciser selon quelles modalités.
TABLEAU 13. GROUPES SOCIO-PROFESSIONNELS OÙ LES FEMMES DIVORCENT LE PLUS SOUS LA RÉVOLUTION
% | Ecart à la moyenne | |
Nobles | 62,5 | 11,4 |
Prof, lib., Employés | 54,4 | 3,3 |
Artisans | 55,8 | 4,7 |
March.-Négoc. | 53,6 | 2,5 |
Journaliers | 53,8 | 2,7 |
7Les nobles, qui divorcent dans des proportions deux fois moindres à leur nombre, arrivent en tête de tous les groupes. Dans leur milieu, l’ébranlement familial est dû, plus que dans aucun autre, à une initiative féminine particulièrement massive. Dès 1793, sur quatre divorces on note trois demandes déposées par les femmes et, de l’an II à 1802, ce ne sont que des femmes qui demandent la dissolution de leur union. L’époux noble, plus que tout autre homme, s’accommode du statut que lui attribue le mariage et répugne à une solution radicale. Il faut attendre l’an XII pour que l’on voit l’un d’entre eux se résoudre au divorce. Les raisons de ces décisions féminines seront à voir de près. Le divorce n’était-il pour ces ménages, comme pour les nobles de Metz ou de Limoges8, qu’un moyen détourné utilisé par les femmes pour sauvegarder les biens du ménage menacés par la loi qui frappait les émigrés ?
8Les trois groupes que l’on trouve ensuite, dépassant de 2 à 6 points la moyenne, sont les membres des professions libérales et les employés, les artisans et les marchands-négociants qui ont tous, ainsi que nous l’avons vu, une forte propension au divorce. La proportion d’épouses demanderesses peut s’élever jusqu’à 86 % (chez les artisans en l’an XII) ou même représenter le total de toutes les requêtes d’une année (employés et professions libérales en l’an VI et en l’an VII). Elle tend généralement à croître avec l’ensemble des divorces. Le cas des artisans est probant à cet égard. L’année où ils sont les plus nombreux à faire dissoudre leur union, la première, 1793, ils le doivent dans 76,3 % des cas à leurs femmes ; une des années où ils sont le moins nombreux, en l’an VI, les épouses ne représentent plus que 27,3 %. Voici le tableau (tableau 14) qui montre ces corrélations année par année.
TABLEAU 14. LES FEMMES D’ARTISANS DEMANDERESSES EN DIVORCE
Total des divorces | Nombre de femmes | % | |
1793 | 59 | 45 | 76,3 |
Au III | 53 | 34 | 79,0 |
An II | 46 | 21 | 45.6 |
An IV | 43 | 26 | 60,5 |
An X | 41 | 21 | 51,2 |
An V | 35 | 18 | 51.4 |
An IX | 27 | 10 | 37,0 |
An XI | 26 | 16 | 61,5 |
An VII | 23 | 12 | 52,2 |
An VI | 22 | 6 | 27.3 |
An VIII | 21 | 10 | 47,6 |
An XII | 7 | 6 | 85,7 |
9La participation des femmes de journaliers et de cultivateurs à cette vague de libération est certes beaucoup plus étonnante. Il ne peut s’agir ici d’un divorce fictif comme dans le cas des femmes de la noblesse. Ce sont donc bien les femmes qui contribuent à marquer le mouvement des divorces. Ce sont elles qui lui impriment l’impulsion déterminante, tant dans les groupes nettement « atteints » que dans ceux qui résistent. Ces derniers n’y participent en fin de compte qu’à cause de la volonté des femmes. Le phénomène « féministe » est ainsi apparent.
