Fonctions culturelles du périodique littéraire
p. 11-136
Texte intégral
I- LE PERIODIQUE, INSTRUMENT DE LECTURE
1- Cycles, réseaux et structures
1De l’algue bleue au poulpe et de la bactérie à l’homme, dans la multiplicité des formes vivantes, la théorie cellulaire permet de saisir ”une machinerie chimique essentiellement la même dans ses structures comme par son fonctionnement.” Les invariants chimiques de la cellule vivante sont l’”équivalent logique d’un alphabet” qui peut ’’écrire toute la diversité des structures et des performances que contient la biosphère” et nous savons que depuis près de trois milliards d’années la stabilité des espèces est assurée par le travail de ”puissants réseaux cybernétiques moléculaires.”1
2L’évolution biologique de l’homme et le développement de l’écosystème social ont permis la création d’une ”machine vivante” dont l’épicentre : le cerveau, deviendra le noyau d’un procès de ”complexification multidimensionnel” capable d’auto-organisation et d’auto-reproduction2. Créateur d’information et générateur de structure, l’organisme humain va apprendre à assimiler les stimuli du milieu et découper le monde environnant en champ d’expérience qu’il saura mettre en forme grâce à son aptitude à construire des faisceaux de relations3.
3Pour la paléontologie et l’anthropologie, l’hominisation est apparue comme le développement d’un système nerveux complexe, doué d’adaptation, créateur de liens entre l’appareil techno-économique, le comportement social et le développement du dispositif territorial propre à la civilisation. Ainsi s’élabore, chez l’homme, un ”comportement opératoire” qui stratifie ses conduites mémorielles et donne naissance à des organismes fonctionnels collectifs (par exemple la ville), à des techniques et à des chaînes opératoires (l’écriture) capables d’inscrire et de conserver un capital de connaissances, d’animer et de parcourir des espaces sociaux et cérébraux. Par ses techniques et ses méthodes, l’activité humaine a le pouvoir de se programmer elle-même et de programmer le monde en le prolongeant ou en le dédoublant à l’aide de séquences opératoires automatisables. L’information n’est pas qu’accidentelle, ni la mémoire seulement biologique, elles sont faites aussi des enchevêtrements et des interférences de réseaux instrumentaux (exemple : l’horloge) qui permettent l’expansion de la mémoire, l’enchaînement et l’organisation des gestes, la solidarité et la complémentarité des comportements et la mise en tables ou en plans de certains éléments essentiels de référence4.
4Attentif au fonctionnement général de notre dispositif culturel, A.Moles observe, dans la circulation des messages constitutive de notre ”mémoire du monde”, le mécanisme d’un ”cycle socio-culturel” qui sélectionne, contrôle et diffuse, dans les micro-milieux du champ social, des informations et des idées susceptibles d’être reprises et peu à peu transformées à leur tour par d’autres opérateurs. Comme si la toile de fond de la culture était une sorte de ”tableau” capable de réaliser à la fois l’inventaire permanent de l’accroissement du langage humain et la constante distribution de ses contenus5.
5Ainsi sont fondamentalement rendus possibles les cheminements et les démarches, les modes de convergence et les procédés d’accumulation propres à une conception encyclopédique de la culture qui sous l’Ancien Régime précisent leur action au moment même où la famille bourgeoise se retire de la grande société polymorphe et se donne un espace réservé et homogène, une intimité, une identité, des règles et des interdits6. Car cycles, réseaux et structures permettent la confection, le développement et le maintien de modèles de comportement. Ce qui se généralise, dans ces stratégies, c’est l’activité des processus de sélection et de combinaison qui à la fois sépare et connecte les éléments d’un ensemble et fait de la vie sociale comme des phénomènes biologiques un « système événementiel ». Qu’il soit cérébral ou social, tout réseau peut assimiler dans son système de relations l’univers qui l’environne et en construire l’analogon au point d’apparaître lui-même comme le « livre du monde »7.
6Nous retrouvons ici l’hypothèse d’une logique universelle qui prend appui, dans la pensée du XVIIIème siècle sur le modèle mathématique et supposait déjà depuis la Renaissance l’idée d’une matière homogène. La liste qui suit permet de voir se préciser, à travers la publication de quelques livres et la création d’oeuvres musicales et d’instruments techniques, le développement de cette nouvelle logique8. Il suffirait de placer en regard de cette suite la liste chronologique des périodiques de l’époque correspondante, ainsi que la courbe d’augmentation du nombre de leurs titres et de l’importance quantitative de leurs livraisons pour constater l’existence du remarquable phénomène de convergence que nous comptons ensuite interroger.
1673 : Ch. Huygens, Horologium oscillatorum
1682 : Classification des espèces végétales par J.Ray.
1687 : Isaac Newton, Philosophiae Naturalis principia mathematica.
1694 : Ch. Huygens, Traité de la lumière.
: Leibnitz, Système nouveau de la nature.
1703 : Le microscope micrométrique de Hautefeuille.
1704 : Newton, Traité d’optique sur les réflexions, réfractions et les couleurs de la lumière.
: Leibnitz, Arithmétique universelle.
1709 : Berkeley, Nouvelle théorie de la vision.
1713 : Newton, deuxième édition des Principia.
: J.Ph. Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels.
: J.S. Bach : 1er volume du Clavecin bien tempéré.
1726 : J.Ph. Rameau, Le nouveau système de la musique théorique.
1729 : Newton : première édition en anglais des Principia.
1730 : le thermomètre de Réaumur.
1732 : Maupertuis, Mémoires sur les lois de l’attraction.
1733-1734 : Voltaire, Lettres philosophiques (15ème lettre sur le système de l’attraction ; 16ème lettre sur l’optique de Newton).
1734 : R.P. Dom Jacques Alexandre, Traité général des horloges.
1735 : Linné, Systema Naturae.
1737 : J.Ph. Rameau, La génération harmonique ou Traité de musique théorique et pratique.
1738 : Linné : premières classifications biologiques.
: Voltaire, Les éléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde.
1739 : le calcul infinitésimal (Euler, Bernouilli, Clairaut).
1744 : J.S. Bach : deuxième volume du Clavecin bien tempéré.
1747 : P. Sigorgne, Institutions newtoniennes ou Introduction à la philosophie de M. de Newton.
: Condillac, Traité des systèmes.
: Buffon : tome I de l’Histoire naturelle.
1750 : J.Ph. Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie servant de base à tout l’art musical théorique et pratique.
: premier tome de l’Encyclopédie.
1751 : Maupertuis, Système de la nature.
: Linné, Philosophica botanica.
1752 : Fontenelle, Théorie des tourbillons cartésiens avec des réflexions sur l’attraction.
: J.Ph. Rameau, Nouvelles réflexions sur la démonstration du principe de l’harmonie.
1759 : Newton : publication de la traduction française des Principia par Mme du Châtelet (Principes mathématiques de la philosophie naturelle).
1761 : fabrication de la première horloge marine élaborée par F.Berthoud.
1763 : Linné : classifications botaniques et animales.
: publication par Berthoud des principes de construction de son horloge marine.
1767 : J.Stewart, An inquiry into the principles of political oeconomy, being an essay on the science of domestic policy in free nations (recherches sur les principes de l’économie).
1783 : L.N. Carnot, Essai sur les machines.
7Cette chronologie très partielle illustre les progrès du « nouveau calcul », le développement de l’ambition taxinomique (Linné) et la mise au point de techniques fiables et d’instruments nouveaux (horloges perfectionnées, instruments à clavier adaptés à la gamme tempérée) qui permettent l’organisation du temps, de la mémoire et de l’expérience sensible. Si l’on voulait réaliser une enquête complète, il faudrait recueillir, pour cette même époque, les indices d’une organisation des communications et des échanges à travers le développement des relations postales et les propositions qui, au début de la pensée économique, contribuent à former l’hypothèse d’une organisation déjà systématique de la production des richesses. Nous parviendrions ainsi à réunir les signes de la mise en place de réseaux scientifiquement et techniquement élaborés et philosophiquement pensés auxquels il est difficile de concevoir que les livres - objets fabriqués proposant des significations organisées - puissent totalement échapper, puisqu’ils réalisent des modes de présentation et de publication des textes et qu’ils sont des agents de production de la lecture et du sens.
8Les doxas qui participent à la formation des réseaux de la lecture ne sont jamais totalement immatérielles. Leur travail n’est pas un pur logos. Elles se trouvent articulées par de puissants appareils et instrumentées par de nombreux réseaux d’activité et de références où est impliquée la complexité des phénomènes culturels, depuis leur conception technique jusqu’aux manifestations de l’expérience esthétique. Pour la société ou le micro-groupe social qui le produit, l’écrit et le lit, le livre devient l’un des processus cardinaux de l’économie sociale des significations et le périodique - et à l’époque des Lumières le journal littéraire - y participe selon une stratégie dont nous essaierons de décrire les appuis essentiels.
a) Le calcul
9La recherche de la vérité qui motive l’époque classique l’amène à constituer sous le nom de raison un ensemble de problèmes et un corps de méthodes dont la plus constante est l’élaboration de processus ordonnés. Cette quête de l’ordre s’appuie sur le modèle idéal rigoureux des mathématiques qui joue alors et joue encore le rôle d’un archétype. Etablissant les fondements de la mécanique céleste et universelle, les trois lois de Képler, si elles sont essentiellement astronomiques, contribuent aussi à former une idée générale de l’expérience où les processus de régulation dynamique et les systèmes de proportions ont une place essentielle. Les phénomènes s’y disposent, en effet, autour de centres et de foyers multiples (ellipses : 1ère loi). Ils conservent et reproduisent des rapports d’égalité entre temps et espace (2ème loi) et la constitution de cet espace-temps se donne comme l’expression mathématique du mouvement (3ème loi). Le calcul astronomique n’est plus un pur jeu mathématique, c’est aussi pour les penseurs de l’époque, une façon de représenter l’écosystème des hommes. Ces trois lois solidaires apparaissent comme le langage de l’univers, elles impliquent et expriment des protocoles de lecture (existence de références centrales, perception de parcours maîtrisables, conservation de rapports équilibrés) qui, au-delà des cercles savants et de la spécificité de l’astronomie, informent, peu à peu, l’epistèmè d’une époque.
10Newton va préciser ces lois et généraliser ces principes. En considérant plus attentivement les puissances « que la nature emploie dans ses opérations9 », il s’efforcera d’analyser les modes du mouvement et souhaitera que les phénomènes « puissent se dériver (...) des principes mécaniques car, écrit-il, plusieurs raisons me portent à soupçonner qu’ils dépendent tous de quelques forces dont les causes sont inconnues et par lesquelles les particules des corps sont poussées les unes vers les autres et s’unissent en figures régulières ou sont repoussées et se fuyent mutuellement (...) ». La source de ce mouvement est l’action d’une gravité « égale et réciproque (...) une tendance de tous les corps vers un centre commun de pesanteur, soit que cette tendance qui produit réellement une force soit occasionnée dans les corps par un mécanisme que nous ignorons, soit que plutôt elle soit une propriété continuellement imprimée à la matière par un pur effet de la volonté du créateur qui veut produire par là tous les phénomènes dont nous sommes témoins10. »
11Pouvant être perçue comme réseau de forces organisées selon les lois du mouvement, la nature newtonienne devient mesurable. Si « l’ordre des parties de l’espace » et « l’ordre des parties du temps » sont « immuables », s’il existe un temps et un espace absolus qui « n’ont pas d’autres lieux qu’eux-mêmes et (...) sont les lieux de toutes choses11 » : l’un pour l’ordre de la succession (le temps) et l’autre pour l’ordre de la situation (l’espace) ; si de ce fait, les rapports des temps et la translation des lieux font les mouvements absolus, il reste qu’il faut distinguer ce temps et cette étendue absolus d’un temps, d’un lieu et de mouvements relatifs que nous leur substituons et qui nous permettent la mesure sensible des phénomènes. L’écart entre l’hypothèse du temps égal des astronomes et l’expérience naturelle de l’inégalité des jours permet l’apparition de l’instrument de mesure (l’horloge), rend nécessaire la formulation des rapports entre le temps naturel et sa simulation instrumentale et légitime la confection de cette table de correspondance qu’on appelle alors « l’équation du temps ». C’est cette différence qui fait que les phénomènes de succession et de durée - et bientôt ceux de position et de disposition (espace) - deviennent observables, calculables, reproductibles.
12Le propos de ce calcul (les fluxions) est de créer un espace continu et homogène où peuvent se formuler en lois les rapports entre l’accroissement des grandeurs et la vitesse des mouvements, car au regard de cette nouvelle géométrie (le calcul infinitésimal), « les grandeurs mathématiques » n’apparaissent pas comme « formées de parties si petites soient-elles, mais comme décrites d’un mouvement continu. Les lignes sont décrites et engendrées non pas par la juxtaposition de leurs parties, mais par le mouvement continu de points ; les surfaces par le mouvement des lignes ; les solides par le mouvement des surfaces ; les angles par la rotation des côtés ; le temps par un flux continu12. »
13Au nombre de ces lois, les travaux de Newton sur l’optique feront apparaître, dans l’activité de la lumière, des phénomènes de retour (théorie des accès) car,
« tout rayon de lumière acquiert, en passant à travers une surface réfringente quelconque, une certaine constitution ou disposition transitoire qui dans le progrès du rayon revient à intervalles égaux et fait que le rayon, à chaque retour de cette disposition, est transmis aisément à travers la surface réfringente qui vient immédiatement après et qu’à chaque intermission de cet état il est aisément réfléchi par cette même surface13. »
14Les possibilités du calcul, les lois de la gravitation et cette aptitude de la matière lumineuse à disposer ses constituants en phénomène de retour et d’intervalles, à être, elle-même, le milieu du calcul puisque tout s’y déplace, s’y réfléchit et s’y transmet, proposent l’image d’une nature offerte au pouvoir et à la joie d’un oeil que fascinent les rapports. Ces découvertes et ces techniques réalisent le désir d’un observateur et d’un lecteur qui ne veut rien laisser échapper des événements du monde et de la structure des phénomènes, elles formulent l’hypothèse de la complète lisibilité des choses :
Ce ressort si puissant, l’âme de la nature,
Etait enseveli dans une nuit obscure.
Le compas de Newton, mesurant l’univers,
Lève enfin ce grand voile, et les cieux sont ouverts14. »
15Comme l’a montré G.Gusdorf15, en effet, le modèle newtonien aura tendance à devenir le nouveau paradigme scientifique16. Fondées sur l’avancement des mathématiques, les découvertes de la physique expérimentale vont accréditer l’idée qu’il existe, pour l’ensemble du réel, un schéma de compréhension unitaire traduisible en « quantités intelligibles ». Dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie d’Alembert affirmera l’existence d’un « ordre et (d’un) enchaînement des connaissances humaines » et la possibilité de réduire chaque art et chaque science « à un petit nombre de règles générales ». L’Encyclopédie essaiera de percevoir l’univers comme « un enchaînement mécanique des lois universelles »17 et Ch. Wolff songera à faire « une gigantesque axiomatique des connaissances humaines. » Montesquieu voudra devenir le Newton des sciences politiques et Beauzée celui de la grammaire. On se réclamera de la méthode du Chevalier dans les domaines biologiques et médicaux. Depuis Mersenne et Gassendi et jusqu’à Hume, La Mettrie et d’Holbach, les phénomènes de gravitation et d’attraction aideront à préciser les lois essentielles de la vie mentale et dans le commentaire de Diderot18, l’art de Greuze apparaîtra comme un théâtre des émotions où les intensités se distribuent selon des lois qui régissent aussi les mobiles interférences des corps. Ce besoin d’expliquer les phénomènes à l’aide de la science du calcul existait au demeurant avant Isaac Newton et il était lui-même l’héritier d’une pensée physique et mathématique que ses prédécesseurs (au nombre desquels Descartes) avaient contribué à former.
b) L’horloge
16Ce qui permet la pénétration et la spectaculaire expansion du calcul, c’est qu’il n’est pas seulement une activité réservée à quelques philosophes de génie, mais aussi un travail concret qui conjugue la pensée mathématique, la recherche expérimentale et l’invention des techniques. Au moment même où il pense aux logarithmes hyperboliques, Ch. Huygens songe à la mesure du temps et à la division tempérée de la gamme. Et les ingénieurs reconnaîtront que, sans le secours des instruments, « le grand Newton n’aurait pu deviner le vrai système de l’univers », que la mécanique en créant « ces automates qui ont une sorte de vie » est « devenue pour l’homme une seconde nature » et que c’est par « les lois divines de ce grand instrument (la mécanique) que l'éternel mécanicien a lancé et qu’il entretient tous les globes célestes qui se meuvent dans l’espace19. » Instrument de calcul, la machine à compter le temps est elle-même fruit du calcul et si le mot calcul relève des mathématiques pures, il désigne aussi la technique de l’horloge, « l’art de calculer le nombre de roues et des pignons d’une machine pour leur faire faire un nombre de révolutions donné dans un temps donné20. » L’horloge est donc normalement l’une des techniques mentales et l’une des figures épistémologiques du siècle.
« Qu’est-ce qu’une horloge ? nous dit M.Serres. Le modèle de tout le savoir neuf, de toutes les pratiques neuves, à l’âge classique. Un échangeur exceptionnel de schémas, de concepts, de méthodes et d’expérience. Trouvez, je vous prie, entre Huygens et Laplace ou de Descartes à Kant, un seul écrivain, penseur, musicien, je ne sais, philosophe, savant et quelle que soit l’affiche, qui n’ait rêvé, décrit, projeté, imaginé ou travaillé sans se servir un moment de l’horloge. Qu’est-ce que le coeur, qu’est-ce qu’un organe ? une horloge. Le corps ? Un automate. L’animal ? une machine. L’union de l’âme et du corps ? La simultanéité du battement de deux balanciers. Le monde ? Horologium Dei. Et Dieu ? un horloger. Il fut donc un moment en Europe où tout, réellement tout, fut pensé sur ce modèle (...) où la montre était la projection commune de l’ensemble des sciences21. »
17Le R.P. Dom Jacques Alexandre22 rappelle qu’une des premières industries des hommes fut d’établir un mode de partage du temps à l’aide d’instruments rudimentaires (clepsydres) ou de repères marqués (cadrans). F.Berthoud énumère d’après Vitruve les différentes sortes de cadrans qu’utilisait l’antiquité pour projeter et représenter sur un plan horizontal la disposition et l’arrangement des astres (cadrans hémisphériques concaves reproduisant la voûte céleste, carrés occupés par un tracé arachnéen, plans inclinés, etc...). Car les techniques de comptage du temps sont art de reconstruire en traces visibles les mouvements de l’univers et, projeté sur un cadran mobile, un mouvement est une figure lisible. Ainsi l’homme pourra-t-il, à l’aide de ces cadrans (pour marquer les heures, le mouvement annuel du soleil, le cours de la lune et d’autres planètes) se procurer le spectacle permanent de cycles universels continus qu’il tient pour sa métrique fondamentale.
18Grâce à l’égalité de la pesanteur en un point donné, le propre de l’appareil horloger est de produire, à l’aide du pendule, des vibrations isochrones. F. Berthoud et Dom Jacques Alexandre insistent sur les perfectionnements (rôle du balancier et de l’échappement) qui rendent possible une parfaite égalité de la durée des vibrations. La constitution de ces phénomènes de régularité suppose à la fois la maîtrise des rapports entre la longueur des pendules et la durée des vibrations et une technique géométrique capable de transposer la dynamique du mouvement en une division égale du cercle.
19Le perfectionnement de l’instrument entretient un désir de régularité et nourrit déjà cet euphorique besoin de la machine qui deviendra bientôt exigence d’homogénéisation. Les astronomes pour leurs calculs ont dû imaginer des jours moyens fictifs et égaux entre eux. De même que la justesse d’une montre dépend de l’artificielle égalité des battements du balancier, l’authenticité des rapports humains tient pour Jean-Jacques à l’égale répartition des demeures de ses Montagnons23. L’horloge apparaît comme l’instrument par lequel semble pouvoir se réaliser ce rêve de régulation et d’homogénéité qui habite aussi l’inventeur d’utopie. Devenu membre de l’Institut, F.Berthoud reformulera clairement cette volonté en 1797 : adopter, pour l’usage civil, non plus le temps apparent du soleil, mais le temps moyen donné par les machines24. Recherche d’une plus grande exactitude, d’une meilleure sécurité, d’une efficacité accrue ; ainsi on passe du mouvement des astres et des propriétés de la lumière à une organisation légiférée de la quotidienneté. Les hommes se donnent un univers de référence à la dimension et selon les rythmes de leurs inventions et la machine horlogère contribue à réaliser la fable d’une seconde nature. Mais les techniques de l’horlogerie ont le pouvoir d’intégrer d’autres phénomènes que le temps. En composant les lois de la gravitation et celles du déplacement, elles permettent aussi de faire le point et de figurer les itinéraires. Grâce aux horloges marines, la mesure du temps est aussi l’inscription des parcours25.
20La plus spectaculaire utilisation du mouvement des horloges sera la confection d’automates et d’androïdes divers (marchands, écrivains, musiciens...). Le joueur de flûte et le canard de Vaucanson sont montrés au public vers 1738 et l’Académie accueille en 1746 son joueur de galoubet et de tambourin. L’époque est friande aussi de tableaux mécaniques comme celui que construit en 1738 l’horloger Desmares et où 60 sujets variés présentent une succession de scènes diverses (blanchisseuses lavant du linge, poules qui picorent, soldats en exercice, etc...). Dans un cartouche, en haut et au milieu du tableau une petite pendule marque l’heure, le mois, le quantième du mois et le jour de la semaine. L’ingéniosité de Sébastien et Jean Truchet ira jusqu’à confectionner un petit théâtre d’automates où les décors changent d’eux-mêmes et que déclenche le simple tirage d’une boule. Fontenelle26 se souvient de cette merveilleuse mécanique que le roi appelait son petit opéra et qui proposait au spectateur une pièce en 5 actes27.
21Le développement des techniques horlogères exprime parfaitement ce besoin de simuler le monde, de lui faire concurrence et aussi le désir de gouverner la vie en reconstruisant artificiellement le spectacle de ses mouvements subtils et complexes. Ici, comme dans l’univers de Newton, le mouvement est cette « syntaxe purement mathématique » qui donne son sens au « livre de la nature »28. L’horloge n’est pas seulemnt cette « image sensible » de l’univers qu’essayaient de construire certains contemporains de Newton. Parce qu’elle est la métaphore technique de nombreux phénomènes, elle peut aussi en être le mode de lecture.
c) La table
22La merveilleuse machine d’un texte-livre naturel dont la syntaxe serait faite de mouvements purs et homogènes s’accompagne de l’idée d’étendue ordonnée et ordonnable et de la recherche d’une claire mise en ordre de tous les phénomènes. La table est un mode de disposition qui permet d’inscrire, pour l’esprit et pour l’oeil, l’ensemble des rapports et des articulations propres à un champ d’activité ou d’observation. La lecture aussi découpe et dispose des constituants et réalise avec eux des hiérarchies et des parcours de sens, choisit ses entrées et ses oublis, fixe des carrefours et des modes de faisceaux. Tout en figurant la technique d’un phénomène, la table est une sorte de carte qui le transforme en un espace où l’on circule avec aisance et plaisir. On peut comprendre l’enthousiasme d’un observateur qui aurait, comme Linné, le sentiment d’apercevoir ainsi la secrète architecture de l’univers et de pressentir dans le système des êtres naturels la présence d’un « moteur » ou d’un « souverain modérateur » dont la puissance serait visible dans l’organisation des fonctions et des rôles des diverses espèces :
« Sortant d’un profond sommeil, je lève les yeux ; ils s’ouvrent et mes sens sont frappés d’étonnement à l’aspect de l’immensité du Dieu éternel, infini, tout puissant qui m’environne ; partout je vois ses traces empreintes dans les choses qu’il a créées ; partout, jusques dans les objets les plus petits et presque nuls, quelle sagesse ! quelle puissance ! quelle inconcevable perfection ! j’observe les animaux portés sur les végétaux, les végétaux sur le règne animal, celui-ci sur le globe, qui roule en sa marche invariable autour du soleil, dont il reçoit la vie. Je vois enfin ce soleil lui-même tourner alentour d’un axe avec les autres astres ; et l’incompréhensible amas d’étoiles suspendu dans le vide, dans l’espace sans bornes, soutenu par la volonté seule du premier moteur, de l’être des êtres, la cause des causes, le conservateur, le souverain de l’univers, le seigneur et l’artisan de l’édifice du monde29. »
23Architecture du monde et du sens, lisible dans le grandiose déploiement des règnes où l’ensemble des animaux se dispose en un vaste tableau qui distingue les constituants de la machine animale, ses facultés, ses organes, ses modes de police, les opérations du règne et ses divisions, et les traits descriptifs qui permettent de constituer les divisions elles-mêmes et les ordres30. La réunion d’observations naturalistes en tableaux organisés est aussi une méditation sur les tables de la loi. Les tentatives et les méthodes pour dresser des cartes et classer les éléments de la réalité ne relèvent pas seulement d’un pouvoir d’analyse et d’une aptitude logique ou technologique, elles expriment, en même temps, la volonté de construire une architecture du monde et l’on ne s’étonnera pas qu’elles puissent prendre parfois des accents métaphysiques. Pour la plupart des philosophes et des savants de l’époque, ce qui permet la connaissance du monde permet aussi d’approcher son créateur. La table météorologique de Garcin31 est un supplément de regard ou tout au moins un effort pour instituer un « oeil clairvoyant » capable « d’approfondir le secret des ouvrages de Dieu qui ont rapport à notre terre32 ». La confection de tables et le travail de classification sont les indices d’une faim de lire et de la propagation d’un système organisé de lecture. Nous ne pouvons ici que faire allusion à quelques entreprises de classification : tables rudolphines déjà établies par Képler, classifications biologiques de l’école de Linné, tables météorologiques, tables annuelles, trimestrielles ou mensuelles des périodiques33, modes de classement des bibliothèques et ces instruments nécessaires à l’ingénieur en montres et pendules : table des angles des lignes horaires avec le méridien, tables des différences du mouvement moyen et de l’apparent, tables des rouages, table du système des planètes, etc. Mais il est indispensable pour notre propos de faire remarquer qu’une table est souvent solidaire d’autres tables et d’instruments de mesure divers. Les tables de Garcin recueillent mensuellement les indications du thermomètre et du baromètre ; elles intègreraient volontiers les observations sur les variations de la boussole et celles de l’hygromètre si l’instrument était plus fiable34.
24Par le moyen de l’écriture, la stratégie de la table procure une lecture simultanée d’indices produits par différents instruments auxquels le groupement tabulaire confère une signification et une efficacité nouvelles. La table est semblable à l’horloge en ce que, comme elle, et aussi comme le livre, elle réalise un processus artificiel de lecture. Elle est capable de définir et de classer les énoncés constitutifs de la culture et du savoir35. Dans le cas de l’histoire naturelle, elle rend manifeste un « ensemble de schémas obligatoires de dépendances et un groupe de règles capables de mettre en série les éléments du discours36 ». Elle peut regrouper, en séquences périodiques, et mettre en correspondance des suites homogènes d’observations. Ce processus de classement et de rangement permet l’administration et la transformation des choses et retient dans ses mailles la multiplicité des éléments du réel et des événements du monde37. Comme l’écriture, la parole et la lecture, la table suppose « la mobilisation d’un répertoire » et même « l’intersection des répertoires », elle crée des espaces à « interférences multiples »38, elle permet, comme elles, de reconnaître les objets et les mots dans les réseaux qui les constituent et de suivre dans le réseau le jeu et parfois la dérive des emplacements. Comme un système phonologique ou musical, elle est un conservatoire des « interstices » et des écarts qui permet les combinatoires productives. Elle atteste la lisibilité du monde dans la succession et la hiérarchie de ses événements et de ses objets. A la différence des figures peintes (icônes) qui semblent viser une énigmatique sédentarité, elle traduit, par ses modes d’abstraction, la rythmique de l’expérience et la solidarité possible de tous les mouvements des corps (célestes, sonores, etc...). La perception intellectuelle des multiples capacités de ces réseaux animés procure la jouissance ludique du géomètre et du technicien et le plaisir d’appropriation du savant et du clerc : deux voluptés constitutives du plaisir de lire.
d) L’équilibre, l’harmonie, le tempérament
25Les possibilité du calcul, les progrès de l’horlogerie, le développement des entreprises de classement donnent la possibilité de concevoir des systèmes équilibrés et des phénomènes harmoniques. Si la météorologie y trouve naturellement sa place, ce n’est pas seulement parce qu’elle s’efforce de procurer et d’organiser des informations sur le climat. Souvenons-nous d’Hippodamos de Milet qu’Hésychius et Photius qualifiaient précisément de meteorologos, c’est-à-dire de spécialiste des phénomènes célestes et qui fut aussi, selon Aristote, le plus fameux urbaniste de son temps, qui inventa le tracé géométrique des villes, découpa le Pirée en damier et fut chargé de concevoir des constitutions accordées aux villes reconstruites et conformes au schéma du monde que l’on concevait alors39. De même que l’horloge de Huygens reconstruit, au moyen de ses organes mécaniques, la succession des causes qui réalisent l’hypothèse galiléenne de l’équigravité des corps40, la météorologie, avec ses tables et ses commentaires, tente de reconstituer une part de l’ensemble des conditions naturelles qui commandent la production des richesses (agriculture). L’idée linéenne « d’une répartition sans hiatus, d’une exécution sans raté de toutes les fonctions de la nature41 » résulte, elle-même, pour une part, de la nécessité institutionnellement ressentie de faire un inventaire des richesses naturelles42. Autant de méthodes, d’entreprises et d’instruments propres à simuler les phénomènes, à reproduire et à analyser les « états » et même à fonder les cités. Si ces fonctions et ces appareils peuvent être des processus de recensement, ce sont aussi des modes d’homogénéisation, des techniques de conservation et de production des ensembles et des milieux au moyen de l’articulation de leur économie. L’astronome et l’horloger (Huygens), le philosophe naturaliste (Linné), le géomètre ou physicien (Newton), le médecin météorologue (Garcin), l’urbaniste ou le législateur fondateur de constitutions, le théorien de la musique (Rameau) travaillent à l’élaboration de méthodes et d’instruments d’intellection qui sont aussi des systèmes d’équilibre, des techniques de gestion et des processus harmoniques.
