Chapitre IV. Formes et structures spatiales produites (1918-1939)
p. 93-117
Texte intégral
1Il s’agit ici d’analyser les formes urbaines produites suivant la double acceptation du terme, à la fois comme élément physique et comme contenu que l’on peut situer par rapport au mode de production.
2En quoi ces formes sont-elles caractéristiques de l’état du mode de production des années 1918-1939, par rapport aux formes plus anciennes ?
3La nouvelle structure urbaine correspond-elle à une nouvelle division économique et sociale de l’espace, selon une adéquation parfaite ou bien a-t-elle sa propre autonomie et sa logique particulière ?
4Quelle est la nature de la relation entre cette division économique et sociale de l’espace et la production de la nouvelle matérialité urbaine ?
5Tel est le sens de l’étude que l’on veut introduire ici.
SECTION 1. La description des formes urbaines
1. LES FORMES LIÉES AUX ACTIVITÉS DE PRODUCTION
6Il s’agit de préciser les caractéristiques physiques des formes dont on a déjà vu selon quels processus elles avaient été décidées et élaborées. Les formes liées aux activités productrices sont essentiellement représentées par les usines qui s’installent ou s’agrandissent, puisque les formes correspondant aux activités tertiaires sont pratiquement inexistantes ou n’ont pas donné lieu à une production spécifique, car elles restent liées aux établissements industriels. Il en va de même pour les activités d’échange (commerce, banques) qui ne sont que très faiblement représentées, en dehors des services correspondant à la satisfaction des besoins immédiats.
7L’emprise des établissements industriels s’accroît encore. Elle représente l’essentiel de la « consommation » d’espace jusque là et bien qu’elle soit devancée par la croissance résidentielle après 1918, ses progrès demeurent un des moteurs de l’urbanisation.
8Les formes architecturales anciennes correspondant à de faibles emprises, à des locaux non spécifiques, restent très répandues dans les quartiers anciens et elles correspondent assez souvent aux petites et moyennes entreprises des secteurs du textile (surtout teinture et tulles), de la mécanique, du travail des métaux, de l’imprimerie, du bâtiment, de l’ameublement, etc.
9Les ateliers, les entrepôts, les usines qui relèvent de cette catégorie s’insèrent dans le tissu urbain ancien des quartiers des Charpennes et de la Cité mais aussi dans ceux dont la construction est plus récente : le Tonkin, la Doua, Bonneterre, la rue de Préssenssé, etc.
10— Aux entreprises de taille supérieure correspondent des formes beaucoup plus spécialisées. Celles qui ont été créées avant 1914 reconstruisent souvent ou agrandissent leurs installations à la fois pour faire face à la croissance de leurs activités, et pour satisfaire des exigences nouvelles en matière d’organisation technique du travail. C’est le cas des grandes usines, Gillet, Bertrand, La Filature de Schappe, Seux et Charrel, Pervilhac, etc. qui étendent leurs locaux et construisent de très vastes bâtiments horizontaux. Les entreprises nouvelles recherchent des terrains importants afin de construire des locaux du même type, soit dans les espaces restés disponibles près du Centre, soit plus souvent à la périphérie près des fortifications ou au-delà. L’exemple de la construction électrique illustre les deux démarches (le Fil Dynamo à Bonneterre, Delle, CGEE, CEM, SOVEL à Cyprian — Bel Air).
La nouvelle structure des implantations industrielles
11La localisation de l’industrie dans l’espace procède d’une tendance déjà manifeste avant 1914, c’est-à-dire qu’elle occupe les espaces périphériques non encore urbanisés. Mais elle entre en concurrence depuis 1918 avec les lotissements ou les constructions à usage résidentiel qui s’écartent très largement de l’ancien noyau urbain.
12Le tissu urbain le plus ancien évolue selon le procédé du « bourrage » et de la surdensification qui sont le fait à la fois des immeubles résidentiels et des petites entreprises ou des ateliers. Ceux-ci se développent par adjonction successives d’appentis et de dépendances.
13Cependant, nombreuses sont les entreprises qui abandonnent les Charpennes, le début du Cours E.-Zola ou la Cité pour construire ou reprendre des locaux plus grands et mieux adaptés, dans les quartiers périphériques (La Doua, Cusset, Château-Gaillard, Cyprian, Bel Air).