10On peut en avoir confirmation à l'aide de l'étude des groupes d’artisans que nous avons isolés. Certes, en première analyse, on peut constater une étonnante similitude de comportement dans des groupes aussi différents que les perruquiers et les chapeliers. Les premiers, dont nous avons vu qu’ils étaient relativement nombreux à faire dissoudre leur mariage, y ont été entraînés dans 53,3 % des cas par l’épouse, c’est-à-dire dans une proportion à peine plus élevée que dans l’ensemble des ménages divorcés. Les hommes sont beaucoup moins enclins à cette solution radicale et ils n’interviennent que dans 30 % des demandes. Que constatons-nous ? Que les chapeliers qui, eux, apparaissent, par contraste, comme fondateurs de familles unies, quand ils ont divorcé sous la Révolution, y ont été déterminés par leurs épouses dans des proportions strictement identiques à celle des perruquiers (16 cas sur 30 dans les deux groupes). Mais, en réalité, plus que sur l’ensemble de la période, il est intéressant de considérer ce qui se passe au cours des années où ces groupes sont les plus touchés. Pour les perruquiers, c’est en 1793. Or, cette année-là, près de 90 % des divorces sont demandés par les femmes. Pour les chapeliers, il faut attendre les séquelles de la Révolution et c’est en l’an III, après le Siège, que les ménages se défont parmi eux. Près du quart des divorces sont alors prononcés mais les femmes n’y participent qu’à proportion de 57,1 % et déjà on voit apparaître une demande mutuelle qui, occultant les raisons profondes de la séparation, sauvegarde une certaine image du couple éclaté. Les perruquiers, eux, attendent l’an VI pour faire preuve d’une pareille maîtrise. Les cabaretiers dont la tendance au divorce a également été montrée laissent également agir leurs épouses (56 % des demandes émanent des femmes), mais dans des proportions modestes et il est même fréquent que le nombre des hommes demandeurs soit égal ou même supérieur à celui des femmes (1793, an II, an IV et an IX). C’est le seul groupe où les hommes se montrent aussi attirés par le divorce que leurs épouses. Leur attitude est en ce sens assez proche de ces deux autres groupes originaux que constituent les ouvriers en soie et les bourgeois.
11La cellule familiale des tisseurs de soieries, particulièrement solide, ainsi que nous l’avons vu, est à peine plus souvent dissoute par l’épouse que par le mari. Les femmes prennent l’initiative du divorce dans 38 % des cas, les hommes dans 33 %. C’est dire que la proportion des femmes est inférieure de 13,0 points à la moyenne lyonnaise. Jamais elle ne dépasse celle-ci et, à l’exception d’une pointe assez étonnante de 50 % en l’an VIII, elle oscille de 23 % (an IX) à 44 % en l’an III. Elle n’est pas fonction, comme chez les artisans, du mouvement général des divorces. Il est certain que les femmes de ce milieu, soit parce qu’elles sont mieux traitées, soit parce qu’elles sont plus résignées, contribuent, consciemment ou passivement, au maintien de l’union conjugale. Leur comportement se démarque nettement de celui des autres épouses lyonnaises.
12Le cas des femmes de bourgeois est assez comparable à celui des femmes d’ouvriers en soie. Elles ne demandent le divorce que dans 4 cas sur H). Comme les femmes de tisseurs, elles acceptent bien leur condition De plein gré ou à contre-cœur ? Il est encore prématuré de trancher. Est-ce parce que leurs milieux sont particulièrement propices à l’épanouissement d’une vie conjugale harmonieuse ? La réponse n’est certainement pas la même dans les deux cas. Il est bien évident que la situation matérielle du ménage d’ouvriers en soie ne favorise pas autant que celle des bourgeois les moments de rencontre entre les époux. Est-ce, pour les unes comme pour les autres, la dépendance économique qui consolide l’union de la cellule familiale ? La solidarité dans le travail accentue sans doute les liens qui unissent les conjoints des ménages laborieux. On sait, par ailleurs, que les milieux bourgeois sont, depuis longtemps déjà, sensibles au sentiment « moderne » de la famille. Est-ce ce qui explique leur peu d'attrait pour le divorce ? La présence d’enfants est peut-être un frein à la séparation, dans ces foyers soucieux de la continuité du patrimoine et de l’avenir des descendants. Face au divorce, les comportements, en apparence identiques, des femmes de ces deux catégories socio-professionnelles, les isolent de l’ensemble des femmes lyonnaises mais ils occultent des réalités psychologiques, sociales et humaines très diverses d’un groupe à l’autre que seule l’étude des motivations des femmes qui divorcent pourra nous permettre d’éclaircir. En attendant, la chronologie peut apporter quelques précisions.