26L’idée d’harmonie est prégnante à l’époque, elle participe à la fois du discours métaphysique et de la recherche spéculative (mathématiques). Pour ceux qui, comme J.Ph.Rameau, ont « la tête harmonique »43, les sciences et les arts semblent devoir être contenus dans la musique qui, à la différence de tous autres objets et phénomènes sensibles, « est la seule chose où vivent les proportions44 ». Le principe de ces proportions est l’expression mathématique de la science des sons45. Le son principe ou générateur contient ses multiples et ses sous-multiples, et il se trouve ainsi accompagné d’autres valeurs sonores qui l’escortent selon des lois de proportions géométriques, arithmétiques ou harmoniques. Selon cette théorie, la proportion géométrique est la base de l’édifice de la musique. L’art musical relève fondamentalement de la combinaison des nombres et retrouve les pouvoirs du calcul46.
27Il s’avère pourtant que la minutie et la rigueur de ces réseaux ne peuvent être fidèles à l’économie des rapports naturels. La nature au fond n’est pas homogène. On cherchait depuis l’Antiquité à harmoniser les échelles de sons ; on avait songé dès la Renaissance à formuler les principes d’une gamme chromatique tempérée. Il s’agissait de faire coopérer dans un même système des quintes et des octaves justes. On connaissait déjà des règles pratiques de tempérament mais on voulait en établir les principes. Toute une lignée de physiciens, de théoriciens et de praticiens de la musique, les Mersenne, les Werckmeister, les Kircher et surtout J.S.Bach et J.Ph.Rameau, entreprit le long effort de généralisation qui aboutit au compromis réalisé sous le nom de gamme tempérée. L’altération du système des octaves étant impossible à envisager puisque « l’octave sert de borne aux intervalles47 » et constitue « le point fixe de l’harmonie », on ne pouvait songer qu’à modifier les quintes. On le fit, en distribuant également l’écart sur toutes les quintes, de telle façon que, pour chacune d’elles, l’altération fût à peine sensible à l’oreille. En conservant les intervalles d’octaves et en raccourcissant chaque quinte de façon égale, on obtenait un système de demi-tons aussi homogène que possible48. On était ainsi parvenu à mettre au point, en conformité avec les principes de l’harmonie, une organisation de la gamme en partie artificielle puisque, à l’exclusion des octaves, tous les intervalles de la gamme tempérée sont faux par rapport aux résonances naturelles. Mais ce dispositif, en rendant possibles toutes les transpositions, permettait aux musiciens d’écrire dans toutes les tonalités, à l’aide d’instruments à clavier ayant douze touches par octave et que l’on pouvait aisément accorder. C’est à l’aide de ce « procédé » qu’ont été produits, jusqu’à une période récente, les chefs d’oeuvre de la musique européenne.
28De même qu’on commence à concevoir un temps second (temps moyen) capable de se substituer efficacement aux rythmes naturels, on conçoit un ordre des sons qui contribue à modifier la nature. Et ces transformations ou ces altérations sont le projet et les effets de processus scientifiques, techniques et esthétiques qui s’efforcent de constituer en modes d’intervention, les systèmes de proportions égales, les répartitions tabulaires homogènes ou les dispositifs d’intervalles égalisés. Le temps, l’espace, les sonorités naturelles, les espèces végétales sont pris dans le travail de réseaux qu’ils contribuent eux-mêmes à stimuler et qui semblent constituer la trame de l’ordre des choses alors même que leurs interventions s’efforcent de faire concurrence à la nature et de lui imposer leurs pouvoirs.
29Ainsi, à travers certains de leurs modes essentiels, (le calcul, l’horloge, la table, le tempérament), la pensée philosophique et scientifique, l’invention technique et la pratique esthétique de l’époque semblent concourir à la mise en place de réseaux proches et solidaires qui constituent le monde, à la fois, en livre clairement lisible et en un champ d’application pour des modèles d’intervention préparés. Cet effort de rationalisation et d’homogénéisation rencontre cependant des résistances et suscite même ses propres obstacles. Si l’on dispose, pour le XVIIIème siècle, d’une petite bibliothèque de livres, de dissertations et de communications savantes sur la technologie du temps, les bibliographies spécialisées49 ne signalent en revanche pour la même époque, que peu d’ouvrages sur les techniques de l’espace (transport). Comme s’il était plus facile alors de penser l’organisation du temps et les rapports de l’horloge et du discours que d’élaborer des liens entre le territoire et la culture. Au moment où l’on semble capable d’acquérir la maîtrise théorique du temps, sa maîtrise pratique échappe en partie, faute d’une suffisante capacité à intégrer l’espace. Les apppareils économiques, les institutions politiques et les dispositifs informationnels susceptibles de réaliser la gestion efficace de l’espace n’offrent pas encore une fiabilité suffisante. De vastes étendues géographiques et mentales restent imperméables au livre, à la langue nationale et à la culture parisienne, et le territoire français se présente comme une mosaïque de situations hétérogènes50
30Cette résistance du territoire - dont l’inertie des cultures orales est un aspect majeur - à quoi il faudrait ajouter la difficulté d’une organisation rationnelle de l’impôt, le développement relativement anarchique des périodiques et le fonctionnement aléatoire de la censure montrent que les réseaux homogénéisants ne sont qu’une des formes de la pratique sociale et culturelle de l’époque. S’ils ne révèlent qu’un des aspects du site de lecture des Lumières, du moins ont-ils, pour nous, l’intérêt et l’avantage d’en présenter des formes et des indices repérables. On ne saurait toutefois réduire les capacités et les compétences de lecture de cette époque à une tentative d’organisation rationnelle de quelques-uns de ses champs d’activité.
2 - Stratégie et méthode du périodique
31Ces diverses pratiques contribuent cependant à constituer l’écart qui sépare les phénomènes naturels de leurs simulations techniques ou esthétiques. Ni les arts, ni les techniques ne sont la nature et s’ils paraissent l’imiter, c’est pour créer des modes de régularité, des systèmes organisés ou des processus réticulaires qui visent en fait à l’analyser et à la modifier. Comme l’écrit J.Baudrillard, le XVIIIème siècle fait entrer la nature dans « l’ère de la domination technique » et institue « une césure définitive entre un sujet et une nature/objet et leur soumission simultanée à une finalité opérationnelle ». Dès lors que la nature est susceptible d’être appréhendée et exprimée à l’aide de processus de production, de signification, de transformation et de transcription, toutes les valeurs peuvent se placer sous « l’hégémonie du code, c’est-à-dire d’une structure de contrôle et de pouvoir »51 subtilement organisée. A ceux qui, sous l’espèce de la théorie, connaissent et, à travers l’instrument, possèdent leurs propres modes d’activité, la mise en place et le développement de ces codes opératoires procurent la maîtrise de certains phénomènes (par exemple les discours et les pouvoirs) et la possibilité de manipuler et de simuler structurellement la réalité. En tant qu’opérations fondamentales du code, les actes de la communication et les modes de la signification vont pouvoir relever d’une science du calcul. Prise dans la stratégie d’un instrument de présentation ou de commentaire (le périodique), la lecture d’un livre pourra dépendre partiellement du programme de cet instrument. Sans qu’elle puisse jamais ignorer le texte, elle sera, dans une certaine mesure, commandée et orientée en dehors du texte lui-même. Le périodique est un instrument propre à gouverner la lecture des textes. Solidaire à la fois du dispositif général des discours, de leurs modes de découpage, de leurs dépendances mutuelles, de leurs hiérarchies et de la stratégie des objets et des instruments de la culture, il peut exercer sur les compétences de lecture des individus une relative hégémonie. Nous sommes en présence d’une de ces « formations » dont M.Foucault dit qu’elles constituent « une épaisseur immense de systématicités (...) un ensemble serré de relations multiples »52, et le panorama de son développement, du XVIIIème siècle à nos jours, nous montre son rôle privilégié dans la mise en place d’un efficace dispositif de médiation capable de façonner les esprits et d’influencer l’organisation sociale elle-même. Sans qu’ils en aient toujours clairement conscience, sans qu’ils le disent et en dépit du mépris que leur vouent presque tous les grands noms de la littérature, les moniteurs de l’opinion de l’époque des Lumières sont en route vers une pédagogie planétaire, car ils interviennent en permanence entre l’auteur et le public, le livre et le lecteur, l’événement et sa traduction, la connaissance et son commentaire, la pensée et sa diffusion. Tout le lire des hommes est impliqué dans ces pratiques.
32La multiplication des journaux et la croissante efficacité de certains processus organisés (horloges, tables) soulignent dans le développement du périodique l’émergence d’une même forme culturelle complexe liée à l’évolution du système économique comme à l’existence de bases épistémologiques concrètes (instruments et concepts de la connaissance scientifique) et qui commence à se généraliser à l’époque des Lumières. Pour mieux saisir son influence sur la lecture précisons quelques-unes de ses propriétés.
Par ses articulations et ses redondances, elle parvient à organiser le temps, le savoir, l’information et l’opinion et crée ainsi des modes d’homogénéisation. Elle peut aussi synthétiser en une même organisation des phénomènes langagiers (narratifs, discursifs, argumentatifs) et communicationnels, et des dispositifs socio-techniques fondamentaux (horloges, tables...). Elle tend même parfois à créer des équilibres et des compromis sémantiques53.
Cette capacité de créer des équilibres, de constituer, comme le font les Linnéens, une « économie » et une « police » confère une prépondérance à la représentation. On peut faire l’hypothèse que de même que le savoir linnéen et ses taxinomies tendent à privilégier l’organisation du « jeu spéculaire de la représentation »54, le périodique vise à faire paraître (dans tous les sens de l’expression) une culture puisqu’il en fait connaître les faits et les événements et contribue à en former la scène. De même que le modèle taxinomique réalise une sorte de tableau de la nature pour lequel l’homme de Linné devient « l’oeil et l’esprit de la terre »55, le dispositif et les commentaires du périodique proposent au lecteur (bien que sans doute selon des lois plus difficiles à appréhender) une abstraite mise en théâtre des contenus livresques de l’époque. Ils entreprennent de redéclarer sous une forme seconde et de recomposer selon un scénario donné (l’annonce, la présentation, le compte rendu, les divers modes du commentaire) certains énoncés de la culture. Ces techniques de mise en scène sont à la fois différentes et solidaires d’autres scénarios de communication tels que la séance académique ou la conversation de salon. Si le livre est déjà lui-même un petit théâtre de culture, le périodique réalise en permanence une sorte de scénographie sociale des connaissances, de la pensée et de l’information. Et en ce lieu de spectacle comme dans le monde de Linné, ce sont souvent les mêmes scènes qui reviennent. Cette mise en représentation par les périodiques du contenu des livres est une vaste entreprise de lecture. Nommer et reproduire dans l’organigramme préparé du périodique et dans le projet orienté du commentaire ce qui a déjà été lu, c’est proposer par écrit un ordre et des instructions de lecture.
Le fait de pouvoir déterminer par un nouvel écrit les trajets de sens de ce qui est déjà écrit marque l’avénement d’une société « scripturaire » qui permet à ceux qui possèdent l’écriture « d’organiser des espaces contrôlables (et) des zones de pouvoir », d’écrire leurs lectures. L’écriture ainsi se redouble, se multiplie et se propage, elle agit comme un réseau qui étend sa surface et serre ses mailles. Et la société commence à devenir « une page où s’inscrivent les normes ». Elle est capable de se produire et de se reproduire comme ensemble de réseaux maîtrisables et ce mode d’inscription est lié au développement d’un nouveau type de sujet qui n’est ni écrivant, ni parlant, mais essentiellement récepteur de l’écriture « porteur d’une opération écrite avant (lui) et qui organise (ses) activités »56. Ces lecteurs qui ne laissent d’eux-mêmes ni parole ni trace sont ces anonymes et ces silencieux de la lecture dont l’existence et la multiplication coexistent avec le développement de projets institutionnels d’éducation et d’alphabétisation, l’organisation de la vulgarisation des connaissances et bientôt des stratégies de la propagande. Ainsi se produisent deux modes essentiels de la modernité : la naissance de l’organisation des opinions et des publics et l’émergence de nouveaux modes de pouvoirs fondés sur l’expression des consensus (le suffrage). Comme organe de propagation de l’écriture et de mise en lecture des livres, le périodique se place dans la lente évolution qui, au fur et à mesure que s’estompent les théocraties, fait que les régimes de sens et de symboles, essentiellement gouvernés jusque là par les mythes et les rites, commencent à dépendre de systèmes médiateurs techniquement organisés. De nouveaux pouvoirs de communication occultent d’anciens modes de langage et permettent la production, la surveillance et l’appropriation généralisées du sens par des appareils institutionnels. Equilibrer des processus, homogénéiser des phénomènes de langage, organiser une mise en représentation des contenus de la culture, réaliser l’appropriation socio-technologique des processus de signification par la scripturisation progressive de l’espace relève d’une stratégie complexe et de méthodes efficaces qui constituent l’un des ressorts essentiels du pouvoir politique moderne. Le schéma qui suit essaie de figurer globalement l’ensemble de ces opérations.

33L’horloge produit un temps modulé en cadences mesurables et égales, homologues à des objets fabriqués et à un mode de fabrication (la livraison). Elle réalise en somme « l’horaire de production ».
34La table est comme l’armature du réseau, dans la mesure où elle permet d’affilier et d’articuler les éléments constitutifs d’un champ homogène. Sans être véritablement des tables, la liste et le catalogue sont des formes élémentaires de l’organisation périodique dans la mesure où elles en sont l’amorce et en annoncent la possibilité57. Constitutive de l’instrument périodique, la possibilité de mettre en table des éléments est indispensable aussi pour son utilisation : tables des matières par livraison et table annuelle des articles qui font souvent partie intégrante du journal, ou tables générales plus méthodiques postérieurement constituables comme celle que tenta de réaliser M. de Sainte-Colombe en 1755-1757, pour les Mémoires de Trévoux, qui ne vit, semble-t-il, jamais le jour mais dont un long prospectus définit les principes58. Le fait même que les premières entreprises d’étude du périodique ancien consistent à établir des listes ordonnées (bibliographies de Hatin, Bonno, Sgard) et des répertoires où chaque article tend à réaliser la description normalisée d’un élément (dictionnaire des journalistes, dictionnaire des journaux), le fait aussi que le périodique s’impose comme une somme d’informations qui peut être dépouillée, analysée et interrogée à l’aide d’une table des notions et des termes analogiques59, s’ils illustrent le spectaculaire développement de nouvelles techniques documentaires (rôle de l’informatique), indiquent aussi que le périodique est une forme propre à stimuler les activités de repérage et de classement et que la tabulation est une de ses activités fondamentales.
35La création d’une sorte de table séquentielle continue, par la conjonction de l’horloge et de la table, est une de nos techniques fondamentales de communication, d’observation et de prévision et apparemment le mode naturel de nos rapports à la durée et au cosmos. Un dispositif tabulaire, une sorte de réseau animé se déplace et se développe dans le temps, selon des rythmes égaux ; et cette grille mobile et permanente comme un jeu serré et précis d’alvéoles souples, recueille des faits et des indices, propose des énoncés, les dispose et les accumule. Ce réseau est un vaste appareil à enregistrer, à comprendre, à sélectionner et à prévoir. Le retour de processus de classification tabulaire selon les étapes calculées d’une dynamique organisée de la durée constitue l’architecture d’un phénomène mémoriel qui parvient à coordonner dans une même production des opérations temporelles (horloge), spatiales (territoires) et sémantiques (messages). Personne ne saurait lire sans mémoire et le réseau actif du périodique contribue à créer une nouvelle économie de la mémoire.
36De même que pour Garcin60, « le retour des saisons n’est jamais le même dans aucune année », aucune des livraisons d’un périodique n’a la même qualité ni la même teneur. Comme le corps de la terre dont parle le météorologiste, celui du périodique est toujours changeant. Il est fait de retours dissemblables. Et cependant, comme les tables météorologiques qu’il lui arrive de contenir, chacune de ses apparitions tend à proposer « une succession qui conserve le monde dans l’ordre où nous les voyons60 ». Les périodiques, plus précisément, écrivent le monde selon l’ordre qu’il doit ou paraît avoir pour un groupe d’individus cultivés. On nomme des ambassadeurs et des capitaines, on reçoit des académiciens, on publie des romans, on meurt ; mais ambassadeurs, capitaines et académiciens changent et se remplacent, comme se succèdent les titres de romans, de manière que se superpose et se crée un milieu où chaque chose, chaque fait, chaque élément se voit assigné un lieu-repère propre à sa classe, à sa famille, à son genre, à son caractère (Linné), et où tous les objets ayant les mêmes traits se remplacent successivement et par leur suite continue et homogène constituent une figure de la durée. Ainsi s’organise et se colonise un territoire lié aux données de la géographie, aux impératifs de la poste et au projet politique. Il n’est pas seulement « géopolitique » au sens large, il se présente aussi comme une trame technologique informationnelle et socio-sémantique extensible que les processus conjugués de l’horloge et de la table constituent en un module efficace de propagation et d’intégration, et qui forme le cortex d’une société61.
37L’action complexe du périodique conjoint deux modes généraux de performances. Celui qui, d’une part, s’appuie sur des instruments et des réseaux concrets (horloges, organisation des transports...) et fédère la production et le contrôle des chaînes opératoires temporelles, l’organisation d’un territoire-réseau (dispositif postal et gestion politique), la mise en place de modes d’échanges efficaces (marché). Ces techniques matérielles de plus en plus précises lui permettent de structurer et de contrôler des gestes de production et de communication concrètement insérés dans l’espace et le temps. D’autre part, celui qui, réunissant les modes de classement, les stratégies narratives et argumentatives, les faits d’énonciation, les comportements et les phénomènes culturels, procède essentiellement de l’activité du langage et met en jeu des dispositifs propres à représenter, à comprendre et à pratiquer, comme un ordre des choses, la vision d’un monde organisé et harmonieux. Le langage et l’instrument sont ainsi mutuellement imbriqués dans le périodique. Par la solidarité de ses réseaux, l’ensemble de sa stratégie annonce l’expansion et la généralisation des langages instrumentés et la multiplication d’instruments (techniques ou institutionnels) producteurs d’un langage social organisé qui contribueront à placer, de plus en plus étroitement, les modes de signification dans la dépendance des techniques matérielles et des systèmes de production. Cette stratégie participe elle-même à l’apparition et à la production d’un public progressivement constitué de groupes de lecteurs anonymes. Elle révèle aussi la lecture comme processus sans sujet et laisse apparaître dans l’homogénéité de ses réseaux son travail dialectique.
38L’explosion quantitative du périodique ne doit pas cacher le fait qu’il développe une « méthode »62 qui, dans le cadre d’une stratégie d’ensemble, tend à se généraliser, même si certains hommes de savoir pensent que sa pratique intempestive et mal comprise porte en elle la corruption des lettres et du savoir.
39Forme de communication et d’information, la technique périodique est aussi un mode de présentation du savoir, une façon de diffuser les connaissances. Elle constitue des rythmes efficaces de publication et une des structures essentielles de l’édition. C’est ainsi qu’en janvier, février et juillet 1761, les Mémoires de Trévoux, le Mercure de France et l'Année littéraire annoncent successivement la parution d’une Géographie historique où l’on retrouve réunis à la connaissance des lieux et de leur position, la généalogie des seigneurs qui ont possédé des terres ou qui en possèdent ; une indication de la patrie des auteurs célèbres, avec une notice et un jugement de leurs ouvrages, enfin une connaissance exacte des batailles et des sièges, et autres faits mémorables qui distinguent un lieu dans l’Histoire ; le tout d’après les monuments et les auteurs originaux. « C’est une géographie parce que la nomenclature de lieux en fournit le fond (...), c’est une histoire parce qu’on y rappelle les faits intéressants qui se sont passés en ces lieux (...), c’est un corps de généalogie (...), c’est une espèce de bibliothèque littéraire parce qu’on cite les auteurs célèbres (...), c’est une sorte de tableau des guerres63 ». « C’est un cours suivi de géographie historique et chronologique qui réunira la précision et l’exactitude à la plus grande simplicité. On verra sur chaque carte (...) l’état de l’univers, dans chaque siècle, depuis celui de la création du monde jusqu’au 58ème où nous vivons64 ». « La forme est singulière en ce que tous les sujets sont isolés : on peut les ranger comme on le juge à propos : ce sera si l’on veut ou un dictionnaire ou un recueil de Mémoires. Les pages ne sont ni cotées ni registrées - On les rassemblera dans l’ordre qui plaira le plus aux acquéreurs : on les assujettira au plan d’étude qu’on se sera fait65 »
40On voit, par ce projet, l’efficacité et la commodité d’une méthode qui accorde le rythme de la publication aux multiples possibilités de classement et d’utilisation offerts par l’organisation du savoir. Le processus de la scansion périodique intègre les schémas de publications, ceux du classement et ceux de l’acquisition. On remarquera la simplicité et l’efficacité d’une formule qui, grâce à un dispositif organisé, permet des modes relativement libres de regroupement et ainsi conduit et rythme dans le temps, la production, la diffusion et l’appropriation du savoir.
41A l’époque où les dictionnaires peuvent se constituer en entreprises colossales (l’Encyclopédie), la méthode périodique promet à chacun une petite encyclopédie à domicile65. Sous la forme de petits modules commodes (cf. les dictionnaires portatifs), le processus de fractionnement et de libre distribution réalise un programme permanent et théoriquement infini de production et de communication de la pensée. Reconnaissons la vertu synthétique d’une méthode qui permet conjointement la gestion du temps, la distribution, le classement et le stockage des connaissances (bibliothèques), la normalisation des processus d’échange économique et un projet social de développement des sciences. Toute activité de culture, dès lors qu’elle peut produire concrètement ses objets et quel que soit son régime sémiotique (romans et nouvelles, peinture, musique) pourra, en fait, dépendre de cette méthode66.
42En présentant les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle tirés du Mercure de France, 1756, 1757, 1758, par M. l’abbé Trublet, à Amsterdam, chez M.M.Rey, le journaliste des Mémoires de Trévoux nous suggère une analyse plus précise de la méthode du périodique.
« Le Mercure de France, écrit-il, qui est fait pour distribuer, ne donne rien, si l’on n’a soin de recueillir tout ce qu’il donne. Ses présents se succèdent, il faut les saisir au passage : si l’on manque le moment, si l’on interrompt la suite, on n’a rien ou presque rien : c’est en quelque sorte le Series rerum juncturaque pollet d’Horace. Le libraire de Hollande, M.M.Rey, homme fort attentif à ses intérêts s’est bien aperçu que les bons morceaux de Fontenelliana, donnés par M. l’abbé Trublet en douze portions ou douze ordinaires du Mercure pourraient composer un tout agréable67 ».
43En effet, ce texte fait apparaître dans le périodique :
un triple processus de collecte, de distribution68 et de conservation grâce auquel chaque élément est, par fractionnement, solidaire de l’ensemble dont il procède et indispensable à la totalité de la collection (si un élément manque, la collection est détruite),
un processus de communication qui réalise une succession de réceptions momentanées (« si l’on manque le moment ») et assure la continuité d’une suite (« si l’on interrompt la suite »...).
44Distribuer, recueillir, ne pas interrompre et saisir au passage afin de tout avoir, sont les modalités qui réalisent la synthèse de l’événement et de l’archive, font regretter l’absence d’un paradigme permanent69 et permettent la reconstitution de petits ensembles publiables à leur tour (l’ouvrage édité par M.M.Rey). C’est enfin à travers l’expression d’Horace que s’exprime très explicitement l’idée d’un travail du réseau (Series junctura) : une faculté d’enchaîner, d’arranger et d’entrelacer. Le pouvoir - et en particulier le pouvoir de lire et d’écrire - est aussi dans le réseau.
3 - Méthode de lecture
45Pour tenter de comprendre comment le périodique est lui-même un instrument de lecture, citons d’abord deux faits qui montrent sa relation possible avec l’apprentissage et le développement de la lecture et même avec ses modes d’organisation collective.
46a) En 1730, Louis Dumas met au point « une nouvelle machine servant à apprendre aux enfants plus facilement et plus promptement à reconnaître les lettres ». Cette invention appelée « bureau typographique » est approuvée par Fontenelle et par les autorités ecclésiastiques. Un ouvrage méthodique, La bibliothèque des enfants avec un livre du maître et une série de manuels pour élèves paraît en 1732 et 1733. Dès 1731 et jusqu’en 1734 cette méthode fait l’objet de lettres adressées au Mercure de France70. Elle consiste à assurer l’apprentissage des rudiments en un temps record au moyen de « petits meubles littéraires » dans les tiroirs desquels sont classés des lettres en forme de cartes à jouer, mais aussi des images, des jetons, des médailles et des dés. On conçoit aussi une « imprimerie en colombier » avec ses logettes, ses cellules et ses cassetins. L’enfant est ainsi invité à jouer au jeu des cinq voyelles, à celui des quatre petites ressemblantes, B.D.R.Q., à celui de l’écho, des rimes, à des jeux d’histoire et de chronologie, et à l’exercice épistolaire. Au fur et à mesure qu’il devient plus habile, on complique les jeux et les exercices ; on passe au programme de lecture et c’est ici qu’interviennent les périodiques :
« Pour bien faire profiter un enfant dans l’étude de l’histoire universelle, après qu’il aura lu ou parcouru Bossuet, Puffendorf, M. l’abbé Rollin, etc., il faut donner une Gazette de France par semaine, en sorte que l’enfant écrive en colonnes dans un caier fait exprès, tous les mots qu’il n’entendra point de quelque nature qu’ils puissent être, ensuite il les cherchera à loisir dans les dictionnaires et dans les livres d’usage, et marquera d’une croix les mots qu’il n’aura pu trouver : cet exercice pratiqué pendant quelques semaines avec le secours du maître rendra bientôt l’enfant en état de travailler seul, et de se préparer sur sa gazette d’une manière à pouvoir ensuite certains jours de la semaine, répondre sur tous les mots qu’il aura cherchés, il se mettra par là peu à peu en état de parler, et d’expliquer en public, comme un petit professeur de gazette, tous les mots susceptibles de doctrine et d’érudition (...). Il faut marquer dans le caier le numéro de chaque gazette, conter les mots par dizaines et tâcher de ne pas copier plusieurs fois les mêmes mots. Quand on aura fait cet exercice assez longtemps sur la Gazette de France, on pourra le faire sur la Gazette de Hollande, sur le Mercure historique, sur le Mercure de France, sur le Journal de Verdun, sur le Journal des savants, et sur tous les ouvrages périodiques que l’on apprendra à parcourir chaque mois, afin que l’enfant se fortifiant peu à peu sur cet exercice, il se mette en état d’en tirer davantage pour toute sa vie...71 ».
47Gazettes, mercures et journaux font ainsi partie intégrante du champ de la lecture, ils s’y trouvent en compagnie des textes les plus solides et les plus réputés, et leur lecture est considérée comme une étape essentielle du développement des connaissances de l’enfant.
48b) Les Annonces, affiches et avis divers de Meunier de Querlon dans leur 45ème feuille hebdomadaire du mercredi 7 novembre 1759, font savoir au lecteur qu’
« on a publié depuis peu à Lyon72 un projet de société pour tous les papiers littéraires qui peut être agréablement reçu et s’exécuter dans d’autres provinces. Les principaux objets compris sous le nom de papiers littéraires sont : le Journal des sçavans, le Journal de Trévoux ; celui de Verdun ; le Mercure de France ; le Journal chrétien ; le Journal oeconomique ; le Journal étranger, qui va reparaître au 1er janvier 1760 ; l’Année littéraire ; le Conservateur qui va se continuer ; les Annales typographiques ; notre feuille, etc. La société que l’on propose, pour jouir en commun de tous ces ouvrages et d’autres écrits périodiques est fixée à 15 personnes. Chacune doit donner tous les ans d’avance pour son contingent 24 livres. Ce projet n’a que 5 articles fort simples, qu’on peut changer ou modifier, selon les lieux et les circonstances.
1) L’argent doit être déposé d’avance entre les mains d’un des associés, chargé de faire venir tous les écrits en question. 2) Chaque intéressé successivement aura le premier à son adresse un ou plusieurs de ces écrits. 3) La circulation s’en fera dans la société, chacun remettant ce qu’il aura lu à celui qui lui remettra ce qu’il vient de lire, ou à celui des sociétaires qui lui sera désigné. 4) Cette circulation, depuis 1 jusqu’à 15 amènera les brochures dans une dernière main qui les gardera en dépôt, et qui même en tiendra registre. 5) Après chaque année révolue, on formera de ces ouvrages autant de lots qu’il y aura d’intéressés, et le sort décidera de leur répartition. Ce projet a réussi à Lyon. Il s’est formé en très peu de temps une première société de 15 personnes, et il va s’en établir une seconde. Les avantages de ces sociétés sont fondés sur ces deux maximes : 1) je donne pour que vous me donniez, Do ut des. Je donne ma brochure ou ma feuille à lire pour qu’on m’en donne chaque mois tant d’autres. 2) En partant de la première main, donner au suivant, Da sequenti. Rien de plus facile à régler que cette circulation, dès que les Associés se seront vus une seule fois, pour convenir ensemble de la seconde et la troisième main. »
49On voit apparaître ici un autre mode d’organisation de la lecture. Il s’agit d’une sorte de coopérative qui la favorise et la met en forme à l’aide d’un système organisé. 15 lecteurs et presque autant de périodiques prévoient leurs rencontres et leurs relations selon un ensemble d’opérations simples :
un processus collectif d’acquisition
un code de circulation qui ressemble assez à la distribution des cartes d’un jeu (« en partant de la première main, donnez au suivant... ») et s’actualise selon des règles fondamentales d’échange (Do ut des) et de séquence (Da sequenti)
une méthode de conservation momentanée (pour l’année) et une règle de réappropriation individuelle des objets.