14Dans les quartiers construits entre 1880 et 1914 on assiste au même remplissage. Au Tonkin il est dû à la fois à la densification des mai sons d’habitation et à l’arrivée de nombreux ateliers souvent venus des Charpennes. A Bonneterre où l’urbanisation s’était faite par l’établissement de grandes usines, le maillage assez lâche a permis l’extension des implantations anciennes (Gillet, Bertrand, Vuillod, Bally, Manufacture Lyonnaise de Caoutchouc, Nombret...). Mais d’autres grandes usines s’y construisent après 1918 : le Fil Dynamo, J.B. Martin ou d’autres de moyenne importance viennent remplir les vides qui subsistaient entre les cours Zola et Tolstoï, le long de la rue du 4 Août. Ainsi la structure industrielle de ce quartier se diversifie : aux grandes usines surtout textiles, se mêlent d’autres entreprises de branches variées, parmi lesquelles les petites affaires de mécanique de précision ou de construction mécanique prennent une place non négligeable, en particulier dans les rues Racine, Baudelaire, de Montaland, du Nord, etc. à proximité des Gratte-Ciel. La même évolution s’esquisse dans d’autres quartiers, dans celui de la Doua, par exemple.
15Par ailleurs, les immeubles résidentiels viennent s’immiscer dans ce tissu industriel. C’est le cas des Gratte-Ciel qui s’édifient sur des terrains jusqu’ici consacrés à l’industrie et qui viennent d’un seul coup modifier le contenu du Centre de la Commune. C’est aussi le long du Cours Zola et du Cours Tolstoï que s’édifient quelques beaux immeubles ainsi que de plus en plus de logements sociaux.
16Les HBM (ceux de l’Office Municipal cours E.-Zola, rue Michel Servet, rue Colin ou de l’Office Départemental rue du 4 août) s’ajoutant aux logements patronaux, puis les lotissements qui s’établissent entre Cusset et Bonneterre viennent s’insérer dans le tissu urbain jusque là surtout occupé par les grandes usines. Si le résultat est bien différent de ce qui subsiste aux Charpennes, il met fin cependant à la ségrégation des activités de l’emploi et de la résidence. Cette nouvelle organisation spatiale correspond en fait à une nouvelle division économique et sociale de l’espace. Compte tenu de l’antériorité de ses implantations, l’industrie structure l’espace environnant en attirant les résidences ouvrières autour des usines, dans des immeubles spécialisés et distincts de ceux qui servent à la production. La ville ainsi organisée autour des usines et des seuls logements ouvriers, à l’exclusion des autres activités ou des autres catégories sociales, est caractéristique de la division de l’espace selon le nouveau mode de production. Cette formule appauvrie de la ville explique que le nouveau centre communal ait eu quelque mal à exister à ses débuts.
17— D’autres quartiers conservent une spécialisation industrielle encore très marquée : c’est le cas des îlots situés entre le cours Tolstoï et la Rize, ou ceux qui bordent la ligne de l’Est.
18Les implantations industrielles nouvelles viennent y combler les vides, surtout celles des activités de chaudronnerie, métallurgie, près de l’usine à gaz. Il s’agit assez souvent d’ateliers venus des Charpennes ou de la Cité. Mais c’est à travers l’installation des grandes usines de construction électrique que l’on voit se répéter au lendemain de la guerre, la démarche de l’urbanisation par la grande industrie. Les usines Delle et CGEE sont construites sur des sols agricoles le long de la route de Crémieu et de la ligne de l’Est, mais encore dans le périmètre du mur de fortification1.
19Ce sont des bâtiments de vastes dimensions et horizontaux. Au delà de l’enceinte viendront se localiser la CEM, l’Entreprise Industrielle, à proximité des installations de l’usine électrique en bordure du Canal de Jonage. La production urbaine dans ce cas relève d’une seule branche industrielle et de quelques gros établissements. Cette spécialisation ne sera guère entamée par la suite, bien que dès 1928 certains terrains voisins aient été lotis en ordre assez lâche dans le quartier Cyprian. Mais on ne trouve pas chez les constructeurs électriques la même volonté de construire des logements ouvriers autour de l’usine et d’y fixer la main-d’œuvre.
20La production des formes liées à l’industrie et leur place dans la structure spatiale ne paraissent pas être fondamentalement différentes de ce que l’on a pu analyser pour la période 1880-1914. Le rôle moteur des grandes usines demeure primordial dans l’évolution de la division de l’espace. Ce qui est plus nouveau c’est l’importance de la production de formes liées à la fonction résidentielle. Mais outre que celles-ci ne s’expliquent pas sans référence à l’emploi industriel, la localisation même des immeubles résidentiels au sein de la structure spatiale est, pour partie, liée à celle des établissements industriels.
2. LES FORMES LIÉES A LA FONCTION RÉSIDENTIELLE (cf. carte hors texte)
21Les formes produites en matière de logement sont principalement représentées par les immeubles collectifs sociaux et par les lotissements de maisons individuelles dont beaucoup relèvent, on l’a vu, de l’initiative de promoteurs sociaux.
