Chapitre III. L’espace social de l’agglomération lyonnaise
p. 73-124
Texte intégral
1Le tout, c’est-à-dire la population lyonnaise, est connu. Mais les parties ? On réside à la Croix-Rousse, à Ainay, à Saint-Georges, à Villeurbanne et même à Croix-Luizet, aux Buers, à Cusset, à Saint-Jean, à Vaise, à Saint-Paul. Ces dénominations renvoient-elles à l’existence de quartiers ? La notion est floue, difficile à cerner. L’appartenance à un espace résidentiel précis l’emporte-t-elle sur l’intégration à l’ensemble de l’unité urbaine ? Et comment les relations entre le centre et les banlieues, le centre et les quartiers périphériques, sont-elles ressenties par les lyonnais ?
2Le sujet est d’importance, mais nous ne pouvons l’aborder en ces termes. Pour deux raisons. Tout d’abord, « on ne découvre pas des « quartiers » comme on voit une rivière, on les construit, on repère les processus qui aboutissent à la structuration ou à la dé-structuration des groupes sociaux dans leur habiter, c’est-à-dire qu’on intègre dans ces processus, le rôle joué par le « cadre spatial », ce qui revient donc à nier l’espace comme « cadre » pour l’incorporer comme élément d’une certaine pratique sociale »1. Ensuite, nous devons tenir compte du fait suivant : si notre démarche tend à déceler les modes de constitution des unités spatiales de la ville, le cadre nous est imposé par nos sources mêmes. Nous ne l’avons pas choisi, il résulte du découpage électoral.
A - Espace bâti et découpage électoral
1 - L’ancienneté du bâti
3En 1961, le Commissariat Général au Plan publie une étude sur le logement de l’agglomération lyonnaise2. Constater la situation pour permettre les transformations : tel est l’objectif. Pour ce faire, de nombreux tableaux statistiques sont élaborés. Ils retiennent comme unité spatiale les arrondissements de Lyon et les communes. La source principale de l’ensemble des tableaux est le recensement de 1954. L’âge des appartements et des immeubles est étudié. Les logements sont répartis en cinq classes, en fonction de leur ancienneté : avant 1871, 1871-1914, 1915-1939, 1940-1949, 1949-19543.
4Pour l’ensemble de l’agglomération, seuls 5,2 % des logements ont été construits entre 1940 et 19544. Nous avons éliminé ces appartements de nos calculs. Par ailleurs, nous avons négligé les destructions dues au second conflit mondial5.
5Ces postulats admis, l’âge du parc immobilier peut être étudié grâce au Graphique 15678.
6Le parc immobilier de la presqu’île est largement en place dès 1871. Les immeubles sont élevés. C’est dans le premier arrondissement que le nombre d’appartements par immeuble est le plus important. Le phénomène n’est pas surprenant. Il s’agit des immeubles construits à l’époque de la Fabrique. Ce type d’immeubles se retrouve à l’Ouest du plateau de la Croix-Rousse. J. Bienfait décrit l’un d’eux : « L’immeuble apparaît... au recensement de 1861 et comprend alors quinze logements, soit le même nombre qu’en 1962. Ce centenaire est une solide bâtisse de moellons revêtus d’un crépi jaunâtre, à couverture de tuiles romaines. Quatre étages, mais la taille habituelle d’une maison de cinq étages. De hauts plafonds et les amples ouvertures révèlent l’immeuble « fonctionnel » fait pour abriter le canut et son métier Jacquard »9.
7De la guerre franco-allemande au premier conflit mondial, la construction est faible ; elle cesse pratiquement après, sauf à l’Est du plateau croix-roussien. Une fois « l’ancienne ville, assainie et transfigurée », sous le Second Empire10, la presqu’île n’a plus connu de grandes transformations, excepté l’aménagement du quartier Grolée, en 1887-190811.
8Le cinquième arrondissement connaît une évolution similaire. Mais, si l’âge du bâti rappelle celui de la presqu’île, il n’en est pas de même pour sa morphologie. La hauteur des bâtiments est beaucoup plus faible, même si la moyenne de l’arrondissement rend mal compte de sa diversité (maisons de plain-pied au Point-du-Jour, bâtisses plus élevées à Saint-Jean)12.
9Sur la rive gauche du Rhône, la chronologie de l’expansion est toute différente. Bien peu d’immeubles existent à l’avènement de la Troisième République. Le sixième arrondissement, développé autour du quartier Morand, au plan orthogonal caractéristique, n’a pas encore vu la construction de la gare des Brotteaux qui remplacera le Fort du même nom. Dans le troisième arrondissement, de grands espaces vides subsistent entre les quais et les lotissements de Montchat13. Le quartier de la Guillotière, ancien faubourg annexé en même temps que Vaise et la Croix-Rousse (24 mars 1852), constitue encore l’essentiel du septième arrondissement. Ces trois arrondissements connaissent, entre 1871 et 1914, une forte croissance. Afflux de population, mutations industrielles et développement du bâti se conjuguent et débordent sur la période de l’entre-deux-guerres, surtout au Sud. La voie ferrée Lyon-Genève, construite en partie sur les anciennes fortifications, est franchie. Au-delà, le nombre des appartements par immeuble est faible. Des habitations d’un étage, en matériaux bon marché, s’élèvent à la hâte. Ouvriers et petits employés s’y entassent. Autour du quartier Montchat et du futur hôpital Grange-Blanche, se développe une zone d’habitat pavillonnaire.
10Villeurbanne et les communes suburbaines connaissent leur plein essor pendant l’entre-deux-guerres. Le fait est particulièrement patent pour le canton de Villeurbanne (Saint-Fons, Vénissieux, Bron, Vaulx), conséquence de l’accroissement de la population (3,3 % d’accroissement moyen annuel de 1921 à 1936)14.
2 - Le bâti des années trente, ses rapports avec les bureaux de vote
11Les bureaux s’inscrivent à l’intérieur des arrondissements de Lyon ou de la commune de Villeurbanne. Avenues, boulevards et voies ferrées servent de lignes directrices au découpage. La voie ferrée Lyon-Genève souligne nettement les différenciations de l’espace urbain. Les agents municipaux respectent cette frontière écologique : est-ce un hasard ? ou la conscience d’une rupture fondamentale du tissu urbain ? (Un seul bureau est coupé en deux par la voie ferrée : le bureau 610).
12La pertinence de ce découpage est confirmée par l’examen de la couverture aérienne verticale d’août 1934. A l’Ouest, jardins, champs, espaces verts, l’emportent sur les habitations, groupées le long des voies de communication (505, 510, 511, 904). Le paysage rural s’estompe à l’approche de Vaise ; là, l’espace bâti est plus compact (sauf 502, qui intègre le Fort de la Duchère) et les toits d’usine ponctuent régulièrement ceux des immeubles. Plus au Sud, après le Vieux Lyon, serré autour de la cathédrale et du Palais de Justice, débute la banlieue ; les grands ateliers du P.L.M. soulignent la tonalité industrielle du tissu urbain.
13La presqu’île, coupée au Sud par les voûtes de Perrache, densément construite, fixe les éléments symboliques du pouvoir financier, banques et bourse des valeurs. Au Nord-Ouest, la trame bâtie se distend, champs et jardins apparaissent et s’étendent jusqu’à Caluire et Cuire15.
14Rive gauche, urbanisme des Lumières, développement spontané et structuration, alors audacieuse, d’un centre se mêlent. La diversité de l’habitat du sixième arrondissement, explicite sur les vues aériennes, n’échappe pas aux contemporains. Le fait chagrine d’ailleurs le plus grand propriétaire du lieu : les Hospices Civils de Lyon. A preuve, cette brochure des H.C.L. qui explique, en 1938 : « Actuellement, on peut dire que les terrains des Brotteaux arrivent juste au second stade de leur évolution. Les uns, cependant, sont déjà recouverts de très beaux immeubles, ils paraissent avoir atteint une destination définitive, mais ils sont les moins nombreux. Par contre, les autres ont été recouverts de constructions plus modestes au début de la transformation des terrains de culture en terrains de ville, et ces constructions, devenues vétustes, qui ne répondent plus à l’emplacement, cèderont la place à des immeubles plus importants »16.
15Villeurbanne est le lieu d’un tissu urbain spécifique. Après la construction de la digue insubmersible, en 1857, sous la direction du Maréchal de Castellane, la commune a pu se protéger contre les crues du Rhône17. Cette digue, qui court de la colline de Cusset au quai des Brotteaux, est surmontée aujourd’hui par le boulevard de ceinture. Elle ne protège pas, au-delà du canal de Jonage, le quartier Saint-Jean (partie de 009), espace toujours inondable, agricole et peu peuplé18. Les étrangers y sont nombreux, comme dans tout l’Est villeurbannais. Trois types d’habitat sont identifiables. « Il s’y développa le long des voies sortant de Lyon vers Crémieu, Vaulx ou la route de Bourgoin-Jallieu, une rangée de maisons basses, se regroupant en hameaux aux intersections des voies (les Charpennes : 006, les Maisons Neuves : 003, Cusset : 011 et 012). Ce sont des maraîchers, des petits bourgeois lyonnais qui prennent leur retraite aux champs »19. Ces maisons basses ne diffèrent guère des lotissements, situés derrière le quartier des Brotteaux. Mais, « avec l’industrialisation et la nécessité d’implanter des usines et de loger des ouvriers, les vides du tissu vont être anarchiquement comblés. Les nouveaux logements sont, pour la plupart, des garnis. Les usines se mêlent au désordre de l’habitat ». Dernier type, celui qui va imprimer sa marque au nouveau centre de Villeurbanne : les gratte-ciel. Le bureau 001 englobe le nouveau quartier2021. Ces immeubles de onze étages sont la grande opération de la municipalité socialiste du Docteur Goujon. L’objectif mis en avant : résorber le chômage, ne doit pas masquer le souci permanent de Villeurbanne - symbolisé par le beffroi de l’Hôtel de Ville - affirmer « l’indépendance d’une banlieue sur sa ville d’origine »2223.
16Les deux premiers types d’habitat - pavillons et maisons basses vétustes - se retrouvent à l’Est du troisième et du septième arrondissements. Champs, jardins, maisons individuelles (311-312) et logis plus modestes (805-801) se mêlent aux usines et aux ateliers. Le souci de l’habitat social se retrouve : Tony Garnier est à l’origine du quartier des Etats-Unis (806)24. Autour des blocs, moins hauts que les gratte-ciel, sans liaison viaire définitive avec le reste de l’agglomération, la photo aérienne révèle champs de céréales, jardins et terrains vagues.
17Ces derniers sont encore plus nombreux en banlieue et, à l’Est du canal de Jonage, Vaulx-en-Velin offre l’aspect d’un gros bourg rural.
18L’image classique de la verticalité décroissante de la ville se retrouve, pour l’essentiel, dans le Lyon des années trente, même si l’horizontalité des pavillons et des petits garnis est coupée ça et là par les prémices des grands ensembles.