50On ne saurait douter ici du lien qui unit ce type de lecture à l’organisation en réseau. Les opérations décrites ci-dessus - et surtout l’acquisition et la circulation - renvoient essentiellement aux modalités économiques du code. Il s’y propose une économie de la lecture, solidaire à la fois de la petite encyclopédie portative dont l’abonnement collectif est comme l’organisation concrète, et d’un public constitué de groupes capables d’organiser socialement leurs relations (la lecture est ici l’expression d’une relation sociale), leur information et leurs connaissances. Le Do ut des et le Da sequenti expliquent et commentent le Series rerum juncturaque pollet. Un même schème sert à constituer en réseau la production des textes périodiques et l’organisation de leur lecture.
51Mais l’analyse de ces faits ne pose que dans son extériorité la relation entre la lecture et le périodique. Une étude plus interne montre que le périodique contribue à la lecture au moyen de cinq processus :
un travail de sélection et de segmentation qui permet la gestion des énoncés et des lectures ;
un processus de propagation et de circulation ;
une périodisation qui tend à événementialiser la lecture ;
un dispositif de traduction du texte des livres ;
une production de la lecture et du public.
a) Sélection, segmentation, gestion
52Fondateur du Journal des savants, Denis de Sallo qui est, pour Camusat, le modèle même du journaliste, s’était promis d’organiser son journal selon les rubriques ou les segments suivants :
Les livres nouveaux avec « une idée succincte sur chaque livre » et un « jugement très court »
les découvertes de physique
les expériences de chimie
les inventions de nouvelles machines
les décisions des tribunaux ecclésiastiques et séculiers
les grands deuils de la république des lettres
53« Il a su (de plus) choisir avec un discernement merveilleux les livres dont il voulait parler », et Camusat analyse ainsi la méthode des collaborateurs du journal et des successeurs de D. de Sallo :
« Egalement éloignés de l’austérité de ces critiques chagrins à qui rien ne plaît, et de la bassesse de ces flatteurs qui approuvent tout, ils apprécient généralement les ouvrages selon leur véritable valeur, ils indiquent sans marquer de jalousie ceux dont le public peut retirer quelque avantage. Ils blâment et critiquent sans malignité ceux qui ne méritent guère que le mépris du public. On peut dire qu’ils sont toujours agréables dans leurs louanges et dans leurs censures par le tour ingénieux qu’ils sçavent donner et qu’ils ne prononcent jamais magistralement que tel et tel livre est bon ou mauvais mais qu’ils le font aisément sentir, soit en employant des traits fins et délicats, soit en coulant dans leur discours quelques ingénieuses railleries. Souvent ils rapportent en lettres italiques ce qu’ils veulent que les lecteurs remarquent, quelquefois pourtant ils se déchaînent avec force contre les ouvrages qui leur paraissent ou pernicieux ou trop emportés. Mais ce que je trouve de plus digne d’attention dans les journaux des savants depuis leur renaissance, c’est sans doute la différence délicate qu’ils sçavent mettre non seulement entre un excellent et un détestable écrivain mais encore entre les bons et les médiocres endroits d’un auteur estimé, entre les morceaux dégoûtants d’un mauvais auteur et ce qu’il a de passable. Il est bien rare que des journalistes prennent tant de peine, la plupart n’y font pas tant de façon ; et pourvu qu’ils aient décidé en gros qu’un ouvrage est bon ou mauvais, ils s’embarrassent peu de faire observer qu’il y a quelques endroits qui peuvent être exceptés de cette décision générale ; qui est pourtant nécessaire, puisque le meilleur livre a toujours quelques taches qui le défigurent, et le plus misérable quelques lambeaux curieux, dont on est bien aise de profiter, sans essuyer la lecture entière d’un livre souvent fort long où l’on est comme enseveli sous un tas de bagatelles ou d’inutilités73. »
54Sous la plume de ce connaisseur qu’est Camusat, nous voyons comment opèrent chez ces hommes de goût, ce savoir de « la différence délicate », cet art d’une critique aux « traits fins ». Le commentaire de Camusat nous dévoile l’existence d’une table que l’on peut reconstituer (tableau I).
« louanges » | Intermédiaire | « censure(s) » | |
Livre | bon meilleur | mauvais méprisable | |
ouvrage | pernicieux trop emportés | ||
auteur | estimé | mauvais | |
écrivain | excellent | détestable | |
endroits d’un auteur estimé | bons | médiocres | |
morceaux d’un mauvais auteur | passables | dégoûtants | |
le meilleur livre | quelques taches | ||
le (livre) le plus méprisable | quelques lambeaux curieux |
55L’espace lisible (qu’il s’agisse d’un ensemble de livres ou d’un simple ouvrage) est découpé, par le périodique, en régions sémantiquement qualifiées et dotées d’attributs spécifiques (utile, frivole, curieux, dangereux etc...). Ce découpage en valeurs-repères74 réalise en fait une économie de lecture puisqu’il organise sélectivement un champ de référence où l’on distingue rapidement des zones positives et des éléments utilisables, dans un ensemble copieux ou frivole « où l’on est comme enseveli sous un tas de bagatelles et d’inutilités ». Ce type de périodique, par son travail de sélection, joue à la fois le rôle d’un conservatoire des valeurs et d’un instrument efficace de gestion qui aide à maîtriser pour le mieux (le bon, le meilleur, l’excellent, le curieux ou l’estimé) la prolifération de l’écrit. Ce fonctionnement anonyme de la communication sociale que les théoriciens modernes des médias nomment « le sélectionneur »,75 était déjà à l’oeuvre « sans malignité », « sans jalousie » et avec l’agrément de « railleries » habiles et de « tours ingénieux » dans l’esprit de ces journalistes, occupés à faire leurs coupes dans le message culturel de l’époque et à constituer par sélection et rétention un échantillonnage spécifique. Le périodique est une sorte de modérateur. Il évite les écarts trop forts et les accélérations trop brusques. Au niveau d’un groupe social, il contribue à instituer des normes, des modes de lecture nécessaires ou imposés qui sont comme les formes rythmiques cachées de l’activité culturelle.
56Les périodiques mettent en scène des lectures moyennes. Ils contribuent à créer des doxas et une véritable programmation sociale de la lecture. Ils s’efforcent à la fois de proposer des lectures possibles de livres et aussi de les limiter ou de les réduire. Leurs grilles évitent que la lecture ne devienne plurielle ou infinie. Car, avant même que le lecteur ne lise le livre (ou même ne soit informé de son existence) quelqu’un qui l’a déjà lu s’attache, dans le périodique, à le lui faire lire d’une certaine façon. Lire un compte rendu ou une présentation de livre, c’est commencer à lire un livre qu’on n’a le plus souvent pas encore lu (c’est prélire) à travers l’énoncé de quelqu’un qui l’a déjà lu, c’est déjà en somme, en réaliser une relecture par personne interposée. En créant cet échange entre lire, pré-lire et re-lire, le périodique étend le champ de la lecture qui est, par ce processus, à la fois toujours commencée et sans cesse reprise. Il la constitue en une stratégie multiplicatrice et répétitive. C’est le travail de sélection et de segmentation qui permet au périodique d’anticiper la lecture, de la « rééditer » et de coudre, dans un même ouvrage, pour les multiplier et les distribuer, de petites sommes de lecture.
57Placer des rapports sur les livres dans une suite de tiroirs ou dans un enchaînement d’espaces fermés et désignés par des rubriques, c’est permettre d’élire, de filtrer, de reconnaître les énoncés des livres, c’est créer de petits modèles réduits de culture et des sommes partielles et momentanées, étapes d’un projet permanent d’accumulation et de classement (encyclopédie), c’est contribuer à instituer des trames stables, à figurer des « états ». La régularité du périodique, sa capacité d’intégration et son pouvoir d’homogénéisation, sa faculté de se reproduire indéfiniment : sa fiabilité, en somme, en font un efficace instrument de gestion des formes et des contenus de lecture.
58Cette capacité gestionnaire est l’aspect technique d’un pouvoir téléonomique. Car le périodique décide et propose ce qui est lisible, c’est-à-dire ce qui est à lire et peut se lire, ce que l’on souhaite qui soit lu et jusqu’à la façon de le lire pour un groupe de lecteurs. Son organisation vise à conduire l’esprit des lecteurs, le long d’intinéraires prévus et vers des régions de sens choisies. Un « reading », c’est le choix d’un « path », c’est-à-dire d’un sens de marche76. On pourrait dire que le périodique refabrique périodiquement une carte des significations sociales à partir de certains lieux centraux : lieux d’édition, espaces de vie sociale (la cour, la ville, l’Académie, le théâtre...), ou même repères sémantiques (bon, utile, agréable, dangereux...). Cette référence au centre fait du périodique l’un des instruments par lesquels, à travers sa culture, une société tend à se perpétuer. Il constitue la lecture en une sorte de morphé sociale complexe et institutionnalisée établie en ses niveaux primaires sur l’organisation du temps, mais dont les niveaux secondaires comportent des grilles susceptibles de variation et de souplesse.
59Cet organisateur morphologique de la lecture classe et filtre, et son travail de sélection réalise une sorte d’acoustique, de « stéréophonie » particulière des contenus livresques dont il organise l’écho, assourdit l’écoute, concerte les éléments, en distribuant, selon son rythme et sa clé, les accents, les redondances ou les silences. Il est bien naturel qu’un instrument de mesure et de référence aux si nombreuses capacités, inquiète et intéresse l’intelligentsia en place. Sa grande vertu morphologique tient à la fois à son pouvoir de segmentation et à sa faculté de composer des modes variables de regroupement. De même qu’il y a pour Cavalieri77 un nombre infini de points dans une ligne, un nombre infini de lignes dans une surface et un nombre infini de surfaces dans un volume, il pourrait y avoir pour le périodique un nombre infini de lieux dans l’espace, un nombre infini d’instants dans le temps et un nombre infini d’événements dans une société. Cette divisibilité sans limite menace précisément le travail du réseau qu’elle risque de perdre dans le chaos de l’équiprobabilité. Le périodique doit donc pour que le monde soit lisible et que se produise la communication créer et maintenir des entités minimales indivisibles. Il devient lui-même un de ces instruments stratégiques qui doivent diviser l’espace en lieux-repères, le temps en segments de durée égaux ou mesurables, et le langage et les discours en types de messages et en modes d’énoncés. C’et dans ce partage et dans cette combinatoire que le périodique place et maintient la lecture qui n’est plus seulement alors la décision d’un sujet.
b) Propagation et circulation
60Segmentation et filtrage permettent la circulation des éléments et la propagation de la forme. Pour F.Bacon déjà, le processus du savoir se rapportait métaphoriquement à la circulation organisée des eaux : captation, adduction, distribution :
«The works or acts of merit towards learning are conversant about three objects: the places of learning, the books of learning, and the persons of the learned. For as water, whether it be the dew of heaven, or the springs of the earth, doth scatter, and lose itself in the ground, except it be collected into some receptacle, where it may by union confort and sustain itself (and for that cause the industry of man hath made and framed springheads, conduits, cisterns and pools, which men have accustomed likewise to beautify and adorn with accomplishments of magnificience and state, as well as of use necessity) so this excellent liquor of knowledge whether it descends from divine inspiration, or springs from human sense, would soon perish and vanish to oblivion, if it were not preserved in books, traditions, conferences and places appointed, as universities, colleges and schools, for the receipt and comforting of the same78.»
61Des lieux de savoir, des livres de savoir et des personnes connaissantes, et une entreprise de collecte et de distribution qui conjure la déperdition et l’oubli et assure la conservation de cette « rare liqueur de connaissance ». La mise en place d’un système de captation (cisterns, pools) et de distribution (spring-heads, conduits) à l’aide d’« ouvrages d’art » ou d’« instruments appropriés » (livres, cours et conférences, universités, écoles) ont vis-à-vis du savoir le même rôle constitutif et propagateur que celui de la montre par rapport au temps ou du clavier tempéré par rapport à l’univers sonore. La métaphore de Bacon offre moins la figure d’un espace géométriquement organisé que l’image d’un milieu -celui des savants- constitué par l’acte de propagation de la connaissance79. Et ce qui sera remarquable dans les recherches de Newton sur la lumière et dans les querelles qui les accompagnent, c’est précisément cette idée que les milieux sont des champs traversés par des phénomènes homogènes de circulation et de dissémination, que le monde est essentiellement constitué de propagations qui traversent et forment des milieux, et que caractériser un espace, c’est décrire les modes de propagation qui s’y produisent80.
62Pour Linné, la propagation procède par l’entremise de la « force et de l’efficace » de l’air, d’une volonté de la Providence de favoriser « la multiplication des semences » et « l’ensemencement » sur toute la superficie de la terre81. « La structure même des plantes favorise leur propagation ». Par leur conformation et leur action, les êtres et les phénomènes naturels en sont les acteurs.
63Milieu intellectuel, milieu physique, milieu naturel : espaces où se font circulation et propagation à l’aide des livres, des institutions du savoir, des organes des végétaux, des phénomènes de réfraction, des corpuscules et des ondes. Le fluide circulant ou l’action propagante dont on marque les rythmes, les points d’émission, les modes de passage, les itinéraires et les lois de progression constituent en processus mesurable les milieux qu’ils traversent ou qu’ils occupent82. Et le langage est dans les mondes sociaux cette énergie propagée et ce mode de mesure. Si pour J.P. Faye83, ces pouvoirs procèdent surtout de l’activité du récit, ils nous semblent être manifestes aussi dans le travail des périodiques dont les livraisons proposent des lectures narrées, ou, sous forme de récit et de discours, des lectures possibles et déjà effectuées. Reprendre narrativement ou discursivement, le texte d’un livre dans les livraisons d’un journal, c’est contribuer à en proposer la lecture84.
64Vicissitudes de l’existence, aléas du commerce et des échanges, constante « métempsychose » mentale d’anciennes formules sémantiques : la propagation se fait pour Meunier de Querlon selon une poussée fluide et rapide qui réalise la permanence des fonctions dans la succession des ouvrages et la fongibilité de l’énoncé.
« Eh ! Quel spectacle (notre feuille) offre aux yeux d’un lecteur un peu philosophe ! l’Affiche peint en raccourci toutes les vicissitudes humaines, le tableau de ces mutations perpétuelles que subissent et les biens et les charges dont nous annonçons la vente, en nous retraçant notre condition naturelle quadre à ce qu’il nous semble assez bien avec celui des Ecrits modernes qui se succèdent rapidement, qui se poussent comme les flots et les vagues, qui s’effacent et s’engloutissent de même. Qu’il est curieux de contempler cette fermentation de tous ces esprits empressés à nous faire part de leurs conceptions, et cette espèce de contagion qui a gagné tous les Etats, tous les ordres ! On voit les livres plus nombreux d’année en année éclore abondamment en toute saison, comme l’herbe des prés croît au printemps, et avoir à peu près la même durée. Telle est toute la nature des choses : leur vie consiste à se reproduire ; sans la reproduction point de mouvement, sans mouvement une inertie générale enchaînerait toute la matière. Mais outre la vie productive, qui est commune à tous les esprits et plus ou moins active chez nous, il est une autre sorte de vie qui s’imprime à nos productions et qui dépend purement d’autrui. C’est en lisant qu’on vivifie nos ouvrages ; il faut qu’ils soient lus pour être vivaces ; et que cette vie est courte encore ! les livres dont le poids surcharge la terre, sont dans les bibliothèques comme dans un tombeau. Ils y attendent que le besoin ou simplement la curiosité leur rende un souffle, un instant de vie qui s’éteint dès qu’ils seront satisfaits ! Changeons de point de vue : nous verrons, dans la discussion des livres, la véritable métempsychose. Souvent l’âme et l’esprit d’un seul a passé dans une infinité d’autres et sous mille formes différentes. Ici Platon se trouve en délire parmi les rêveries d’un sophiste qui l’a voulu distiller dans ses écrits. Là, tout le bon sens de Montaigne est dénaturé dans le verbiage d’un maussade et ennuyeux moraliste etc., etc., Truditur inde liber libre novitate placendus. On ne se douterait pas que ce vers heureux est du vieux chancelier Gerson85. »
65L’enthousiasme contagieux d’une société et d’une culture en « fermentation » retrouve, sous la plume de ce journaliste la croissance cyclique des végétaux et l’euphorie du mouvement reproducteur. L’effet et le mode de ces opérations consiste à passer d’un livre « dans une infinité d’autres » par l’éclosion et la multiplication de « mille formes différentes » d’énoncés. Livres qui se trouveraient portés dans le mouvement perpétuel d’une suite, d’une séquence, d’une « succession » (comme les périodiques) où les énoncés ne cesseraient d’interférer, passant de l’un à l’autre et de chacun à tous en une sorte de circulation sans fin, germant les uns après les autres et même les uns dans les autres pour créer aussi bien d’harmonieuses colonies végétales que de monstrueux avatars. Vivifiés et « vivaces » les livres ressuscitent (« leur rende un souffle, un instant de vie ») ; une nouvelle vie commune « s’imprime aux productions et dépend uniquement d’autrui ». Un autrui lui-même multipliable, reproduit par le mouvement et qui est comme le débit, la poussée du courant. Un autrui propagé, propageable, milieu et mode de propagation : le public. Et c’est « en lisant » (les livres) car « il faut qu’ils soient lus » en une vie si « courte », qu’est assurée cette propagation qui ressuscite. Multipliée, stimulée comme une sorte de membrane féconde, la lecture s’ensemence elle-même, elle est propagation, et en essaimant ainsi, elle entre dans une nouvelle époque. Elle ne sera plus seulement enfermée au cabinet du lettré ; avec le développement des périodiques, elle assiste à sa propre métamorphose.
66Ce phénomène illustre le fait que toute communauté culturelle engagée dans l’histoire se trouve placée en permanence en face d’un défi que l’on peut traduire en ces termes :
peu à peu (et de plus en plus) s’accroît l’immense réservoir de ce qui est à lire ;
il est nécessaire et obligatoire de lire car la lecture apparaît comme un des actes constitutifs de la culture ;
le terme de la vie humaine est fini (vita brevis) et ne permet qu’une durée de lecture limitée.
67A travers ces conditions, une menace se précise, celle de la perte possible de l’héritage écrit de la culture, de la mise en oubli d’une partie du trésor des traces antérieures. Menace plus dramatique encore pour une civilisation qui veut s’affirmer - ou tend à se rêver - comme une somme progressive, intégrée, exhaustive de connaissances et d’expériences langagières. Entre le temps et l’énergie que l’on peut consacrer à lire et à connaître, et la densité, la masse de ce qui est à lire (bibliothèque) et à connaître (encyclopédie), le rapport ne cesse de se tendre et de se détériorer depuis la fin de cet équilibre idéal et sans doute illusoire qu’était l’honnête homme de Méré. Les réponses possibles obéiront à la nature même du défi : choisir ce qu’on lit (sélectionner le lisible) et le propager afin de lire vite et bien. La propagation et la circulation sont des modes d’organisation et de conservation liées aux transformations sociales et culturelles. Elles procèdent d’une même stratégie d’accélération et d’expansion par laquelle les hommes cherchent à refaçonner et à dominer leur rapport à la culture qui les entoure, les précède et paraît devoir se déployer à l’infini. Nous avons à faire aux stratégies de la mémoire de certains groupes humains : compenser par une sorte de géométrie distributive des échanges, par une géopolitique du transport, de la traduction et de la mise en mémoire des énoncés, la déperdition que portent en eux le développement et l’accélération des productions culturelles. Il s’agit, à l’échelle de la civilisation, d’une des modalités du défi mutuel que se portent la mémoire écrite et le temps. Les réponses à ce défi caractérisent les sociétés humaines et se manifestent plus nettement aux époques où s’accélèrent les changements sociaux.
c) la période et l’événement
68Si lire se fait dans le temps et si, par cet acte, une culture contribue à instituer sa propre durée pour répondre au défi du temps, c’est dans la mesure où les réseaux de la lecture et l’organisation du temps sont solidaires. Or la périodicité est « la plus simple des formes temporelles »86 et l’horloge qui marque les fréquences est une référence indispensable pour les objets et les phénomènes de communication. En se périodisant, la lecture réalise peut-être l’un de ses projets fondamentaux : constituer une forme-mémoire (car le principe d’ordination de la périodicité permet la constitution de formes) en contribuant à créer par distribution et propagation « une auto-corrélation entre le passé et le futur », une organisation structurelle de l’expérience, un pari sur le futur basé sur l’effectuation d’une série antérieure. La répétition régulière crée un phénomène d’attente, le rythme périodique est la métrique de cette attente. La scansion des opérations intellectuelles trace la forme, produit la méthode. Elle assure et formule le progrès et le futur de cette culture. Dans la lecture périodisée, la forme-mémoire crée la forme-attente, ce qui explique qu’une lecture de ce mode ne soit jamais seule, qu’elle soit toujours déjà effectuée, réeffectuable, multipliable, liée par des échos ou des rythmes à d’autres lectures, proprement mise en réseau. Ecrite dans le périodique, elle peut comme la table météorologique assurer, par la succession, la conservation d’un ordre du monde. Venant d’un lieu où les livres ont déjà été lus, elle marche rythmiquement vers ce qui pourra ou devra se lire et se relire. Par la périodicité, elle se fait à la fois au présent, au passé et au futur, se déploie dans la durée comme un événement permanent et devient elle-même une modalité du temps social.
69Cette forme-mémoire et cette forme-attente sont probablement un même double mode de cette morphé sociale que nous avons précédemment supposée. L’exploration des faits de lecture souligne l’importance de deux phénomènes solidaires : l’image et le réseau. Si dans le périodique la forme-mémoire et la forme-attente procèdent d’une même organisation morphologique, elles relèvent aussi, plus fondamentalement d’une forme-retour inscrite aussi, sous d’autres modalités, dans le processus des images. Dans le périodique, comme à travers l’image, la lecture d’un texte procède à la fois de cette mémoire sociale des significations et des énoncés qui ne saurait exister sans une régularité minimale, dont la méthode d’abonnement au périodique et bientôt au cabinet de lecture est une des manifestations, et de la traduction des destins individuels ou de l’expression des rêves personnels. Mémoire sociale et mémoire privée se conjuguent, communiquent ou tout au moins entrent en concert. Et c’est ici, plus que dans l’appareil des chronologies et des statistiques que se marque encore le caractère événementiel de la lecture.
70Les phénomènes de périodicité et de périodisation signalent une limite dans l’analyse. Si le périodique tient à l’horloge, et si l’horloge tient à la gravitation, il nous reste à nous demander (sans trop savoir répondre encore) quelle est la cause ou la force qui sert de moteur au phénomène. Qu’est-ce qui constitue, pour la lecture et le périodique, le « centre commun de pesanteur »87 ? Qu’est-ce qui agit en ce centre ? Quel poids s’y exerce ? De quelle force, le périodique est-il le « modérateur » ? Quel pouvoir sert-il à égaliser et à relancer ? (les équipes de journalistes, les institutions organisées ne sont, elles-mêmes, que les agents ou les instruments de ce pouvoir). S’agit-il de ce que l’on pourrait appeler besoin ou demande d’information, de connaissances, d’images, de représentations ? Dans quelles conditions naît alors ce besoin ? Comment se développe-t-il ? De quoi se nourrit-il ? Comment parvient-il, à l’aide du périodique, à « régler les mouvements » de la lecture ? Et comment en vient-il à se modeler en une demande sociale déjà explicite ? La lecture périodisée, soumise à des contraintes de modération, ne serait-elle que l’artefact du système périodique ? Faudrait-il penser - et comment penser - la culture comme acyclique et aléatoire ? ou bien relève-t-elle esssentiellement d’autres cycles et d’autres règles ? ou bien encore, à l’opposé, faut-il admettre que tout événement culturel, toute événementialité tiennent aux systèmes organisés (E.Morin), qu’il n’y a d’événements que dans la mesure où peuvent se reconnaître, dans les phénomènes, des régularités ? De ce point de vue, l’événement n’est ni un objet, ni une substance, ni même seulement une occurrence mais la mise en oeuvre de normes et de règles constitutives d’un système culturel d’information, de savoir et de communication. De même que les dents des rouages des montres sont responsables de la régulation du mouvement, l’événement serait toujours solidaire d’une suite, d’un ensemble ou d’un jeu de termes qui lui confèrent, pour l’observateur, une régularité. N’étant possible que dans la mesure où les phénomènes s’offrent en une lisibilité minimale, il serait toujours lié à une aptitude à percevoir ou à lire et il n’y aurait pas de perception d’événement qui ne traduise et ne contribue à établir et à nourrir une régulation de lecture. Nous sommes enclins à penser que l'événement est la cause inconnue, la force profonde qui meut le système. Sous les termes événements et communication se dissimulent des enjeux fondamentaux que nous ne parvenons pas encore à analyser clairement. Avec le périodique, la lecture entre dans la nécessité événementielle, elle devient elle-même un mode d’événement et l’on pourra mieux comprendre ces problèmes lorsque l’on commencera à étudier comparativement, pour des aires/ères sociohistoriques différentes les modes de l’événementialité.
d) La traduction
« MM. les journalistes des savants (Journal des savants) se sont conduits avec un art merveilleux dans les Abrégés de certains livres, lorsqu’ils les ont trouvés susceptibles d’extraits détaillés. Ils les donnent alors d’une manière à laisser une idée nette du sujet que l’auteur a entrepris et de la méthode qu’il a suivie. Lorsqu’au contraire ils rendent compte de ces livres brochés à la hâte et sans aucun goût, où l’on a seulement voulu entassser beaucoup de choses indigestes sans exactitude et sans ordre ils rapportent en peu de mots ce qu’ils trouvent de plus intéressant et de moins connu ; et épargnent ainsi au savant la peine de le démêler parmi la foule de choses inutiles, où cela est misérablement confondu.88
71Faire des abrégés et des extraits, décrire la méthode suivie par l’auteur, rapporter en quelques mots les passages intéressants d’un livre : le travail sélectif de la lecture se double ici d’une tâche d’interprétation, de reformulation, de traduction. Le périodique organise la lecture des livres en disposant d’avance leur contenu, en l’arrangeant, en le déplaçant dans son réseau. Fenêtre ouverte en permanence sur les livres, il en propose, selon son ouverture et son cadre des modèles réduit à échelles variables. A travers lui, les livres sont approchés comme des messages réeffectués et entendus comme une parole traduite. Le phénomène second (la traduction) se pousse au premier rang. Car si l’article du périodique ne cesse pas d’être un commentaire critique du livre et s’il ne peut venir qu’après lui, il peut être pour des lecteurs la première manifestation du texte du livre. Si bien que, pour ces lecteurs et pour certaines lectures, le périodique peut être une sorte de grille première de traduction du livre. Du livre au public, et du lecteur au livre, la médiation périodique organise la lecture en un véritable réseau d’écarts et de déplacements.

72Déplacement dans l’espace, car le périodique annonce l’ouvrage et peut aussi en proposer - à distance du livre - une première lecture, et différence dans la signification car, par ce déplacement, et pour que s’en énonce un sens, se modifie le sens du livre. Si dans le périodique, la lecture se fait en l’absence du livre, elle réalise sa présence au moins sous deux formes traduites :
L’information de l’existence matérielle du livre, sa description minimale : titre, auteur, format, prix, lieux d’édition, etc. (nouvelles littéraires).
La composition d’un énoncé critique sur son contenu, par lequel le livre qui est déjà savoir devient, à son tour, objet de savoir. Cet énoncé est un travail du savoir sur le savoir, qui s’effectue par un jeu de réductions ou de transformations entre les différentes énonciations d’un même texte (texte I, texte II, etc...).
73La lecture ici est faite de l’interdépendance des niveaux et des modes de traduction possible d’un texte. C’est dans ce jeu d’écarts que le périodique apparaît comme un traducteur qui énonce le texte du livre. Tandis que circulent les livres, leurs énoncés traduits parcourent l’espace (publication périodique des journaux) et selon cette « méthode », les textes se trouvent poussés vers un sens possible, souhaité ou attendu. L’information, la diffusion (le marché) des livres et la signification s’effectuent en même temps et parallèlement, non qu’il s’agisse des mêmes actes, mais de processus solidarisés.