B – Une revendication éphémère
13La revendication de l’autonomie féminine que traduit massivement le divorce est directement liée à l’euphorie révolutionnaire. La flambée est de courte durée et se marque particulièrement sous la Convention où l’on enregistre, de 1793 à l’an III, le plus fort taux de demandes féminines de toute la période (55,9 %). Le Directoire connaît déjà un ralentissement marqué (50,7 %) qui s’accentue encore avec le Consulat (46,3 %) et ne s’élève plus que légèrement sous l’Empire traduisant la permanence d’une attitude qui a perdu néanmoins toute agressivité. (Voir tableau 15). Il ressort nettement de ce mouvement que c’est tout particulièrement contre la situation matrimoniale que leur imposait l’Ancien Régime que s’insurgent les femmes. Elles réagissent dès que la loi le leur permet et c’est la première année, en 1793, que leur participation atteint le record absolu de 58,7 % des demandes.
14Le Directoire marque un recul général de cette offensive féminine sauf pour la catégorie des employés et des membres des professions libérales (70,8 % des demandes de divorce dans ce groupe viennent alors des femmes : 11 points de plus que sous la Convention et 20 points de plus que la moyenne générale !). Comme si l’ascension sociale de cette nouvelle bourgeoisie s’accompagnait d’une libéralisation de la femme et d’une remise en cause du statut conjugal. C’est aux membres de ce groupe que serait imputable cette « légèreté » de mœurs du Directoire qui frappait tant les contemporains. L’émergence d’un groupe social comme facteur d’émancipation féminine...
15Les femmes des journaliers constituent, elles aussi, une exception à la tendance générale. C’est sous le Directoire qu’elles s’affirment le plus. Ont-elles été influencées à leur tour par le modèle que leur ont offert leurs camarades des milieux plus favorisés, les femmes d’artisans en particulier ? L’exemple est efficace puisqu’encore sous le Consulat elles dépassent de près de 6 points la moyenne lyonnaise.
16Le Consulat marque pourtant un apaisement général. C’est la reprise en mains des foyers par les époux, le retour à la norme, à la stabilisation qui se poursuit sous l’Empire, pour les. nobles, les marchands et les négociants, les employés, les membres des professions libérales, et même les journaliers. Le mouvement féminin est déjà du passé. Un nouvel ordre se dessine dans les faits comme dans les idées. De Bonald se dépense pour justifier de la hiérarchie qui doit régner dans la famille, père, mère et enfants, à l’égal de celle que doit connaître le royaume avec le roi, ses ministres et ses sujets. Plus qu’un théoricien, il n’est peut-être qu’un observateur de la réaction que vit son époque.
17Seul un groupe de femmes affirme encore sa volonté d’existence à part entière, celui des épouses d’artisans. Avec une participation qui devance le groupe le plus « féministe » de l’ensemble de 17 points, et qui s’écarte de 16 points de la moyenne lyonnaise, il dépasse même son propre record de 63 % enregistré sous la Convention. Sous l’Empire, les femmes d’artisans ont conservé leur virulence, attestant d’une très ancienne autonomie des femmes de ce milieu. Contrairement aux autres femmes lyonnaises, celles-ci ont atteint une certaine maturité, qui leur permet en cas d’échec conjugal de surmonter leur drame et d’assumer la douloureuse mutation que représente le retour à la solitude. Etaient-elles mieux armées professionnellement et intellectuellement que les autres Lyonnaises ? Remarquons, qu’une fois encore, nous voyons s’affirmer ce monde de la boutique pourvoyeur des forces favorables à la Révolution démocratique et sociale de l’an II, monde qui n’abandonne pas facilement ses exigences profondes : le régime impérial ne peut obtenir le retour des femmes de l’échoppe au silence.