A. LES IMMEUBLES SOCIAUX
22Ce sont eux qui tout d’abord ont été édifiés par les Offices et les Sociétés des HBM. Pour une partie, ils sont implantés près du Centre de la commune soit sur les grands axes soit dans un tissu urbain déjà dense : c’est le cas des groupes E.-Zola, Michel Servet ou Colin de l’Office Municipal ou ceux de l’Office Départemental rue du 4 Août. D’autres sont déjà situés aux marges de la commune aux Buers (60 logements), à Bel Air, (43 logements à la Paix) au milieu des lotissements. Ces réalisations prennent place entre 1925 et 1934 et procurent 540 logements. Les groupes les plus importants sont ceux de la rue du 4 Août (183 logements), Colin (80 logements) et Zola (77 logements). Les immeubles n’excèdent pas 5 niveaux. Ceux du Centre sont parfois marqués par un souci architectural certain : cours E.-Zola et rue Colin, la façade est en retrait de la rue ; elle est précédée par une cour et une entrée quelque peu monumentale où se trouve le surveillant. Les groupes qui suivent inaugurent une architecture plus stricte, composée simplement de barres d’habitations.
23Les immeubles construits par les sociétés de HBM ou par celles de Crédit Immobilier ne représentent que peu de choses et ne diffèrent pas de ce qui vient d’être décrit. La SA d’HBM du Domaine du Combattant a édifié 20 logements, et la SA Villeurbannaise HBM après 1929, réalisa trois groupes (Pressenssé, Michut, Viret) représentant 150 logements.
24En revanche, les immeubles produits à l’initiative patronale sont plus importants. On peut ranger dans cette catégorie les 12 immeubles construits par la Société Gillet avant 1932, rue Persoz et Cours Damidot, qui représentent 125 logements, ainsi que ceux qui font partie du lotissement de cette même société à l’extrémité de la rue Flachet (150 logements).
25Il s’y ajoute de petits immeubles isolés sur le cours E.-Zola ou la cité de la Filature de Schappe (74 logements) rue E.-Vaillant. Au total, ce sont près de 400 logements qui sont construits à l’initiative des entreprises ; leur architecture et leur implantation ne les distinguent en rien des immeubles HBM, puisqu’on les trouve aussi bien dans les quartiers proches du Centre que dans les lotissements périphériques.
26Les réalisations des immeubles sociaux n’empêchent pas la persistance de la crise du logement, en particulier pour ceux qui, de toutes façons, ne pourraient y accéder, compte tenu de la faiblesse de leurs ressources. D’où le maintien du logement ouvrier dans des immeubles anciens qui jouent encore un rôle prépondérant et le développement des cités ouvrières d’urgence ou du système des garnis. Si la cité Garcin subsiste à Croix-Luizet, d’autres apparaissent sans qu’il soit facile de déceler s’il s’agit d’initiatives de propriétaires fonciers ou d’industriels2. On peut citer le cas de la rue de La Joncière où vivent plusieurs centaines de travailleurs, ainsi que les bâtiments qui bordent l’usine J.B. Martin. On repère aussi des garnis pour célibataires étrangers dans la rue du Progrès derrière l’usine Gillet, et une importante cité provisoire au 117 bis du chemin de Château-Gaillard où 240 résidents en majorité espagnols vivent au fond d’une impasse.
27En fait, cette liste loin d’être exhaustive indique cependant que des logements précaires et sans confort sont encore produits jusqu’en 1939 pour les catégories sociales les plus défavorisées. Leur location et l’examen des professions des occupants des cités ou garnis, démontrent qu’il s’agit là de formes produites directement ou indirectement par et pour les grandes usines, en particulier celle de la société Gillet.
B. LES LOTISSEMENTS
28Ils constituent incontestablement les formes urbaines les plus importantes quant à l’emprise foncière et au nombre de logements fournis, mais ils figurent aussi parmi les plus originales. Entre 1918 et 1939, et essentiellement entre 1925 et 1935, on peut estimer à environ 2 200 le nombre des maisons individuelles édifiées dans les différents lotissements. Cela représente une occupation que l’on peut chiffrer à 110-120 hectares de sol communal. Quand on sait que la superficie de Villeurbanne s’élève à 1 537 hectares, cela représente une proportion de 7,5 %. Compte tenu du caractère non urbanisable, avant 1939, des îles ou des rives du Rhône et des terrains militaires de la Doua (près de 80 hectares pour chacun de ces deux secteurs), on peut avancer que c’est près de 9 % de la superficie communale qui ont été urbanisés par les lotissements. Cette évaluation prend en compte la voirie et divers équipements et ne signifie pas que ces terrains sont entièrement construits, puisqu’il reste des vides qui seront comblés par la suite par des maisons particulières ou des immeubles collectifs (souvent des HLM).
29Les lotissements sont aussi spécifiques de la période étudiée, à Villeurbanne comme dans bien d’autres villes françaises. On sait en effet qu’après 1945, l’urbanisation des banlieues procédera surtout par l’édification de grands ensembles et que les maisons particulières ne seront plus le fait que des seules initiatives individuelles.
30Ceci est rendu possible par l’existence de réserves foncières à bon marché, constituées par les terres agricoles ; mais cette formule, on l’a déjà montré, est aussi inspirée de l’idéologie de la cité-jardin qui se développe en réaction à la densification des centres-villes. On peut distinguer plusieurs types majeurs de lotissements.