3 - La médiocrité d’ensemble du bâti
19Témoignages et études, antérieurs ou postérieurs à la période étudiée, précisent notre connaissance de l’habitat de l’époque. Les Annales de la Société d’Architecture de Lyon publient, avant le premier conflit mondial, une enquête sur les logements insalubres ; descriptions et conclusions se rattachent à la tradition des hygiénistes du XIXe siècle. Les mauvaises conditions de logement menacent ouvriers, boutiquiers et concierges. « Dans les maisons ouvrières, en particulier, où fréquemment l’eau n’est pas distribuée à domicile, le nettoyage (des cabinets d’aisance) souffre de cette situation, obligeant les locataires à ascensionner dans les étages supérieurs de l’immeuble, l’eau nécessaire à ces lavages »25. Les boutiquiers doivent « se loger au voisinage du commerce exercé, on constate très souvent la présence de soupentes malsaines, dont la hauteur sous plafond n’excède souvent pas deux mètres et où couchent deux ou trois personnes... A ces locaux peuvent être assimilés les logements en garnis, particulièrement ceux de la Guillotière qui ont comme clientèle les ouvriers maçons ou terrassiers. Il nous a été donné de voir, dans des pièces à peine suffisantes comme cubage d’air pour deux personnes, des lits entassés et juxtaposés où couchent pêle-mêle, et souvent à deux par lit, huit, dix et même douze personnes... Il est bien certain que le surpeuplement... est un des facteurs de la dissémination des maladies »26. Boutiquiers, ouvriers, concierges enfin : « Dans la plupart des cas, la loge est composée d’un réduit obscur, privé d’air et de lumière ». Et, là aussi, se retrouvent la faiblesse de la hauteur sous plafond, « l’air confiné » et l’entassement27.
20Telle était la situation avant 1914. Est-elle différente après ? Dans l’ensemble, non. Le confort est toujours absent du quartier Moncey (302) : « Il n’y a pas de quartier plus malsain, il s’agit en l’espèce de l’assainissement d’un quartier insalubre ; il s’agit de lutter contre la tuberculose qui fait tant de ravages ». Tels sont les objectifs du Syndicat d’Etude pour la Reconstruction du quartier Moncey28.
21A la même époque, Georges Navel loge rue de la Part-Dieu, à proximité du quartier Moncey. « A Lyon, nous habitions une rue honnête en bordure d’un quartier mal famé. D’énormes gigolettes en tablier noir, en hautes bottines jaunes, guettaient l’Arabe, le Noir, l’Annamite, le Chinois, l’homme soûl ».29 « Dans notre brave rue, nous logions dans une maison meublée... Des familles comme la nôtre s’entassaient dans une ou deux pièces. On arrivait de la rue à la cour par un corridor sombre. On grimpait par un escalier de bois à ciel ouvert où toujours le linge séchait sur des cordes. Les chiens de la rue, les chats, les poubelles, les fosses d’aisance empuantaient le corridor. Quand la fosse débordait, l’Union mutuelle des Propriétaires envoyait, une belle nuit, sa pompe à vapeur, ses tuyaux et ses barriques »3031.
22Quelle différence avec la demeure cossue de Calixte ou l’appartement de Madame Greillon-Delamotte, racheté par Philippe, quai Tilsitt, en bordure de Saône. Les éléments de confort sont très inégalement répartis32.
23La morphologie de l’habitat est hétérogène. Au parc immobilier ancien et élevé de la presqu’île, s’opposent les constructions plus récentes et plus basses de la rive gauche et des banlieues. Les conditions de logement sont très diverses. De ces différences, de ces oppositions, la connaissance, même succincte, est indispensable pour comprendre la répartition des catégories socio-professionnelles.
B - L’espace social d’une grande ville
24L’information nécessaire à l’élaboration de ce chapitre a été, pour l’essentiel, cartographiée automatiquement. Toutes les cartes automatiques présentées sont construites de la même manière. Le cadre spatial retenu est le bureau de vote pour Lyon et Villeurbanne, les communes suburbaines pour la banlieue. Pour la catégorie cartographiée, la moyenne du fichier général, augmentée ou diminuée de 5 %, délimite la plage centrale. Les autres plages sont définies de la façon suivante :
1 - L’espace des cadres supérieurs, industriels et assimilés
25L’extrême concentration des cadres supérieurs, industriels et assimilés (regroupement B des C.S.P.) a déjà été relevé. La carte 11 le confirme. Vingt bureaux enregistrent des scores supérieurs à une fois et demie la moyenne, ils rassemblent 48 % des individus du regroupement.
26Quatre zones de concentration se dégagent :
- Le centre de la presqu’île, où le premier bureau du deuxième arrondissement atteint le pourcentage étonnant de 25 %. Cette zone est très homogène : délimitée au Sud par les voûtes de Perrache, elle vient buter sur les premières pentes de la Croix-Rousse. La vieille bourgeoisie lyonnaise, chère à Calixte, y a élu résidence.
- Les quais du Rhône, sur la rive gauche, connaissent également des pourcentages très élevés. Du parc de la Tête d’Or aux quais des Facultés, l’importance de la catégorie ne se dément qu’une seule fois : aux abords de la place du Pont (303 et 304), dont la mauvaise réputation est connue33. La concentration cesse dès que les bureaux s’éloignent des quais. Seul, le quartier de la gare des Brotteaux enregistre des pourcentages équivalents.
27Les deux zones décrites sont celles que Calixte fait visiter à Philippe, lors de son arrivée à Lyon. Calixte limite son espace à la presqu’île et aux quais, y incluant parfois les pentes de Fourvière : la promenade n’est pas innocente, et les pas mènent où le vécu social appelle34.
28- Deux autres quartiers se distinguent : le quartier Montchat (312) et Caluire ; l’habitat pavillonnaire situé derrière Grange-Blanche, et l’implantation traditionnelle des catégories aisées à Cuire l’expliquent3536.
29Donc, une concentration très nette du regroupement des C.S.P. aisées, mais en est-il de même pour les catégories prises isolément ?
30La répartition des industriels (carte 12), résulte de la présence d’appartements cossus au centre de la presqu’île et sur les quais de la rive gauche. Elle reflète également le glissement vers l’Est lyonnais du centre de gravité de l’industrie lyonnaise. Deux arrondissements de la rive gauche (le troisième et le sixième) rassemblent, à eux seuls, 41 % de la catégorie. Et les listes électorales révèlent qu’à proximité des Brotteaux et du Pont Morand, demeurent la famille Piot, la famille Mérieux et la famille Sainte-Olive37. Plus à l’Est, la présence s’estompe ; à Villeurbanne, elle est insignifiante (7,5 % de la catégorie).
31Différente apparaît la localisation des négociants, mieux représentés à Vaise (501, 502), à Saint-Jean (507) et dans la presqu’île. La rive gauche compte moins que pour les industriels, même si son poids est en augmentation. Le troisième et le sixième arrondissements rassemblent 35 % des négociants38.
32Avec les ingénieurs, la rive droite de la Saône est à nouveau délaissée. Le deuxième arrondissement les attire, certains sont même installés au-delà des voûtes de Perrache (ingénieurs du P.L.M.), mais c’est la rive gauche qui en accueille le plus. La concentration, forte à l’échelle du bureau, n’est pas moindre à l’intérieur de ces derniers. Dans le bureau 704, 131 électeurs ont été sondés ; 9 se déclarent ingénieurs (soit 6,9 % - la moyenne est de 1,26 %), 5 d’entre eux demeurent dans trois immeubles mitoyens, aux 29, 31 et 3 3 rue Cavenne. (Ces trois immeubles ont vue sur un petit square et sont orientés à l’Est). Les ingénieurs débordent assez largement l’espace du regroupement B, leurs activités professionnelles l’expliquent. Proches des industries technologiquement avancées, l’habitat fonctionnel de Montchat s’oppose alors à l’habitat plus prestigieux des quais. Quoi qu’il en soit, leur zone de résidence recoupe davantage celle des industriels que celle des négociants39.
33Les classes dirigeantes occupent le centre de là presqu’île et l’habitat cossu des quais du Rhône. Intentionnelle ou non, la « régénération » de Lyon tend à spécialiser l’espace urbain. Mais la ségrégation sociale n’entraîne jamais l’exclusion totale des catégories les plus nombreuses : classes moyennes et travailleurs manuels. De là découle la complexité de l’espace social urbain40.
2 - L’espace des classes moyennes : importance de l’emprise ferroviaire
34Le regroupement C rassemble 45,2 % des électeurs. Des catégories aux contours imprécis s’y mêlent, mais le flou est une des caractéristiques des classes moyennes. La carte 13 précise la répartition des électeurs. Un seul bureau enregistre un score supérieur à une fois et demie la moyenne, le bureau 208, entre Perrache et Bellecour. Aucun bureau n’est inférieur à 22,5 %. L’espace de ce regroupement est moins contrasté que celui du regroupement B, sa spécificité est toutefois très remarquable. Les électeurs de ce groupe, fortement représentés dans le cinquième arrondissement, sont prépondérants dans le centre de la presqu’île, zone de la Bourse, des banques, des grands magasins. Les pentes de la Croix-Rousse limitent, au Nord, l’aire de leur forte sur-représentation ; certains bureaux, davantage voués au travail manuel, enregistrent même une légère sous-représentation. Rive gauche, les quais obtiennent les pourcentages les plus élevés. Au-delà de la voie ferrée Lyon-Genève, les classes moyennes ne sont sur-représentées que dans le bureau des gratte-ciel (001), îlot au centre d’une zone de nette sous-représentation, et dans le bureau du Grand Trou, Moulin-à-Vent (802), en bordure de la route de Vienne.
35L’espace des classes moyennes correspond à l’Ouest de l’agglomération lyonnaise. Mais comme pour le regroupement B, cet espace ne recouvre pas totalement celui des catégories socio-professionnelles qui le composent. Très particulières apparaissent l’aire des employés de chemin de fer et celle des petits commerçants.
36La répartition des employés de chemin de fer (carte 14), est très contrastée. A l’absence totale (Villeurbanne), s’opposent les bureaux « ferroviaires » aux pourcentages très élevés (alors que la moyenne est de 3,2 %, 210 atteint 16 % ; 501, 502 : 12 % ; 802 : 18 % ; 701 : 12 %). Gares (Vaise, Brotteaux, Perrache...), installations ferroviaires (La Mulatière, Oullins), cités, logements de fonction (rue Denfert Rochereau : 403 ; Moulin-à-Vent : 802...) l’expliquent. Carte sans surprise, mais rassurante. Les listes électorales, source majeure, permettent une photographie cohérente.
37Les petits commerçants sont nombreux dans la presqu’île, mais les bureaux les plus éloignés de la presqu’île n’en sont pas dépourvus. La recherche de la proximité des consommateurs est évidente et l’autonomie locale est assurée, au moins pour les commerces d’alimentation (Vaulx-en-Velin : 910, 805, 011, 014). Le pourcentage des petits commerçants n’est que rarement inférieur à 3 % (801 : 0,9 % ; 001 : 2,1 % ; 407 : 2,6 %)41 et les bureaux où le phénomène se produit, se trouvent à proximité de zones à forte représentation. Ces dernières sont rarement proches les unes des autres, sauf dans le centre. Distance-temps et concurrence interfèrent.