II – LES HOMMES ET LE DIVORCE
18Donc, en moyenne, les hommes demandent deux fois moins souvent le divorce que les femmes. C’est dire que la vie conjugale leur convient ou du moins qu’ils parviennent a s’en accommoder. Il est vrai qu’ils ont le droit pour eux. L’attitude qu’ils adoptent face au divorce est fonction de leur appartenance socio-professionnelle ainsi que l’indique le tableau 15, qui est l'image, en négatif, du tableau 13, ce qui n’a rien de surprenant.
TABLEAU 16. GROUPES SOCIO PROFESSIONNELS OÙ LES HOMMES DIVORCENT LE PLUS SOUS LA RÉVOLUTION
Pourcentage de demandes masculines | Ecart à la moyenne | |
Ouv. et art. en soie | 33,0 | 5,9 |
Bourgeois | 31,4 | 4,3 |
Moyenne générale | 27,1 |
19Non seulement les hommes se résolvent moins souvent au divorce que les femmes, mais encore, rares sont les milieux où ils s’affirment fortement, c’est-à-dire où ils sont demandeurs dans une proportion supérieure à la moyenne. Il n’y en a que deux, ceux des ouvriers en soie et des bourgeois, qui sont, nous l’avons vu, et c’est logique, ceux où les femmes semblent plus soumises ou plus dépendantes de leur mari. Bourgeois et ouvriers en soie donnent ainsi l’image d’un foyer dans lequel s’affirme un pouvoir essentiellement masculin. Rien d’étonnant à ce que les jeunes femmes de la bourgeoisie n’aient guère pu échapper à leur mari : leur père avait choisi l’époux (on se souvient combien Mme Roland appréciait que son père l'ait laissée libre de prendre elle-même cette décision qui engageait sa vie9), et on les avait éduquées pour la soumission. Quant aux femmes d’ouvriers en soie, liées économiquement à leur mari, il était normal qu’elles s’inclinent. Seul l’homme, dans ces milieux, se résignait à faire dissoudre son mariage, la femme, elle, tentait, en cas de mésentente, de trouver des solutions à l’intérieur même du cadre conjugal.
20Sous l’Empire, qui accorde avec le Code Civil, une prééminence à l’époux, le pouvoir masculin s’affirme de deux manières opposées. La possibilité qu’offre la législation au mari insatisfait d’entretenir une liaison sans que sa femme puisse s’y opposer, lui permet de s’accommoder, tant bien que mal, de son épouse et de la « tromper » aisément. Aussi la proportion d’hommes qui demandent le divorce est-elle inférieure sous l’Empire à ce qu’elle était sous la Révolution. Ceci s’observe aussi bien parmi les ouvriers en soie, que parmi les artisans, les employés et les membres des/professions libérales. Sur les journaliers et les bourgeois, l’effet est extrême : aucun d’entre eux ne se pourvoit en divorce pendant les onze ans qui vont de l’an VIII à 1816 ! Les lourdeurs de la nouvelle procédure sont aussi un profond moyen de dissuasion.