311. Le premier est celui qui correspond à des démarches organisées, inspirées soit par les organismes para-publics (mairie, Offices de HBM), soit par des groupes privés promouvant une politique de logement suivie (société de HBM, ou entreprises industrielles). Il s’agit dans tous les cas de réalisations importantes couvrant plusieurs hectares (12 ha dans le cas de la Société Coopérative « Jardins et Foyers ») qui dans bien des cas constituent des éléments avancés du tissu urbain, n’hésitant pas à s’installer aux marges de la commune dans des zones non encore équipées (Cf. Bel Air).
32Dans la plupart des cas, la construction coordonnée aboutit à la production de maisons faites sur un même modèle standardisé (Cf. Foyers et Jardins, le Domaine du Combattant, les HBM Départementales de Bel Air ou la Cité Gillet à Château-Gaillard). Même dans le cas du Cottage Social de Bel Air, l’Association Syndicale inspirée et soutenue par la mairie prévoit que les adhérents construiront eux-mêmes leur maison, avec l’aide de la Société Lyonnaise de Crédit Immobilier et propose deux modèles standards F 4 ou F 5 sur 2 étages coûtant entre 35 000 F et 48 000 F. Dans presque tous les cas la maison-type « familiale » est sur deux niveaux parfois en Duplex et prévoit obligatoirement un jardin, élément déterminant des cités-jardins. Certains lotissements sont composés d’une succession de maisons avec jardinets, le long d’une rue (Domaine du Combattant). Mais nombreux sont ceux dont l’ambition est de recréer une « cité » c’est-à-dire un ensemble architectural rationnel composé de lots et de maisons semblables et équivalents, l’harmonie égalitaire étant suggérée par celle de la voirie et la répétition d’un modèle d’architecture unique.
33Cependant, la réalisation des cités et surtout leur animation n’ont pas toujours été à la hauteur de l’ambition de leurs promoteurs. A preuve le lotissement « Jardins et Foyers » entrepris dans l’esprit coopératif de l’époque (1925) et portant la marque de l’aspiration à une société urbaine égalitaire et fraternelle. La cité fut réduite de 140 à 101 lots qui tardèrent à se construire ; à présent les maisonnettes assez austères, marquées des lettres distinctives de J.F. gravées en jaune sur l’écusson bleu placé en façade, ont été cernées par les constructions établies sur les lots restés vacants et qui sont souvent bien plus luxueux. Il reste de l’ambitieux projet le plan rayonnant autour de la grande place Strauss et les noms de rues des créateurs de la législation HBM. Mais la salle de réunion pour 200 personnes et le magasin coopératif n’ont jamais vu le jour ; on peut se demander si l’expérience d’une cité heureuse n’a pas sombré avec les déboires de la Société d’HBM promoteur, ou plutôt en raison de son optimisme utopique.
342. Le second type de lotissements est celui des lotissements libres : on peut classer sous ce type, ceux qui sont réalisés par les propriétaires fonciers, ainsi que tous ceux qui ne sont pas produits ou encadrés par des organismes publics, par des promoteurs spécialisés ou par des industriels. Si l’on considère les lotissements déclarés en mairie de 1919 à 1939 le bilan se répartit comme suit :
35• 9 lotissements en associations syndicales représentant : 42,6 ha et 768 lots ;
36• 42 lotissements libres représentant : 36,8 ha et 920 lots ;
37soit au total :
38• 51 lotissements représentant : 88,4 ha et 1 688 lots.
39L’ensemble des lotissements se répartissait comme suit :
Nombre de lots par lotissement | Nombre de lotissements |
— moins de 20 lots | 28 |
— de 21 à 50 lots | 16 |
— de 51 à 100 lots | 3 |
— de 101 à 200 lots | 4 |
TOTAL 51 |
40La taille moyenne des lotissements s’établissait à 30 lots. Si les lotissements libres étaient en majorité de faible dimension, les plus grands ont 46 lots (rue de la Soie) et 34 lots (lotissement Teillon), les plus petits seulement 2 ou 3 lots. En majorité ils sont l’œuvre des propriétaires fonciers et ne répondent à aucune exigence architecturale commune, ce qui explique leur aspect très diversifié, dépourvu d’uniformité.
41C’est le cas le long de la route de Genas où ils s’édifient non loin du tissu ancien sur des terrains agricoles (lotissements Pitance, Berlioz, Laporte, Cotton, Amblard en 1925-1926, Trouillet, Lenne en 1930), généralement désignés par les noms des propriétaires fonciers dont les rues ont hérité. Parfois il s’agit d’un lotissement familial ; c’est le cas de celui édifié par un petit industriel qui comporte 12 lots (impasse Poncet) ou du lotissement Letord.