74A l’aide de la transposition et de la traduction des périodiques les textes vont vers des sens énoncés en voyages organisés. Cela suppose qu’existe ou que soit créée ou imposée la référence à un espace homogène de parcours de sens où sont repérés et même répertoriés des écarts possibles, probables ou nécessaires et où les textes sont traduisibles, réductibles, expansibles et transmissibles sous forme d’énoncés multiples. Espace où chaque détour, chaque itinéraire, chaque carrefour assure, selon des processus admis ou reconnaissables, l’imposition et la conservation, la propagation ou la modification réglées du sens afin qu’il soit toujours, sous différents modes, déclaré et nommé. Comme un rayon de lumière réfracté, selon des lois propres, dans un milieu physique déterminé, voilà le texte transmissible et reproductible à travers les avatars de sa traduction.
e) Production de la lecture et du public
75Camusat nous décrit le travail de celui qu’il tient pour l’inventeur du journalisme (D. de Sallo) :
« Sa méthode était de lire attentivement tous les livres qui lui tombaient entre les mains et d’en extraire à l’aide de plusieurs copistes ce qu’il y avait trouvé de plus remarquable. Par ce moyen, ses collections se trouvèrent si bien fournies au bout de quelques années, qu’il pouvait en peu de jours faire d’excellents ouvrages sur quelque matière qu’on lui proposât89 »
76Il constitue ainsi de nombreux volumes d’extraits « de toutes sortes de livres grecs, latins, italiens, français, espagnols et allemands ». Nous entrons dans ce vaste atelier de lecture qu’est l’érudition : une curiosité qui veut embrasser tous les livres, un goût ou une pertinence qui retient les passages remarquables, une organisation du copiage des extraits pour former des «collections» et leur utilisation pour de prochains articles de journaux ou de futurs mémoires. Au cabinet du savant, le périodique commence à se fabriquer par l’extension et l’institutionnalisation d’une lecture des livres exigeante et infatigable. Et Camusat est fondé à penser qu’en suivant les dissertations et les extraits de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, en passant avec lui « selon un ordre naturel » d’un livre d’art à un livre de science on aurait pu voir « de quelle manière il lisait les livres.89 »
77Ce travail consiste à développer, à propos de chaque livre « les preuves et les objections », à étendre « ce que trop de précision a rendu obscur », à éclairer « ce que trop de subtilité dérobe à la vue »89, à faciliter l’accès au texte en lui conférant plus de transparence, à le rapprocher du lecteur pour en amorcer la lecture. Reconnaissant ainsi la place du livre dans son réseau de références et de connaissances, le lecteur est en « état d’(en) faire usage. »
78Par son travail de lecture, le journaliste veut donc inciter à lire en pré-disposant lecture et lecteur. Mais cette tâche impose des disciplines. Comme le dit déjà Fontenelle dans son éloge de l’abbé Gallois90, elle exclut les « curiosités soudaines » et demande « un homme entier que rien ne soit capable de détourner de son chemin. » Le travail de journaliste est trop « assujettissant pour un génie »90 car il impose ces « études de devoir » nécessaires à la régularité d’un journal. Dans le périodique, l’acte de lire s’affirme comme une fonction institutionnelle indispensable qui homogénéise les différences du milieu culturel, estompe les surprises de l’esprit et tend à envelopper chacun - qu’il écrive ou qu’il lise - dans un même réseau de réflexes. La lecture s’y forme en une chaîne productive qui n’admet guère les idées originales ou les sautes d’humeur. Car il s’agit aussi de discipline collective. Comme le Journal des savants, les grands périodiques sont des « compagnies de gens de lettres choisis et exercés en tout genre de littérature » où « chaque membre ne doit parler que de la science qu’il possède parfaitement, que des livres de sa compétence, et sur lesquels il est capable de prononcer en dernier ressort91. » Assez semblable à celle d’une académie aux sections spécialisées ou aux différents collèges des censeurs, cette organisation nous met en présence d’une « société (où) chacun (...) contribuant (...) au travail commun, il n’est aucun de ceux qui la composent qui ose s’en rendre maître et le plus habile ne fait passer ses opinions qu’à force de preuves : ainsi les idées singulières cèdent au sentiment général, qui, pour l’ordinaire, est assez désintéressé91. » Tout un espace de lecture est ainsi prévu, dessiné, réparti, en sorte que des lecteurs de livres écrivent solidairement et pertinemment des lectures qui aideront à faire lire ces livres.
79Ainsi le périodique produit une lecture qui peut s’effectuer et se multiplier comme événement concret. La communication d’énoncés sur les livres articule et intègre des réflexes et des comportements intellectuels. Le journal contribue à créer une lecture et un lecteur collectifs et anonymes : un public.
80L’un et l’autre (lecteur et lecture) sont inscrits dans l’organisation des périodiques. L’acte de lire apparaît plus ici comme une fonction socio-culturelle impersonnelle qui cherche un lecteur dont elle contribue à former l’image. En produisant une lecture, en constituant les modèles réduits des ouvrages dont il parle, le périodique dessine effectivement le portrait d’un lecteur :
« Je connais telles personnes, écrit le journaliste du Journal helvétique92, qui ne lirait point de gros livres, surtout des ouvrages d’érudition, si on ne les trompait, en quelque sorte, en excitant leur curiosité par des extraits, qui renferment ce que ces ouvrages ont d’utile, d’agréable et d’essentiel. C’est comme un portrait en miniature, qui contient en petit tous les traits de l’original. Par là on accoutume l’esprit du lecteur à la clarté, à la précision et à la justesse ; on guérit son ignorance, on forme son goût, et on perfectionne son jugement. »
81Tel qu’il apparaît ici, ce lecteur n’est qu’une forme en creux, il ne préexiste au périodique que comme un ensemble d’infirmités et d’insuffisances : un esprit confus et vide, un goût informe, un jugement incertain. Le périodique, en bon pédagogue, fait de lui un lecteur avisé, comme s’il avait le pouvoir de créer son propre lecteur.
82Si, au fond du social, le public se constitue à travers les phénomènes démographiques, la transmission et l’évolution de processus culturels complexes et l’expression des coutumes et des idiosyncrasies des groupes sociaux, la formation de ses réflexes et la mise en forme de sa demande dépend d’instruments qui, comme les périodiques, contribuent à les organiser. Ces instruments pressentent le public comme un appel social à la connaissance, ils le font exister comme une indispensable réponse à l’événement, comme un constant interlocuteur du savoir. On voit qu’ici le public comme le lecteur sont moins des visages individualisés, des biographies caractérisées, une série d’éléments statistiques qu’une des fonctions essentielles de la communication, la manifestation provoquée et entretenue d’un sujet lisant anonyme et collectif coextensif à la société, le milieu où les messages se perçoivent et peuvent s’actualiser. En contribuant à élaborer les profils du public, par une présentation régulière et ordonnée de l’univers des livres, les journaux permettent la réalisation sociale de la lecture93.
83Les cinq fonctions solidaires que nous venons de présenter relèvent d’une activité économique. Comme tous les canaux qui relient des pôles, le périodique est doxographe, commentateur et critique. « Lecture, collection et canaux en étoile autour de la station d’écoute », un filtre et un semi-conducteur comme dit M. Serres94, une interception qui découpe la communication. Cette économie est l’expression technique d’une « praxis des buts de la communication »95, d’un ajustement et d’un appariement intentionnel et téléonomique de la signification.
84Ce mode économique de lecture a certainement des rapports avec l’économie du marché. Sans doute en dépend-il dans la mesure où la lecture est perçue, traitée et parfois même vécue comme une demande ou une attente que les libraires de l’époque essaient de traduire en sommes à investir, en journées de travail de leurs compagnons et de leurs apprentis et en bénéfices ou en pertes possibles. Dans la mesure aussi où les stratégies marchandes commencent peu à peu à s’immiscer dans la manipulation des motivations humaines et dans la formation de l’esprit public. Mais s’en tenir à cette perspective serait considérer la lecture au même titre que les objets et les services d’une économie, ce serait nier son caractère culturel. Homo lectans ne se réduit pas à Homo oeconomicus. L’anthropologie et la paléontologie nous enseignent que les cultures peuvent exister avant le marché et en dehors de lui, et que la spécificité des techniques et des échanges culturels peut se différencier des comportements marchands.
85Bien qu’elle ne puisse être totalement autonome, l’économie dont nous parlons ici n’équivaut pas celle des objets du marché. Elle vise à réduire les polysémies. Elle dispose en séries, tables et séquences des éléments distinguables qu’elle affecte à un espace de distribution où peuvent se multiplier les relations. Elle doit pour cela simplifier sémantiquement chaque élément, le monosémiser le plus possible pour permettre des combinaisons complexes. Écrire dans un périodique un énoncé sur un livre, c’est pour éviter la pluralité des significations, conférer à cet énoncé un sens choisi et justifier sa cohérence et sa congruence au texte du livre. On peut donc concevoir une économie du lisible comme on conçoit une économie narrative (J.P. Faye) ou une économie argumentative96.
86Mais l’on peut déjà prévoir ce que ce mode de lecture fait manquer. Selon la distinction établie par J. Baudrillard, l’économique en effet s’oppose à la multisémie du symbolique. Dans l’exergue de la Nouvelle Héloise, chacune des connotations que suggèrent les larmes en appelle une infinité d’autres, et l’on ne peut ni les dénombrer ni tracer la frontière qui les sépare. Les gouttes d’eau entrent dans les gouttes d’eau pour se mêler en une mer sans limites où n’apparaît nul réseau, où plus rien ne se fragmente, où tout se garde, non plus selon les calculs d’une économie, mais selon le mot du poète, en « une ténébreuse et profonde unité”. Il en reste cependant un jeu poétique, une sorte de combinatoire sensible dont nul ne saurait décrire tous les jeux et dont les modes d’association sont toujours nouveaux, inattendus, inespérés. Ce qui s’y régie et s’y organise est immergé dans les structures phoniques du langage, en un lieu où le matériel sémique de la langue semble s’éprendre d’une musique dont l’exactitude ne relève plus de l’économie. Que fera le périodique de ce qui, dans la Nouvelle Héloise, tient à la mort, à la destruction, à l’absence, que pourra-t-il lire sur cette page humide par laquelle le lecteur entre dans l’expérience de la perte du corps et du sacrifice de la sexualité ? Comment parviendra-t-il à assigner dans son réseau, les larmes qui ouvrent le roman et celles qui irriguent ses dernières pages ? Comment pourra-t-il, des pleurs à la mort, articuler cette déperdition symbolique ? Peut-être atteignons-nous ici cette lisière de la lecture où la perte nie le réseau et où le réseau condamne la perte en la convertissant en traces régulières et repérées, en lui prescrivant des itinéraires.
87Ainsi, s’ils sont essentiels, les réseaux ont leurs limites. Certes, ils paraissent inséparables de la communication et de la lecture. Car il existe toujours des réseaux clandestins. Un réseau efficace est invisible comme l’air du temps et lorsque, des oeuvres, on ne peut plus faire marchandise, on peut toujours, par des voies souterraines, en assurer la lecture. C’est dire une fois de plus l’importance stratégique du réseau. Mais nous savons bien qu’il est toujours pluriel, qu’il se sépare en modes d’homogénéisation concurrents et opposés, que la stabilité et l’uniformité sont impossibles et tout au plus transitoires et que dans la complexité des formes sociales, dans la fluctuante densité des événements et l’épaisseur variable des discours cohabitent, en réseaux différents, ce qui tient à des habitudes invétérées et ce qui exprime de nouveaux comportements. Aussi un périodique n’est-il pas une horloge, ni une table ni à priori, un phénomène de mécanique céleste et la propagation des idées ou des images et la traduction du sens des livres n’ont rien de la solidarité des rouages d’une appareil technique. Et cependant le périodique et les modes de lecture qu’il implique naissent et se développent au moment où ces phénomènes prennent corps. Ces convergences ne sont-elles que des hasards, et pourrait-on nommer hasard une imbrication qui, de génération en génération, se prolonge pratiquement jusqu’à nous ? Il se pourrait que la mutuelle différence, la parallèle étrangeté de ces phénomènes ne tienne qu’aux découpages institués par nos modes de savoir.
II - LA LECTURE DU ROMAN DANS LE PÉRIODIQUE LITTÉRAIRE
1- L’organisation du périodique littéraire en 1761
88Nous avons essayé jusqu’ici d’atteindre la fonction de lecture du périodique à travers l’idée que l’on peut se faire en général et que l’on se fait à l’époque, de la table, de l’horloge et du calcul, de l’harmonie et du périodique lui-même. Mais nous devons reconnaître que ce faisant nous avons plus procuré une idée de la « machine » ou de la « méthode » périodique qu’une analyse concrète de son dispositif réel. C’est cette analyse que nous allons maintenant tenter en tenant compte essentiellement de la situation en 1761.
89En gardant à l’esprit les traits propres aux périodiques de l’époque, comme ceux qui distinguent le « journal » de la «gazette » et ceux qui définissent le module spécifique des « spectateurs » ou la formule plus ouverte des mercures, nous pouvons maintenant regarder de plus près le dispositif qu’ils offrent au public en 1761. Pour saisir localement dans le temps et l’espace le périodique comme moniteur de la lecture, au moins trois voies d’approche seraient possibles.
Considérer les périodiques de 1761 dans leurs caractéristiques matérielles, examiner leur dispositif à travers les traits extérieurs de leur réseau.
Analyser le discours et le langage des périodiques, préciser leurs thèmes et la répartition de leurs termes, la nature et le jeu de leurs références, leurs redondances et leurs stéréotypes. En somme, essayer d’entrevoir dans leur texte le travail d’un réseau interne de signification, en groupant cette enquête autour de l’objet choisi (le roman par exemple).
Examiner le périodique en tant qu’il écrit et donne à lire de l’événement et pour cela marquer, dans la séquence annuelle, comme sur une portée musicale, les variations successives, les effets de syncope et les conjonctions ou la dispersion d’événements littéraires, sociaux, politiques, militaires, mondains.
90Nous nous en sommes tenus ici aux deux premiers points et avons limité notre corpus aux périodiques littéraires97.
91Pour faire apparaître les traits externes du dispositif, nous regroupons les données en un tableau : périodicité (y compris le jour de parution annoncé), capacité de la livraison (en nombre de pages), format (nombre de pages contenues dans une feuille d’impression98, prix de l’abonnement annuel (le premier chiffre pour Paris, le second pour la province) et éventuellement le prix de la livraison, une description sommaire du contenu (cf. légende en tête de l’ouvrage), le mode de continuité de la pagination, l’existence de tables et le lieu d’édition.
92Si l’on néglige la Gazette, retenue surtout comme élément de comparaison, le dispositif des fréquences (1 BH, 5 Μ, 1 M3, 2 M2, 7 Μ, 1 TM) fait apparaître que plus de la moitié des périodiques littéraires ont une périodicité inférieure au mois. La disparition de la fréquence lente est manifeste dans ce type de périodique, si l’on compare, en pourcentage, la situation de 1761 et celle de 173499
93En 1761, on ne peut plus attendre ou 6 mois pour informer le public de l’intérêt et de la valeur des livres qui paraissent. Le périodique intervient au moins tous les mois et de façon souvent copieuse (nombreuses doubles livraisons mensuelles) dans l’information et dans la lecture et l’on observe une forte concurrence pour partager en intervalles plus réduits la périodicité mensuelle. Alors qu’en 1734, l’organisation de la périodicité de ce type de presse tenait essentiellement au découpage de l’année, elle procède désormais de la partition du mois. L’unité maximale de référence périodique s’est ainsi remarquablement réduite. Lit-on plus et lit-on plus vite et plus souvent pour autant ? Nous n’oserions tirer d’emblée ces conclusions. Mais l’on a peine à croire qu’un pareil changement du dispositif de la presse littéraire soit sans rapport avec de notables modifications dans le mode de production et de réception des textes. Il semble donc que quelque chose soit en train de se modifier lentement dans le rythme et la nature de l’échange culturel. En se donnant des mailles de plus en plus fines, le réseau accroît sa capacité, son énergie et sa vitesse d’intervention ; il active sa circulation. Il pouvait auparavant ne se signaler que deux ou trois fois par an, voilà qu’il peut maintenant s’affirmer jusqu’à deux fois par semaine. Et ce n’est pas un hasard si les périodiques eux-mêmes (le Mercure de France et les Mémoires de Trévoux) se félicitent, cette même année, de la mise en place, à Paris, grâce à l’ingéniosité de M. de Chamousset, d’un nouveau dispositif postal qui réalise quotidiennement 9 levées et 9 distributions de lettres et fait qu’un pli postal peut être rendu dans les trois heures à son destinataire100.




1734 | 1761 | |
Périodicité inférieure au mois | 23,5 | 52,9 |
Périodicité mensuelle | 47 | 41,17 |
périodicité supérieure au mois | 29,5 | 5,88 |
94Pour étudier plus à fond, la relation qui se conçoit bien dans la pratique et paraît évidente à première vue, entre le mode de pagination et la présence des tables, il faudrait observer, sur une durée prolongée, un vaste ensemble de périodiques. Nous risquerons simplement quelques remarques.
Avec leur pagination continue sur l’année, leurs tables mensuelles et leurs récapitulations annuelles réparties le plus souvent selon des catégories bibliographiques, les périodiques savants et notamment le Journal des savants et les Mémoires de Trévoux continuent à s’imposer comme des « bibliothèques », même s’ils ne retiennent pas dans leur titre un terme qui ornait naguère la première page de prestigieux journaux (Bibliothèque française, Bibliothèque raisonnée, Bibliothèque britannique, italique, germanique.)
Si les périodiques d’annonces et d’informations à courte périodicité n’ont pas eu jusqu’ici de table, c’est sans doute faute de place et de temps. Mais l’on sait que le public souhaite pouvoir en disposer, que les Affiches de province en proposent dès 1761, promettent aussi de dresser celles de 1760 et de 1759 et qu’à partir de 1762, la Gazette de France en composera une tous les 6 mois. Des « matières » ou des « événements » deviennent repérables à l’aide de termes référents classificateurs et d’indications numériques (pagination). Jeux de nombres et rôles des mots dans la constitution d’une commode petite archive qui permet à quelques hommes d’organiser leur mémoire, de retrouver par leur nom, des personnes ou des lieux et aussi les faits et gestes propres à leur culture. Le processus est simple : la succession d’une série de pages constitue un espace de repérage annuel ou semestriel qu’organise une table. Une « année » est une somme de pages et d’items dont la table dresse l’inventaire.
C’est peut-être parce que, tout en étant aussi copieux, ils sont aussi plus fréquents que les journaux savants que beaucoup de périodiques littéraires (JEN, OL, AL) ne peuvent proposer qu’une table par livraison ou par série de livraisons réunies en volume. Il semble alors que la table contribue à composer à l’aide de livraisons regroupées les tomes successifs d’un même ouvrage (5 par an pour OL et CH, 8 pour AL). Ainsi les gazettes littéraires prennent-elles forme de livre et l’on peut penser que le plus souvent ces périodiques se manipulaient et se lisaient aussi comme des livres. Tables-bibliothèques, tables-catalogues d’événements, tables-livres ou tables-recueils, ces différences marquées aussi dans la pagination, induisent ou impliquent peut-être des nuances dans la manière de s’informer et de lire.
95Le besoin de constituer des séries complètes, de ranger une bibliothèque et de répartir un espace de lecture n’est peut-être nulle part plus apparent que dans le cas d’un périodique-table comme les Annales typographiques. Chaque nation a ses journaux et ses livres. Les savants ne savent pas toutes les langues, « beaucoup de livres échappent aux journalistes » et « nous voyons les cartes géographiques se multiplier à mesure qu’on découvre de nouveaux pays »101. Depuis quelque temps donc « les citoyens de la République des Lettres souhaitaient qu’il y eût dans une langue universelle telle que la française, une notice exacte de tout ce qui paraîtrait dans toutes les contrées de l’Europe5. » Sachant qu’un journal comme le Journal étranger ne peut réaliser ce souhait, Morin d’Hérouville emboîte le pas des grands bibliographes comme du Verdier, La Croix du Maine ou le P. Jacob et met au point avec ses Annales, un catalogue fourni de brèves notices qui « doit être regardé comme une espèce de bibliothèque universelle (...) comme une grande mappe-monde littéraire5. » Ainsi paraîtra, mois après mois, répartie en séries bibliographiques, une table périodique des livres publiés en Europe ; journal original qui travaille postérieurement à classer la production des livres : en 1760, il rassemble la production de 1758 ; en 1761 celle de 1759 et de 1760, en 1762 celle de 1761. Nous sommes en présence de la grande carte des livres, de la bibliothèque universelle et permanente : mesure d’une ambition et d’une ivresse de lecture102.
96A travers la multiplication des gazettes littéraires à courte périodicité, ce tableau met en évidence une tendance à développer une présentation rapide de la production littéraire. Voilà longtemps déjà que de nouvelles formes de périodiques cherchent à aménager leur espace en dehors des types bien marqués comme la presse scientifique, la presse politique et la presse d’information mondaine. L’avertissement de la première livraison de l’Année littéraire (1754) est tout à fait explicite : entre les journaux « destinés à rendre compte des ouvrages d’érudition, des écrits utiles et solides », « qui s’interdisent en général le ton de la plaisanterie (...) qui ne suivent que des lois d’une critique sage, judicieuse et raisonnée », et les feuilles propres à indiquer « tout ce qui paraît de nouveau », et à « recueillir les poésies », les « détails curieux », les naissances, les mariages et les morts, ce nouveau périodique compte se consacrer surtout aux Belles-Lettres, aux Beaux-Arts, à la « belle littérature », aux « productions agréables », aux « histoires », aux « romans » et aux « brochures qui (ont) de la vogue »103. Il recherche ce qui est « du ressort du goût » et « donne lieu à l’instruction facile du lecteur ou à son amusement ». Aussi ne veut-il pas proposer une analyse développée des livres, mais plutôt saisir « le caractère des ouvrages nouveaux (...), le génie de chaque auteur (...), la tournure de son imagination et sa façon d’écrire. » Cet intérêt croissant pour une littérature moins érudite amène certains périodiques (en dépit même de l’Année littéraire qui propose encore de longs extraits - voir en 1761 ses articles sur les contes de Marmontel et sur la Nouvelle Héloise), à négliger les grands articles en forme pour développer un genre de notices plus brèves. C’est à quoi les Annales typographiques durent consentir pour parvenir à regrouper et à présenter, sans trop de retard, une bibliothèque aussi complète que possible104. C’est ce moyen d’« instruire et d’amuser le public » que se propose au même moment l’Avant-coureur105 en se donnant pour tâche de préparer la voie aux journaux et de suppléer à la lenteur qu’exige le travail des extraits, pour « servir promptement la curiosité publique qui n’a jamais été si active, si empressée, si impatiente ». Il n’aura donc guère le temps de « s’ériger en critique(s) » et de « prodiguer des louanges, mais il pourra, à l’occasion, apprécier un ouvrage (...) d’un seul trait de plume ». C’est ce que faisaient déjà les Affiches de province (animées comme l’Avant-coureur par Meunier de Querlon) lorsqu’à partir de mars 1754, elles sont amenées à réduire la place des annonces diverses (biens, charges, offices, rentes) pour ouvrir plus largement leurs colonnes à quelques substantielles présentations de livres et à des « notices » littéraires regroupées sous deux rubriques explicites : littérature française et littérature étrangère. Comme l’écrit Meunier de Querlon, dans son avertissement du 2 janvier 1760, « l’article des livres nouveaux est ordinairement un des plus féconds ». Cela impose un art de la « notice » qui conjugue la vitesse de l’information immédiate et la brièveté d’un jugement synthétique et suggestif. Pour un public lettré qui se diversifie et dont les réflexes évoluent, les extraits judicieux et les jugements avertis et circonstanciés chers à Camusat ne passent plus pour les parangons de la critique.
« De bons esprits, des gens attentifs y (dans les Affiches de province) ont trouvé des notices exactes dans leur brièveté, d’une telle précision qu’elles font souvent bien mieux connaître toute la substance d’un ouvrage que de très longs extraits plus aisés à faire, surtout comme ils le sont à présent. Des connaisseurs y ont même trouvé certains livres analysés très complètement en petit et représentés presque tout entiers, tandis que la plupart des écrits honorés du nom de journaux n’en dessinent guère que quelques membres sans presque en montrer l’ensemble ni les proportions106. »
97Ces mots ne sont inspirés ni par le goût de la bravade, ni par un enthousiasme publicitaire de commande, ils montrent plutôt l’accueil favorable qu’une partie du public réserve au type de presse que Meunier de Querlon essaie de réaliser : « concilier tous les intérêts, tous les goûts », « appliquer (sa réflexion) à tous les objets des Arts et de l’Industrie », remplir « tous les objets des autres feuilles », « ne se négliger sur aucun objet ». Sans doute s’agit-il de concurrence ; mais cette émulation marque la nécessité d’être à la fois rapide, complet, aisément maniable et d’un prix accessible. Pour « faire entrer plus de matière (...) dans un écrit de 4 pages », il faut savoir « en ménager l’étoffe ». La notice est donc ici une sorte de compromis entre des contraintes opposées et elle constitue, à sa façon, un des signes du changement de la « littérature ». C’est au moment où l’érudition n’apparaît plus comme l’unique critère de la bonne littérature et où l’on s’intéresse de plus en plus aux lettres pour elles-mêmes (Belles-Lettres) que pour ce qu’elles apportent à la pure connaissance, que se transforment l’échange et la communication littéraires. Un journalisme austère, aussi « pesant » parfois que les infolios et les in-quartos qu’il admire entre en concurrence avec un nouveau journalisme plus « léger », souvent plus frivole, mais aussi plus alerte et éventuellement plus brillant. Le conflit fomente cet « excès », cette « intempérie » ou cette « ivraie » dont parle Meunier de Querlon lui-même107. Le développement du « module léger » déjà largement commencé au cours de la période qui précède, comme le montre, en particulier, la floraison d’un genre narratif court (romans, contes, histoires, publications échelonnées par parties ou livraisons : Lesage, Marivaux, etc.) marque une intensification de l’échange littéraire, une accélération et un assouplissement du processus de la communication.
98Lorsqu’ils veulent parler d’un livre, les périodiques de cette époque peuvent donc produire essentiellement trois types d’énoncés :
L’article traditionnel qui forme le corps du journal savant ; ce petit chef-d’oeuvre qu’appréciait Camusat, auquel essayaient encore d’atteindre le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux, mais aussi le Journal étranger et le Journal encyclopédique et dans une moindre mesure l’Observateur littéraire et l’Année littéraire.
Les nouvelles littéraires indispensables à l’information et que Camusat ne méprisait pas, même s’il ne les plaçait qu’au second rang108.
De commodes « notices » de livres qui semblent de plus en plus appréciées et répondent vers les années 1760 à trois impératifs relativement différents109.
permettre au périodique d’être attentif à tous les goûts et de raffiner cet éclectisme, ou cette variété hebdomadaire sans doute héritée de celle que le Mercure de France s’efforce de réaliser chaque mois.
Créer un relais pour faciliter et amorcer la lecture des grands journaux qui gardent encore un rôle éminent110.
Réaliser rapidement des bibliographies organisées et relativement complètes (Annales typographiques).
99Si l’analyse des indications regroupées dans ce tableau, l’observation et la lecture des périodiques qui s’y trouvent convoqués révèlent un raccourcissement de la périodicité et le besoin d'une présentation plus immédiate de la production littéraire, elles font aussi apparaître d’autres traits du dispositif :
Une attention plus marquée pour l’édition anglaise, qu’il s’agisse des ouvrages publiés111 ou du contenu des gazettes d’outre-Manche (Gazettes et papiers anglais)112.
Les timides débuts de la presse féminine (Journal des dames). Ce journal fut précédé par le Courrier de la nouveauté, feuille hebdomadaire à l’usage des dames, 1758, premier périodique pour les dames, qui n’est connu que par son prospectus. D’abord essentiellement littéraire, le Journal des dames deviendra après 1774 un journal de mode.
Le début d’une période d’absence pour les périodiques du type « Spectateur ». Les derniers en date sont sans doute le Nouveau Spectateur (1758-1760) et le Monde comme il est (1760) de Jean-François de Bastide. Dans le premier, l’auteur se proposait d’ajouter à Addison et à Marivaux en s’efforçant de représenter les hommes « dans leurs actions (...) leurs intrigues (...), leurs systèmes » et présentait à la fois des anecdotes ou des aventures, des lettres, des réflexions et des discours (sur les avantages de l’adversité, sur la fausse amitié). Ce genre ne réapparaîtra en France que vers les années 1770 avec le Spectateur français pour servir de suite à celui de Marivaux de Jacques Vincent de la Croix (1770-1771) et le Spectateur français ou Journal des moeurs de Jean Castilhon113. Mais en 1761 les journaux les plus sérieux restent encore attentifs à ce type de périodique114.
Un phénomène d’expression et d’intégration qui se traduit par le besoin d’impliquer le territoire provincial dans les réseaux de l’information et d’organiser l’échange entre la capitale et les villes du royaume (Affiches). C’est dans les deux journaux de Meunier de Querlon que ce souci est le plus explicite115.
2- Le périodique, lecteur du roman
a) Place du roman dans l’énoncé des périodiques de 1761
100Comme toute archive, le périodique permet le repérage des éléments de la culture. Qu’il se contente de les annoncer, qu’il les résume ou se prenne à les critiquer, il constitue, à sa façon, une collection de romans. En établissant, semaine après semaine, et mois par mois, une sorte de liste116 de ces ouvrages, il contribue à organiser la mémoire romanesque de la société cultivée.
101Ce réseau peut d’abord apparaître, au premier regard, comme un tableau de la présence des romans dans les périodiques de 1761 (cf. Annexe). Indépendamment de son contenu et de sa forme (annonce ou article), chaque énoncé se situe, dans ce tableau, au carrefour de trois instances : l’édition des romans, la production des périodiques et l’organisation d’une séquence temporelle. Nous sommes en présence d’une forme de mémoire qui conjoint la production des récits, l’échange et la circulation de l’information et du savoir et la périodisation du temps.
102C’est en mars, avril, septembre, novembre et décembre que les périodiques parlent le plus des romans. L’automne et l’hiver sont les sommets d’un cycle qui s’apaise vers la fin du printemps. A défaut d’avoir ses prix, la vie littéraire avait déjà ses saisons. La production des romans et des énoncés que leur consacrent les journaux ont leurs crues, leurs décrues et leur étiage liés, semble-t-il, aux modes d’activité et au changement de résidence de la haute et bonne société qui forme alors l’essentiel du public littéraire117.