21Les marchands et les négociants, eux, font exception. Au cours de cette période, ils battent même le record absolu de participation masculine avec 57,1 %, fournissant ainsi un contingent plus important d’hommes que de femmes. C’est l’unique exemple d’une prééminence de l’initiative masculine. Est-ce une réaction contre l’émancipation féminine des années antérieures qui aurait été plus mal acceptée dans ces milieux de notables que dans les autres foyers lyonnais ? Mais une tendance inverse s’observe au sein des autres catégories supérieures de la société que représentent les employés et membres des professions libérales. Il est plus probable que le monde du négoce, fortement implanté à Lyon, est tout particulièrement attaché à la solidité de la cellule familiale, gage de son prestige social local. Les femmes n’osent se résoudre à rompre définitivement avec leur mari, même en cas de nécessité. Elles préfèrent avoir recours à la séparation que le Code Civil a rétablie plutôt qu’à une solution radicale que l’Eglise condamne de plus en plus fermement. Aussi n’est-ce sans doute pas un hasard si deux des divorces réclamés par les hommes de ce groupe font suite à une séparation. Les épouses s’en contentaient, mais les maris estimant probablement la situation intolérable, engagent le divorce puisque leur « épouse n’entend point faire cesser la séparation de corps prononcée par jugement ». En cas de conflit, les femmes préféraient choisir la solution la moins radicale, la séparation, alors que leurs époux, condamnés à un demi-célibat, préfèrent envisager la rupture totale bien qu’elle soit peu conforme à leur sens de la famille. Ce comportement serait révélateur d’une emprise plus marquée du catholicisme sur ces milieux10 alors que la bourgeoisie intellectuelle resterait, elle, beaucoup plus influencée par les Lumières11.
III – LE DIVORCE PAR CONSENTEMENT MUTUEL
22Dans la pensée avouée des législateurs de 1792, cette forme particulièrement audacieuse de divorce était la solution idéale : elle sauvegardait la liberté des époux en les dispensant de présenter les raisons de leur séparation, elle respectait leur pudeur puisqu’elle ne les obligeait pas à témoigner contre leur ancien compagnon, et elle limitait considérablement les délais nécessaires aux démarches à effectuer. Elle tendait surtout à apaiser les conflits en exigeant des époux une dernière démarche à effectuer en commun. Par là même, elle ne pouvait convenir qu’aux cas les moins passionnés, aux ménages les moins désemparés, aux individus les plus calmes.
23Rien d’étonnant à ce que seulement un ménage de divorcés sur cinq ait pu arriver à une telle maîtrise, et à ce que ce type de demandes ait représenté le groupe le plus faible des procédures. Souvent, d’ailleurs, l’acte qu’enregistre l’officier d’état civil traduit les hésitations des époux. Certains avaient d’abord introduit une demande unilatérale pour incompatibilité d’humeur ou pour sévices et injures graves – probablement réciproques ! – avant de décider d’en finir au plus vite en s’efforçant de parvenir à un accord.
24Au fur et à mesure que se sont dénouées les situations les plus dramatiques qui rendaient obligatoire le divorce-accusation, se multiplient les divorces par consentement mutuel. Ils passent de 52 sous la Convention à 74 sous le Directoire et 103 sous le Consulat, occupant une proportion croissante de l’ensemble des actes (12 % puis 25,2 % puis 32 %).C’est 1793 qui enregistre le taux le plus bas (12,4 %) et l’an IX qui le voit culminer avec 40 %. Avec le temps, le divorce entre dans les mœurs et prend des allures moins dramatiques. On s’achemine vers le divorce-constat.
25Cette tendance est la même pour tous les groupes socio-professionnels, depuis les marchands-négociants, dont le pourcentage de demandes mutuelles passe de 12,7 à 25, jusqu’aux journaliers qui sont quatre fois plus nombreux sous le Consulat que sous la Convention à se séparer à l’amiable. Pour tous, c’est bien entre 1800 et 1804-1805 que tend à disparaître le divorce-accusation si fréquent au cours des années précédentes.
26Les foyers d’ouvriers en soie, où l’on ne consent pas à divorcer facilement, où les femmes sont habituées à garder une place discrète au sein du ménage, où les hommes sont peut-être plus enclins à assumer un rôle dirigeant, ne se résolvent à une séparation qu’en s’assurant d’un minimum d’éclat, et ceci dès le début de l’application de la loi. Aussi, sous la Convention, sont-ils les seuls à déposer une demande mutuelle dans plus d’un cas sur cinq (21,4 %) (la moyenne lyonnaise est alors de 12 %). En 1793 déjà, ils étaient 26,3 % alors que la moyenne dépassait à peine 12 %. Au plus fort de la remise en cause sociale et familiale, la cellule familiale reste, pour eux, une entité que l’on doit s’acharner à conserver. Si les conditions de vie conjugale sont par trop insupportables, on accepte le divorce, il le faut bien, mais à condition d’éviter au maximum une publicité affligeante des motifs de conflits. Une fois encore, les ouvriers en soie font preuve d’un sens de la famille assez exceptionnel dans les milieux populaires de la fin du XVIIIe12. Ils accentuent encore cette défense de l’union conjugale par des taux de plus en plus élevés de demandes mutuelles (35,9 sous le Directoire, 34,9 % sous le Consulat) se tenant constamment en tête de toutes les autres catégories socio-professionnelles.