42Certains quartiers sont plus spécialement touchés par le phénomène du lotissement privé. Outre la Route de Genas, on peut citer l’exemple de quartiers de Croix-Luizet, La Doua, surtout touchés après 1930.
43Il s’agit de petits lotissements (rue J.-B.-Clément, lotissement Basile rue Prisca, rue des Antonins, rue Henri). A Cusset des petites maisons s’édifient suivant le même processus entre 1925 et 1931, rue Chevreul, Olivier de Serres, Faillebin, dans le quartier des Iris.
44Cependant, c’est surtout sur les vastes terres agricoles de l’Est et de la Commune que les lotissements connaissent le développement le plus étendu.
45Le mouvement débute en 1924 dans le secteur jouxtant les Charpennes, entre la Route de Vaulx et la rue F. de Pressenssé. Les agriculteurs disparaissent progressivement et lotissent leur terrain : lotissements Nicollet, Guillet, puis Veyssière, Girard, Payet, Clémenceau. A côté de projets de petite dimension se met en place celui de la Cité Familiale des Charpennes en 1924.
46On a montré quelle avait été la genèse de cette réalisation. La structure assez souple a engendré un quartier pavillonnaire de 147 lots entre les rues des Poulettes et F. de Pressenssé. Il s’est trouvé prolongé par d’autres lotissements : celui regroupé dans l’Association Baffert couvrant 4,56 ha pour 90 lots, traversé par les rues René et Octavie et les lotissements libres contigus, Geoffray, Billon, Bourru, pour ne citer que les plus importants.
47A la différence des lotissements organisés, ce nouveau quartier des Poulettes ne présente pas un essai d’urbanisme rationnel ou collectif, mais plutôt une succession de maisons alignées le long des rues ou d’impasses tranquilles. Il n’y a là aucune régularité dans la taille et la disposition des lots (généralement assez réduits) ni aucun essai de standardisation des constructions. Chaque résident a pu concevoir son habitation selon ses goûts ou ses moyens, si bien qu’on y trouve aussi bien de modestes bicoques que de belles villas à étages. Cette importante réalisation est bien vite environnée d’un grand nombre de petits projets plus modestes dans les rues qui s’ouvrent plus à l’Est : rue des Bienvenus, rue Fontanière, Col. Klobb, rue des Alliés, etc.
48Entre 1928 et 1933 c’est l’ensemble de la plaine de Château-Gaillard et des Buers qui est loti alors que les propriétaires des superficies les plus vastes cèdent peu à peu leurs terrains ou entreprennent de les lotir : c’est le cas des propriétés Faisant, et surtout Sornin, Picot, Bigot, Girard, Bourru, Chabert, dont les noms se retrouvent dans les rues des nouveaux quartiers.
49L’importance de la plaine de Château-Gaillard et des Buers pour la construction de maisons particulières apparaît dans le tableau récapitulatif ci-après : Ces deux quartiers représentent respectivement 645 et 543 maisons particulières. Outre le lotissement Baffert déjà cité, ceux du champ de l’Orme et du Lançon (5,4 ha) de la propriété Faisant (1,6 ha), des propriétés Picot, Bigot, Sornin, Dumoulin, on y trouve la cité « Jardins et Foyers » et l’ensemble des lotissements (Reynaud, Hoepli etc.) regroupés par la suite dans l’Association Syndicale du Roulet (124 lots sur 6,67 ha), selon un périmètre compris entre la rue P. Voyant et le boulevard L. Bonnevay.
50Les autres quartiers où se développent les lotissements sont ceux de Cyprian (le long de la route de Genas), les Brosses et Bel Air et plus loin St-Jean au-delà du Canal (lotissement Salagnac et Chabert) ou de la Société de l’Extrême Banlieue3. Dans le quartier de La Poudrette, aux confins de Vaulx, un important lotissement apparaît faisant suite à la Cité de la Soie de Vaux (rue de la Soie, rue Francia).
51On retiendra de cette énumération que le lotissement constitue bien la forme privilégiée d’urbanisation dans l’entre deux guerres. L’idéal de la cité-jardin et la célébration des valeurs familiales s’épanouissant dans la maison individuelle, se sont imposés très largement ; en ce qui concerne le procès de production et l’architecture produite, l’individualisme est dominant, alors que les opérations concentrées et volontaristes du type cité-jardin, demeurent l’exception.
523. Un lotissement dû à une Société Immobilière : « La Ferrandière »
53C’est surtout le cas de celui du lotissement de la Société Immobilière de La Ferrandière.