103On constate aussi que l’ensemble des journaux ne consacre d’énoncé à un même roman que pendant deux ou trois mois en moyenne. Si les livraisons de la fin de 1761 parlent de nouveau de la Nouvelle Héloise, c’est soit parce qu’elles annoncent une réimpression, soit parce que la publication des lettres d’un lecteur (cf le Censeur hebdomadaire), en marquant l’événement littéraire de l’année, postule la suite des ouvrages de J.J. Rousseau 118 et projette ainsi concrètement le module de l’attente. « Les écrits de J.J. » sont alors envisagés comme une série événementielle.
104Cette année-là, une vingtaine de périodiques annoncent et présentent près de 70 ouvrages romanesques. Pour mieux cerner le rôle des journaux on peut préciser quels romans sont ainsi mis en valeur et quels sont, dans cette tâche, les périodiques les plus actifs. Si pour établir ce florilège, on tient compte du nombre d’occurrences (il y a occurrence chaque fois qu’un périodique choisit de parler d’un roman, que ce soit sous forme d’article ou d’annonce), on peut en proposer le tableau I.
105Ce tableau montre que, pour les romans de 1761, la fonction de lecture des journaux s’organise en un échantillon actif de 9 romans et d’une douzaine de périodiques. A partir de cet échantillon, on peut tenter de classer, par ordre d’importance, les périodiques les plus portés à s’intéresser à la production romanesque (tableau II).
TABLEAU II
Périodiques | Nombre d’articles | Nombre de romans | Nombre de pages consacrées au roman en 1761 |
AL | 9 | 9 | 217 |
CL | 8 | 8 | 149 |
JEN | 8 | 6 | 163 |
CH | 9 | 4 | 132 |
JD | 4 | 4 | 176 |
AC | 4 | 4 | 10 |
TABLEAU I
ROMANS | Nombre de pages | occurrences totales | A+N | périodiques qui présentent des articles |
Nouvelle Héloïse | 260 | 24 | 19 A 5 NL | AC, AL, AT, APR (3), CH (3), JH, JEN (3), JET, JS, OL,MF (3) |
Contes moraux (toutes éditions) | 136 | 21 | 10 A 11 NL | AL (1), ALY (« 0, CH (4), JD (1), JEN, OL |
Périphas | 83 | 11 | 5 A | AL, CH, JD, OL, MT |
Dai'ra | 52 | 9 | 3 A 6 NL | AL, OL, AC |
Impostures innocentes | 47 | 6 | 4 A 2 NL | AL, AC, CH, JEN |
Golconde (a) | 54 | 7 | 5 A 2 NL | AC, AL, JEN, JD, OL |
Mirtil | 27 | 13 | 3 A NL | AL, JEN, OL |
Romans traduits de l’anglais | 42 | 6 | 3 A 3 NL | AL, JEN, OL |
La paysanne philosophe | 19 | 5 | 2 A 3 NL | AL, OL |
(a) Nous ne tenons pas compte des 18 pages de MF (septembre) qui reprennent avec quelques modifications le texte de cet ouvrage.
106On observe que 5 périodiques (AC est plutôt pour ce qui est du roman, un périodique d’annonces) se partagent, à l’époque, le monitorat de la lecture romanesque. L’étude détaillée des énoncés de ces 5 journaux nous en dirait plus sur la politique romanesque des périodiques au moment où paraît la Nouvelle Héloïse. Si l’on pouvait connaître avec précision la répartition des tâches journalistiques pour chacun de ces périodiques, on pourrait reconstituer le « petit comité de lecture » qui au cours de cette année contribua à fixer l’attention et l’intérêt du public (Fréron, l’abbé de la Porte, Meunier de Querlon, Baculard, etc.)
b) Contenu des articles
107A lire de près et à relire les énoncés des périodiques sur le roman, on se rend bien vite compte qu’au-delà de leurs différences d’appréciation, de leurs préférences ou de leurs humeurs, ils demeurent tous profondément cousins. De l’un à l’autre, on retrouve les mêmes réflexes, un même mode de pensée, une terminologie semblable. Comme s’ils procédaient d’une même mémoire, se fondaient sur des préjugés ou des présuppositions analogues. Puisqu’à l’aide de leurs discours, ils tendent à soumettre le roman au même travail, on ne s’étonnera pas qu’une similitude de fonction prenne la forme d’une ressemblance de langage. C’est à l’aide de ce discours commun qu’ils s’efforcent de maintenir et de développer et qui, au fond, les constitue eux-mêmes en journaux littéraires, qu’ils peuvent présenter les romans et en pré-organiser la lecture.
108Le texte du périodique doit d’abord restituer ou constituer une séquence de scènes et d’événements. Il s’agit le plus souvent de reproduire le roman en un syntagme narratif qui occupe la plus grande partie de l’article. Dans ce syntagme sont disposés des accents qui mettent en valeur des scènes et certains événements du roman deviennent les anecdotes du récit du journaliste. Tantôt le périodique résume à grands traits et tantôt il se laisse aller au détail et jusqu’à l’extrait. Ce travail de sélection et de redisposition, avec ses modes d’insistance et de préférence est une oeuvre de lecture. Pour en faire l’étude systématique, il faudrait pouvoir repérer dans l’ensemble des narrations romanesques de l’époque, des structures types, des modes homogènes et aussi des jeux de différence et d’écart.
109Pour produire en son sein le narré du roman, l’article recueille souvent, dans son énoncé, des passages entiers du texte romanesque. Il procède alors par extraction et par citation. Un petit florilège d’extraits signale, dans la lecture des journalistes, ces moments où le périodique semble s’effacer pour laisser parler le roman.
110Cet arrêt de lecture est cependant, d’un certain point de vue, un instant de lecture où celui qui cite s’absente dans le texte qu’il lit, il n’est plus seulement l’interprète du texte, il en est le parleur, l’écrivant, l’officiant.
111Nous proposons une sélection des textes de roman que les journalistes citent le plus volontiers. Des portraits d’abord :119
Le marquis de Lisban
« était une de ces figures froidement belles, qui vous disent me voilà ; c’était une de ces vanités gauches, qui manquent sans cesse leur coup. Il se piquait de tout, et n’était bon à rien : il prenait la parole, demandait le silence, suspendait l’attention, et disait une platitude : il riait avant de conter ; et personne ne riait de ses contes. »OL, t. II, p. 60 (Contes moraux. Soliman II.)
La petite maîtresse
« Elle avait les yeux grands, vifs, mais fort battus ; le nez était retroussé, la bouche plate, la poitrine serrée et la gorge sèche ; elle paraissait dans le même instant gaie et sérieuse, vive et indolente ; elle avait, en un mot, tout l’ensemble et la figure d’une petite maîtresse. » (AL, t. III, p. 342 : La raison du temps)
112A ces portraits brefs, piquants et satiriques s’en ajoutent de plus sensuels, marqués par la mythologie et le goût oriental :
Lilia (fille de métayer)
« Moins belle des traits qui font la beauté, que de ceux qui vont sûrement au coeur, les siens sans être bien démêlés formaient cet ensemble piquant qu’on préfère au plus grand éclat. Elle avait les yeux naturellement comme l’art s’efforce de les rendre dans les femmes qui cherchent à plaire. Les Ris étaient autour de la bouche, et les Grâces se reposaient sur ses lèvres. La main d’Hébé avait tracé l’arc de ses sourcils : elle-même avait poli son front, arrondi ses tempes, formé le tour de son visage, et appliqué sur l’ivoire de son teint le léger vermillon des roses. »(CH, t. IV, p. 218 : Les impostures innocentes (Serpille et Lilla)
Ciname
« Ciname était née tendre et sensible. Avec toutes les qualités aimables, elle avait celles qui disposent à aimer : mais elle était en même temps délicate, sensée, raisonnable et vraie (...). Elle était d’ailleurs trop charmante pour qu’en la voyant on pût faire attention à d’autres avantages qu’à son éblouissante figure ; et tout ce qui lui échappait d’esprit, de raison, était à peine remarqué. » (CH, t. IV, p. 220 : Les impostures innocentes, (Ciname, histoire grecque)
113En les citant, les articles de périodiques rendent les lecteurs attentifs à ces passages poétiques où de courts portraits de femme conjuguent les agréments de l’innocence et les grâces de l’art de plaire. Ainsi les journalistes soulignent les énoncés où se fait alors un certain plaisir de lire. Plaisir qui peut s’agrémenter fugitivement de notations voluptueuses, de rappels mythologiques et d’allusions morales ; un composé spécifique de convention et de traditions, nourri par la mémoire culturelle et enraciné dans l’imaginaire de certains groupes sociaux. La lecture apparaît ici comme un art de convoquer la mémoire, une technique de mobilisation des émotions, un mode de régulation des pulsions par les jeux de la fiction. Elle relève aussi de l’auto-séduction, d’une sorte de narcissisme culturel élaboré et consommé par le moyen d’images fictives.
114On comprend qu’au-delà du portrait, le choix des extraits puisse se porter sur des scènes touchantes, des événements dramatiques ou des épisodes pathétiques. Comme si le lecteur du texte romanesque trouvait une part de son plaisir à reconnaître dans la fiction une théâtralité particulière :
(Craignant d’être livrée par son père au Pacha d’Alep qui la veut pour épouse, Daïra dit sa surprise et son effroi) :
« Tous mes sens étaient encore étonnés, et tous mes esprits dans un tel désordre que j’en étais immobile, et que mon visage n’annonçait jusque là qu’une stupidité insensible, que mon père prit d’abord pour un effort de mon obéissance et de ma raison ; mais tout à coup je ne sais quelle invisible main sembla tirer le voile, et mettre sous mes yeux l’effroyable tableau de ma destinée (...). Je me considérais dans les bras d’un père cruel, menée comme victime que le couteau mortel va égorger, destinée aux fers d’un barbare, à ses abominables brutalités ; mes yeux s’ouvrirent et parcoururent la vaste mer ; mes regards tremblants s’égarèrent dans le vide des airs ; je cherchai la terre de Scio ; je crus y voir mon amant plongé dans un désespoir mortel, seul dans une terre étrangère, abandonné par qui ? Par moi ! par moi ! Oh, ciel pouvais-je soutenir cette pensée ? Pouvais-je imaginer mon amant gémissant de mes outrages, me demandant raison de mes mépris ? Moi qui confondais mon âme avec la sienne et qui dès ce moment-là même, me serais arraché la vie, si j’eusse pu me croire condamnée en effet à ne le voir plus. Ces affreuses idées m’arrachèrent des cris et des larmes de fureur ; je pris le Ciel à témoin de mes douleurs ; j’implorai son assistance contre les violences qu’on me faisait souffrir. J’adressai à mon père des reproches sanglants ; je lui déclarai l’amour que j’avais conçu pour Belzek ; je lui jurai que les Princes et les Rois ne seraient point capables de l’effacer de mon coeur ; je lui prédis ma mort certaine, s’il poussait sa cruauté jusqu’à me livrer au Pacha d’Alep. » (AL, t. I, pp. 14-15. Daïra)
115Le journaliste demande instamment que soient reconnus dans ce passage « la rapidité, la chaleur, le désordre qui caractérisent une vraie passion », un art de pénétrer « l’âme du lecteur » et de l’échauffer « de tous les sentiments qui agitent (les) personnages ». Mouvement du récit et rythme d’une voix où se mêlent le pathétique et l’érotique comme dans cet autre extrait du même roman :
(Belzek s’est introduit dans le sérail comme prétendu médecin ; son manège démasqué provoque la colère du Pacha. C’est toujours Daïra qui raconte :
« Fourbe indigne ! s’écria le Pacha d’un ton foudroyant, quelle est ton audace, mais quelle est ta perfidie ! Je te reçois dans mon sein, et tu conçois le projet abominable d’enlever ma femme à mes yeux. Tu mourras... Ciel ! m’écriai-je, arrête, malheureux, ou frappe-moi des premiers coups. Je prononçais ces mots avec des cris à fendre la voûte et je m’agitais tout à coup avec tant de transport et de violence que je rompis et brisai tout ce qui m’environnait : les rideaux de mon lit, le drap de soie, tout se sépara et tomba par terre, et me fit voir auprès de moi le Pacha interdit et glacé ; et comme si quelque furie m’eût soudain prêté sa force et sa rage, je portai tout à coup la main sur mon poignard ; je le tins dans ma main : Tyran, m’écriai-je, si mon amant est la victime, tu vois en moi son vengeur ; je vais percer de mille coups ton coeur barbare ou le mien.
J’avais le bras levé, mes yeux dévoraient ceux du Pacha ; j’étais prête à lui porter un coup mortel. Ma témérité l’effraya et lui fit faire quelques pas en arrière. Cette action répandit dans toute la chambre une horreur, qui s’accrut encore par un silence plus profond par la consternation répandue sur le visage de ces noirs Eunnuques, par l’éclat de cimeterres suspendus sur la tête de mon amant (...). Je le (mon amant) vois renverser deux eunnuques qui couvraient le Pacha : je le vois se saisir du sabre d’un autre, paraître au milieu de cette troupe comme le Dieu des batailles, répandre autour de lui, dans toute ma chambre, la terreur et la mort. Les cimeterres se choquent, et tombent en éclats, les torches s’éteignent, une profonde nuit nous enveloppe ; le reste m’échappa ; je succombai à de si terribles efforts ; je me crus frappée de mille coups, je tombai aux pieds de mon lit. » (Ibid., pp. 26-27)
116La citation de tels passages ménage, dans le texte du périodique, une ouverture immédiate sur une scène de fiction, sur un événement intense ou sur un décor exotique. Elle choisit et souligne dans le périodique de petites « plages » de récit et des moments romanesques propres à séduire et à intéresser les lecteurs. Et l’attention n’est pas uniquement retenue par ce qui procède de l’intensité dramatique ou pathétique, elle se fixe aussi sur des scènes délicates et sur la description d’émotions raffinées.
(Agathe et Célicour regardent un feu d’artifice. Mais Celicour ne voit qu’Agathe...) :
« Les étoiles seraient tombées du ciel qu’elles ne l’auraient pas distrait. Sa main rencontre au bord de la fenêtre une main plus douce que le duvet des fleurs ; il lui prit un tremblement dont Agathe dût s’apercevoir. La main qu’il effleurait à peine fit un mouvement pour se retirer ; la sienne en fit un pour la retenir ; les yeux d’Agathe se tournèrent sur lui, et rencontrèrent les siens, qui demandaient grâce. Elle sentit qu’il l’affligerait en retirant cette main chérie ; et soit faiblesse ou pitié, elle voulut bien la laisser immobile. C’était beaucoup, ce n’était pas assez ; la main d’Agathe était fermée et celle de Célicour ne pouvait l’embrasser. L’Amour lui inspira l’audace de l’ouvrir. Dieu quelle fut sa surprise et sa joie quand il la sentit céder insensiblement à cette douce violence ! Il tient la main d’Agathe déployée dans la sienne, il la presse amoureusement, concevez-vous la félicité ! Elle n’est pas encore parfaite ; la main qu’il presse ne répond point ; il l’attire à lui, se penche vers elle, et l’ose appuyer sur son coeur, qui s’avance pour la toucher. Elle veut lui échapper, il l’arrête, il la tient captive ; et l’Amour sait avec quelle rapidité son coeur bat sous cette main timide. Ce fut comme un aimant pour elle ! O triomphe ! O ravissement ! Ce n’est plus Célicour qui la presse ; c’est elle qui répond aux battements de coeur de Célicour. Ceux qui n’ont point aimé n’ont jamais connu cette émotion, et ceux mêmes qui ont aimé ne l’ont goûté qu’une fois. »(CH, t. IV, Contes moraux, Le Connoisseur).
117Ce type de scène est un de ces moments d’enchantement sentimental qui composent encore, pour l’époque, le fond du paysage romanesque et sont tout proches de la féerie des royaumes imaginaires :
(Transporté dans l’éther, Mahomet décrit ta planète Vénus)
« L’émail des prairies, le brillant azur des fleurs dont elles sont décorées, le cristal des ruisseaux argentés, qui coulent en serpentant au travers des lys et des violettes, me présentaient de toutes parts les tableaux les plus variés et les plus agréables. » (JD, juil.1761, p. 121 : Les aventures galantes de Mahomet)
118Les solitudes charmantes, les réduits amoureux, les bergers galants et les bergères parées, les chiffres entrelacés sur l’écorce des arbres : les chevilles habituelles du conte dont s’était naguère moqué le P.Bougeant, et tout le magasin de l’apparition merveilleuse ou de la métamorphose restent encore, pour les amateurs de récit, une de ces friandises de lecture que leur tendent parfois les périodiques. Le hameau devient château, la bergère devient Reine, Aline est reine de Golconde et le jardin enchanté des Indes lointaines est une sorte de prairie transformée :
« Quelle ne fut pas ma surprise, quand arrivé à la lisière du bois, je me trouvai dans un lieu parfaitement semblable à celui où j’avais jadis connu pour la première fois Aline et l’amour. C’était la même prairie, les mêmes coteaux, la même plaine, le même village, le même ruisseau, la même planche, le même sentier : il n’y manquait qu’une petite laitière que je vis paraître avec des habits pareils à ceux d’Aline, et le même pot au lait, est-ce un songe m’écriai-je ? Est-ce un enchantement ? Est-ce une ombre vaine qui fait illusion à ma vue ? Non, me répondit-elle, vous n’êtes ni endormi, ni ensorcelé, et vous verrez tout à l’heure que je ne suis point un fantôme ; c’est Aline, Aline elle-même qui vous a reconnu hier, et qui n’a voulu être connue de vous que sous la forme sous laquelle vous l’avez aimée. Elle vient se délasser avec vous du poids de sa couronne en reprenant son pot au lait : vous lui avez rendu l’état de laitière plus doux que celui de Reine. J’oubliai la Reine de Golconde et je ne vis plus qu’Aline ; nous étions tête à tête ; je retrouvai ma première jeunesse.. » (AL, t. V, p. 268, La reine de Golconde)
119L'Année littéraire met le lecteur en présence du pouvoir et du spectacle de la métamorphose. Comme si lire était ici le plaisir de suivre et d’observer, dans le cours de la fiction, la transformation et le retour imaginaire des lieux, des circonstances et des personnages. Ce plaisir explique sans doute une propension pour le songe et la vision où l’on retrouve les modes anciens de la fable :
(Apollon envoie un songe à Périphas)
« Les ailes de Morphé se secouent légèrement sur sa tête, la vapeur de ses pavots s’insinue dans ses veines comme un nuage de rosée. Une respiration légère s’élève doucement du fond de son coeur, ses sens rafraîchis peignent le mouvement, la douceur, le souffle du zéphire. Son sommeil est celui d’Hébé, le même que l’on suppose aux immortels, moins un assoupissement profond, image de la mort, qu’un repos tendrement animé et voluptueusement senti (...). C’est la figure d’Isi qu’a pris Morphé, figure d’une intelligence céleste qui n’existe que dans les songes ; un corps de l’air le plus délié, tel que pourrait être un nuage de parfums ou celui d’une belle soirée ; des ailes étincelantes où les vives couleurs de la messagère Iris sont agréablement retracées, des regards subtils ; perçans, pleins de flamme et de majesté, un visage de lys et de roses embelli par l’or d’une chevelure ondoyante : tel en un mot que l’imagination nous représente les génies de l’Olympe » (AL, t. IV, p. 314, Périphas. Voir aussi JEN, vol.V, pp. 274-292)
120Si l’on se fie aux extraits proposés par les périodiques on constate que les contemporains de J.J. Rousseau aimaient reconnaître dans les romans une délicate recomposition de tableaux mythologiques. Leur appétit pour ce genre de fiction traduit la survivance d’un goût pour des épisodes de la fable qui continuent par ailleurs à intéresser les sculpteurs et les peintres. On comprend donc qu’un journal littéraire prenne la peine de relever la description du premier couple formé par Prométhée et fictivement attribué à un supposé frère de Phidias.
« Le fond du tableau était un grand champ où le peintre avait rassemblé les scènes champêtres les plus riantes ; on y distinguait divers animaux. Le couple humain en occupait le devant. Ces deux figures étaient toutes nues et d’une correction admirable. L’homme avec un visage où brillait toute la majesté de son sexe sous des traits mâles et réguliers, avait des membres déliés et nerveux, dont tous les muscles étaient prononcés comme ceux de ces beaux groupes d’athlètes que vous avez vus dans l’Achradine (quartier de Syracuse) (...). Tout y était achevé, la tête, les bras, le sein, les moindres parties. Un bel ordre de membres, des contours purs, par-tout de la grâce et de la rondeur, une carnation qui semblait avoir la chaleur et le sentiment qu’elle excitait dans le spectateur, et sur laquelle aussi la vue ne s’arrêtait pas impunément : formez-vous de tout cela l’idée d’un tableau que je ne puis vous crayonner que bien faiblement. Ces figures se tenaient par la main et les doigts délicats de la femme pressaient tendrement la main de l’homme (...). On voyait un peu plus loin Prométhée tenant l’urne où il avait renfermé le feu céleste qui venait d’animer l’homme et la femme ; il contemplait son ouvrage avec complaisance ; la joie, la surprise, l’admiration éclataient dans ses avides regards. »(AL, vol.V, pp. 107-108, Les impostures innocentes)
121Beaucoup de ces passages sont choisis aussi pour leurs résonances morales. Tous les théoriciens des genres narratifs répètent alors qu’allégories, fictions et fables doivent viser à instruire et l’expression de « maximes très pures » peut accompagner l’évocation d’un paysage enchanté.
Aline, reine de Golconde, parle :
« C’est moi, dit-elle, qui ait bâti ce hameau. Il porte le nom de mon ancienne patrie, et tous ses habitants sont traités comme mes parents et comme mes amis ; je marie tous les ans un certain nombre de leurs filles, et souvent j’admets le plus vieux d’entre eux à ma table pour me retracer le tableau de mon vieux père et de ma pauvre mère que j’aimerais à respecter si je la possédais encore ; les herbes de la prairie ne sont jamais foulées que par les danses des jeunes garçons et des jeunes filles du hameau ; la coignée respectera tant que je vivrai ces arbres imitateurs de ceux qui prêtèrent leur ombre à nos amours, et mes habits de paysanne conservés avec mes ornements royaux ne cessent au milieu de l’éclat qui m’environne de me rappeler ma première obscurité. Ils me forcent à respecter une condition dans laquelle j’ai été moins méprisable que dans toutes celles auxquelles je me suis élevée depuis ; ils m’apprennent à reconnaître l’humanité partout, ils m’instruisent à régner. »(JEN, t. VII, 2ème partie, p. 105 ; OL, t. IV, pp. 252-253 ; AL, t. V, p. 268 : La reine de Golconde)
122Il arrive même aux journaux de relever des passages où le précepte et le discours ne sont plus enfermés dans l’agréable enveloppe d’une fiction.
(Socrate console Alcibiade de ses malheurs successifs)
« Je voudrais bien savoir quel est ce moi que vous voulez qu’on aime en vous : la naissance, la fortune et la gloire, la jeunesse, les talents et la beauté ne sont que des accidents : rien de tout cela n’est vous, et c’est tout cela qui vous rend aimable. Le Moi, qui réunit ces agréments n’est en vous que le canevas de la tapisserie, la broderie en fait le prix. »(AL, t. II, p. 148, Contes moraux (Alcibiade ou ou le moi)
(Elmédor présente à Périphas le palais de Méloncius, roi de Délos)
« Tout est noble dans ce palais, tout y est majestueux : la perfection de arts y étale sa magnificence. Mas ces arts n’ont employé aucune des matières précieuses dont la circulation, plus ou moins grande, règle la puissance des états. Le luxe étant envisagé par le Prince comme l’écueil de toutes les vertus, comme une source intarissable de dissolutions et de crimes, personne n’ose l’introduire dans les villes où le Roi l’a banni. Quelques politiques l’ont jugé nécessaire ailleurs pour porter l’abondance. Ici c’est un avis unanime que sur cent citoyens qu’enrichit cette maxime, mille sont ruinés. »(MT, sept. 1761, p. 2269, Périphas)
123Des portraits piquants aux scènes touchantes et délicatement érotiques, des évocations inspirées de la mythologie aux considérations morales et aux réflexions sur l’économie politique, l’ensemble des extraits proposés par les périodiques de 1761 compose une image du roman et donne de la lecture romanesque une figure déjà fort complexe. Si lire un roman consiste à fixer l’attention sur le caractère ou le visage d’une fiction anthropomorphe (personnage), cela suppose aussi la présence, dans la narration, de moments pathétiques et de scènes touchantes, la mise en scène recherchée d’un petit théâtre des sens et des émotions, la présentation de charmantes vignettes et de quelques épisodes merveilleux où opèrent les conventions du conte, les données de la mythologie et le développement latent ou manifeste d’un discours moral, politique ou philosophique.
124Le choix des extraits et des citations qui accompagne l’esquisse ou le résumé du roman participe d’un processus plus général de découpage, de suppression, de raccourcissement et de réécriture. En le présentant, le journaliste suggère et parfois même effectue un véritage remontage du roman. Il peut même être conduit à le tronquer, soit qu’il y soit contraint par la relative brièveté de son article, soit qu’il traduise ainsi un choix esthétique.
125A propos de la Paysanne philosophe, l’Observateur littéraire avoue à la fin de son article (t. V, p. 333),
« Ce n’est là, Monsieur, qu’une simple esquisse du fond de cette intrigue. J’ai supprimé plusieurs épisodes intéressants, plusieurs faits, plusieurs détails qui ajoutent à l’agrément et à la vraisemblance. »
126Et l’Année littéraire fait pour les Contes moraux une suggestion tout à fait franche :
« Ce conte intitulé le Scrupule ou l’amour mécontent de lui-même a des longueurs sans nombre ; il est peu saillant et M. Marmontel pouvait le supprimer sans faire le moindre tort à la collection. » (t. II, pp. 148-175)
127La tendance à distribuer le roman en anecdotes séparées, à le mettre en pièces et à rassembler ces morceaux choisis en corpus homogènes nouveaux n’est pas seulement à l’oeuvre dans le cours de la rédaction d’un article de périodique. Elle est aussi manifeste dans la confection d’un ouvrage comme l'Esprit de Julie où Formey compose un florilège complet des citations morales de la Nouvelle Héloïse et elle apparaît encore sous une autre forme dans la manière dont se constituent les grandes collections romanesques (depuis la Bibliothèque de campagne jusqu’aux diverses Bibliothèques des romans de la fin du siècle). On trouve en effet dans un manuscrit de la Bibliothèque de l’Arsenal (MS 5360) des notices préparatoires à la réalisation de ce type de publication - probablement la Nouvelle bibliothèque des romans (1798-1803) - où l’on peut lire sous une plume anonyme les propositions suivantes :
(à propos de la Duchesse de Milan, Preschac, 1632)
« Il ne faut donc qu’écrire ce roman dans un autre style, un peu moins simple et plus travaillé, ce roman mérite vraiment d’être rajeuni pour le style. »
128Ce n’est que la manifestation du réflexe général d’une époque qui n’a pu rééditer l’Astrée ou traduire Shakespeare et Richardson sans les réécrire, les expurger ou les tronquer. Si bien que les lignes qui suivent et qui viennent du même document, pourraient être l’expression d’une conduite très largement répandue :
« J’ai remarqué en lisant les romans du commencement de 1600 que l’intrigue de ceux qui sont un peu considérables est fort peu de chose par elle-même mais qu’en récompense l’ouvrage contient des épisodes quelquefois agréables, il me semble que l’intrigue ne soit imaginée que pour servir de cadre à ces épisodes que l’on peut, lorsqu'ils sont intéressants, détacher des romans où ils sont renfermés, et l’on en pourrait faire un recueil de contes que l’on intitulerait Contes tirés des romans français du XVIIème siècle. Par ce moyen, on profiterait de jolis morceaux qui sont pour la plupart enfermés dans des cadres assez plats. »
129On voit donc que l’article de périodique réalise 3 processus de lecture. Lire, c’est, en effet, d’abord, pour le journal, produire ou reproduire le syntagme du roman. Le lecteur, en ce cas, s’apparente à un narrateur. C’est aussi écouter directement les passages cités et les faire entendre sans transposition. Le lecteur se double alors d’un auditeur. C’est enfin découper, remonter, réécrire, s’approprier le roman et le restituer en réduction. Le lecteur devient alors très proche parent d’un éditeur et d’un censeur. De l’acte de narrer à celui de conter et d’éditer ; de la simple écoute du texte romanesque à sa refaçon dans le moule de l’article et de la collection, on voit que le périodique sait organiser efficacement les rapports entre narrations et lecteurs. En analysant le roman, il en fait un énoncé à la fois lu et prélisible. On voit enfin que, ce faisant, il ne peut totalement estomper les schèmes d’une oralité narrative et qu’il peut parfois, par le jeu de la citation, ménager en son sein une sorte d’audition du texte, mais l’on doit convenir qu’il travaille surtout à une oeuvre de redistribution et de refaçon qui fait de lui un opérateur capable de mémoriser les fictions d’une époque et d’en préparer ou d’en ordonner la lecture.
130En présentant un roman, chaque article fait souvent référence à d’autres romans ou à d’autres oeuvres littéraires ou picturales. On s’aperçoit alors que pour analyser les romans, les périodiques disposent d’un tissu de références qu’ils contribuent aussi à élaborer et à modifier et à l’aide duquel ils peuvent situer, classer et apprécier les ouvrages dont ils parlent. Ces référents sont des éléments spécifiques reconnus de la mémoire culturelle. C’est sur le fond de mémoire où les titres d’ouvrages et les noms d’auteur sont comme des points fixes et des lieux connus que se déploie, en itinéraires superposés ou selon des orientations divergentes la marche contrastée de la lecture romanesque. Nous ne prétendons pas inscrire ici, pour chaque périodique, le temps et la progression de chaque lecture, mais contribuer simplement à tracer le fond de carte.