38L’espace des cadres moyens est à mi-chemin de celui des classes dirigeantes et de celui des classes moyennes (carte 15). Deux professions, représentants et comptables, constituent 86 % des cadres moyens, fortement représentés dans la presqu’île et sur les quais du Rhône. En rapport avec la sphère commerciale, les représentants, intermédiaires obligés des industriels et des négociants, ont une répartition résidentielle très proche de la leur. 501 et 210 enregistrent une surreprésentation négociante ; on y retrouve les représentants. Conséquence de leur rôle dans les entreprises ? L’adéquation entre espace de travail et espace d’habitation ne peut être établie de manière catégorique, en raison des lacunes des listes nominatives, mais l’hypothèse est plausible.
39Les quatre catégories d’employés ont, chacune, une répartition spécifique. Les employés de soierie (carte 16), ne représentent que 1 % des électeurs, mais leur insertion dans la société lyonnaise est particulièrement forte (importance des couples homogènes lyonnais) ; leur répartition est à l’image du devenir social que laisse transparaître leur structure d’âge. La proximité avec les industriels et les négociants est grande. Leur répartition résidentielle recoupe fortement celle des entreprises de soierie.
40Des trois autres catégories d’employés, celle des employés sans autre précision, la plus hétérogène, déborde très nettement à l’Est de la voie ferrée Lyon-Genève, ce qui l’oppose ainsi aux employés de bureau et aux employés de commerce, concentrés à l’Ouest de cette limite. Pour ces derniers, les voûtes de Perrache marquent une frontière nette, frontière franchie plus facilement par les employés de bureau42. A l’Ouest de la Saône, ces catégories sont également sur-représentées.
41Le Lyon des classes moyennes correspond au Lyon le plus anciennement bâti, et une sorte de dégradé social s’établit entre le centre et la périphérie.
3 - L’espace des travailleurs manuels
42La carte 17 est plus contrastée que celle des classes moyennes. Deux bureaux villeurbannais et Saint-Fons sont supérieurs à une fois et demie la moyenne. Plus de sept électeurs sur dix y travaillent de leurs mains. Au contraire, sept bureaux obtiennent des pourcentages inférieurs à 23,8 %. Cinq se trouvent dans le deuxième arrondissement, deux sur la rive gauche, le long des quais du Rhône. La carte est, globalement, l’image inversée de la carte 13, celle des classes moyennes ; l’Est et le Sud l’emportent ici. Partout où les travailleurs manuels sont représentés, un électeur sur deux en fait partie, le fait est d’importance. L’espace concerné est presque d’un seul tenant. Les gratte-ciel, Montchat, le Grand Trou (802) apparaissent comme des zones de faiblesse de cette aire du travail manuel, contigüe aux banlieues Sud et Est. A l’Ouest, seuls deux îlots se dégagent : une partie de Vaise, les pentes et l’Est croix-roussien. Mais, là encore, la répartition de chaque catégorie prise isolément diffère de celle de l’ensemble du regroupement D. Selon la fonction de la catégorie considérée, l’éloignement du centre urbain est plus ou moins accusé. L’implantation du personnel de service (domestiques, chauffeurs particuliers, gardiens...) recoupe celle de leurs employeurs, bien que les banlieues soient, elles aussi, des zones de force. Le service des personnes, caractéristique des quartiers aisés, et le service des biens, usines et entrepôts, permettent d’expliquer cette répartition apparemment contradictoire. La domesticité est encore fort importante dans les grandes maisons. Tel industriel du quartier du Point-du-Jour (505) a sept domestiques à sa disposition ; telle veuve aisée du quai de Serbie (607) a deux ou trois domestiques et ce fabricant du sixième arrondissement (609), père de six enfants, n’emploie pas moins de quatre domestiques43.
43Les artisans (carte 18) sont fortement représentés à la Croix-Rousse. Leur répartition, rive gauche, est riche d’enseignement. Ils sont peu nombreux dans les bureaux qui se trouvent sur les quais du Rhône, mais mieux représentés dans les bureaux mitoyens. Le fait est patent pour les bureaux rectangulaires du troisième et du sixième arrondissements : sous-représentation en 607 (1,3 %), en 606 (2,9 %), en 305 (1,5 %) ; mais forte densité en 608 (5,1 %), 605 (6,2 %) et 306 (6,2 %). Pour les artisans, la voie ferrée n’est pas frontière, mais lorsqu’ils la franchissent, les bureaux les moins éloignés à l’Est ont leur préférence. L’ancienneté du bâti, là encore, est un élément déterminant de leur installation, comme le démontre leur présence dans les bureaux les plus anciens du nouveau Lyon (808, 802, 804).
44Avec les ouvriers et les manoeuvres, l’Est de l’agglomération est prépondérant. Dans l’espace de leur sur-représentation, les ouvriers (carte 19) regroupent le quart des électeurs. Ils peuvent s’installer à l’Ouest de la voie ferrée, mais les quais sont peu accessibles. Concentrés rive gauche et en banlieue Sud et et Est, leur poids est faible dans le centre de la presqu’île. Les quelques exceptions à cette répartition - présence à Vaise et dans quelques bureaux croix-roussiens ; absence aux Gratte-ciel, route de Vienne (802) et, de façon moindre, à Montchat (312) - ne suffisent pas à infirmer ces lignes de force. Les manoeuvres (carte 20), ne présentent pas une répartition d’un seul tenant. Les zones de surreprésentation sont dispersées mais la logique de leur implantation est très diverse. Manutention et parcellisation du travail doivent servir de code à la lecture de la carte. Leur répartition résulte, avant tout, de l’organisation interne des différentes catégories manuelles.
45De cette organisation, et de celle plus globale de l’ensemble social, une typologie s’efforce de rendre compte. Il convient, auparavant, de préciser les secteurs d’activité de ce monde du travail manuel.
4 - Les secteurs d’activité de l’industrie lyonnaise
a) Les métiers dans l’espace lyonnais
46Seize groupes de métiers ont été retenus, ils regroupent 4.882 électeurs. L’évolution industrielle de l’agglomération lyonnaise, décrite par Yves Lequin après la Grande Dépression, est confirmée par sa situation, au cours des années trente44. Le Graphique 16 en témoigne45.
47Mécanique I (mécaniciens et ajusteurs) et Mécanique II (fraiseurs, aléseurs, tourneurs, décolleteurs...) et métiers mal désignés de la métallurgie, occupent, de loin, la première place (1.275 individus pour la seule Mécanique I)46. Cette activité s’est surtout développée sur la rive gauche du Rhône et à Villeurbanne (61 %), en banlieue également (17 %). Mécaniciens et ajusteurs figurent désormais, pour la main-d’oeuvre qualifiée, le symbole du monde ouvrier.
48Les métiers de la chaudronnerie (chaudronniers, tôliers, ferblantiers) ont une répartition très proche de ceux de la mécanique, avec prédominance dans le nouveau Lyon, à Villeurbanne et en banlieue.
49Toute différente est celle de la serrurerie et de l’électricité. Ces activités, souvent artisanales, ne sont guère éloignées de certains services : aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elles atteignent, dans le second arrondissement, la part que celui-ci représente parmi les électeurs sondés et que leur répartition soit peu contrastée.
50Quelle est, en regard, la situation des ouvriers du textile ? Cent soixante et onze personnes sondées en font partie. Dévideurs, moulineurs, fileurs, ourdisseurs, liseurs de dessins, tisseurs, sont attestés, mais en nombre infime47, et certes, « la Croix-Rousse est une citadelle déchue,... le canut... une figure du passé »48. Un seul électeur s’est désigné comme « canut », il est inscrit dans le quatrième arrondissement : témoin isolé de la fossilisation d’une conscience49. Néanmoins, le plateau conserve 38 % des professionnels du tissage, mais s’ils sont soixante-cinq dans notre sondage à vivre sur l’ancienne acropole soyeuse, les mécaniciens, eux, sont soixante-douze. La répartition des ouvriers du textile résulte de la fusion de deux espaces différents : celui de la fabrique-relique et celui de la nouvelle fabrique. Teinturiers et apprêteurs confortent cette interprétation, mais accentuent encore le déséquilibre entre le Nord de la rive gauche et le Nord de la presqu’île50. Cette dernière concentre les activités de la composition et de l’impression : imprimeurs, typographes, roulottiers, minervistes, sont nombreux dans le Lyon traditionnel, qui réunit entreprises de presse et impression sur étoffes.
51Les métiers du bâtiment sont prédominants dans les secteurs en expansion51. L’image des ouvriers du bâtiment n’est pas seulement celle de l’ancrage dans un quartier, mais aussi celle d’une mobilité organisée, reflet des lignes de force du bâti récent. Banlieue, nouveau Lyon, Villeurbanne, troisième arrondissement, concentrent 70 % des ouvriers de la maçonnerie. Pour la menuiserie et l’ébénisterie, le troisième arrondissement demeure prépondérant.
52La rive gauche rassemble un grand nombre des 443 conducteurs, divisés entre personnel de service et ouvriers. Ils confirment bien l’importance de cette catégorie, développée dès le XIXe siècle52. Là aussi, la croissance numérique est forte et Lyon compte désormais deux conducteurs pour un teinturier.
b) Les industries dans l’espace lyonnais
53Un document d’une rare richesse existe aux Archives municipales de Lyon : la carte industrielle de 193253, nous l’avons utilisée pour Lyon et Villeurbanne seulement. Elle représente les établissements industriels, mais sans tenir compte de façon précise de l’importance du personnel employé. La réalité est donc déformée, mais l’image générale peut être retenue. Pour Lyon et Villeurbanne, 1.801 installations industrielles ont été dénombrées. Ce chiffre n’est qu’un ordre de grandeur ; il dit déjà la multiplicité et la complexité de cette structure industrielle caractérisée par « une marche parallèle de l’usine et de l’atelier »54. La ventilation par arrondissement révèle l’adéquation étroite de l’espace des métiers déclarés et de l’espace des secteurs industriels, comme le démontre le Tableau 14.
54Cette similitude, entre espace des métiers déclarés et espace des secteurs industriels, forte dans le cadre des arrondissements ou des sections d’arrondissements, ne l’est guère moins dans le cadre des bureaux de vote.
c) Métiers et industries
55L’espace de la Fabrique (cartes 21-22) et celui des teinturiers résultent du glissement de l’acropole croix-roussienne vers les Brotteaux et les Charpennes. Cet espace bute, au Sud’, sur le cours Lafayette qui sépare le sixième arrondissement du troisième.
56L’espace du textile est plus dilaté, mieux représenté dans la presqu’île et le cinquième arrondissement, il est absent du nouveau Lyon, à l’Est des voies ferrées, et au Sud du cours Gambetta, limite méridionale du troisième arrondissement. Des industries du bois et des ébénistes, les premières sont davantage polarisées autour de la Guillotière et de Villeurbanne que ne le sont les seconds, conséquence de l’importance des artisans isolés.
57La métallurgie et les métiers connexes (cartes 23-24) s’affirment comme secteur dominant. Ici, pas ou peu de quartiers spécialisés, tant l’activité est ubiquiste. Seuls, serruriers et tourneurs semblent refléter les uns, l’espace de l’artisanat, les autres, celui de la rationalisation, plus périphérique.
58C’est là également que se trouvent les maçons (carte 25), même si certains n’ont pas abandonné le quartier traditionnel de la Guillotière. Même en banlieue, le dynamisme du bâti rend compte de leur présence. A la Mulatière, l’espace bâti est pratiquement achevé : 200 logements sont construits pendant l’entre-deux-guerres, les maçons ne représentent que 1,5 % de l’électorat. A Saint-Fons, la construction de 1.491 logements entraîne la présence de 16 % de maçons parmi les électeurs.