54On a présenté plus haut le projet de La Ferrandière et les conditions de sa réalisation. On rappelera qu’il prévoyait quatre quartiers socialement distincts et hiérarchisés (grandes villas, cités-jardins, maisons à loyer, emplacements industriels) sur 26 ha. Dans un souci « d’hygiène et d’esthétique » l’architecte avait proposé un plan avec des avenues de 12 mètres de large rayonnant autour d’une grande place, dont 3 bordées d’arbres déjà existants sur l’ancien domaine. Cependant, si le plan fut respecté, le projet d’une cité-modèle ne vit pas le jour tel qu’il avait été prévu. Le lotissement dont la voirie fut reprise par la commune en 1927, traça les avenues (de La Ferrandière, F.-Gillet, E.-Aynard, Lafontaine, etc.), autour de la place Marengo. Il fut autorisé par la mairie, en faveur de la SA des Logements Economiques pour le compte des Etablissements Gillet, afin de construire une « cité pour ouvriers »4. Ce projet plus modeste accueillit cependant des acquéreurs d’origines diverses, mais demeura à un stade très peu avancé. En 1936, seuls les abords de la place Marengo avaient été construits, sous la forme d’une vingtaine de petites villas. La cité-modèle produite par une Société Immobilière fut un échec et le quartier de La Ferrandière dut attendre 1955-65 pour être occupé par de très classiques HLM, complétant les pavillons.
554. Les maisons en bois. Dans les lotissements officiels ou déclarés, dont ceux développés par les entreprises, les pavillons construits présentaient une grande diversité architecturale : maisons à 1 ou parfois 2 étages, maisons jointées ou duplex, petites constructions de plein pied, etc. Il existait là une véritable hiérarchie recoupant celle des situations sociales : cadres d’entreprises ou personnel d’encadrement, employés ; mais surtout ouvriers qualifiés, spécialisés. A côté de « l’aristocratie » ouvrière d’entreprise, les lotissements ont souvent accueilli, on l’a vu, des constructions beaucoup plus modestes, cabanes en bois ou matériaux de récupération, abris de jardins devenus habitations. Ces constructions très importantes en nombre, particulièrement dans les lotissements sauvages, sont parfois édifiées sans autorisations, dénoncées par le Bureau d’Hygiène chargé de délivrer les permis de construire. Elles attestent que toute une frange de la population parmi les ouvriers, n’avait pas la possibilité d’accéder aux lotissements publics ou HBM ; certains inclus dans le périmètre des associations syndicales ne pouvaient supporter les frais de viabilisation ou refusaient pour les mêmes motifs l’installation du gaz.
56Les étrangers, particulièrement les Espagnols ou Italiens qui sont souvent cités dans les lotissements sauvages, construisent aussi de leurs mains des maisonnettes précaires qui peuvent occuper des lotissements entiers (lotissement Teillon rue de Barcelone)5. Cela explique sans doute le succès des maisons en bois proposées par l’entreprise Rolland et officiellement acceptées en raison de leurs doubles parois ; leur caractère économique et précaire, justifié par la crise du logement explique leur succès dans de nombreuses villes françaises. Bien qu’acceptées par la mairie, elles furent interdites sur les lotissements constitués en Associations Syndicales (on perçoit ainsi les distinctions qui se sont établies entre les différents types de lotissements). Malgré cela, en 1924 et 1925, 55 maisons en bois de type Rolland furent édifiées isolément, essentiellement dans les espaces pavillonnaires de Château-Gaillard, Les Buers, Croix-Luizet, Cyprian. Il en subsiste encore d’assez nombreuses aujourd’hui.
575. Une cité d’entreprise : la cité de la Soie à Vaulx
58Les lotissements résidentiels sont souvent dénommés abusivement cités-jardins ou cités. En fait, ils ne constituent qu’une reproduction très partielle ou avortée du système urbain. Le seul exemple pour lequel le terme peut être employé nous paraît être celui de la cité de la Soie6 où l’usine a engendré en totalité la matérialité urbaine et les rapports sociaux. La matérialité est en effet conçue selon la hiérarchie issue de la division sociale du travail et de manière à assurer la reproduction sociale selon la même logique. Aussi la morphologie de la Cité reflète-t-elle l’organisation technico-hiérarchique de la production :
59— Le plan d’ensemble sépare nettement 3 quartiers disposés autour de l’usine :
- Les 3 villas des directeurs isolées et disposant d’un jardin de 200 m2. Elles ont de 10 à 12 pièces.
- La Petite Cité ou Cité-Villa, composée uniquement de petites maisons à toits en pente, dotées de jardins et disposées le long d’allées sinueuses (297 logements en 97 pavillons) :
- 9 villas sont réservées aux ingénieurs, chefs d’ateliers et contremaîtres. Elles sont les seules à être dotées de salles d’eau et certaines comportent jusqu’à 6 pièces sur 140 m2
- 62 villas se répartissent en 4 types : sur 2 ou 3 niveaux elles regroupent de 4 à 6 logements. Il existe une grande diversité parmi les logements : ainsi la superficie des F4 varie de 65 à 92 m2. Ces distinctions permettent d’établir un système d’attribution très hiérarchisé, non pas selon la taille des familles mais en fonction de la position dans l’entreprise ou de la nationalité (les Français étant presque tous logés en villas).