131En retenant, pour notre observation, les périodiques les mieux versés dans la critique du roman, on peut dresser le tableau III
TABLEAU III



132Ce relevé des références utilisées par les journaux de 1761 pour parler du roman fait apparaître des effets d’homogénéité ou des convergences. Daïra, Les romans traduits de l'anglais et Les lettres siamoises appellent la référence aux Lettres persanes ; la reine de Golconde renvoie aux conteurs (Voltaire, Marmontel, Hamilton, La Fontaine) ; Roderick Random ressemble à Gil Blas et Périphas est de la veine du Télémaque, de Cyrus ou de Séthos, bien que l’on puisse apercevoir une nuance entre ceux qui parlent plus volontiers du roman épique et ceux qui font une place (Grimm) à la veine gréco-orientale. Ce doublet (le roman épique et le roman gréco-oriental d’inspiration érotique) apparaît comme un commode stéréotype du jugement puisqu’on le trouve sous la plume de plusieurs journalistes pour analyser aussi bien les Amours de Mirtil que Quelques lettres écrites en 1743 et 1744, ou Périphas. On remarque aussi, dans quelques cas, une relative disparité ou une pluralité des références : pour parler des Contes moraux de Marmontel, on fera allusion aussi bien aux contes qu’au théâtre comique (Molière), les Impostures innocentes pourront renvoyer à la fois au roman grec, au discours philosophique (Buffon) et à la poésie miltonienne. Pour la Nouvelle Héloïse, on se réfèrera à l’Arétin comme à Bourdaloue, à Clarisse comme au Temple de Cnide. L’ensemble de ce domaine de référence peut se découper en cantons significatifs qui recouvrent les diverses veines du roman :
le roman épique (Télémaque)
le roman grec et oriental120
le conte (Voltaire, Hamilton, Crébillon, Marmontel, la Fontaine)
les lettres et le roman par lettres (Mme de Sévigné, Marana, Montesquieu)
Gil Blas et la veine picaresque
le domaine anglais (essentiellement Richardson mais aussi Fielding et Milton)
133Au-delà du roman et en solidarité avec lui se dessinent d’autres domaines :
le discours (Mlle de Gournay, Buffon)
le théâtre (Molière, Nivelle de la Chaussée)
la peinture (Zeuxis et Watteau)
134Le statut du roman et ses modes de lisibilité tiennent à la dialectique de la mémoire culturelle et à ses rapports avec l’imaginaire. On remarque dans les périodiques qui nous occupent un refus de la mémoire médiévale (les Amadis et les Rolands) et un attrait pour la mémoire antique, la couleur et l’enveloppe de ses fictions (veine gréco-orientale). On y trouve aussi une grande vigilance à l’égard des longueurs, des pesanteurs et de ce qu’on nomme parfois les « grossièretés » de la production romanesque d’Outre-Manche et aussi un goût marqué pour le conte, la constante critique du genre long et cependant le permanent encensement du Télémaque. L’acte de lire des romans s’investit dans un imaginaire immémorial, il retrouve les croyances ancestrales et de très anciens énoncés. Il garde un lien avec le mythe. Le roman n’oublie pas l’imaginaire antique, il le reprend et l’adapte, le critique et le recompose à sa mode. L’antiquité est encore une dimension de la mémoire romanesque.
135Si on ne lit pas sans mémoire, on ne lit pas non plus sans dictionnaires. Ces ouvrages sont des tables de mémoire de la langue patiemment élaborés par les institutions culturelles. Pour disposer à la lecture des romans ou pour dissuader les lecteurs, les périodiques se servent d’un lexique commun, en apparence banal, qui fait l’armature de leur pouvoir de lecture. Pour analyser le roman, ces articles ont recours à un petit dictionnaire de base qui regroupe un ensemble de notions et de termes qu’on ne peut éviter si l’on veut parler d’un roman qu’on a lu et montrer comment il peut se lire. Lorsqu’on cherche à comprendre le mode de production d’un événement (lire des romans), on est conduit à remonter à certains termes radicaux du langage et en l’occurrence aux mots qui servent à définir le terme roman, car on ne peut raconter le roman, ni organiser sa lecture sans disposer d’une définition que l’on ne cesse implicitement de reformuler et de développer dans le texte de l’article.
136Si, sans pour autant s’engager dans une analyse de contenu au sens strict, on fait plusieurs lectures de ce corpus d’articles, on y observe le retour et la proximité de sens d’un certain nombre de termes-clés. En regroupant ceux dont les sens se superposent ou se reprennent, on peut déceler les axes de redondance qui orientent la lecture du périodique. Ces petits groupes de mots découpent, dans le continuum de l’expérience, des signifiés ou des unités culturelles qui contribuent à composer la vision du monde des groupes sociaux121. Relevés dans les articles de périodiques et classés en séries, ces termes constituent une sorte de micro-lexique essentiel qui, dans le texte du journal, sert à former l’armature d’une interprétation permanente du roman qu’au fil des semaines et des mois réalisent explicitement les journaux de littérature. Les regroupements qui suivent permettront d’étudier plus en détail le contenu de ces unités culturelles.
ROMAN
137I - MORALE - moeurs, vice, vertu, préceptes, principes, instruction(s), passions, sentiments, connaissance, pensée, idées, critique, réflexion, vérité
138II - TABLEAU - peinture, images, miniatures, pastel, couleurs, coloris, pinceau, allégorie...
139III - AGRÉMENT - délicatesse, légèreté, charme, urbanité, grâce(s), élégance, nuance, chaleur, pathétique, frémissement, touchant, bouffonneries, saletés, incongruités, obscénités.
140IV - Une nombreuse série de termes de rhétorique et de poétique : fiction, récit, narration, anecdotes, ordonnance, composition, mouvement, enchaînement, texture, longueur, conduite, marche, événements, épisodes, catastrophes, incidents, aventures, action(s), circonstances, dénouements, style, diction, tournure, trait, cliché, lieux communs, emphase, expression, négligences, extravagances, inconséquences, absurdités...
1 - Morale
141A l’exemple de Fénelon, combattre le vice, rendre aimable et faire aimer la vertu (CH et JD : Périphas ; OL : Lettres d’Aristobule ; AC : Contes moraux) ; la montrer triomphante et le vice humilié (APA : La paysanne philosophe), peindre les dangers que la beauté fait courir à la vertu indigente (APA :Mes principes) et montrer le vice sous les couleurs les plus odieuses (JEN : Almoran et Hamet), c’est la ligne de conduite du roman telle que la rappellent les périodiques à chaque article. Ces ouvrages doivent être des livres capables de faire aimer la vertu et d’aider les grands à s’instruire de leur devoir et à assurer le bonheur des peuples (AL : Périphas). Sous leur effet, les lecteurs doivent se sentir disposés à mieux faire et à mieux vivre (CH : Contes moraux). Les malheurs de la beauté et les combats de la vertu disposent, dans le roman, en épisodes divers, l’allégorie fondamentale des rapports entre le Bien et le Mal.
142Le roman pourra donc à l’occasion dresser un tableau critique de nos erreurs et de nos ridicules (AL : La raison du temps ; CH : Contes moraux), dénoncer la fatuité des petits maîtres, la médisance des cercles, la noirceur des bigots, la fausseté des coquettes et la méchanceté des prudes (JEN : Mémoires d’un frivolite). Il pourra aussi viser à détruire quelques préjugés (AC : Contes moraux).
143Il lui faudra pour cela proposer une connaissance consommée et une peinture délicate des moeurs (JD :Mémoires de Milady B..., Lettres péruviennes). Analyste de la société et des hommes, l’homme de lettres doit vouer sa plume à l’honnêteté et au précepte (JD : Périphas), produire les réflexions les plus philosophiques, les plus sages (LO : La reine de Golconde) et les plus judicieuses (AC : Contes moraux), enrichir son ouvrage de pensées solides et de maximes excellentes et, s’il en est capable, de la plus sublime philosophie (JEN : Lettres siamoises). Selon la formule habituelle des procès-verbaux de censure et le libellé des ordonnances sur la librairie, rien de ses propositions n’offensera la religion, le gouvernement et les moeurs (AL : Le conte de Guine). On pourra y trouver une morale lucide et désabusée de l’amour, « cette folie dont nous ne pouvons nous défaire pour notre malheur » (JEN : Les impostures innocentes) et une morale en action qui saura éviter le ton préceptoral, la pédanterie qui assomme (AL : Contes moraux) et la froideur des « traits assoupissants de morale » (JD : La reine de Golconde).
144Morale, moeurs, principes, maximes. Parlant du roman, les périodiques, comme pratiquement toutes les préfaces des romans de l’époque et tous les textes sur ce type d’ouvrage, inscrivent ce genre dans la dépendance étroite d’une « science qui enseigne à conduire sa vie et ses actions, (d’) un art de bien vivre (...) de cultiver les vertus et de déraciner les vices » (Dictionnaire de Trévoux : « morale »), d’une science aussi qui est « la propre science des hommes (...) proportionnée à leur capacité naturelle » (Encyclopédie : « morale ») : « science des façons, bonnes ou mauvaises, de vivre et d’agir, des habitudes naturelles ou acquises suivant lesquelles les particuliers et les peuples conduisent les actions de leur vie » (Trévoux : « Moeurs »), qui sont susceptibles d’être réglées et dirigées et peuvent dépendre des climats et des formes de gouvernement (Encyclopédie : « Moeurs »). Lorsqu’ils parlent du roman, les périodiques du XVIIIème siècle sont conduits à énoncer des présuppositions et des certitudes fondamentales : qu’il existe des modes et des modèles d’exécution (art) des actions et aussi des méthodes et des processus de description et de compréhension des conduites humaines, et qu’au fond, l’écriture et la lecture d’un texte romanesque ressortissent à une doctrine normative ou à une science « naturelle » des comportements.
145Doctrines, arts et sciences sont des corps de principes, de maximes, de disciplines et de prescriptions (Trévoux, « instruction »). L’élaboration de corpus de lois et de normes est le travail de l’esprit humain (connaissance, pensée, réflexion) et le Dictionnaire de Trévoux rappelle (« philosophie ») que l’étude de la nature et de la morale est fondée sur le raisonnement. Envisagé à partir de cette série de termes, le roman n’est donc pas étranger à la philosophie. Si l’on doit croire ceux qui en parlent dans les journaux, il peut atteindre au grand oeuvre, à condition de développer un discours fondé en raison sur la conduite des hommes et des peuples (Télémaque), de proposer des maximes claires et de s’attacher à des certitudes permanentes. Dans l’ordre des pensées et des actions humaines, le roman implique les jeux et les conflits de la vérité et de l’erreur.
2 - Tableau
« La petite laitière est du charmant Watteau » (JD : La reine de Golconde)
« Il faut tout écrire, tout peindre et conserver l’idée la plus exacte des lieux où se sont passés les événements qu’on célèbre » (OL : Télémaque)
« L’auteur est poète, il peint à grands traits » (Al : Daïra)
146Un roman contient des tableaux, on peut le parcourir comme une suite de vignettes. Poètes et romanciers « peignent ». Pour ce discours qui nous parle du texte romanesque, la littérature participe de la peinture : Ut pictura poesis. Lire, c’est ici, représenter métaphoriquement dans l’acte de peindre et dans son résultat (le tableau), le travail de l’écrivain. Le peindre occulte l’écrire et aussi le confisque. Le tableau recouvre le texte et cependant en propose la figure. La lecture est alors un essai d’appropriation du texte par le moyen d’allusions aux objets et aux techniques picturaux. Elle utilise les outils de la représentation. Lorsque pour désigner, dans le texte, l’oeuvre d’art qui l’occupe, le lecteur doit faire métaphore, si convenue que soit cette figure, le fait qu’elle survienne inévitablement, signale que lire peut être aussi un travail d’artiste ou tout au moins l’observation de ce travail. « Le pinceau » de l’auteur de la Reine de Golconde (JD), les « études de chevalet » de Marmontel et son besoin de « faire des cadres » (AL), les crayons libres et riants des Impostures innocentes (CH), la « toile » où l’auteur de Mirtil jette les « couleurs les plus gracieuses », qu’il ne parvient cependant pas à « assortir » avec assez d’art (JEN) autant de références directes à la technique et aux instruments du dessinateur et du peintre.
147Il est un type d’images et un mode original du tableau dont nos journalistes semblent plus friands et qui représente peut-être la façon dont la sensibilité de l’époque perçoit, à travers le roman, les rapports entre la littérature et la peinture. Il s’agit d’une composition particulière où le mouvement entre dans le tableau et qui peut apparaître aussi comme une succession de « tableaux animés » (CH : Impostures innocentes, Psaphion). Selon le conseil de l'Année littéraire (t. V, p. 101), « il faut voir dans ce petit tableau (Cinname dans les Impostures innocentes) tous les mouvements, tous les développements, toutes les nuances des différentes figures qui le composent. » Lire, c’est alors faire du tableau, une scène mobile aux relations multiples. C’est le voir comme une séquence d’actions et de situations, comme l’espace d’apparence de figures élégantes. Si l’on ajoute à cela l’intérêt que les périodiques portent à la fraîcheur du pastel, à la nécessaire perfection des miniatures (AL : Mirtil, CH : Impostures innocentes) et aux jolis croquis (AL : Golconde), on comprend qu’ils puisssent parler de l’illustration du roman en amateur d’estampes et qu’ils perçoivent le texte comme un véritable réservoir de figures :
« Quel est l’ouvrage qui fournisse plus d’idées à la peinture ? Il est à présumer qu’on a pensé plusieurs fois à embellir le Décaméron par le dessin et par la gravure, et à enrichir en même temps la gravure et le dessin des images vives, riantes ou sérieuses qui tour à tour se rencontrent dans le Décaméron. » (MF, fév. 1761, pp. 107-110)
148Les termes qui désignent la science du peintre et son art d’appliquer les couleurs, ceux qui nomment ses instruments et ses techniques (pinceau, crayon...) ont selon les dictionnaires de l’époque un double sens. Ils nomment le travail concret du peintre et (au sens figuré) certains actes de l’écrivain et de l’orateur (descriptio, narratio). Il se glisse cependant comme une ombre dans cette relation élémentaire lorsque le Dictionnaire de Trévoux présente le matériau du peintre (la couleur) comme une apparence, un ornement ou un déguisement et à travers les citations de Roger de Piles, de Malebranche et de Saint-Évremond semble le tenir pour un artifice propre à farder la vérité ou à tromper la vue (article « coloris »).
3 - Agrément
149Le goût de la miniature (à quoi tendent alors, dans les livres illustrés l’estampe, la vignette ou le cul-de-lampe), de cette « sorte de peinture délicate qui se fait par points » et à l’aide de « couleurs très fines » inscrit cet art de peindre dans une esthétique de l’agrément. Car l’agrément est aussi la trace légère et habile du pinceau, et le plaisir et la délicatesse sont comme des dessins élégants et travaillés :
« C’est toujours le même pinceau et la même manière, nous dit le Journal des dames, à propos des Contes moraux, (t. III, p. 203), l’instruction cachée sous les fleurs de l’agrément. »
150Dans le texte des périodiques, l’espace de sens de l’agrément est à la fois divers et redondant. On apprécie le style délicat (MF : Décaméron), aisé (AC : Quelques lettres et JEN : Golconde), coulant, brillant, facile et naturel (AL : Honni soit qui mal y pense), vif et rapide (JEN : Contes moraux), noble et élégant (AL : L’empire des zaziris) et qui a de la chaleur (CH : Contes moraux). Les ouvrages dont on parle sont écrits de manière élégante (JEN : Almoran et Hamet et Périphas), avec feu, délicatesse (AL : Impostures innocentes), etlégèreté (AC : Golconde). On vante « le charme des fictions délicates » (AL : Impostures innocentes), l’imagination vive et facile (CH : Impostures innocentes) et ses fleurs brillantes (CH : Périphas). On parle d’images et de couleurs gracieuses, de sentiments tendres et généreux (CH : Contes moraux), des « roses de la plus tendre volupté » (JEN : Lettre siamoises), de gradations délicates et de nuances déliées (CH :Impostures innocentes) et de passages délicatement pensés (JEN : Sydney Bidulph). Agréables, les détails, les tours, les réflexions, la lecture, le pinceau, la manière de peindre les événements, les répétitions, les colifichets. L’agrément doit, semble-t-il, colorer l’ensemble de l’expérience. Le fait de lire et d’écrire, d’entendre et de parler, la conversation et la rhétorique et toutes les formes de communication participent des arts d’agrément comme les salons et les jardins qui leur servent de cadre. Mais il est aussi dans les constituants et dans les mouvements du texte écrit, dans la coulée de sa trace, il est encore dans un subtil dispositif d’attente et de surprise, de reprise et d’apparent désordre qui fait la finesse et le piquant des événements.
151Aussi est-il agréable de passer un quart d’heure à une bagatelle (AC : La reine de Golconde) comme de s’imprégner de réflexions sérieuses (AC : Contes moraux). Il est cependant un mode d’agrément auquel on revient assez souvent, c’est celui que désigne l’adjectif joli :jolie fiction (AL : Impostures innocentes), jolis contes (AC : Golconde ; CH et Grimm : Contes moraux), jolie bagatelle et jolis croquis (AL : Golconde), jolis traits (Grimm : Golconde), et mêmes jolies idées (AL : L’empire des Zaziris). Le joli a peut-être quelque chose de plus intense mais aussi de moins étendu et de plus bref que l’agréable. Le terme connote plus un effet passager et vif, une manière d’approcher fugacement la beauté, sans l’atteindre. Il renvoie plus au croquis, à la miniature, au crayon et aux petites productions écrites.
152Quelques articles toutefois (et surtout ceux de l’Année littéraire) trouvent dans le roman un plaisir plus intense et parfois plus sombre ; c’est tout ce qui pourrait ici se grouper autour des termes touchant et pathétique. Le périodique de Fréron parvient à distinguer dans les très romanesques aventures du Comte de Guine des moments pathétiques. Il trouve de même dans certains tableaux de la Reine de Golconde le « vrai pathétique, la vraie nature (...) si bien connue, si bien sentie par nos anciens écrivains. » Il relève dans Daïra « le sons des voix mourantes », l’épouvante d’affreuses idées et d’effroyables tableaux, des cris, des larmes de fureur, d’horribles situations, de noires prisons et « ce sentiment sombre qui excite le frémissement dans l’âme du lecteur » (t. I, p. 10).
153Du colifichet à la volupté et de l’amusement gratuit au spectacle de la douleur, l’agrément réunit dans ses arcanes un éventail de plaisirs où se superposent l’adhésion spontanée aux raffinements des conventions sociales et un attrait latent pour la trouble magie des transgressions.
154Le Dictionnaire de Furetière définit la délicatesse - cette amande de l’agrément - comme « la qualité d’un corps composé de parties menues et déliées » et le terme peut aussi s’appliquer aux « ouvrages de l’art curieusement travaillés ». Dans son article Agrément, l’Encyclopédie nous donne en effet, avec précision, une figure concrète de l’agrément romanesque. Les agréments sont des ouvrages de passementerie qui servent à orner les robes des dames,
« ces ouvrages sont momentanés, c’est-à-dire sujets à des variations infinies qui dépendent souvent du goût des femmes et de la fantaisie du fabricant. »
155Ce même dictionnaire des techniques en décrit ainsi la fabrication :
« C’est par les différents passages et entrelacements des soies contenues sur le petit canon qui sert de navette, passages et entrelacements qui font office de la trame, que sont formés les différents noeuds dans divers espaces variés à l’infini (...) Cette quantité d’opérations tendent toutes à donner la perfection à chaque partie et au tout qu’on en formera. C’est du génie et du goût de l’ouvrier que dépendent les différents arrangements des parties dont on vient de parler : c’est à lui à faire valoir le tout par la rareté des dessins, par la diversité des couleurs artistement unies, par l’imitation de fleurs naturelles et autres objets agréables. »
156Cette description évoque l’atelier de ce romancier idéal dont nous parlent les journalistes de 1761, et d’où procéderait « l’élégance continue (de) ces productions légères (où) le moindre trait négligé gâte tout l’ensemble »122. Ces textes d’agrément sont aussi de petits corps minutieusement réglés où chaque détail engage tout l’ensemble, des ouvrages d’étendue limitée mais propres à provoquer et à prolonger la finesse d’un plaisir, des compositions aux subtiles nuances et d’équilibre délicat, capables de diversité et de variations. « Une narration vive, des descriptions riantes, des réflexions fines, des sentiments, un style aisé, brillant, animé »123 doivent être minutieusement dosés et judicieusement sertis en un tout homogène et animé comme les pièces d’une horloge miniaturisée. Ainsi l’agrément dispose autour de lui le cercle de ses attributs. Il est vif, libre, riant, délicat, aisé, tendre, charmant, voluptueux. Le journaliste de l’Année littéraire y mêle toutefois quelque chose de plus rare et de plus essentiel peut-être quand il se prend à regretter que l’auteur des Contes moraux soit « peu gazé dans les peintures du désir et de la volupté »124. Le goût et le plaisir requièrent ici une sorte de tamisage de la lumière, comme si était redoutée l’irruption des faits et des choses. L’agrément fait donc aussi partie de ce processus par lequel subsiste à la fois comme refuge et comme art entre la réalité et l’esprit des hommes, un fragile écran de fictions. La lecture romanesque contribue à tisser ce voile intermédiaire et c’est en lui qu’elle se ressource.
157Par l’engouement, l’urbanité, l’élégance et l’esprit, l’agrément participe de la vie sociale. Il émane de la politesse, de la courtoisie, de l’humeur, des manières. C’est la secrète poétique des moeurs. Par la vivacité, la volupté, le sel, par le touchant et le pathétique, il relève de l’esthétique du plaisir et de la culture des émotions, d’un besoin de piquer, de brûler et de placer dans la douceur des voluptés, le soupir étouffé d’une douleur ou bien encore d’un art de la souffrance et de la pitié où les dictionnaires125 reconnaissent les « dissonances ménagées » et les « mouvements tantôt vifs, tantôt languissants » de la musique. Avec la bagatelle, le badinage et le colifichet, avec l’amusement et le loisir, il propose la gratuité des objets, l’inutilité des actions, la vacuité du temps, une subtile expérience de l’inanité, une sorte d’inoccupation essentielle du corps et de l’esprit, et une si radicale distraction qu’elle s’apparente à une mort délicatement savourée. L’agrément se trouve alors habité par un frère jumeau : l’ennui. Cité par l’Année littéraire,126 l’auteur des Mémoires du comte de Guine confesse :
« Il est dans la vie de ces instants où le calme des passions, la privation de société, l’intervalle des affaires, laissent à l’âme un vide que des réflexions involontaires remplissent souvent d’une manière triste. Il est agréable30 dans ces moments de trouver sous la main une courte brochure, un roman qui présente des images riantes et qui arrache l’homme à lui-même. »
158Et le Censeur hebdomadaire, à sa manière, fait écho127 :
« L’ennui (...), l’inévitable ennui s’attache à tous les écrits prolixes. Le Roman d’un jour n’est pas dans ce cas. Le plan en est léger, le style agréable et on peut lire tout d’une venue. »
159Si l’agrément du roman répond à l’ennui, c’est, semble-t-il, pour l’occuper en lui demeurant consubstantiel. Le charme et la séduction poussent enfin l’agrément vers le vertige des enchantements et des métamorphoses. Il emprunte la légendaire « ceinture de Vénus » (JD : Périphas) et dissimule, dans les plis de la morale, la figure d’Aphrodite de Cnide, la déesse tueuse d’hommes. Par le charme, l’agrément semble rechercher le ravissement et l’égarement, et par la séduction, il peut suggérer, en images, les rares plaisirs de la transgression.
4 - Poétique et rhétorique
160Derrière le terme Imagination, la poétique du roman implique ce que l’Encyclopédie, sous la plume de Voltaire, appelle :
« ce pouvoir que chaque être sensible éprouve (...) de se représenter dans son esprit les choses sensibles. »
161Et dans la suite de son analyse, Voltaire remarque que cette faculté de représenter les choses par le travail des sens a une forme mondaine :
« C’est elle qui fait le charme de la conversation : car elle présente sans cesse à l’esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux, elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine, elle emploie les circonstances les plus frappantes, elle allègue des exemples et quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talents, il se concilie l’empire de la société... »
162Cette imagination inspirée par l’agrément, ce talent d’homme du monde, c’est celui que les journalistes de 1761 exigent du romancier. Et Voltaire, dans ce même article, observe la proximité de l’acte d’imaginer et de l’acte de lire.
« Toutes ces opérations (celles de l’imagination) ne se font-elles pas dans vous à peu près de la même manière que vous lisez un livre ? Vous y lisez les choses, et vous ne vous occupez pas des caractères de l’alphabet, sans lesquels pourtant vous n’auriez aucune notion de ces choses. Faites-y un moment attention, et alors vous apercevrez ces caractères sur lesquels glissait votre vue ; ainsi tous vos raisonnements, toutes vos connaissances sont fondées sur des images tracées dans votre cerveau : vous ne vous en apercevez pas, mais arrêtez-vous un moment pour y songer et alors vous voyez que ces images sont la base de toutes vos notions... »
163Voltaire nous rappelle qu’au fond de tout réseau de lecture se trouvent des images, que le lisible est fait de fictions sensibles tracées et traçables dans le cerveau des hommes et que l’acte de lire est une forme banale et concrète de notre activité imaginaire.
164Il faudrait une longue enquête pour comprendre tout ce qu'implique, dans la culture des Lumières, la notion de Fiction. A s’en tenir à quelques dictionnaires (Furetière, Trévoux, Encyclopédie), on constate que le terme réfère à la fois, à la nature et à la vérité. Car d’une part, la fiction présente des productions d’art élaborées et ingénieuses qui n’ont pas de modèle complet dans la nature et elle tend, d’autre part, à embellir la vérité et à perfectionner la nature, et peut ainsi secréter le mensonge et l’imposture. Quelle que soit la finalité de la fiction, qu’elle vise le beau, la vérité, le merveilleux ou les monstres (Encyclopédie), son caractère irréductible et inévitable signale que pour les êtres qui se définissent par le langage, les rapports au vrai et au réel demeurent toujours problématiques.
165Le corps de la fiction, c’est l’organisation du récit. Dans le vocabulaire des articles de périodiques, l’exposé des événements et la narration d’une aventure relèvent avant tout d’un travail de composition, de la mise en scène d’une suite, du développement d’une succession, de l’ordre des actions et de la technique des liaisons. Les composantes du récit s’appellent événements, faits, circonstances, épisodes, aventure, etc... L’événement est une circonstance remarquable et l’aventure regroupe des circonstances ou des accidents extraordinaires. Car tous les éléments sont solidaires. Il faut savoir distribuer les épisodes, disposer les incidents, enchaîner les événements ou développer les situations. Comme dans l’alexandrin classique, chaque partie ne vaut que par sa participation à l’ordonnance générale. Cela exclut l’extravagance, l’absurdité et l’incongruité et propose le récit comme un corps homogène complet, stable en ses structures et varié dans ses effets. Il doit lier les épisodes à l’action principale « en sorte qu’ils en soient comme des dépendances et des parties nécessaires » écrivent, citant conjointement le Père Bossu, le Dictionnaire de Furetière et le Dictionnaire de Trévoux (article : Épisode). La distribution manifeste l’ordre en séparant et disposant les parties de l’ensemble qu’elle articule en une même économie. La composition constitue l’agrément en permettant les gradations et les arrangements d’un style « coulant, léger, harmonieux, vif »128. Et comme l’affirme le Dictionnaire de l’Académie (1718), les épisodes sont « les membres d’un seul et même corps ».
166Les définitions de la composition renvoient à la structure du corps humain, à l’idée de la tragédie et du poème épique, au spectacle d’une merveilleuse mécanique horlogère ; elles renvoient aussi à l’exercice scolaire, au concret travail d’écriture du collégien (scriptio)129. C’est dans ce réseau où cohabitent les images du corps, la représentation des appareils techniques, la mémoire des formes esthétiques et le souvenir des apprentissages sociaux que se prend alors le discours lorsqu’il envisage de parler du roman.
167Les termes d'intrigue et de situation, de dénouement et de catastrophe, tout en confirmant l’idée d’un assemblage d’éléments interdépendants et en réactivant celle des habiles tissages de l’agrément réfèrent explicitement le roman au théâtre. Avec ces mots on est moins attentif à l’économie d’une narration qu’au spectacle d’une action qui se noue et se dénoue, implique le caractère des héros et la portée des gestes humains et semble, par la contradiction des mouvements et la tension des situations, vouloir affecter un lecteur-spectateur.