59Avec la chimie (carte 26), se dégage le nouvel espace industriel. Les entreprises, le plus souvent de grande taille, sont rejetées loin du centre, et c’est surtout la banlieue qui accueille la plus grande part de ce type d’industrie.
60L’espace du travail, surtout pour les activités les plus traditionnelles, recoupe étroitement l’espace habité. Les liens se distendent avec la grande industrie. Georges Navel prend le train pour aller travailler à Vénissieux, chez Berliet. Il habite la partie la plus ancienne du troisième arrondissement.
61Proximité ou distance entre espace résidentiel et espace de travail sont capitales. On sait le rôle que joue cette proximité pour la « vie de quartier ». Ainsi, dans le XVIe arrondissement de Marseille, le quartier de l’Estaque où « le village ouvrier constitue le type d’habitat secrété par les rapports étroits de l’industrie et de l’urbanisation »55. De même dans le XIIIe arrondissement de Paris, le quartier de la gare avant sa rénovation56. Structure sociale, structure industrielle et état du bâti contribuent à déterminer les conditions objectives de la sociabilité urbaine.
5 - Pour une typologie de l’espace social de l’agglomération lyonnaise
62A partir de la distribution des 39 catégories primaires dans les 104 unités spatiales, une typologie en 11 types a été élaborée. Cette classification permet d’expliquer 62 % de la variance totale57. Afin de rendre perceptible le point moyen de chaque type, nous avons procédé comme suit : le pourcentage de chaque C.S.P. dans le type, rapporté au pourcentage de la C.S.P. dans l’ensemble du fichier, indique l’indice de la représentation de la C.S.P. dans le type considéré. En noir sont représentées les valeurs supérieures à l’indice 100 (moyenne du fichier). Le Graphique 17 et la planche de cartes 27 rendent compte de l’essentiel de l’information58.
63Le type I, caractérisé par la prédominance de toutes les catégories dirigeantes, enregistre une nette sur-représentation des couches qui leur sont socialement attachées : cadres moyens, employés, étudiants, clergé et personnel de service, seule catégorie supérieure à la moyenne parmi les manuels. Vingt-deux bureaux participent de ce type : une partie du cinquième arrondissement, le centre de la presqu’île, les quais du Rhône et le quartier des Brotteaux. Là est le Lyon des affaires, le Lyon « régénéré ».
64Dans le type 10, les classes moyennes se maintiennent mieux que les classes dirigeantes. Mais les employés de chemin de fer sont toujours faiblement représentés. La plus faible présence des classes dirigeantes entraîne le recul relatif des étudiants, du personnel de service et des employés de soierie. Au contraire, artisans et ouvriers ou artisans, atteignent la moyenne. La répartition de ce type résulte de celle du type 1. Elle est cet édredon social qui atténue les oppositions de classes : le fait est particulièrement patent sur la rive gauche, où ce type occupe l’essentiel de l’espace vacant entre le Lyon des affaires et la voie ferrée. Les zones de cet espace qui échappent à cette emprise sont les plus récemment bâties. Au-delà des voies, nous retrouvons des lieux déjà bien connus : Montchat et les Gratte-ciel.
65Avec le type 2, nous pénétrons dans un monde tout différent. Trois bureaux en font partie, et uniquement sur la rive gauche, dont celui du quartier des Etats-Unis (806). Prédominance ouvrière et prédominance des employés de chemin de fer le caractérisent. L’aspect ferroviaire est encore accentué par le type 3, au détriment des ouvriers, mais non des manoeuvres. Toutes les autres C.S.P. sont égales ou inférieures à leur moyenne, à l’exception des employés des services publics (P.T.T. et O.T.L.) et des retraités. Cette dernière catégorie est fortement liée à celle des employés de chemin de fer. Les couples de pourcentages des deux C.S.P. atteignent pour les neuf types ici retenus, un coefficient de corrélation de 0,95. Cheminots et retraités habitent parfois les mêmes immeubles. Voici la composition sociale d’un immeuble exemplaire : situé aux alentours des bureaux ferroviaires du Sud de la presqu’île, il compte en 1962, neuf résidences principales. Parmi les neuf chefs de ménage, quatre sont employés S.N.C.F., deux sont retraités de la même entreprise59.
66Tous les autres types accentuent le caractère manuel de la structure sociale (types 4, 5, 7, 8 et de façon moindre 9). Ces types se différencient par l’articulation différente des artisans, des ouvriers, des manoeuvres et des contremaîtres et, pour 8 et 9, des employés P.L.M.. Alors que le Nord de Villeurbanne se distingue par la faiblesse du personnel d’encadrement, le Sud villeurbannais et le troisième arrondissement en comptent davantage. Les artisans sont, eux aussi, plus nombreux. Les étapes de la rationalisation du travail pourraient seules rendre compte avec pertinence des articulations spécifiques. Le témoignage de Navel pallie notre méconnaissance de la vie des ateliers : « J’entrai aux usines Berliet de Vénissieux... C’était mon premier contact avec la grande usine. Les grandes usines de construction mécanique où la machine permet l’emploi d’une foule de manoeuvres, rapidement dressés, spécialisés, ont toujours besoin de main-d’oeuvre professionnelle. Si une masse d’hommes sont devenus des robots du travail de série, une minorité de règleurs de machines, d’outilleurs, doit sans cesse élever son niveau de capacités pour répondre aux exigences du travail moderne »6061.
67Oullins est la commune la plus proche du point moyen du type 8 ; puis viennent la Mulatière et Vénissieux, avec « cette usine de banlieue qui touche à la campagne »62. Le type 8 est, en effet, le seul qui enregistre une sur-représentation des agriculteurs63.
68Les neuf types s’organisent autour de quatre dominances : celle des classes dirigeantes, celle des classes moyennes, avec le cas particulier des bureaux ferroviaires, celle des travailleurs manuels enfin. La dernière de ces dominances est dispersée en plusieurs types, reflet des étapes successives de l’industrialisation.
69Concluons par une mise en cause : l’espace social n’atteint jamais la pureté d’une typologie car il résulte d’une histoire complexe ; du passé, la table rase est impossible. Par ailleurs, l’appréciation de ses nuances, de sa finesse, dépend du cadre spatial choisi pour son étude. L’étude des C.S.P. n’épuise pas la totalité de la complexité de la vie urbaine. La communauté des origines géographiques, la communauté de l’espace vécu, passé et présent, ne peuvent être minimisées. A partir d’une origine commune se tissent de multiples réseaux relationnels qui conditionnent la sociabilité urbaine.
C - Natifs et migrants dans l’espace urbain
1 - Les natifs de l’agglomération
7036,5 % des électeurs inscrits en 1936 sont nés dans l’agglomération, dont 31 % à Lyon stricto sensu64. La carte 28 permet d’appréhender l’espace occupé par cette catégorie. L’ancrage dans le centre historique et dans les quartiers les plus anciennement bâtis de la rive gauche est patent. La concentration des lyonnais se fait essentiellement à l’Ouest de la voie ferrée Lyon-Genève. Seules, trois communes suburbaines enregistrent des pourcentages équivalents ou supérieurs à la moyenne : Sainte-Foy, Caluire et Vaulx. L’espace féminin recoupe fortement l’espace masculin ; la répartition des couples homogènes de natifs de Lyon et de Villeurbanne le révèle étonnament. Sept bureaux lyonnais dépassent le seuil des 20 %. Trois d’entre eux, mitoyens, occupent la partie orientale de l’ancienne acropole soyeuse (404 : 20,4 % ; 405 : 28 % ; 407 : 30,6 %). Deux se trouvent sur les pentes méridionales de la Croix-Rousse (102 : 21,9 % ; 103 : 25,8 %). La colline où l’on travaille est bien le conservatoire du passé et des coutumes lyonnaises65. Hors de ces zones de prépondérance des natifs de l’agglomération, fortement recoupées par les espaces les plus anciennement bâtis, les migrants jouent le rôle essentiel.
2 - Les migrants
- L’attraction des quartiers sur les originaires
71« Si les étapes de l’exode rural sont mal connues, les filières le sont encore moins »66. On sait leur importance au XIXe siècle : elles conditionnent la spécialisation professionnelle des migrants : maçons creusois, fonctionnaires corses, ramoneurs savoyards ou peigneurs de chanvre du Bugey67. Ensuite, elles contribuent à créer des courants géographiques où les anciens migrants sont d’abord source d’informations : ils renseignent les « pays » « sur les possibilités d’emplois et de logements »68.
72Afin de mesurer l’attraction des diverses zones de l’agglomération, nous avons choisi deux groupes importants de migrants : ceux de l’Isère et ceux du Rhône.
73Pour mesurer attraction et répulsion, nous avons procédé ainsi : chaque arrondissement ou commune est défini par ses coordonnées. Il (ou elle) a pour abcisse le pourcentage d’hommes d’une génération vivant dans la zone étudiée ; pour ordonnée, la part des migrants de cette génération qui y est installée. Si la valeur absolue de l’ordonnée l’emporte sur celle de l’abcisse, il y a attraction ; dans le cas inverse, répulsion. Les Graphiques 18 et 19 expliquent la technique pour les migrants du Rhône et de l’Isère nés avant 1875. Il est clair que les natifs de l’Isère sont surtout installés rive gauche et en banlieue, alors que ceux du Rhône sont sur-représentés dans le cinquième arrondissement.
74A partir de croquis identiques, réalisés par classes d’âge de dix ans, nous avons retracé le film de l’installation des migrants dans les arrondissements. Les Graphiques 20 et 21 présentent les résultats les plus significatifs69.
75Prenons un exemple chiffré. Les natifs de l’Isère âgés de 51 à 60 ans sont, dans l’agglomération lyonnaise, et d’après notre sondage au dixième, 253.
76Parmi eux, 23 vivent dans le premier arrondissement, soit 9,1 %. Les électeurs de 51 à 60 ans sont 2.700, 233 résident dans le premier arrondissement, soit 8,6 %. Pour les électeurs de cette classe d’âge nés dans l’Isère, le premier arrondissement a été légèrement attractif. Pour la génération suivante il l’a été davantage : 10 % des natifs de l’Isère de 41 à 50 ans vivent dans le premier arrondissement qui ne regroupe que 9,1 % des électeurs de cette classe d’âge. Au contraire, les générations suivantes de migrants de l’Isère ne sont plus attirées par cet arrondissement. Pour les deux départements, la génération des hommes nés entre 1875 et 1885, génération du feu, a un comportement qui s’oppose à la tendance générale dégagée à partir des trois autres classes d’âge. Villeurbanne, l’Est et le Sud de Lyon attirent les natifs de l’Isère. Mais les classes d’âge les plus jeunes s’installent de façon préférentielle en banlieue, suivant la croissance générale de l’agglomération. La Croix-Rousse et les pentes du premier arrondissement ont perdu leur pouvoir attractif, dès que sont venus s’installer à Lyon les bas-dauphinois nés entre 1896 et 1906. Le glissement vers l’Est de la Fabrique n’est certes pas étranger à cette cassure dans l’histoire de l’installation des migrants. Cet arrêt de l’attraction n’implique pas du tout l’absence de relations fondées sur la communauté des origines, au contraire70. Le cinquième arrondissement, au-delà de la Saône, n’a jamais attiré les natifs de l’Isère.