- La Grande Cité achevée en 1926 comprend 20 immeubles de 4 étages, soit 500 logements. Le plan d’ensemble est celui d’un alignement de blocs géométriques, de style HBM. Les espaces vacants autour des immeubles ne disposent d’aucune plantation ou jardin, mais ont l’aspect de terrains vagues. Ces immeubles bien que destinés à des familles nombreuses ne comptent que 7 logements de 5 pièces, ce qui laisse à penser que les logements étaient surpeuplés ; de plus les logements très exigus faisaient plutôt penser à des dortoirs : 55 m2 pour un F5, en moyenne 10 m2 par pièce, sans salle d’eau, ce qui prouve que le logement avait été conçu au moindre coût. La population était pour l’essentiel composée d’étrangers, manœuvres ou ouvriers.
60Ainsi dans la Cité de la Soie, la matérialité du cadre bâti reflétait fidèlement et jusque dans ses moindres articulations la structure des rapports de production. De fait les deux éléments avaient été produits simultanément, la matérialité étant, on l’a vu un élément fondamental des rapports de production.
61L’analyse du phénomène du lotissement a révélé qu’il s’agissait d’une production extrêmement diversifiée. Il est clair en effet que les variantes décrites témoignent de la diversification de la formation sociale locale elle-même, dans certaines limites que l’on a signalées. Elle correspond à une mutation profonde dans la reproduction des rapports sociaux, qui n’est plus restreinte à la seule reproduction physique de la main-d’œuvre. Elle permet de développer l’autonomie de la sphère du hors-travail sur le thème de la Cité-Jardin et d’établir la production du logement comme un procès séparé de celui du travail, de développer à travers l’habitation des formes architecturales et des pratiques particulières. Ce mouvement rendu possible par l’évolution des rapports sociaux est encouragé par la participation de l’Etat (HBM) ou les initiatives des collectivités locales ; mais il se développe aussi de façon spontanée. Cependant l’analyse a montré qu’il portait en lui et reproduisait, à travers la variété des procès de production et de la matérialité des formes produites, toute la hiérarchie de la société locale.
C. LES GRATTE-CIEL
62Le nouveau centre urbain ainsi dénommé représente l’œuvre la plus spectaculaire de la municipalité L. Goujon. On a vu dans quelles circonstances ce projet fut conçu et comment fut organisée la Société Villeurbannaise d’Urbanisme chargée de le promouvoir. Des 8,8 hectares acquis par la municipalité aux dépens surtout des usines de la CAM et Dognin, 4,5 hectares furent effectivement confiés à la SVU.
6320 000 m2 furent concédés à bail par la commune à la SVU pour une durée de 60 ans, afin d’édifier 6 groupes d’immeubles locatifs de 9 et 11 étages et 19 étages dont la silhouette était inspirée des gratte-ciel américains. 4 groupes encadraient une avenue de 28 mètres de large débouchant sur le cours E.-Zola. Au total, 1 450 logements locatifs furent édifiés auxquels s’ajoutèrent les HBM Michel Servet (63 logements). Equipés du chauffage central assuré par une chaufferie urbaine, malgré l’absence de salle de bains et le petit nombre de pièces, ces logements incarnaient un urbanisme très avancé.
64Deux édifices composent le véritable centre de la ville. L’Hôtel de Ville conçu par P. Giroud, dont l’architecture audacieuse fut placée dans la perspective de l’avenue, rassemble les services municipaux. De l’autre côté de la place A.-Thomas (10 000 m2 de superficie), fut édifié le monumental Palais du Travail destiné à être la maison des syndicats, des associations sportives, culturelles, etc. Là aussi fut aménagé le théâtre municipal de 1 800 places, ainsi qu’une piscine chauffée.
65En fait, la conception de l’ensemble était destinée à frapper les esprits. Le plan dû à l’urbaniste Maurice Leroux avait placé à l’avant deux grandes tours d’habitation de 19 étages comme une porte monumentale sur le cours E.-Zola, relayée à l’autre extrémité du centre par le beffroi de l’Hôtel de Ville et les deux tours surmontant le Palais du Travail.
66Une étude architecturale récente a mis en évidence le caractère fermé de ce nouveau centre7, par rapport à la structure urbaine environnante. Ainsi les gabarits des bâtiments qui sont ceux utilisés alors à Paris paraissent démesurés par rapport aux espaces pavillonnaires ou industriels de l’époque. L’arrière des bâtiments résidentiels n’entretient aucun dialogue avec les rues riveraines et le Palais du Travail est disposé comme une ponctuation fermant le centre du côté ouest.
67Si on a pu écrire « réussite d’un Centre, échec d’un tissu8 » c’est qu’en effet l’articulation matérielle à la structure urbaine n’a pas été recherchée. Ce centre construit comme un tout cohérent en soi, tourné vers lui-même, n’était pas conçu pour être une forme évolutive pouvant être complétée progressivement. En ce sens, il porte la marque des conceptions urbanistiques formelles de son promoteur et de la genèse du projet : objet grandiose et surprenant, vitrine ou temple livré à l’admiration de la population ouvrière de la commune, il forçait au respect et à la reconnaissance.