168On constatera la remarquable solidarité de ces différentes séries de termes. La plupart des termes de morale ont une acception rhétorique. Dans les traités de rhétorique, les moeurs et les passions font aussi partie de l’inventio130, les moeurs comme part propre de l’expérience de l’orateur et les passions en ce qu’elles sont suceptibles de communiquer l’émotion aux auditeurs. Au sens où les définit le Dictionnaire de Trévoux, les moeurs désignent aussi bien « les actions des peuples » (morale) que celles des personnages (poétique) et, puisque, d’après le même ouvrage, elles doivent, selon Aristote, être bien marquées et bien peintes, elles relèvent aussi de la représentation picturale. Peinture, morale et rhétorique procèdent ici de conserve. De même, les grâces qui sont affaire de corps, de geste et de vêtement tiennent aussi à la morale et à la rhétorique. Ce qui parle de poétique peut parler de peinture et vice-versa (portrait, crayon, coloris, tableau, etc...) et les termes d’art dramatique renvoient aux événements de l’existence (situation, action, conduite, intrigue). Cette articulation générale du lexique semble se faire selon deux processus latents : celui de la représentation et celui de l’intégration. C’est par le jeu de la représentation que l’on passe des moeurs de la morale à celles des oeuvres poétiques ou des situations de l’existence à celles des comédies et des romans et si le corps et les gestes relèvent aussi de la poétique et de la morale, c’est que l’on est convaincu que les attitudes physiques et les émotions relèvent d’une rhétorique sociale et d’une pédagogie générale à l’oeuvre dans tous les actes et toutes les oeuvres de langage. A ne le considérer que du strict point de vue des arts, le roman, lorsqu’il est représenté par les périodiques de l’époque, ne semble pouvoir se comprendre que relativement à quatre autres modes de performances : le travail du poète, celui de l’orateur, celui du sculpteur ou du peintre, et celui du dramaturge. Il est vrai qu’à l’époque, tout doit relever d’un discours homogène cohérent, que les propositions que l’on formule sur l’éducation, la littérature, l’art et la morale font un tout et que la spécialisation des lexiques est à peine commencée131. Mais c’est aussi un fait que depuis qu’il essaie de se libérer de l’épopée pour se constituer en genre autonome, le roman tend à échapper à cette belle harmonie et qu’aucune des disciplines dominantes ne permet l’émergence d’un lexique qui lui soit proprement adapté. Elles le tiennent pour un écart à réduire ou à tolérer, pour une récréation ou une passade, et tout au plus pour une assez bonne réplique du poème épique (Télémaque) ou une plaisante satire du roman médiéval (Don Quichotte et ses imitations). A l’inverse de la tragédie, de l’épopée et de l’histoire qui sont des références constantes, des espèces de radicaux de la culture, il n’est, aux yeux de la plupart des contemporains, proprement fondateur de rien et personne ne lui reconnaît de spécificité propre. Même s’il paraît participer de la morale, de la rhétorique,132 de la peinture ou du théâtre, il n’appartient réellement à aucun de ces domaines. Aussi les termes qui servent à désigner le roman sont-ils issus de la réserve lexicale commune où se fondent le vocabulaire du régent de collège, celui de l’orateur, celui du sculpteur et du peintre, celui de la bourgeoisie cultivée et celui du petit-maître.
169Le périodique semble donc s’efforcer d’enfermer le roman dans un réseau de sens articulé sur les termes-clés issus de discours qui constituent la doxa de l’époque :
Un discours sur les modalités et les valeurs des actions humaines qui suppose une théorie des caractères et une esthétique du comportement social.
Un discours sur le langage, ses lois et ses performances (poétique et rhétorique) qui implique des processus d’inculcation et une conception des rapports entre l’institution scolaire et les productions littéraires.133
Un discours sur les modes et les techniques de la représentation (peinture, sculpture, théâtre).
Une parole sur le plaisir et un discours sur l’émotion et le sentiment qui relèvent d’une théorie implicite du sensible à la fois complexe et contrastée.
170Par le commentaire des périodiques, le roman se trouve inscrit dans une sorte de vaste « lieu commun » régi par quelques points cardinaux.

171Interprétés selon les termes et les références de l’époque, les contenus spécifiques et les traits propres du roman demeurent essentiellement indifférenciés. Ils se trouvent imperceptiblement tissés dans la constante refaçon d’un même « fond de la carte » où interfèrent solidairement les représentations mytho-iconologiques, les techniques culturelles visant la régulation des émotions, les apprentissages socio-linguistiques et la prégnance des modèles d’action. Si bien que lorsqu’il se lit dans les périodiques, le texte romanesque semble parcourir une spirale qui se développe sous le double effet des principes (morale) et du plaisir (agrément) : ce que l’on appelle encore communément instruire et plaire. Tantôt le plaisir est conservé comme le noyau caché du texte et tantôt il apparaît comme l’énigmatique excipient du discours moral. Le roman peut procurer simultanément le plaisir d’une vacance ravie et la totale adhésion à un projet moral. Il peut aussi fondre cette adhésion dans la quintessence du plaisir (la volupté de la vertu). La lecture romanesque se présente comme le battement d’une expérience socio-existentielle qui oscille entre ces deux pôles, occulte le principe de plaisir, le transpose en une euphorie conventionnelle ou en l’illustration pathétique de valeurs et de normes, en même temps que par un rituel propre à l’imaginaire, elle confère aux lois et aux préceptes une sorte d’onction voluptueuse. On comprend que cette expérience se limite alors à ceux qui peuvent penser et agir à l’aide des instruments de la culture écrite et que le loisir tient assez éloigné des contraintes économiques pour que l’existence leur semble riche d’une couleur et d’une saveur particulières. Pris dans la solidarité de ces discours, le roman est comme une image fermée qui ne cesse de tourner sur elle-même. Cet effet de rotation et de permanence où se trouvent convoquées les références à la morale, à la peinture, au théâtre et à l’expérience sensible constitue le fond et le mouvement de la lecture romanesque telle que la proposent les périodiques. En fait, les articles de journaux se referment sur une image du roman sans espèce qui devient l’espace où la rhétorique et la morale effectuent leurs re-sassements.
172Personne n’échappe à ces références. Que l’on remonte dans le temps vers les années 30 ou que l’on avance jusqu’aux abords de la Révolution pour consulter à la fois les périodiques, les pamphlets théoriques (Lenglet-Dufresnoy, Maillard, Bougeant...), les notes prises pour de futures bibliothèques des romans (MS Arsenal 5360), les correspondances privées (Le comte de Bussy, Mme de Staal, Mme du Deffand...) ou même des textes plus originaux comme la préface dialoguée préparée par J.J. Rousseau pour son roman et l’Éloge de Richardson de Diderot, on retrouve avec quelques modifications le travail de ce même jeu de termes. C’est dans les périodiques qu’ils s’offrent sous leur forme la plus banale et la plus impersonnelle. Mais il s’agit du même bruit de fond, de la même doxa, de la même mémoire : c’est sous des formes variables le travail de la même archive mentale.
173Ainsi passe-t-on d’un terme à un autre, proche ou contraire, comme si le lecteur, en éprouvant le sens des mots ne cessait d’animer et de pérenniser le dictionnaire. Du roman aux articles qu’il suscite dans les périodiques, du vocabulaire de ces articles aux définitions des dictionnaires et de ces définitions aux citations d’auteurs qu’elles contiennent, on passe du texte romanesque aux mots de la langue, non pas directement comme ferait un apprenti-lecteur, mais par une succession de relais manifestes et implicites qui composent le tissu complexe d’une mémoire ou d’un site de lecture où les récits moraux et les histoires galantes conduisent insensiblement à Homère et à Horace.
174En restant attachés à un dictionnaire de références et à certains aspects de la mémoire culturelle, les périodiques tracent leur boucle dans la chaîne complexe des réseaux sémantiques proposés par le texte romanesque134. Ce chemin circulaire qui fait du périodique non seulement une archive mais aussi un acteur de la lecture romanesque marque à quel point la lecture des romans fait partie intégrante de l’habitus d’une civilisation.
175Car dans le cas qui nous occupe, elle ne semble concevable que dans le contexte rhétorico-épique de la littérature classique et contribue à affirmer le caractère rhétorique de la littérature française135. En établissant des liens cohérents entre les pratiques de la rhétorique et les modes de la littérature mondaine, l’interprétation que les périodiques donnent du roman tend à conserver l’ordre des valeurs établies. Les bienséances oratoires et les bienséances « narratives » ne sont que les bienséances sociales transposées dans le discours. Lire un roman s’apparente par ressemblance ou par différence à bien s’habiller et à bien se conduire en société136. Tel qu’il est lu dans les périodiques, le roman participe à la production et à la diffusion des normes. Il est un des instruments de la nouvelle éthique qui anime conjointement les milieux bourgeois et aristocratiques : maîtriser l’affectivité, normaliser les comportements. Par le spectacle, il procède à la régulation des pulsions137. Il substitue à l’agressivité du plaisir, la passivité d’un agrément visuel. Le lecteur de romans reste finalement un enfant qu’on éduque :
« Les enfants aiment à porter la main sur les habits et les autres choses qui leur plaisent ; il faut corriger en eux cette démangeaison et leur apprendre à ne toucher que des yeux tout ce qu’ils voient. »138
176Cette image générale du roman ne reflète pas exactement ce que chaque périodique dit de chaque roman. L’étude différenciée de l’attitude de chaque journal vis-à-vis d’une suite de romans aurait permis de marquer des nuances, mais elle n’aurait pas fait apparaître des différences essentielles sur le fond. Il n’y a pas alors de conflit sur le problème du roman. Les périodiques traduisent sur ce point un assez large consensus qui représente, sans doute, l’opinion des milieux littéraires139 et de l’ensemble du public.
177Cette forme-sens s’établit au carrefour d’opérations complexes. Elle procède du réseau organisé des périodiques, de la façon dont il constitue et distribue leurs énoncés. Elle est faite du tissu d’une mémoire culturelle ; elle s’exprime en une terminologie fondamentale qui traduit des habitudes mentales et des goûts esthétiques homogènes. Nous avons pu observer que la table mobile des périodiques en répartissant ses textes dans le temps met en jeu une même constellation d’unités sémantiques. Nous avons vu que ces opérations impliquent à la fois le corps technique des appareils médiateurs (périodiques), un corpus de textes romanesques partiellement cités, un groupe d’éléments-repères choisis dans l’histoire des textes et dans la pratique des arts, un ensemble cohérent de termes significatifs et aussi le corps vivant d’une société à travers ses apprentissages rhétoriques et ses conduites culturelles (lecture). L’ensemble de ces processus préside à la lecture romanesque. Il semble cependant que lorsque le lecteur du roman se fie au périodique, il se trouve, de ce fait, porté par deux phénomènes fondamentaux qui l’influencent au-delà et en deçà de sa volonté propre. D’une part, le vaste dispositif des périodiques dont l’activité repose sur des appareils et des conduites technologiques relativement récentes et, d’autre part, le travail de la langue - la première des techniques humaines - qui constitue, en ses termes et en ses structures, l’inconsciente mémoire des sociétés et des individus. En lisant les périodiques, l’amateur de romans réalise la rencontre de deux réseaux : celui - à travers les modes de la langue - d’un ancien système de valeurs, et, à travers le dispositif des périodiques, celui de nouvelles techniques de communication. Il est conduit à synthétiser la logique d’une organisation événementielle et informative et celle de la rhétorique et de l’ancienne éthique, à faire confluer deux modes de mémoire : celle qui procède des unités sémantiques et culturelles anciennes et celle qui, à l’aide de supports techniques nouveaux, cherche à constituer une organisation rationnelle des médiations socio-culturelles. Si la langue par ses sons et ses mots, ses récits et ses mythes est, pour elle-même d’abord, objet et exercice de mémoire, si elle est lieu et mode de mémorisation culturelle, l’on sait mieux depuis l’Encyclopédie, (mais les sensualistes s’en doutaient déjà et les plus anciens théoriciens de la rhétorique ne l’ignoraient guère)140 que la mémoire est une technique sociale et que les technologies sont affaire de langue. C’est ce que montrent, à l’évidence, l’appareil du livre, le système des périodiques et les phénomènes de la lecture. Ce qui semble lentement se produire au XVIIIème siècle, c’est l’entrée de la mémoire et du texte dans une nouvelle époque. Le texte n’est plus seulement un ouvrage de langue, une pure fabrication de mots, il tient de plus en plus à des appareils de fabrication (livre, édition) et à des modes d’effectuation du sens dont les armatures et les supports sont désormais technologiques et institutionnels. Le sens du texte ne s’effectue pas tant dans ce qui serait la solitude d’un sujet que par le travail d’un ensemble conflictuel de processus à la fois socio-techniques et inconscients. Si, à travers la pratique des périodiques, ces deux modes de mémoire semblent se concerter, c’est qu’au fond, aucune société et aucune culture ne pourraient longtemps survivre à un conflit radical entre des conduites mémorielles opposées. Lorsqu’apparaît ce type d’enjeu, la loi de conservation néguentropique qui, avec celle des conflits, gouverne la vie des groupes humains, impose une stratégie d’intégration et d’homogénéisation qui, favorisant les compromis, prépare le discours d’une idéologie nouvelle dont la syntaxe reproduit, le plus souvent, les fonctions de l’ancienne. Ainsi retrouve-t-on, dans le texte du périodique, les éléments de deux anciens héritages : la rhétorique et l’imaginaire des fables. On continuera donc à trouver de l’ancien dans le nouveau, soit qu’on rejette la nouveauté comme incohérente (certains romans anglais), soit qu’on la découvre comme si on l’avait toujours connue ou comme si elle avait toujours été là (le roman épique et le roman grec). Dans la complexité de ces réseaux de lecture, l’ancienne mémoire change parfois ses accents de place ou d’intensité. De lentes modifications se font, à travers les pauses ou les silences, les oublis et les velléités de rupture, mais l’ensemble résiste aux effets stochastiques. Les dispositifs, les réseaux, les tables et les mémoires cherchent une économie commune. Là où pourrait être un litige ou un conflit, l’appareil homogénéisant sécrète une connivence, fabrique une harmonie, bâtit un compromis et procure une lecture sécurisante du monde. L’Ars memorativa, l’Ars bene dicendi et l’Ars inter-veniendi se donnent la main pour réaliser la collecte des éléments et exprimer le spectacle de la collection. La lecture et la mémoire font tourner dans leurs réseaux, les objets, les images et les mots, réalisant à leur façon le spectacle du retour selon les lois d’une horloge non plus astrale ni même uniquement temporelle mais aussi culturelle et doxale. C’est le Series rerum juncturaque pollet généralisé. Comme les noms propres dans la Gazette de France, les romans et leurs références circulent et se remplacent en une permanente rotation qui assure la conservation et l’homogénéité d’un espace plein.
178C’est l’un des problèmes fondamentaux de l’anthropologie de la lecture et de la philosophie de la connaissance que M. Serres appelle la question du point fixe, de la configuration et de la répétition générale. Certitude et angoisse qui habitent « (la) philosophie de l’origine (et la) phénoménologie de la terre fixe et qui hantent aussi les techniques de la mémoire encyclopédique, tout comme si le dernier sens en date récupérait d’un coup une circulation sémantique plus de deux fois séculaire.. »141.
179Cet effort pour solidariser en une même « forme » un dispositif technique rationalisant, les anciens critères de la culture, la préservation des connaissances et des valeurs et l’appétence esthétique d’un groupe social, en créant les schèmes d’une mémoire plus complexe, prépare aussi un nouvel âge de la lecture. En multipliant ses niveaux et ses modes, il en concerte les stratégies. Dans l’évolution qui va de la simple lecture alphabétique aux lectures interprétatives accompagnées d’échafaudages théoriques, le doublage de la lecture au moyen d’un dispositif médiateur est une étape importante de l’intensification et de la densification de ses processus. La rhétorique ancienne, par ses modes d’éloquence, suppose un interlocuteur situé, sinon même individualisé : partenaire ou adversaire à convaincre. Elle implique des fonctions, des rôles, des qualités, l’existence de relations interindividuelles codées organisant la vie sociale. Elle peut convenir à un public homogène et limité, coexstensif à la société polie et cultivée et à l’aire sociale du bon goût. Lié à l’augmentation de la production littéraire, à l’accroissement de son caractère fongible (roman), au développement des échanges (marché), doté, par sa technique propre, de nouveaux pouvoirs, le périodique contribue, peu à peu, à créer un nouvel interlocuteur du texte, plus global, plus massif, plus impersonnel. Et ce nouveau lecteur anonyme cache dans son ombre ou génère en son sein l’alter ego de l’écrivain, le juge sympathique et intègre, l’ami intime et l’âme-soeur, le lecteur qu’appelle J.J. Rousseau. De l’ancienne situation rhétorique aux nouveaux modes de médiation, et du lecteur impersonnel à la personnalisation de la lecture, c’est dans cet espace que naissent lentement et dialectiquement les formes du public moderne et de nouveaux modes de lecture. C’est ici aussi qu’apparaît l’un des avatars propres au processus d’homogénéisation. L’auteur est sans doute le premier lecteur de l’oeuvre, le périodique en reconstitue le sens dans un pesant dispositif d’appropriation, le lecteur anonyme construit, à sa façon, et pour lui-même, une ou des manières de lire. Rien n’assure que ces trois protagonistes de la communication littéraire réalisent la même lecture. Il est à peu près certain (cf. l’expérience d’existence et de langage de Jean-Jacques) que celui qui écrit et celui qui lit deviennent de plus en plus opaques l’un à l’autre, qu’ils se trouvent isolés de part et d’autre du dispositif médiateur. La présence et la sophistication des appareils homogénéisants consacre la brisure de la communication interpersonnelle. C’est comme l’a montré, de son point de vue, J. Starobinski, dans cette faille et sur ce terrain dialectique où guettent à la fois la folie et l’État que Rousseau fait l’expérience d’une nouvelle façon d’écrire.
180En même temps qu’elle objective le rôle et le statut de la méprise, du contre-sens et de la trahison, cette répartition des acteurs de la communication dégage le rôle stratégique essentiel de l’instrument médiateur. Il opère comme un lecteur impersonnel organisé qui constitue la lecture en une sorte d’art social généralisable. Par son truchement, la diffusion des idées et la production des émotions peuvent s’effectuer structurellement selon le mode d’une facticité. Elles peuvent être reconstituées, modifiées, rééditées, manipulées. Comme outils de production des conduites culturelles, les périodiques de ce temps anticipent les grandes fonctions des médias modernes. Leur analyse organisée permettrait de mieux comprendre les processus qui nous ont fait parvenir à « l’âge de la communication ». Cet instrument permet aussi de suivre, dans le procès de communication, la mise en place de « lectures moyennes », socialement extensibles, liées à l’avénement de masses de lecteurs mal différenciés (publics) et d’estimer par rapport à ces phénomènes la résonance propre de certains événements littéraires (par exemple la Nouvelle Héloïse).
Annexe
ANNEXE
Les romans dans les périodiques de 1761
Ce tableau indique les interventions des périodiques pour chaque roman (titre abrégé) et pour chaque mois de l’année. La notation (NL) ou le chiffre qui accompagne, entre parenthèses, le sigle du périodique renvoie respectivement à une annonce (nouvelles littéraires) ou au nombre de pages d’un article. Nous avons intégré les périodiques trimestriels au dernier mois du trimestre de la livraison et avons placé à droite du tableau l’indication d’une mention dans AT. Mais il faut savoir que tout tableau de ce type a ses artifices, que le découpage annuel strict est arbitraire et qu’il est, de ce fait, inévitable que les périodiques de 1761 parlent moins, par exemple, de Daïra ou de la Paysanne philosophe, puisque l’une a paru l’année d’avant et a pu faire l’objet d’articles dans les périodiques de 1760, tandis que les journaux de 1762 parleront de l’autre, annoncée dans les tout derniers mois de 1761.







Notes de bas de page
1 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1960, p. 118-138.
2 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973, chap. II, pp. 62-106 : l’hominisation (l’anthropo-genèse).
3 Henri Laborit, La nouvelle grille, R. Laffont, 1974, p. 137.
4 Pour toute cette analyse, voir A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, pp. 208-250 et tome II, pp. 11-70.
5 Abraham Moles, Sociodynamique de la culture, Mouton, 1967, p. 41 et « Pour une typologie des événements » in Communications, N. 18, 1972, p. 93.
6 Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, 1960, p. 466-467.
7 E. Morin, « l’événement-sphinx », in Communications, N.18, p. 78-183.
8 Nous avons utilisé les tables synoptiques proposées dans le tome IV de l’Histoire de la philosophie, idées et doctrines, publiée sous la direction de F. Châtelet, Hachette-Littérature, 1972, ainsi que celles du tome III de l’Histoire littéraire de la France (1715-1789), Éditions sociales, 1969, la bibliographie proposée par Dom Jacques Alexandre dans son Traité général des horloges, 1734, celle de H. de Bengesco, Voltaire, bibliographie de ses oeuvres, tome III, Paris, 1889, les références fournies par F. Berthoud dans ses divers ouvrages, le Répertoire international des sources musicales, le Catalogue de l’exposition J.Ph. Rameau (Bibliothèque Nationale, Paris, 1964), et les éléments de Bibliographie de l’histoire des sciences et des techniques (2ème édition augmentée) de F. Russo, Herploan, 1969.
9 Préface à la première édition de Principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduction de Mme du Châtelet, 1759, p. XVI.
10 Cf. préface de R. Cotes à la 2ème édition des Principes, traduction de Mme du Châtelet et la note qui l’accompagne, ibid., p. ΧΧΙΙΙ.
11 Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, ibid., tome I pp. 10-11.
12 Newton, Tractatus de quadratura curvarum, (1676), publié en 1704 en appendice à son Opticks, cité in Encyclopedia Universalis, article « calcul infinitésimal ».
13 Newton, Traité d’optique sur les réflexions, réfractions, inflexions et les couleurs de la lumière, cité in Avram Hayli, Newton, Seghers, 1970, p. 171.
14 Voltaire, « Épitre sur la physique de Newton » in Éléments de la physique de Newton, (1738 et 1742) et aussi in principes mathématiques de la philosophie naturelle (traduction de Mme du Châtelet).
15 G. Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale, tome IV, « les principes de la pensée au siècle des Lumières«, Payot, 1971, pp. 151-212.
16 Sur le processus de formation des systèmes scientifiques et sur la notion de paradigme, voir aussi Thomas S. Khun, The structures of scientific revolutions, Univ. of Chicago Press, 1962, pp. 1-4.
17 Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIème siècle, Paris, Sevpen, 1963, tome I, pp. 160-162.
18 Les salons, in Oeuvres esthétiques de Diderot, Garnier, 1968, textes sur Greuze, pp. 519-520 et 527. Voir le commentaire de Gary Wills in New-York Review of books du 18 septembre 1975, XXII, N. 14, sur la communication de Michael Fried, au congrès international des Lumières, Yale, 1975 : « M. Fried in a slide lecture before one of the plenary sessions, showed how Diderot charted the intensity of each actor’s response in a staged Greuze scene, grading them by their emotional proximity of the central figure, working out the formules of attraction between moving human bodies. »
19 F. Berthoud, Histoire de la mesure du temps par les horloges, Paris, 1802, tome I, p. 1-5.
20 Encyclopédie, article « Calcul ».
21 Michel Serres, Jouvence sur Jules Verne, Minuit, 1974, pp. 162-163.
22 Traité général des horloges, Paris, Guérin, 1734.
23 Lettre à d’Alembert, Garnier, 1954, pp. 170-172.
24 F. Berthoud, De la mesure du temps par les horloges dans l’usage civil ou exposition des motifs qui doivent faire adopter, dans l’usage de la mesure du temps par les horloges, le temps égal appelé temps moyen, au lieu du temps variable du soleil appelé vrai ou apparent, Paris, Baudelot et J.M. Eberhart, 1797, où l’on lit :« C’est donc un usage général reçu dans la société, d’employer les horloges et les montres à la mesure du temps ; et c’est d’après la mesure (naturelle) du temps donné par ces machines qu’il est le plus convenable de se régler. »
25 F. Berthoud, Histoire de la mesure du temps, tome I, pp. 258-279.
26 Fontenelle, Suite des éloges des académiciens, 1733, p. 170. «Quand on voyait les pièces désassemblées, on était effrayé de leur nombre prodigieux et de leur extrême délicatesse. »
27 Sur cette question, voir A. Chapuis et E. Gélis, Le monde des automates, étude historique et technique, Paris 1928, 2 vol., tome I, p. 319 et suiv. et tome II, p. 182 et suiv.
28 Cf. Alexandre Koyré, Études newtoniennes, Gallimard, 1968, pp. 33-34.
29 Linné, Le système de la nature, traduction française de Vanderstegens de Putte, Bruxelles, 1793, 4 vol., tome I, p. l.
30 Voir l’ensemble du Système de la nature de Linné.
31 Docteur en médecine à Neuchâtel, Garcin propose, dans le Mercure suisse, dès le début de 1734, sa table et son commentaire météorologiques.
32 Mercure suisse, juillet 1734, p. 117.
33 Plus il y a de livres et de périodiques, plus on perçoit d’événements et plus on demande de tables. De cela deux preuves au moins :
« Les tables (indices) si commodes par elles-mêmes, et que la multiplicité des livres rend aujourd’hui si nécessaires, sont d’un usage encore plus indispensable pour les journaux et en général pour tous les écrits périodiques. Nous avons toujours senti que nos feuilles avaient besoin de ce secours ; mais ne voulant rien prendre sur la substance de ces feuilles, nous attendions le cas où nous nous trouvons. Une grande partie de nos lecteurs nous sollicite depuis longtemps de donner à la fin de chaque année une table indicative de matières, qui tienne lieu de la dernière feuille ; il est juste de déférer à l’empressement qu’ils nous marquent. Nous ne remonterons pas plus haut qu’à l’année dernière 1759 ; mais s’il nous paraît qu’on désire les tables des années précédentes, nous les donnerons en 3 ou 4 parties, dans le cours de l’année prochaine. » Affiches, annonces et avis divers (M de Querlon), 24 déc. 1760.
Dans la réorganisation de la Gazette, préparée pour janvier 1762, on prévoit la publication, avec un supplément d’abonnement, de tables trimestrielles de même format que le périodique et imprimés avec le même caractère. l’Année littéraire (4 nov. 1761) commente l’initiative en ces termes :
« Rien de mieux imaginé et de plus nécessaire pour réunir, en quelque sorte, dans un seul tableau, tant d’événements épars et pour faciliter au lecteur la recherche des endroits qu’il aura besoin de consulter. »
34 Mercure suisse, fév. 1734, p. 77.
35 F. Bacon, parle déjà d’une « general distribution of knowledgde ». Cf. The works of F. Bacon, 3 vol. in-fol., Londres, 1753. Book II of the proficience and advancement of learning divine and human, vol.I, p. 34-35.
36 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, p. 76.
37 Voir François Dagognet, Le catalogue de la vie, puf, 1970,.
38 Michel Serres, Jouvence sur Jules Verne, pp. 153-154.
39 Jean Servier, Histoire de l’utopie, Idées-Gallimard, 1967, p. 28.
40 A. Koyré, Proceedings of american philosophical society, avril 1953, vol.97, cité par S. Sarduy in Barroco, p. 37, note 26.
41 C. Limoges, in Introduction à C. Linné, L’équilibre de la nature, p. 19.
42 Déjà avait été commandé sous la Régence, au moins pour la généralité de Paris, un recensement des richesses économiques du royaume (quantités de céréales produites, superficie des terres cultivées, inventaire du cheptel). Voir les enquêtes de 1716 sur les grains et sur le bétail et celle de 1717 sur la propriété rurale, in P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIème siècle, 1958, pp. XXIII et 156, et du même auteur, Clio parmi les hommes, Mouton, 1976, pp. 12-28.
43 Mémoires de Trévoux, avril 1761, 2ème partie, p. 1036.
44 J.Ph. Rameau, Nouvelles réflexions sur le principe sonore (suite du code de la musique pratique), cité dans les Mémoires de Trévoux, ibid., p. 1037.
45 « La musique est une science qui doit avoir des règles certaines : ces règles doivent être tirées d’un principe évident, et ce principe ne peut guère nous être connu sans le principe des mathématiques : aussi dois-je avouer que nonobstant toute l’expérience que je pouvais m’être acquise dans la musique pour l’avoir pratiquée pendant une assez longue suite de temps, ce n’est cependant que par le secours des mathématiques que mes idées se sont débrouillées et que la lumière y a succédé à une certaine obscurité dont je ne m’apercevais pas auparavant », J.Ph. Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, 1722, préface.
« C’est dans la musique que la nature semble nous assigner le principe physique de ces premières notions purement mathématiques sur lesquelles roulent toutes les sciences, je veux dire les proportions, harmonique, mathématique et géométrique, d’où suivent les progressions du même genre, et qui se manifestent au premier instant que résonne un corps sonore, soit dans son tiers et son cinquième qui résonnent avec lui, et qu’il fait frémir dans d’autres corps sonores accordés à l’unisson de ce tiers et de ce cinquième, soit dans son triple et quintuple, qu’il fait également frémir dans d’autres corps sonores accordés à l’unisson de ce triple et de ce quintuple, sans parler de ses octaves, qui ne sont que des répliques. » J.Ph. Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie servant de base à tout l’art musical théorique et pratique, approuvée par MM. de l’Académie Royale des sciences et dédiée à Mgr le Comte d’Argenson, ministre et secrétaire d’État, Paris, Durand et Pissot, 1750.
Au sujet du principe de l’harmonie, J.Ph. Rameau entretenait une correspondance avec Jean Bernouilli II, mathématicien, professeur à l’université de Bâle et spécialiste de la propagation de la lumière. Voir les lettres du 18/02 et du 27/04/1750 in J.Ph. Rameau, exposition de la Bibliothèque nationale (catalogue), Paris, 1964, p. 70.
46 « Le système de Rameau n’est autre que le reflet d’une tournure d’esprit héritée de la succession : F.Bacon (1561-1626), Mersenne, Descartes, Newton (1646-1716) », Éric Émery, La gamme et le langage musical, P. U.F., 1961.
47 D’Alembert, Éléments de musique théorique et pratique suivant les principes de M. Rameau, Paris, David l’aîné, Le Breton, Durand, 1752, p. 43.
48 Cf. J. Ph. Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie (extrait des registres de l’Académie royale des sciences, 10 déc. 1749).
49 Cf. E.S Ferguson, Bibliography of the history of technologuy, M.I.T. Press, 1968.
50 Les recherches d’histoire sociale et notamment les travaux de P. Goubert ont largement montré combien, en ses profondeurs rurales, la société française était diverse. Cf. P. Goubert, « Sociétés rurales françaises du XVIIIème siècle. Vingt paysanneries contrastées, quelques problèmes », in Clio parmi les hommes, pp. 63-66.