77Pour les originaires du Rhône, le cinquième arrondissement se caractérise comme le pôle attractif de cette catégorie. Cette prédilection pour la rive droite de la Saône ne se dément jamais, au contraire. Toutes les autres zones situées à l’Est de la Saône, paraissent exercer une attraction beaucoup plus faible. Seules, les générations les plus jeunes s’installent, de préférence, en banlieue et dans le nouveau Lyon. A Villeurbanne, le caractère répulsif domine nettement ; son rôle rappelle celui du cinquième arrondissement pour les natifs de l’Isère.
78L’installation des migrants dans la ville découle d’histoires croisées, où se mêlent histoire du bâti, évolution du marché immobilier, filières professionnelles et réseaux de migrants. L’étude statistique n’épuise pas la complexité de cette réalité, elle permet cependant de dégager certaines hypothèses. La ville apparaît souvent comme le lieu de l’isolement et de l’atomisation des hommes. L’individu vivrait détaché de tous les réseaux de sociabilité tissés par la complexité de la vie villageoise. La ville se révèle être, au moins pour certains vieux quartiers, le lieu d’une complexité toute aussi grande, fondée sur l’intrication de réseaux professionnels, sociaux, de filières associatives, relationnelles, qui recoupent la communauté d’un vécu, celui des originaires. Il n’est donc pas sans importance que ces derniers soient attirés ou non par tel et tel espace. C’est un des éléments de la sociabilité urbaine, de la vie des quartiers. Et la ville n’est pas vécue comme lieu de l’isolement si l’on en croit Georges Navel : « Lyon c’était pas la ville où les hommes sont atomisés ! Ils se voyaient, les gars, il y a les lieux de camaraderie. Pas de voitures, pas de trucs pour aller à la campagne, ils se rencontrent. C’est une tribu, les copains... »71. Encore faut-il nuancer ; Georges Navel habite la Guillotière, mais en est-il de même dans ces quartiers périphériques que traverse le train qui l’amène aux usines Berliet de Vénissieux ?
- Des regroupements d’originaires
79L’étude des concentrations des migrants à Paris est classique et le cas des bretons de la gare Montparnasse est connu72, celui des auvergnats également73. Mais les parisiens, lorsqu’ils quittent la capitale, se concentrent-ils ? Leur poids est faible (1,5 % de l’électorat) mais ils sont aussi nombreux que les natifs de la Haute-Savoie ou de la Haute-Loire. Leur répartition témoigne d’une double polarisation : vers le Lyon des classes dirigeantes, vers celui des travailleurs manuels. Or, les natifs de la Seine sont sur-représentés parmi les cadres dirigeants et les cadres moyens d’une part, parmi les métiers qualifiés de la métallurgie d’autre part. Le deuxième arrondissement, sans les bureaux situés derrière les voûtes de Perrache, atteint 2,2 % et le troisième bureau, voisin de celui où Philippe, le parisien de Calixte74, achète un appartement, en compte 5 %. L’autre zone, l’espace des manuels, enregistre des scores plus faibles, mais le bureau 803, où sont installées les usines Berliet de Montplaisir, en accueille 3 %. A Lyon, la logique de l’installation des parisiens de naissance semble relever davantage de la ségrégation sociale que de l’existence de filières migratoires, beaucoup plus caractéristique des migrants ruraux.
80Les natifs de la Corrèze, de la Creuse et de la Haute-Vienne forment un groupe très minoritaire (1,6 % de l’électorat), - la précision des chiffres ne doit pas abuser-, mais leur spécialisation professionnelle est forte. Les métiers du bâtiment sont toujours l’apanage des limousins75. Sur les 309 maçons sondés, 50 sont natifs de la Creuse, 42 de la Haute-Vienne et 9 de la Corrèze, soit le tiers. C’est au coeur de la Guillotière qu’apparaissent les pourcentages les plus élevés : 4 % des électeurs de 307 sont nés en Limousin. Le quartier est connu comme quartier de terrassiers et de maçons76. Minorité, certes, mais à filières très puissantes comme le prouve la famille Pitance, dont on sait le succès dans le bâtiment lyonnais. Originaire de Peyrat-le-Château, dans le canton d’Eymoutiers, en Haute-Vienne, la famille emploie plusieurs bonnes : toutes sont nées à Peyrat77.
81S’ils ne peuvent, en raison de leur faible importance numérique, influer sur la sociabilité globale du quartier, ces groupes participent de sa tonalité et fonctionnent, pour leurs membres, comme groupes de solidarité.
82Groupe important (5,3 % de l’électorat), les migrants de l’Ain relèvent de deux flux migratoires distincts. Les plus âgés ont quitté les régions industrialisées du Jura du Sud, vallée de l’Albarine, cluse des Hôpitaux, Bas-Bugey. Installés à la Croix-Rousse, ils sont surtout représentés dans les zones où le bâti s’est développé après l’avènement de la Troisième République. Plus tard sont venus les originaires de la Dombes. Migrants plus récents, plus jeunes aussi, ils se sont installés dans les quartiers qui se sont développés à l’époque de la première guerre mondiale. Peu représentés au centre de la presqu’île, leur importance s’accroît au-delà des voûtes de Perrache ; mais ce sont les quartiers de la rive gauche, et surtout Villeurbanne, qui se révèlent être les zones les plus attractives.
83Les migrants de l’Ain sont des ruraux (86 % de ruraux, 14 % d’urbains). Pour eux, venir dans la cité rhodanienne, c’est devenir, le plus souvent, gardiens de la paix, employés P.L.M., petits commerçants, employés de voirie. Mais on retrouve également les métiers de la Fabrique. L’interférence entre les deux flux migratoires et les deux types d’activité est sensible. Ici, les étapes de la dépopulation rurale, décrites par Philippe Pinchemel se retrouvent fidèlement.
84La répartition des femmes mariées natives de l’Ain se calque sur celle des hommes, mais elles sont mieux représentées que ces derniers dans la presqu’île : si 33 % d’entre elles ont épousé des « pays », 22 % ont épousé des lyonnais78.
85Traditions professionnelles, flux migratoires et espace bâti disponible interviennent à nouveau, rendant compte de l’installation des natifs de l’Ain dans l’espace de l’agglomération lyonnaise.
86Migrants récents79, les ardéchois sont fortement représentés sur la rive droite de la Saône et du Rhône. La Mulatière enregistre un score particulièrement significatif : alors que les ardéchois représentent 4 % de l’électorat de l’agglomération, cette commune de banlieue en compte 13 %.
87Manoeuvres, employés P.L.M., employés sans autre indication, commerçants : telles sont les activités où l’on retrouve de nombreux ardéchois, plus que chez les artisans et ouvriers. Leur installation dans Lyon recoupe la géographie sociale des migrants, mais les relations demeurent nombreuses entre natifs d’un même canton, d’une même commune.
88Un témoignage nous a aidé à mieux comprendre la migration des ardéchois, celui de Monsieur Chenevier, originaire d’Annonay, qui exerça la profession de coiffeur dans un salon situé à proximité de la place des Terreaux, au pied de la Croix-Rousse. Dès 11 ans, il apprend son métier dans sa ville natale (les apprentis coiffeurs étaient nombreux dans ce chef-lieu de canton ardéchois). A la veille de la guerre, il quitte son pays natal, traverse le Rhône, travaille à Saint-Vallier, à Vienne puis à Lyon. Son installation dans la cité rhodanienne n’est pas fortuite : son père, coiffeur lui aussi, a exercé à Lyon lorsqu’il était jeune ; c’est également à Lyon que celui qui lui apprend le métier a fait ses premières armes. Incontestablement, Lyon n’est pas inconnue au jeune homme lorsqu’il y arrive. Après le premier conflit mondial et la mobilisation, Monsieur Chenevier travaille de ci de là, puis se fixe dans un salon, à proximité des Terreaux. Il le rachète à son patron au milieu de l’entre-deux-guerres.
89Après la première guerre mondiale, affluent de nombreux « pays », originaires des communes rurales du canton d’Annonay. Les plus nombreux n’ont pas de métier à leur arrivée à Lyon. Une fois descendus du train, un café du quartier de Perrache leur sert de lieu de rendez-vous. Le patron les renseigne sur les possibilités d’emploi, de logement. La savonnerie de Gerland leur sert de purgatoire. Une fois initiés à l’usine, à l’activité de manoeuvre, certains cherchent à entrer au P.L.M., gage de sûreté. Tous se retrouvent - ainsi que Monsieur Chenevier - à l’Association des originaires du canton d’Annonay, « on était des mille ! » Repas et bals favorisent l’insertion des nouveaux venus. De plus, il n’est pas rare que tout le monde se retrouve derrière les abattoirs de Gerland, pour jouer aux boules. Dans son salon, Monsieur Chenevier met, en bonne place, un journal d’Annonay, véritable signe de reconnaissance des natifs du canton (il y est toujours abonné aujourd’hui). Par l’intermédiaire de l’histoire orale, l’approche de la vie urbaine est possible ; elle s’avère complexe, elle révèle aussi les nuances qu’il faut apporter à l’idée d’atomisation et de déracinement8081.
90L’espace des femmes originaires de l’Ardèche recoupe sensiblement celui des hommes. Présentes sur les pentes de la Croix-Rousse, à Gerland, sur la rive droite du Rhône, elles témoignent de la très forte endogamie des migrants ruraux : 46 % des migrantes rurales ont épousé un « pays » né dans une commune rurale.
91Les originaires de la Loire représentent 6 % des électeurs lyonnais. Familiarisés avec le travail industriel, nombreux sont ceux qui sont nés dans les communes urbaines de la mouvance stéphanoise. Le courant migratoire est ancien et continu82.
92Leur implantation découle de la géographie sociale et des aptitudes professionnelles des migrants ; leurs arrivées, régulières, ne correspondent pas à l’entrée, sur le marché du logement, de nouveaux espaces bâtis. Flux régulier, absence de coïncidence installation/disponibilité de nouveaux quartiers bâtis, diversité sociale, expliquent leur répartition éclatée. Ils sont à la Croix-Rousse ; ils atteignent les quais du Rhône ; on les trouve à Vaise, mais ils sont également installés à l’Est de la voie ferrée Lyon-Genève. Dans le nouveau Lyon, ils occupent surtout les quartiers les plus anciens. De cette ubiquité, peut-on déduire l’absence de regroupement des originaires de la Loire ? Mais cette catégorie existe-t-elle ? Quelle communauté de vécu entre le migrant stéphanois et le migrant de La Pacaudière ? A l’éclatement de l’économie départementale répond l’éclatement des installations lyonnaises.
93Leurs activités témoignent de cette hétérogénéité. Si les métiers qualifiés de la métallurgie et de la Fabrique sont bien représentés, mieux surtout que les métiers de l’administration, on trouve également bien représenté, pour les migrants qui échappent à la mouvance stéphanoise, l’état de manoeuvres83.
94Avec les natifs de la Loire, la communauté du vécu se révèle être une notion importante. De son existence ou non dépend la possibilité pour les migrants de tenter de recréer dans la ville, un espace où ils se sentent « comme chez eux »84.