27Sous l’Empire, le divorce disparaît des mœurs lyonnaises et avec lui, la forme « douce » que représente le divorce par consentement mutuel. Certes, le Code Civil l’autorise encore et, en moyenne, on note une proportion identique de divorces par consentement mutuel sous l’Empire et sous la Révolution (1 sur 5 environ). Mais, en fait, les obstacles élevés pour l’obtention de ce type de divorce et l’inégalité des époux que consacre par ailleurs la nouvelle législation, en freinent considérablement l’extension, par rapport aux années du Consulat (11 points de régression). La mise en place du Code Civil coupe court à ce que la législation révolutionnaire était sur le point d’avoir mené à bien, le « divorce-faillite », reconnaissance d’une responsabilité partagée des deux époux en cas d’échec de leur union.
***
Notes de bas de page
1 Gérard Thibault-Laurent, op. cit., p. 159.
A Lyon pendant la même période (ou approximativement, de 1793 à la fin de l’an III) cette proportion reste celle de l’ensemble de la période : 63,5 %, d’où la possibilité de maintenir la comparaison avec la capitale.
2 Phillips (Roderick), « Women and family breakdown in eighteenth century France : Rouen 1780-1800 », par Social History, 1976, no 2, p. 206.
3 Gérard Thibault-Laurent, op. cit., p. 241.
4 Ibid., p. 222. Sur 178 divorces prononcés de 1792 à l’an XI, 113 soit 63,4 % ont été demandés par des femmes.
5 De 1710 à 1736 dans le ressort de l’officialité de Cambrai on relève trois demandes féminines pour une demande masculine, et de 1737 à 1791, 85,8 % de demandes féminines (en excluant de ce calcul les divorces prononcés par consentement mutuel) in Alain Lottin et collaborateurs, op. cit., p. 114, et L. Kaczmarek et G. Savelon, microfiche citée, pp. 42-43.
6 Et dans 77,8 % des cas de séparations de corps. Le Divorce en France, (année 1970), Paris, La Documentation Française, 1973, p. 21.
7 Chantal Blayo et Patrick Festy. « Les divorces en France. Évolution récente et perspectives », Population, no 3, 1976, p. 617.
8 Jean Lhote, op. cit., et A. Maurat-Ballange, op. cit. (cf. p. 292, note 4).
9 Mémoires de Mme Roland, op. cit., p. 109-112.
10 Exemple des époux Lavie-Bussière. L’époux est négociant. La fille aînée est religieuse chez les Collinettes.
11 On sait combien étaient sous-représentés les milieux marchands dans les Académies Lyonnaises de la seconde moitié du XVIIIe siècle (cf. M. Garden, Lyon..., op. cit., p. 540 et R. Chartier, op. cit., – cf. note 13, p. 288 –).
12 Qui atteint parfois un degré assez rare. Ainsi, chez ce fabricant d’étoffes de soie « compagnon dans la dite profession qui avait abandonné sa femme et ses enfants pendant quatorze ans et constatait, étonné, « que depuis trois ans qu’il est de retour il n’a pu engager sa femme à se réunir à lui ». Pour lui, les liens de mariage subsistaient malgré sa longue absence et malgré le fait que « le second enfant qu’elle fit à l’hôpital vint mort au monde par une suite des excès et mauvais traitements » qu’il lui avait infligés (A.D.R., 3 E 6933, notaire Péricaud, tribunal de famille, 10 juin 1793).
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