51 Le miroir de la production, Castermann, 1973, pp. 41-42, 103-108.
52 Michel Foucault, op. cit., p. 98.
53 J. Wagner, op. cit., pp. 172-202, démontre que le Mercure de France se comporte constamment comme un équilibreur des idées de plaisir et de morale, de génie et de vraisemblance et comme un synthétiseur du savoir et de la religion.
54 Cf. C. Limoges, préface à Linné, L’équilibre de la nature, p. 15.
55 Ibid., où l’on cite La police de la nature de H.C.D. Wilcke.
56 Michel de Certeau, table ronde sur la politique de la langue in Le français contemporain, sept. 1976, pp. 43-49.
« Le scriptuaire est un ordre essentiellement produit, codifiant les comportements, prescrivant les conduites » ; y compris les conduites de lecture.
57 Camusat, op. cit., tome I, pp. 3-6, rappelle le rôle du P. Jacob qui avant l’invention du journal littéraire proprement dit publia pendant 10 ans (1643-1653) sous forme de liste, une bibliographie parisienne. Déjà le premier Mercure français (1611) proposait un résumé chronologique des événements et des faits depuis 1605.
58 Les Mémoires de Trévoux, déc. 1755, pp. 3025-3037, et avril 1756, pp. l 143-1150, janv. 1757, 1er vol., pp. 188-189.
59 Dépouillement des périodiques du XVIIème et du XVIIIème siècle, Instructions, CNRS, RCP, No 49, 1967.
60 Mercure de France, fév. 1734, p. 75.
61 Notre expérience et nos théories de la communication qui n’ont cessé de progresser dans ce site illustrent en effet ce principe : rien ne se communique qui en même temps ne se classe. Cette loi de propagation tabulaire et rythmée met en jeu deux processus :
Une modalité de retour (exemple : nommer, publier, mourir) liée soit aux opérations fonctionnelles des institutions et/ou à l’organisation des phénomènes naturels (météorologie, mortalité) et par laquelle s’effectue une production ou se traduit l’existence d’une reproduction. Déjà le regard pénétrant de La Bruyère avait observé, à la cour de Louis XIV, ce processus où la logique de la représentation réalise l’irrémédiable remplacement : « Dans cent ans le monde subsistera encore dans son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s’attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s’avance déjà sur le théâtre d’autres hommes qui vont jouer dans la même pièce les mêmes rôles ; ils s’évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fonds à faire sur un personnage de comédie ! » Les caractères, chap. VIII, § 99.
Un processus d’occurrences propres (noms propres, lieux propres, circonstances propres : noms d’ambassadeurs, de défunts, titres d’ouvrages) qui sont les points d’insertion et les modes d’actualisation des phénomènes de retour et dont l’inscription ou la profération intéressent à la fois le destinataire et le destinateur du message.
En composant ces deux modalités, le périodique pourra produire des énoncés-événements propageables, apparemment disposés entre deux limites : la narration d’anecdotes particulières ou de cas d’espèce originaux (exemple : le fait divers), la mise en table d’éléments d’information pertinents et discrets (exemple : les tables météorologiques). Entre la narration-table (le périodique comme suite d’énoncés juxtaposés) et la table-narration (cf. le commentaire qui accompagne les tables météorologiques) le périodique dispose de nombreuses formules pour mettre ses éléments à la fois en séquence et en place, produisant ainsi, par sa structure, un mode spécifique d’événementialité.
62 La formule « méthode périodique » fut trouvée en 1734 par F. Didot ou par Prévost ; elle sera de nouveau utilisée en 1737 par Dom Liron (avertissement au tome II des Singularités historiques et littéraires ; l’année suivante, elle connaîtra le succès. Cf. M. Gilot, Les journaux de Marivaux, tome I, p. 14 et P. 242, note 37.
63 Les Mémoires de Trévoux, janv. 1761, vol.II, p. 352 et suiv.
64 L’Année littéraire, 24 juil. 1761, vol.5, p. 70. Le prospectus prévoit qu’il paraîtra chez Ballard, tous les 15 jours une livraison de cet ouvrage, pour 24 sols, l’abonnement annuel revenant à 24 livres.
65 A propos de l’Année littéraire, Jean Balcou propose l’idée d’une « Encyclopédie vivante ». Cf. J. Balcou, Fréron contre les philosophes, Droz, 1975, p. 3.
66 Selon l’indication de S.P. Jones (A list of French prose fiction from 1700 to 1750, New York, 1939), Les amusements du beau sexe ou nouvelles historiques et aventures galantes, tragiques et comiques, (La Haye, veuve C. Vier, 1740-1741, 7 vol.) paraissent périodiquement tous les trois mois. Les Nouveaux amusements du coeur et de l’esprit (Amsterdam, 1741-1745) et la Bibliothèque de campagne ou amusements de l'esprit et du coeur (La Haye Neaulme, 1738-1748 et La Haye et Genève, F. Cramer et Cl. Philibert, 1749) qui présentent des contes, des nouvelles et de courts romans ont été retenus dans la table chronologique des périodiques de langue française publiés avant la Révolution, proposée par J. Sgard (in M.C. Couperus, L'étude des périodiques anciens, colloque d’Utrecht, Nizet, 1972, p. 128). Les Affiches, annonces et avis divers de l’abbé Aubert, en leurs 6ème et 61 ème feuilles des 19 janvier et 6 août 1761, annoncent respectivement les N° 19, 23 et 24 d’un ouvrage intitulé Symphonie périodique qui, pour « contenter les amateurs de musique », se propose de « donner périodiquement » des recueils d’ariettes et de symphonies. Et les Mémoires de Trévoux constatent, au même moment (octobre, 2ème vol., p. 2630) : « Les expositions de tableaux sont périodiques parmi nous, comme les jeux publics l’étaient dans la Grèce. »
67 Les Mémoires de Trévoux, mai 1761, pp. 1270-1271.
68 On pourrait distinguer dans l’organe périodique deux processus différents :
La publication également échelonnée d’énoncés déjà totalement constitués. C’est le cas des nombreuses bibliothèques romanesques.
La distribution, segmentée en livraisons, d’énoncés qui se forment dans le progrès de la durée et peuvent, de ce fait, se trouver liés à l’organisation d’occurrences temporelles. Celles-ci peuvent être prévisibles, elles deviennent alors classables avant même que leurs énoncés ne soient réellement achevés. Ce classement préalable se constitue en un corps de rubriques qui fait l’armature d’une table des matières. Il tient, sans doute, au fait qu’existent, sous forme de structures minimales d’énoncés, des événements cardinaux du type : un tel est décédé, un tel est nommé ambassadeur ou capitaine, telle pièce se joue au Théâtre Français, etc... Mais elles peuvent aussi être relativement inattendues (comètes, tremblements de terre, attentats : Damiens). Dans le premier cas, tout l’énoncé préexiste au mode de publication qui ne saurait modifier son contenu, dans l’autre cas, il est intimement lié à ce mode et contribue à former le réseau.
69 A propos du périodique de M. Town, The connoisseur, publié à Londres chez Baldwin et que l’on peut trouver à Paris chez Cavelier, les Mémoires de Trévoux apprennent que l’auteur de cette feuille « regrette infiniment que faute d’imprimerie, l’antiquité n’ait point eu l’usage des papiers hebdomadaires, ou qu’elle n’ait pu nous en transmettre le recueil. Aujourd’hui, qu’il nous serait délicieux, s’écrie-t-il, de lire le Moniteur d’Athènes ou le Gazetier de Rome. Notre curiosité pourrait à loisir se satisfaire sur les moeurs et les modes antiques et sur mille choses aussi intéressantes pour les vrais philosophes qu’indifférentes pour le reste du genre humain. » Mémoires de Trévoux, janv. 1761, vol.II, pp. 326-327.
70 Voir la Bibliothèque des enfants ou Premiers éléments de lettres contenant le système du bureau typographique, à l’usage de Mgr le Dauphin, Paris, Simon, 1733. Voir aussi Mercure, 1731-1733, janv. 1734, et 1735.
71 Ibid., pp. 119-120.
72 Voir Affiches de Lyon, 26 sept., 7 et 24 oct. 1759.
73 Camusat, Histoire critique des journaux, J.F. Bernard, Amsterdam, 1734, tome I, pp. 19-20, tome II, pp. 86 et suiv.
74 L’essentiel du travail journalistique semble consister surtout à détecter les zones dangereuses : voir le nombre et la diversité des termes qui peuplent la colonne « censure ».
75 Cf. Paul. B. Snider, « Nouvelle visite au sélectionneur », in Sociologie de l'information, textes fondamentaux, Larousse 1973, qui se réfère à David Manning White et à Kurt Lewin, inventeurs du terme dans cette acception.
76 Cf. U. Eco, La structure absente, Seuil, 1972, p. 99, où sont commentées les théories de Katz et Postal, « an integrated theory of linguistic descriptions », Research monography, Cambridge, M.I.T. Press.
77 Geometrica indivisibilibus continuorum nom quadam ratione promota, 1635.
78 F. Bacon, op. cil., vol.I, Book II, p. 32 (Of the proficience or advancement of learning divine and human).
79 Dans une édition de 1640 de Of the advancement and proficience of learning or the partitions of sciences (Oxford, Lichfield) une adresse au lecteur reprend plusieurs fois l’expression « propagation and advancement of knowledge » et fait remarquer que nous n’avons, pour l’essentiel, su tirer des Grecs qu’une connaissance infantile « that (...) is apt for talk ; but impotent and immature for propagation », alors qu’au contraire les arts mécaniques « as if they were inspired by the vitall breath and prolifique influence of a thriving Aire, are daily propagated and perfected (...) », pp. 6-7.
80 Voir la 3ème « Query » ajoutée à la deuxième édition anglaise de l’Optique de Newton (1717) et qui concerne « la transmission de l’énergie lumineuse et les propriétés générales d’un éther conçu comme milieu de propagation », Avram Hayli, op. cit., p. 71. Voir l’émerveillement de Voltaire (16ème lettre philosophique sur l’optique de Newton, Éd. Garnier, pp. 93-94) devant la découverte du « secret de voir les vibrations et les secousses de la lumière qui vont et viennent sans fin et qui transmettent la lumière ou la réfléchissent », et voir M Serres, L’interférence, Éd. de Minuit, p. 69.
81 Linné, Discours sur l’accroissement de la terre habitable (1744), in l'Équilibre de la nature, p. 48 : « Il faut en l’attribuant à la Providence admirable du créateur, réfléchir à la force et à l’efficace de l’air qui en Automne surtout ébranle nos maisons, secoue les arbres de sorte que les feuilles s’envolent comme des flocons de neige. Mais en même temps, l’Air balaie la surface de la terre, soulève les semences qui glissent et les porte avec lui à travers les airs dans des régions éloignées où elles se déposent et germent. »
82 C’est le Pondere, mensura, numero du discours classique dont parle M. Serres (La distribution, Éd. de Minuit, 1977, p. 47).
83 « La propagation lumineuse entre les corps matériels dont la mesure sera l’événement fondamental avec lequel s’ouvre la physique moderne est ce par quoi est rendue possible toute mesure. Ce qui se propage entre les corps sociaux est cela sans quoi ne peut être fondé ou produit le rapport entre mesurant et mesuré : c’est le langage. Non pas le langage mort et inerte des lexiques, mais le langage chargé de sa force de prise - justement - le récitatif, le langage dans sa fonction récitative ou narrative », J.P. Faye, Théorie du récit, Hermann, 1972, pp. 70-71. A plus de trois siècles de distance, ces lignes constituent en hypothèse de travail la suggestion de Théophrate Renaudot qui, répondant en 1648 à un gazetier de Cologne, présentait sa gazette comme « un écho qui réfléchit les bruits éloignés et qui tient de ces phares que les rois de Perse avaient disposé sur les rivages de la mer. » Cité in Histoire de la presse française, sous la direction de Cl. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral et F. Terrou, P. U.F., 1969, tome I, p. 95.
84 Le thème de la circulation et de la propagation est souvent inscrit, de façon symbolique ou réaliste, dans les frontispices et les bandeaux gravés des périodiques d’un type proche de celui des gazettes. La première page de la première livraison de 1761 des Annonces, affiches et avis divers de l’abbé Aubert, présente, dans la perspective créée par un fond d’architecture antique (piliers, colonnes, pérystyle, escaliers..) tout un espace occupé de nuages et d’angelots ailés soufflant dans leurs trompettes ou dépliant l’Affiche (le titre) du périodique et accompagnés du signe du héraut : le caducée. Le bandeau de chacune des feuilles présente à son tour en son centre, sur un fond de nuage, un ange à trompette et un personnage à caducée ; en chacun de ses côtés, des scènes d’échange où de petits personnages se tendent les mains, et à l’arrière-plan, un pont qui enjambe un fleuve de ses nombreuses arches pour réunir deux villes. Des deux bandeaux qui alternent en tête des Annonces, Affiches et avis divers (1757) de Meunier de Querlon, l’un propose, en son coin gauche, des cavaliers sortant d’une ville et un personnage qui court avec un imprimé à la main, tandis que d’autres devisent. Déjà en 1734 le Courrier d’Avignon s’était avisé de remplacer son titre par l’image du cavalier portant les dépêches. La propagation figure ainsi ses ambitions et son dispositif (extension aérienne, proclamation de la voix : ailes et trompettes), circulation quotidienne d’informations (conversation), passages d’obstacles (ponts), parcours du territoire (cheval).
85 Annonces, Affiches et avis divers, 3 janv. 1759, Avertissement.
86 A. Moles, Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël-Gonthier, 1972, p. 121.
87 Voir la note ajoutée à la préface des Principes de Newton et où l’expression « tous les phénomènes dont nous sommes témoins » peut se prendre pour une définition du terme événement. Voir aussi ce qu’écrit Dom Jacques Alexandre (op. cit., pp. 1-4) à propos des horloges antiques qui visent à représenter le mouvement des planètes : « La difficulté est de savoir quel était le principe du mouvement de ces sphères ; si c’était un poids, en ce cas il aurait fallu une pièce ou un régulateur pour régler le mouvement. » Voir aussi F. Berthoud, Histoire du temps par les horloges, tome I, p. 179.
88 Camusat, Op. cit., tome II, p. 81.
89 Ibid., tome I, p. 7-8, tome II, p. 10 et 153-154.
90 Cité par Camusat, tome I, p. 234.
91 Ibid., tome II, pp. 72-73.
92 1760, pp. 287-288.
93 On ne peut songer à faire des études d’audience sur des publics révolus, mais des observateurs critiques comme Camusat peuvent du moins nous servir d’informateurs :
« M. de Sallo fut d’abord indéterminé sur l’intervalle qu’il devait mettre entre la publication de chaque journal (Le Journal des savants). L’espace d’une année entière, de six mois, d’un mois même lui paraissait trop considérable et il craignait qu’en différant si longtemps, il ne fît perdre à ses relations les grâces de la nouveauté ; ou ce qui était encore pis, que la multitude des matières venant à grossir excessivement le volume, les paresseux, qu’une lecture de longue haleine, la vue d’un gros livre épouvante, n’osassent pas entreprendre la lecture de son ouvrage. Il ne restait qu’un parti, c’était de donner le journal toutes les semaines, et c’est aussi celui que prit M. de Sallo, comme propre à le faire rechercher avec plus d’empressement. » Camusat, op. cit., tome I, p. 15.
Ainsi, selon Camusat, non seulement le choix de la périodicité pouvait permettre de concilier « les grâces de la nouveauté » et « la multiplication des matières » en proposant un moyen terme entre la saisie immédiate de l’événement et la constitution des monuments de la culture, mais il constituait aussi une sorte de réponse calculée à une demande culturelle pragmatiquement analysée. La périodicité à la fois anticipe et contribue à créer un nouveau mode de lecture.
94 Michel Serres, Jouvence sur Jules Verne, pp. 221-223.
95 Anthony Wilden, « l’écriture et le bruit dans la morphogénèse des systèmes ouverts », Communications, N. 18, p. 51.
96 Cf. M J. Borel et M. Ebel, « Discours et structures sociales », Travaux du centre de recherches sémiologiques de/’université de Neuchâtel, No 25, janv. 1977, Avant-Propos.
97 Nous n'avons pas entrepris de dénombrer tous les périodiques publiés en 1761 et accessibles en France. Voici à titre indicatif le recensement sommaire des périodiques paraissant à Paris tel que nous le procure Meunier de Querlon dans la 42ème feuille de ses Affiches (20 oct. 1762) : Le journal des savants, le Mercure de France, le Journal de Verdun, les Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts (Mémoires de Trévoux), l’Année littéraire, le Journal encyclopédique, le Journal chrétien, le Journal ecclésiastique, le Journal étranger, le Journal de Médecine, les Annales typographiques, le Nouveau Journal des dames (Mme de Beaumer), le Journal du commerce, la Gazette de médecine, la Gazette salutaire, le Censeur hebdomadaire, l’Avant-coureur, le Négociant.
98 Les indications ne sont données ici que comme élément de repère. Elles pourraient permettre d’explorer les rapports entre le format, la périodicité, la capacité de livraison, le statut du périodique et les éléments de son contenu (cf. Cl. Labrosse et P. Rétat, « Essai de typologie des périodiques : 1734 », in Presse et histoire au XVIIIème siècle : l’année 1734, éd. du CNRS, 1977. Pour entreprendre une étude précise et systématique de ces phénomènes, il faudrait introduire des paramètres plus exacts pour comparer, par exemple, la page de la Gazette et celle du Journal des savants qui ont même dimension et ne procèdent pas cependant du même découpage de la feuille d’impression. Aussi devrait-on essentiellement tenir compte du nombre des signes et du type des caractères ; c’est ce que proposait déjà Camusat pour les livres :
« Il y a une différence surprenante entre les formats d’une même espèce. Les uns sont grands, les autres petits, de sorte qu’il y a des in-folio qui ne sont guère plus grands que des in-4° et qu’il se trouve des in-8° plus petits que des in-12. D’ailleurs la diversité des caractères produit une différence si considérable, que si l’on en ignore l’espèce on ne sera guère plus avancé de savoir précisément le nombre de pages et de connaître la forme d’un livre. Les Hollandais réduisent communément le gros in-4° de Paris à des in-12. Il arrive même quelquefois que l’in-12 contient moins de pages que l’in-4°. » Camusat, op. cit., t. II, p. 109.
99 Cf. Cl. Labrosse et P. Rétat, art. cit., tableau II.
100 Cf. Mercure de France, janv. 1761, 1er vol., pp. 208-209, et surtout les Mémoires de Trévoux qui voient bien l’importance de cette amélioration pour la « littérature » : « un autre établissement qui intéresse la littérature, c’est la poste de Paris. Les gens de lettres ont toujours beaucoup de pensées à mettre sur le papier, mais ils n’ont pas toujours le moyen de les faire circuler par des personnes particulièrement attachées à leur service. La poste de cette capitale est presque aussi agile et aussi exacte que l’étaient le Mercure et l’Iris de la fable. Neuf fois par jour le citoyen peut dire à ses pensées et à ses papiers ce mot d’Ovide : Vade liber. Verbisque meis loca grata saluta. » Mémoires de Trévoux, janv., 1er vol., pp. 188-189.
101 Annales typographiques, janv. 1760, Avertissement, p. V.
102 « Nos annales pouvant être considérées comme les fastes de la littérature, elles deviendront indispensablement nécessaires à tous ceux qui voudront former des bibliothèques, ou qui s’occuperont de la bibliographie ; car elles feront connaître non seulement tous les ouvrages qui s’imprimeront sur chaque matière mais encore leurs différentes éditions et les traductions qui en auront été faites dans les diverses langues d’Europe. Il n’y a pas jusqu’aux tables, que nous mettrons à la fin de chaque année, qui n’aient leur utilité et qui ne concourent au but que nous nous sommes proposés. » Ibid., janv. 1761, Avertissement, p. 6.
103 l’Année littéraire, 1754, t. I, p. 3.
104 Annales typographiques, janv. 1760, Avertissement, p. XI.
105 l’Avant-coureur, 21 janv. 1760, p. 3-6.
106 Affiches, annonces et avis divers (Meunier de Querlon), 2 janv. 1760.
107 Ibid., 7 janv. 1761.
108 « Les nouvelles littéraires sont un des plus beaux ornements d’un journal, elles fournissent à un journaliste l’occasion de glisser des particularités qui souvent auraient de la peine à trouver place ailleurs. » Camusat, op. cit., t. II, pp. 111-113.
109 Dans ce qui, selon les points de vue, apparaît comme une lente mutation ou une dégénerescence du journalisme, la création et le développement d’un énoncé intermédiaire (la « notice ») modifie l’économie d’un système éprouvé (article + nouvelles littéraires) et provoque quelques vives réactions. C’est en effet contre la frivolité des nouvelles gazettes littéraires que tonne Voltaire dans son article de l’Encyclopédie. C’est à une malfaçon systématique de l’article que s’en prend l’abbé de la Porte dans la critique qu’il fait de la méthode de l’Année littéraire (cf. l’Observateur littéraire, 1761, t. I, lettre II, pp. 42-76). Il lui reproche la partialité de ses jugements, son style boursouflé, ses « personnalités odieuses », ses maladresses de style, sa manière hyperbolique et tranchante, mais surtout et d’abord son oubli du « premier devoir » du journaliste qui est d’analyser l’ouvrage dont il rend compte. « Ils (les journalistes de l'Année littéraire) ont renoncé au talent de l’analyse ; le public lui-même les en dispense ; ils l’ont accoutumé à n’en plus voir dans ce journal... » (ibid., p. 43). Sous la plume de l’abbé de la Porte, la dénonciation de cet abandon des valeurs du « vrai « journalisme met en évidence les nouvelles exigences du public. Sur le même problème voir une lettre à M. Fréron sur le Journal étranger dans l’Année littéraire du 27 septembre 1760 (t. II, pp. 289-305) et la réponse du Journal étranger en janvier 1761 (avertissement).
110 De même que les journaux littéraires sont des intermédiaires dans la lecture des livres, certaines gazettes littéraires proposent leur médiation pour la lecture des journaux. Les intervalles s’affinent. En s’organisant, la communication parcellise et subdivise ses fonctions, les médiateurs se multiplient et se renforcent et les réseaux de lecture gagnent en densité.
111 « Il n’y a presque pas de semaine où il ne paraisse dans la seule ville de Londres, douze ou quinze volumes, dont plusieurs méritent d’être connus (...) dans cette même capitale (...) il se débite beaucoup de journaux qui suffisent à peine à annoncer tous les livres qui sortent des presses des trois royaumes » Annales typographiques, janv. 1760, avertissement.
112 Ce nouveau périodique publié par le bureau général des gazettes étrangères et qui s’était d’abord appelé The English papers puis État actuel et politique de l'Angleterre ou Journal britannique puisait dans le vaste fond de 24 gazettes anglaises pour en traduire les principaux écrits politiques, en reproduire les annonces et donner « les traits propres à jeter une lumière sur le génie anglais ». La guerre qui oppose alors la France et l’Angleterre et, si l’on doit croire les Mémoires de Trévoux, la difficulté du public français à se faire aux « licences anglaises » (janv. 1761, 1er vol., pp. 187-188) expliquent l’interruption de cette feuille en mars 1760. « Il convient (...) de tempérer l’ardeur de ces insulaires, de modérer les éclats de leur politique » (ibid.) et la nouvelle feuille qui, à partir de janvier 1761, paraîtra tous les mardis « sera appropriée à la curiosité des Français » (ibid.).
113 Voir dans le Dictionnaires des journalistes, les notices de M. Gilot sur ces deux journalistes.
114 Voir Mémoires de Trévoux, avril 1761, 2ème partie, pp. 999-1015.
115 1) « Pour jeter plus d’intérêt dans cette feuille en la rendant commune aux provinces, on se propose de tirer des principales villes du royaume tout ce qui sera de nature à y entrer et de le mettre au point qu’elle devienne un canal de communication qui portera dans les Provinces la connaissance de nos richesses littéraires et versera dans la capitale celles que nous pourrons ramasser de tous les endroits où nous aurons établi des correspondances. » L’Avant-coureur, 21 janv. 1760, (avertissement, p. 6).
2) « Notre feuille a eu le sort des journaux, dont la nombreuse postérité (c’est l’expression de Fontenelle) est aujourd’hui répandue partout ; elle a produit des filles qui probablement auront la même fécondité, et chaque ville, chaque bourg ou village aura bientôt son affiche particulière.
Nous ne prétendons point blâmer la multiplicité de ces Affiches ; il serait peut-être à souhaiter qu’au moins toutes les grandes villes ou les capitales eussent une feuille hebdomadaire semblable à celles de Lyon, de Nantes, de Marseille, etc... » Affiches, annonces et avis divers, 7 janv. 1761.
116 Comme toute liste, cette liste est incomplète. Au moment où paraissent ces périodiques, d’autres « catalogues » de romans se constituent à d’autres niveaux, parfois très proches, de l’archive : la Correspondance littéraire de Grimm, le journal d’Hémery, les registres de privilèges, constituent aussi un « catalogue » essentiel. Mais certains de ces documents traduisent plus les intentions de la censure qu’ils ne signalent proprement des modes de lecture des livres.
117 Les archives notariales (inventaires après décès) nous apprennent que les personnes de la classe aisée pouvaient avoir deux bibliothèques : l’une à la ville, largement fonctionnelle ou professionnelle, et l’autre, beaucoup plus éclectique, à la résidence de campagne. Cf. l’inventaire de François Annet Castillony (1751), A.D. du Rhône.
118 La table des matières au tome V du Censeur hebdomadaire, art. XX, p. 406, signale que « ce roman (la Nouvelle Héloïse) qui a fait tant de bruit dans sa nouveauté est aujourd’hui presque oublié.. Au reste, M. Rousseau va rappeler à lui le public par son Traité de l’Éducation qu’on annonce déjà à Paris comme un chef-d’oeuvre. »
119 Nous renvoyons successivement à l’article du périodique et au roman. Les extraits sont empruntés exclusivement aux journaux de 1761. Pour le traitement de La Nouvelle Héloïse, voir notre ouvrage : Lire au XVIIIème siècle, La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Presses Universitaires de Lyon, 1985.
120 A propos des Rêves d’Aristobule, Meunier de Querlon dans APR (26 août 1761) parle du « masque léger de la Grèce ». Les Impostures innocentes, de ce même Meunier de Querlon, suscitent des allusions à ces « romans prétendus antiques » (AL) et à toutes ces pseudo-traductions du grec qui permettent d’emprunter le costume et les usages anciens pour peindre les moeurs actuelles (AC).
121 Cf. U.Eco, La structure absente, Seuil, 1972, p. 84.
122 AL, 1761, vol.V, p. 39.
123 JEN, 1761, t. VII, 1ère partie, p. 108.
124 AL, 1761, t. II, p. 174.
125 Cf. l’article « Pathétique » du Dictionnaire de Trévoux et celui de l'Encyclopédie, en partie composé par J.J. Rousseau.
126 T. VIII, p. 121. C’est nous qui soulignons.
127 T. IV, p. 218.
128 Voir Encyclopédie, article Composition.
129 Voir Dictionnaire de Trévoux, article Composition.
130 Cf. Kibégi Varga, Rhétorique et littérature, études de structures classiques. Paris-Bruxelles-Montréal, Didier, 1970, p. 33, et Peter France, Rhetoric and truth in France (Descartes to Diderot), Oxford, 1972, p. 9.
131 Au tome VI de son Histoire de la tangue française, F. Brunot reconnaît que la langue mondaine et celle de la morale et de la peinture sont demeurées relativement stables au XVIIIème siècle.
132 « Sa situation ne correspond finalement à aucune situation rhétorique. Dans une littérature d’inspiration rhétorique, il n’y a pas de place pour le roman. » K.Varga, op. cit., p. 98.
133 Comme l’écrit K. Varga, p. 17, le renvoi à la rhétorique et à la poétique nous réfère à la structure d’ensemble de la littérature classique.
134 « ... à partir d’un signe comme type, il est possible de parcourir du centre à l’extrême périphérie tout l’univers des unité culturelles, dont chacune peut devenir à son tour un centre et engendrer à l’infini des périphéries. » U.Eco, La structurea absente, p. 107.
135 K. Varga, op. cit., p. 14 et 76.
136 P. France, op. cit., p. 26.
137 Cf. N.Elias, La civilisation des moeurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 147.
138 La Salle, « Civilité » (1774), cité par N. Elisas, p. 294.
139 Fils d’avocat (Palissot), d’orfèvre (Fréron), d’organiste (Aquin) ou de capitaine de vaisseau (Meunier de Querlon), les journalistes qui écrivent dans les périodiques de 1761 forment un groupe actif, mobile et sans doute même ambitieux. Ce sont généralement des tempéraments entreprenants et combatifs. Tout en étant journalistes ou avant de l’être ils ont pu aussi être professeur (Fréron), ecclésiastique, avocat, médecin, employé à la Bibliothèque du Roi (M. de Querlon) ou nouvelliste de la police (abbé de la Garde), libraire parfois (Lacombe). Polygraphes prolifiques ils ont écrit des romans (Baculard d’Arnaud, M. de Querlon, P. Rousseau, Thorel de Campigneulles, La Dixmerie), des ouvrages d’histoire (Fréron), des comédies, des tragédies, des opéras (abbé de la Garde), des opuscules et des pièces fugitives. La plupart d’entre eux a suivi le cursus des collèges et des séminaires d’Ancien Régime et rares sont ceux qui manquèrent leurs humanités et leur rhétorique (Cf. le Dictionnaire des journalistes).
140 Cf. F. Yates, L’art de la mémoire, Gallimard, 1975, ch.I.
141 M. Serres, L’interférence, p. 140.
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