95En schématisant quelque peu, on pourrait dire que la non-atomisation des migrants d’une région dans l’espace urbain répond à la non-atomisation de la société et de l’économie de la région d’émigration. La ville n’enregistrerait alors que le déracinement des déracinés virtuels.
- Les originaires : une communauté du vécu ?
96L’analyse statistique souligne l’existence de concentrations de natifs du même département. Ces migrants se considèrent-ils comme appartenant à une même communauté départementale ? Ces nouveaux venus ont-ils vécu dans un milieu socio-économique identique ? Leur histoire s’est-elle déroulée au même rythme ?
97Trois départements, le Rhône, l’Isère et la Saône-et-Loire envoient de forts contingents de migrants. Après avoir repéré les zones de concentration - Vaise pour les migrants du Rhône, Gerland et l’Est de la Croix-Rousse pour ceux de l’Isère, Gerland et Vaise pour ceux de Saône-et-Loire - nous avons étudié leur origine géographique. Bien sûr, les échantillons des originaires de Saône-et-Loire, du Rhône, de l’Isère sont différents mais ils permettent, à partir des communes de naissance, de cerner cette notion un peu floue que nous nommons communauté du vécu.
98Les migrants et migrantes de Saône-et-Loire installés à Vaise, viennent des villages du Charolais, du Val-de-Saône, des villes industrielles. Espace masculin et espace féminin se recoupent. Leur regroupement à Lyon répond à leur faible atomisation en Saône-et-Loire.
99A Gerland, au contraire, les origines sont plus dispersées, les chefs-lieux de canton jouent un rôle qu’ils ne jouaient pas pour les migrants de Vaise. Surtout, ils sont moins nombreux et les possibilités de recréer, à la ville, l’ambiance de leur jeunesse, sont moindres. C’est également à Vaise que les migrants du Rhône sont les plus aptes à recréer un mode de vie d’où soit bannie la rupture totale d’avec leurs habitudes antérieures. Aux migrants et migrantes de la proche banlieue, fort peu dispersés, viennent s’ajouter ceux du Val-de-Saône et des cantons montagnards qui jouxtent les villages du Charolais, déjà repérés pour la Saône-et-Loire. Hommes et femmes arrivent par véritables grappes migratoires et, dans ces conditions, la sociabilité urbaine emprunte les filières villageoises.
100A Vaise, deux groupes d’originaires (Saône-et-Loire, Rhône), concourent à définir les arcanes de la vie urbaine, à induire les relations sociales du quartier, à empêcher l’émergence d’un monde de l’isolement absolu.
101Les migrants de l’Isère, installés à la Croix-Rousse et à Gerland, confortent ces interprétations. Aux migrations traditionnelles, empruntant les filières professionnelles, correspond l’installation des bas-dauphinois sur le plateau croix-roussien85. A la communauté de l’espace vécu passé, la communauté de l’espace vécu présent fait écho. Au contraire, les migrants et migrantes installés à Gerland ont des origines plus éclatées dans le département de l’Isère ; l’espace masculin et l’espace féminin sont disjoints ; la sociabilité urbaine ne peut naître que de la communauté du vécu social ; le rôle essentiel n’est plus tenu par les filières migratoires, mais par la répartition socio-professionnelle.
102Le premier type de relations coïncide souvent avec la concentration de natifs de Lyon ; les deux phénomènes concourent à favoriser l’insertion à la ville. Au contraire, dans les quartiers neufs, à l’absence de sur-représentation des natifs de la ville, s’ajoute l’inaptitude des nouveaux venus à recréer dans la ville, un espace villageois. Leurs relations ne sont pas médiatisées par la communauté des origines, elles tendent à relever uniquement des relations sociales, et des conflits qui en résultent. Gerland est un isolat social, la Croix-Rousse est lieu des osmoses. On comprend mieux alors la complexité de l’organisation sociale de la grande ville, on saisit avec plus de précision la variété des espaces sociaux urbains.
103Une approche globale de la ville implique, au contraire, l’atténuation, voire l’effacement des nuances, des différences qui opposent les diverses zones secondaires. L’expansion qui suit la seconde guerre mondiale correspond à une phase de mutations rapides pour les villes. Rénovation urbaine, remodelage, grands ensembles, rendus possibles par le développement économique, entraînent l’effacement progressif des différences encore sensibles pendant l’entre-deux-guerres.
***
104Une ville ? Des espaces et des hommes. Espaces différenciés par leur histoire, par leur fonction, par leur accessibilité. Hommes organisés en groupes, séparés par les revenus, le mode de vie, divisés par leur fonction. De la relation entre hommes et espaces naît l’espace social.
105Au Lyon de l’Ouest, anciennement bâti, caractérisé par des immeubles élevés, résidences des classes dirigeantes et des classes moyennes, s’oppose le Lyon de l’Est, où usines, et plus seulement ateliers, se mêlent à la trame d’un habitat hétérogène. Ici, peu d’immeubles élevés, mais des pavillons parfois, et, le plus souvent, des habitations à un ou deux étages, construites à la hâte, peu confortables. Des exceptions cependant, le quartier des Etats-Unis, esquissé, les gratte-ciel de Villeurbanne, achevés. Dans ce Lyon de l’Est et du Sud, les travailleurs manuels sont les plus nombreux.
106S’il fallait définir une frontière entre ces deux types d’espaces sociaux, une seule s’imposerait : la voie ferrée Lyon-Genève qui pérennise les anciennes fortifications de la ville. Cette frontière n’a pas la même perméabilité pour toutes les catégories socio-professionnelles et, à l’intérieur même du Lyon de l’Ouest, subsistent des poches non régénérées. Les politiques urbaines, souvent virtuelles pendant l’entre-deux-guerres, manquent de moyens et surtout ne se font jamais sur une page blanche. L’espace urbain est, lui aussi, espace sédimentaire. Seule la croissance de l’après-guerre dégage les moyens nécessaires à la rénovation urbaine.
107De cette diversité de l’espace social, une conséquence fondamentale : l’appartenance de classe n’a pas le même sens dans le Lyon de l’Ouest (Vaise étant un cas particulier) et dans le Lyon de l’Est et du Sud. Etre ouvrier à la Croix-Rousse n’a pas le même sens que de l’être à Gerland. Etre employé à Villeurbanne n’implique pas le même vécu que de l’être place des Terreaux. La résidence dans un lieu particulier, l’ancrage dans un espace habité spécifique surdétermine l’appartenance de classe.
108De ces implications, l’installation des migrants dans tel ou tel quartier rend compte. Il n’est pas indifférent à leurs comportements de pouvoir vivre, après la journée de travail, « comme chez eux », c’est-à-dire, pour les migrants ruraux, comme au village. Dans certains quartiers, par-delà les oppositions sociales, perdure une sociabilité fondée sur la communauté de l’espace vécu passé.
109De cette non-atomisation dans la ville, la non atomisation des migrants virtuels nous semble être une condition nécessaire. Nous atteignons là les limites de l’analyse statistique et des interviews de migrants doivent pallier notre méconnaissance.
110De ces divers modes d’organisation de l’espace social, ancrage dans la ville, échec au déracinement par la médiation du regroupement d’originaires, isolat social, quelles sont les relations avec les choix idéologiques et politiques, en un moment où ils paraissent engager l’avenir, les élections législatives de 1936 ?
***
Notes de bas de page
1 Manuel Castells, La question urbaine, édition revue et augmentée, 1975, p. 139.
2 Etude sur le programme de modernisation et d’équipement du groupe d’urbanisme de Lyon. Le logement. Commissariat Général au Plan d’Equipement et de la Productivité, 1961, 132 p. et Annexes 174 p.
3 Ibid., Annexes, tableaux IX, p. 106.
4 Pour le septième arrondissement, ce pourcentage s’élève à 7,3 % ; les destructions d’immeubles dues aux bombardements de mai 1944 ont entraîné certaines reconstructions.
5 Bernard Aulas, Vie et mort des lyonnais en guerre 1939-1945, (1974), aborde le problème des destructions dues aux faits de guerre, p. 3 3 ; il publie les résultats du recensement de 1946, p. 252. D’après ce tableau, 3 % des immeubles de l’agglomération ont été détruits. Mais les destructions sont surtout importantes à Saint-Fons et Vénissieux. A Lyon, 1,8 % des immeubles ont disparu, 0,1 % à Villeurbanne.
6 Fernand Rude, Libération de Lyon et de sa région, 1974, raconte, pp. 67-68 : « Le matin du 26 mai (1944), une flotte de sept à huit cents avions américains avait passé les Alpes, s’était scindée en trois groupes, le premier, le plus important, fondit sur Lyon... A partir de 10 heures 40, par vagues successives, le pilonnage commença. Au Sud d’abord, tout le long de la ligne de Marseille et de Grenoble, mais la débordant trop largement, au Moulin à Vent, au Grand-Trou, à Gerland, à la Mouche, s’égrenèrent pendant dix minutes des chapelets de bombes de deux cents à cinq cents kilos ».
7 Pour obtenir le nombre d’appartements par immeuble, nous avons divisé le nombre des logements d’un arrondissement ou d’une commune par le nombre d’immeubles de l’unité territoriale retenue.
Commissariat Général..., op. cit., Annexes, tableau p. 103.
8 Pour la compréhension du problème, nous avons utilisé plans et photos aériennes. Par ailleurs, un plan de l’évolution du bâti de l’agglomération lyonnaise est publié dans René Lebeau, Portrait de la France moderne. Atlas et géographie de la région lyonnaise, 1976, 312 p. + 32 cartes. Voir la carte numéro 10 : Les étapes du développement spatial de Lyon.
9 Jean Bienfait, art. cit., p. 112.
10 Selon l’expression de J.B. Montfalcon, citée in André Bruston, La « Régénération » de Lyon, 1853-1865, Espaces et Sociétés numéro 15, avril 1975, pp. 81-103 (citation p. 82).
11 Voir à ce propos Martin-Basse, Une réalisation d’urbanisme à Lyon - Le quartier Grolée - L’aménagement du quartier Grolée, 1887-1908, 82 p., 1955 (nombreuses illustrations).
12 A Vaise, les inondations dues à la crue de la Saône en novembre 1840, ont entraîné l’écroulement des maisons en pisé. Lors de la reconstruction, il fût obligatoire de construire la partie basse en maçonnerie, seuls les étages pouvaient l’être en pisé. D’après Ch. Guillemain, Histoire de la commune de Vaise, faubourg de Lyon, Albums du Crocodile, mai-juin 1961 - juillet-août 1961, 52 p. L’auteur ajoute, à propos des inondations (p. 36) : « Vaise reconstruit retrouvera ses habitants, à l’exclusion des ouvriers en soie qui resteront à la Croix-Rousse, créant ainsi une affinité entre les deux populations reliées par des liens familiaux ».
13 Georges Bazin, Montchat-Lyon 3e, un ancien lieu-dit de la rive gauche du Rhône, 1956, 103 p. Photos, cartes. Contient le plan du lotissement établi par Richard Vitton en 1858.
14 Chiffres de population d’après Jacques Bonnet, Lyon et son agglomération, Notes et études documentaires numéro 4207-4208-4209, 30 juillet 1975, pp. 26-27.
15 La vocation résidentielle de Cuire est ancienne. Le curé Veissire, répondant à une enquête de l’Intendant général d’Herbigny, commandée par Colbert, s’exprimait ainsi : « La paroisse de Vaise n’a pas d’autres hameaux que Cuire, qui est son annexe et qui est situé vis-à-vis de l’île Barbe ; Cuire est composé de vingt-sept ou vingt-huit familles, toutes riches ; il y a quatre ou cinq familles qui ont plus de bien que tout Vaise ». Cité in Ch. Guillemain, op. cit., p. 15.
16 Hospices Civils de Lyon, Historique du domaine urbain situé sur les territoires des villes de Lyon et de Villeurbanne, 1938, 32 p. plus une carte. La citation, prophétique, se trouve p. 29.
Un plan des terrains appartenant aux H.C.L. figure dans : Groupement d’Urbanisme de la Région Lyonnaise, Documents d’enquêtes et schéma du plan directeur, Secrétariat d’Etat à la Reconstruction et au Logement, Lyon 1954-1957, 39 planches. La planche consacrée aux H.C.L. est la planche numéro 38.
17 Comité des quartiers Croix-Luizet - Les Buers, Naissance et Métamorphose d’une banlieue ouvrière, Etude réalisée par des urbanistes, des sociologues et des géographes. 137 p., cartes. L’information se trouve p. 11.
18 Le reste du bureau 009 n’est d’ailleurs pas totalement à l’abri des inondations ; même après la construction des égouts, en 1925-1930. A preuve, cette chanson d’époque, citée in Naissance et Métamorphose..., op. cit., p. 136 :
« Route de Vaulx, route de Vaulx
On fait mieux qu’à Venise
Je dis : ne fais pas de bêtises
Prends le tramway pour Vaulx
Tu t’y gondoleras à ta guise
A travers les flots et les flots ».
19 Dominique Boudier, Didier François, Michel Raynaud, Villeurbanne 1924-1934, Un centre urbain, in Architecture, Mouvement, Continuité, numéro 39, juin 1976, pp. 57-63. La citation se trouve p. 58, ainsi que les suivantes. La structure sociale est, en 1936, plus complexe.
20 Boudier, François, Raynaud, art. cit., p. 62. L’étude contient une vue oblique des gratte-ciel. Le contraste avec l’Ouest du bureau 001 est flagrant. L’habitat se mêle, ici, aux usines et aux ateliers. Le poids du bureau est cependant déterminé par les 1.500 logements des gratte-ciel, occupés à 60 % dès 1934.
Pendant la même période, 1926-1934, la municipalité construisit 323 logements H.B.M. à Croix-Luizet, cf. Naissance et Métamorphose..., op. cit., p. 37.
21 Les gratte-ciel sont achevés en pleine affaire Stavisky. Y aura-t-il un « Panama villeurbannais» ? Un tract de 1934 répond aux attaques de la droite lyonnaise. Dominique Boudier, Didier François, Michel Raynaud, art. cit., p. 62.
22 Ibid., p. 63.
23 Sur les tentatives d’annexion de Villeurbanne à Lyon, voir Charles Hernu, Villeurbanne, cité millénaire, 1977, surtout chapitre XII : Villeurbanne et le problème de son annexion à Lyon, 1874-1913, pp. 79-89.
Pour l’urbanisation de Villeurbanne, voir Marc Bonneville, Villeurbanne, naissance et métamorphose d’une banlieue ouvrière, processus et formes d’urbanisation, 1978.
24 Voir Tony Garnier Les grands travaux de la ville de Lyon, Paris, Massin. s.d. [1921] 56 pl. et Christophe Pawlowsky Tony Garnier et les débuts de l’urbanisme fonctionnel en France, 1967, 240 p.
25 A. Pehu, Etude sur les logements insalubres à Lyon de 1891 à 1910, in Annales de la Société d’Architecture de Lyon, 1911-1912, pp. 311-330. La citation se trouve p. 320.
26 A. Pehu, art. cit., pp. 322-323.
27 Ibid., p. 327. La description faite ici des loges de concierges n’est pas sans rappeler celle faite par Paul Chabot, op. cit., p. 217. La loge de Jean et Yvonne, en 1910, rue des Batignolles à Paris, était bien modeste. « Confinés dans l’étroitesse d’une loge... ; la loge était si minuscule qu’ils n’avaient pu me prendre avec eux et m’avaient relégué au septième étage... dans une chambre de bonne... ».
De même, les garnis de la Guillotière évoquent ceux que connut Martin Nadaud, en 1830, à Paris.
28 Syndicat d’Etude pour la Reconstruction du quartier Moncey, Hommage du Syndicat, 12 p., 2 plans, s. d. [1923 ?].
Le quartier est délimité par le cours de la Liberté, le cours Gambetta, l’avenue de Saxe, la rue de la Part-Dieu. L’objectif est le percement d’une rue plus large à l’emplacement de la rue Moncey. Le souvenir de la rénovation du quartier Grolée est évident. Le Syndicat est une société anonyme, lancée par un insdustriel, Alexandre Victor, adjoint au maire de Lyon. Voir les Statuts du Syndicat, 1919, 28 p. Ces deux brochures sont conservées aux Archives municipales de Lyon.
29 Georges Navel, Travaux, Stock 1969. Citation p. 59. La situation décrite est celle de 1917-1918.
30 Ibid., p. 60. L’auteur vit alors avec ses parents et deux de ses soeurs. Ce sont des réfugiés de la région de Pont-à-Mousson. Plus tard, G. Navel vivra seul dans « sa petite piaule » (p. 92). L’auteur travaille alors aux usines Berliet de Vénissieux. Nous sommes en 1922. D’après l’interview accordée par l’auteur à Révoltes Logiques, numéro 1, pp. 82 à 95, il y retravailla en 1926.
31 Pour Villeurbanne, une exposition de photos tenue au siège de la Semaly, en mai 1977, confirme l’inachèvement du réseau viaire et la pauvreté des habitations. Une autre exposition photos (Perrache était un village et le journal du même nom, avril 1977), souligne cette pauvreté pour les logements du Sud de la presqu’île.
32 L’Etude... du Commissariat Général au Plan, op. cit., précise (tableaux X, p. 109 des Annexes) les éléments de confort des logements de l’agglomération en 1954. De fortes oppositions apparaissent. Si 94 % des logements ont l’eau courante dans le premier arrondissement, il n’y en a que 67 % à Vaulx-en-Velin. De même pour les installations sanitaires : 27 % des logements du second arrondissement en sont pourvus, mais 9 % seulement à Pierre-Bénite.
33 Pétrus Sambardier, La vie à Lyon, de 1900 à 193 7, par un grand journaliste. Préface d’Edouard Herriot, Lyon 1939, 223 p. (Recueil d’articles parus dans divers journaux).
La description de la place du Pont est truculente (pp. 162-165).
Extrait d’un article de la Vie Lyonnaise du 12-3-1932 :
« Ce qui n’a pas disparu, place du Pont, et se maintient, de mémoire d’homme, sans presque se modifier, c’est une allure populaire, bon enfant et cosmopolite. Il est probable que la place, agrandie sur un quartier Moncey bientôt embourgeoisé, ne gardera pas cette physionomie qu’elle avait encore très marquée, il y a quinze ou vingt ans. On voyait - et l’on voit encore - stationner là, car le stationnement en groupes est le propre de cette place, les échantillons les plus variés de la population de Lyon, de l’Auvergne, du Dauphiné, de l’Algérie et du Proche-Orient... Entre le cours Gambetta et le cours de la Liberté, les trottoirs étaient garnis d’arabes en burnous sales qui vendaient, au verre ou à la poignée, des dattes grasses de leurs paniers en lambeaux... Le Proche-Orient était représenté par des Arméniens qui vendaient des racines dont le simple contact avec les gencives guérissaient le mal de dents, et qui pouvaient aussi amollir et dissiper les cors aux pieds... Sans avoir autant de couleur qu’il y a trente ou cinquante ans, la place du Pont est encore le lieu de Lyon où l’on peut entendre parler le plus de langues et où l’on rencontre le plus de professions. Elle est la porte de ce quartier plein de mystère où l’on pénètre par la rue Marignan aux devantures sombres, aux fenêtres noires. A cent mètres de là, rue Sévigné, devant les boutiques obscures où l’on entrevoit des Algériens jouant paisiblement aux cartes, circulent et stationnent, le nez au vent, les mains dans les poches, parlant argot ou sabir, tous les survivants de la Tour de Babel : enfants de la Guille ou fils d’Afriques variées ; camelots, manoeuvres, mendiants, brocanteurs, que les crudités indiscrètes de l’éclairage électrique ont refoulé de la place du Pont ».
34 P.H. Chombart de Lauwe, Paris de l’agglomération parisienne, tome 1, l’espace social dans une grande cité, 1952, carte I, p. 56 ; Artères fréquentées par les habitants de l’Ouest. Carte I, p. 106 : Trajets pendant un an d’une jeune fille du XVIe arrondissement.
35 Cf. note 15. Les classes dirigeantes regroupent à Caluire et Cuire 9 % des électeurs, contre 5,8 % en moyenne.
36 En dehors des quatre zones décrites, on observe une légère sur-représentation dans une partie du cinquième arrondissement et de sa banlieue, Sainte-Foy, ainsi que sur les quais du Rhône qui font face au parc de la Tête d’Or (408). Le cours d’Herbouville, où demeure Edouard Herriot, contraste ici avec les logements plus modestes des rues étroites et pentues qui permettent d’accéder au plateau croix-roussien. Enfin, la légère sur-représentation constatée en 004 peut s’expliquer par la construction de villas sur le lotissement de la Société immobilière « La Ferrandière ». Voir M. Bonneville, op. cit., p. 90 et 102-103.
37 Le fabricant de cycles Piot est l’électeur 1392 du deuxième bureau du sixième arrondissement. Charles Mérieux, l’électeur 1106 du sixième et le fils du banquier Sainte-Olive, chez qui il demeure, l’électeur 1527 du septième bureau.
38 En 1911, le glissement vers la rive gauche est déjà sensible : « Les négociants n’ont pas abandonné le deuxième arrondissement ; cependant, leur densité s’y révèle moins forte (qu’en 1869)... Les quartiers de la rive gauche du Rhône, semblent les attirer sans cesse davantage ». P. Léon, op. cit., p. 219.
39 Entre la distribution résidentielle des ingénieurs et celle des industriels, le coefficient de corrélation est, pour les 104 unités, de 0,4 ; il n’est que de 0,2 avec les négociants.
40 La distribution résidentielle des travailleurs manuels (D) est corrélée négativement avec celle du regroupement B ; « classes moyennes » (-0,75) et du regroupement C : « classes dirigeantes » (-0,93). Au contraire, B et C ont un coefficient de corrélation de 0,51.
41 Dominique Boudier..., op. cit., p. 62, signale que, si la majorité des logements est occupée dès 1934, le rôle commercial des gratte-ciel n’atteindra son plein développement qu’après la seconde guerre mondiale. « Le demi-échec des commerces va laisser une impression de « vide urbain » dans la mémoire villeurbannaise ».
42 Des employés du P.L.M. se désignent-ils comme employés de bureau ?
43 Listes nominatives du cinquième canton, p. 1.130) du septième canton, pp. 825 et 1.152.
44 Y. Lequin, op. cit., t. 1 : les équivoques d’une mutation, pp. 183-204.
45 L’image proposée est cependant approximative : le métier l’emporte sur l’industrie qui occupe l’ouvrier.
46 Faut-il voir dans la part relative des outilleurs, ajusteurs, mécaniciens, et des fraiseurs affûteurs, une indication du niveau atteint par la rationalisation ? L’hypothèse ferait de la banlieue, du septième arrondissement dans son ensemble, du troisième, l’espace de la rationalisation dans l’industrie mécanique. G. Navel, op. cit., pp. 83-88, tendrait à confirmer l’hypothèse (voir note 60 p. 177).
47 Déclin de l’activité et féminisation contribuent à diminuer le nombre des hommes employés dans ce secteur. Soulignons quelques faits troublants. En 1866, Y. Lequin dénombre 19.399 hommes employés dans le textile ; 7.523 en 1891 (op. cit. t. 1, tableau numéro 18, p. 411). Le taux de croissance moyen annuel est donc de - 3,7 %. Si l’on extrapole et que l’on essaie d’estimer, sur la base de 1891, le nombre des employés du textile au début des années trente, on obtient 1.665, 1.366 en 1936. Le sondage au dixième en dénombre 171. Hasard ou régularité d’un déclin ?
48 Ibid., t. 1, p. 204.
49 Electeur 903, du troisième bureau du quatrième arrondissement.
50 Y. Lequin, op. cit., t. 1, p. 188, note : « La Fabrique a entamé une nouvelle migration à l’intérieur de l’espace urbain. Villeurbanne est donc bien une de ces communes industrielles suburbaines mais en prise directe sur les activités traditionnelles de Lyon ». Il y a là sédimentation des secteurs industriels, ce qui explique l’impossibilité de diagonaliser le graphique 16.
51 Le fait est déjà perceptible à la fin du Second Empire : « La main d’oeuvre du bâtiment reflète plutôt... les dynamismes récents ». Y. Lequin, op. cit., t. 1, p. 172.
52 Y. Lequin, op. cit., t. 1, p. 400, souligne « la création de tout un réseau d’échanges et de transports » et cite « les files de lourds chariots, attelés de chevaux vigoureux... (qui) s’ébranlent dans toutes les directions ; ce sont les fourgons postes. Dans leurs flancs sont entassées les matières premières... ».
53 Archives Municipales de Lyon, 2S 456 - Les cartes industrielles de France. Le Rhône 1932.
54 Y. Lequin, op. cit., t. 1, p. 405.
55 Marc Maurice, Dominique Deloménie, Mode de vie et espaces sociaux, Processus d’urbanisation et différenciation sociale dans deux zones urbaines de Marseille, 1976, citation p. 25.
56 Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, 1977, 2e édition.
57 Les types 6 et 11 n’ont pas été représentés sur le graphique 17, ils ne concernent que quatre communes suburbaines dont la spécificité essentielle tient à la sur-représentation des agriculteurs.
58 L’indice se calcule très facilement.
% CSP. i.t. = pourcentage de la C.S.P. considérée dans le type étudié,
% CSP. i.T.= pourcentage de la C.S.P. considérée dans l’ensemble du fichier.
Dans le type 1, il y a, en moyenne, 9,5 % d’ouvriers. Or, ces derniers représentent 24 % de l’ensemble de la population, l’indice est donc de 40. Dans le type 2, l’indice est de 140, il y a donc, en moyenne, 33,3 % d’ouvriers.
59 J. Bienfait, art. cit., p. 116.
60 G. Navel, op. cit., pp. 83-88. Plus loin, il ajoute : « C’était une bonne usine, de construction récente, bien conçue. Elle passait pour être un bagne. C’était vrai hors du régime privilégié des outilleurs. D’abord à cause de la rationalisation, les fraiseurs, les perceurs, les tourneurs professionnels ou les manoeuvres spécialisés, ceux que l’on peut appeler les robots, ceux dont le travail de série est d’une désespérante monotonie, devaient fort se démener pour usiner le nombre de pièces qui leur était demandé comme production normale. Tout leur travail était chronomètré... A l’outillage, le travail n’était pas taylorisé ».
61 La part du clergé dans le type 8 n’est pas significative. Seuls trois ecclésiastiques recensés à la Mulatière l’expliquent. Au contraire, le poids représenté par cette catégorie dans le type 1 correspond à une réalité.
62 G. Navel, ibid., pp. 83-88.
63 Avec, bien entendu, les types 6 et 11. Notons que Pierre-Bénite, commune du type 6, compte parmi ses électeurs 23 % de manoeuvres.
64 Le résultat diffère légèrement de celui donné au chapitre II (37,8 %). Nous raisonnions alors par rapport aux seuls électeurs nés en France.
65 6.900 couples ont été reconstitués à Lyon et Villeurbanne. Parmi eux, 921 unissent un lyonnais et une lyonnaise ; 19 un villeurbannais et une villeurbannaise. Ils représentent 88 % des couples qui unissent un homme né dans l’agglomération à une femme qui y est née également. Les deux autres bureaux sont le 606 (21,6 %) et le 310 (22,3 %).
66 P. Merlin, op. cit., p. 62.
67 Abel Chatelain, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914, 1976, 2 vol. : Peigneurs de chanvre : pp. 386 à 392 ; ramoneurs, pp. 485 à 493 ; maçons creusois, pp. 780 à 786 ; fonctionnaires corses, pp. 978 à 988. Voir également Françoise Raison-Jourde, La colonie auvergnate de Paris au XIXe. 1976.
68 P. Merlin, op. cit., p. 62.
69 Les migrants de plus de 60 ans n’ont pas été retenus. Nombreux sont ceux qui n’ont plus d’activité salariée et l’importance de la mobilité inter et intra-communale masque la répulsion ou l’attraction que les arrondissements ou les communes exercent sur les migrants plus jeunes.
70 Cf. Les originaires : une communauté du vécu ? p. 121.
71 Interview de G. Navel à Révoltes Logiques numéro 1, art. cit., p. 86.
72 Philippe Aries, Histoire des populations françaises, 1971, fig. 24 : Les provinciaux à Paris.
73 Françoise Raison-Jourde, op. cit.
74 Parmi les migrants, les parisiens sont ceux qui ont le plus de chances d’épouser une lyonnaise :
Migrants mariés | Migrants mariés avec une lyonnaise | % | |
Natifs de la Seine……… | 110 | 33 | 30,1 |
élargie urbains…. | 1.101 | 246 | 22,3 |
élargie ruraux….. | 2.685 | 532 | 19,8 |
Tous migrants (y compris nés hors de France) | 5.283 | 1.055 | 20 |
75 Alain Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880, 1975, pp. 175-225 et carte numéro 21, p. 181 : Destination des migrants selon leur origine géographique.
76 Cf. A. Pehu, art. cit. pp. 322-323. Cf. également G. Navel, op. cit., p. 59.
77 Les Pitance sont inscrits dans le bureau 312. Le fils est l’électeur numéro 1.042. J.B. Perchaud, Géographie de la Haute-Vienne, 1917, note : « Lyon est peuplé de familles souvent très en vue dont l’origine et le nom sont limousins... Aujourd’hui, Lyon a conservé une clientèle invinciblement fidèle : on la trouve sur les collines du plateau de Gentioux, vers Beaumont, Nedde, Peyrat-le-Château, Eymoutiers ». Cité in A. Chatelain, art. cit., p. 97.
F. Raison-J ourde, op. cit., note pp. 51-52 : « L’immigrant (auvergnat) organise à Paris une des vies de société les plus actives qui soient et s’il y a un thème complètement ignoré dans son cas, c’est bien celui du déracinement de l’immigré : son dynamisme, sa vie, son aisance en affaires nous amèneraient plutôt à nous demander s’il n’est pas, à la fin du siècle, plus intégré à Paris que bien des parisiens de naissance».
78 Parmi les natives de l’Ain qui ont épousé des lyonnais, les urbaines se détachent nettement :
Natives de l’Ain | Total | Ont épousé un lyonnais % | Ont épousé un migrant de l’Ain % |
Originaires de | 77 | 21 | 19 |
Originaires de | 282 | 57 | 99 |
Total………… | 359 | 78 | 118 |
79 Y. Lequin, op. cit., t. 1, cartes numéros 31 et 32. Les migrants ont la structure d’âge suivante :
+ 60 ans……….. | 17 % |
51-60 ans……….. | 21,6 % |
41-50 ans……….. | 21,4 % |
31-40 ans……….. | 29,4 % |
21-30 ans……….. | 10,5 % |
80 Témoignage de Monsieur Chenevier recueilli le 27 avril 1977, à Saint-Genis-Laval. Nous tenons à remercier, ici, Monsieur Chenevier.
81 Monique Vincienne, op. cit., p. 311, précise le rôle des journaux tels que l’Auvergnat de Paris, la Bretagne à Paris. Ils servent de liens à la diaspora. Ainsi, l’immigré parisien, originaire de Drulhe, dans l’Aveyron, peut-il apprendre en lisant « L’Auvergnat de Paris », le 28 juin 1969, que « trois nouveaux postes de téléphone viennent d’être installés » dans sa commune de naissance. Suivent noms, adresses et numéros des trois heureux bénéficiaires...
Voici quelques titres de journaux « lyonnais » de l’entre-deux guerres : « L’Auvergnat », « L’écho des montagnes », le « Savoyard de Lyon », « Lyon et Savoie réunis », « Le Massif Central »...
82 Y. Lequin, op. cit., t. 1, cartes 31 et 32.
83 Notons également le poids du clergé parmi les migrants natifs de la Loire. Quarante-huit ecclésiastiques se trouvent dans notre fichier, treize sont nés dans la Loire ; le Rhône et l’agglomération lyonnaise n’en fournissent que onze.
84 Un cas limite : la sociabilité des italiens, fortement connotée par la communauté de leurs origines. Voir à ce propos la description de la fête de Saint-Roch, décrite par Raymond Jouve, La conquête d’une banlieue : Croix-Luizet, (1931), ch. Italia fara da se, pp. 168-180. Le 16 août est la fête de Saint-Roch, « le Saint Janvier de l’Italie du Nord ». Ce jour-là, l’honneur de porter la statue du saint, commandée spécialement en Italie, est disputé, aux enchères, par les différentes équipes. Cette tradition des enchères, comme l’ensemble du déroulement des festivités, n’ont qu’un but : faire que pour les italiens de Croix-Luizet, ce jour-là, tout se déroule « comme chez eux ».
85 Voici comment s’exprime un originaire des Terres Froides du département de l’Isère qui s’est installé à Lyon à la fin des années vingt : « 1928. Lyon. Quelle impression dut ressentir l’adolescent, habitué à la vie compagnarde, que j’étais, à son arrivée dans la grande cité rhodanienne ? Je n’ai pas souvenance d’avoir été vraiment dépaysé. Il faut dire que de la capitale de la soie, je n’ai d’abord connu que le paisible plateau de la Croix-Rousse. Entre Saône et Rhône ». Et plus loin « mais je n’avais que très rarement l’occasion d’aller en ville. La ville c’était l’inconnu. » cité in Josette Gontier. Pierre Jolly, canut, 1978, p. 46-47 et p. 53.
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Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010