68Aussi son fonctionnement fut-il long à s’imposer en tant que pôle structurant de la commune. Il fallut attendre 1945-1950 pour voir affluer les commerces et s’établir une véritable zone d’attraction. Les logements, compte tenu des prix de locations assez avantageux pour l’agglomération et de la pénurie de l’époque, furent plus rapidement occupés (60 % étaient loués dès 1934). Ce sont eux qui en définitive assurèrent le démarrage du Centre, mais celui-ci ne s’imposa qu’après la reconstruction des espaces avoisinants après 1945.
69A ce bilan et pour être complet, il faudrait ajouter la construction plus tardive confiée à la SVU du stadium sur 17 260 m2 (prévu pour accueillir 8 000 spectateurs). Mais ce projet fut interrompu après la chute de la municipalité pour une très longue durée9.
D. LES IMMEUBLES COLLECTIFS DE STATUT PRIVÉ
70La production privée d’immeubles collectifs n’est pas très importante de 1919 à 1939, en raison du développement des immeubles sociaux et des lotissements, mais aussi par suite des mesures de blocage des loyers.
71Si certains immeubles de rapport de facture classique s’édifient cependant sur les grands axes (cours Zola, Tolstoï) cela ne représente pas un volume de logements considérable.
72En revanche on voit se développer le système des copropriétés, dont beaucoup bénéficient du développement de divers organismes de crédit, en particulier la Société du Crédit Immobilier Villeurbannais qui prête de l’argent à des taux avantageux (2,5 %). Mais encore une fois, les quelques réalisations (Cf. cours Zola, route de Vaulx) ne représentent que peu de choses.
3. LA PRODUCTION D’ÉQUIPEMENTS
73La période étudiée est aussi marquée par l’importance prise par la production de formes urbaines ne relevant ni de l’activité économique, ni du logement ; il s’agit des formes concourant indirectement à la reproduction sociale ou à la production dans les entreprises. On pense ainsi à la voirie, aux différents réseaux (transports, eau, électricité...). Dans ce domaine, la part assumée par la ville augmente fortement, comme dans bien d’autres communes. Ce transfert de charges à la collectivité se traduit par l’extension des espaces à usage socialisé. Mais à Villeurbanne, l’indigence des infrastructures pré-existantes et l’initiative municipale ont donné une place considérable aux équipements réalisés entre 1919 et 1939. On citera bien sûr la réalisation de l’Hôtel de Ville et du Palais du Travail, des terrains de jeu du Parc Bonneterre, la construction de 4 écoles et d’un hôpital.
74A cette production il faut ajouter, réalisée par le département du Rhône sur la commune, la construction du boulevard L. Bonnevay engagée en 1931. L’impact de ces ouvrages est considérable, de quelque point de vue que l’on se place. Ainsi si l’on considère l’impact foncier, les acquisitions publiques sont sans commune mesure avec la période antérieure à 1914 : elles représentent 28,6 ha pour la seule période 1924-1932, où L. Goujon lança la plupart des projets communaux (dont 2,5 ha pour les écoles nouvelles).
SECTION 2 La place des formes produites dans la nouvelle structure urbaine
1. UNE NOUVELLE STRUCTURE SPATIALE
75Si l’on se place d’un point de vue seulement descriptif, la production des nouvelles formes et l’analyse de leurs diverses combinaisons font apparaître une tendance accrue à la spécialisation des quartiers récents. La dissociation des formes et des fonctions urbaines est en particulier accentuée par l’extension spatiale de la ville et par le développement des formes spécialisées que représentent d’une part les usines, d’autre part les immeubles à destination sociale (HBM, lotissements, Gratte-Ciel,...). Les associations repérables correspondent aux types suivants :
- Quartiers anciens à structure et formes complexes non ségrégées (type Charpennes, Cité).
- Quartiers récents caractérisés par l’association usines-immeubles collectifs sociaux (type Bonneterre).
- Quartiers des lotissements (petites maisons et parfois quelques collectifs) en position marginale, spécialisés dans la « fonction » résidentielle.
- Quartiers récents non ségrégés, associant diverses activités et formes urbaines ; mais ces formes sont davantage juxtaposées qu’imbriquées (type du cours E.-Zola « spontané », type des Gratte-Ciel « volontariste » et planifié).
2. L’ÉVOLUTION DU RAPPORT PRODUCTION SOCIALE/PRODUCTION SPATIALE
76En premier lieu il ne faut pas perdre de vue que la société urbaine de Villeurbanne demeure tronquée puisque les couches supérieures ou moyennes sont essentiellement localisées à Lyon. En ce sens, la place de la commune dans la division économique et sociale de l’espace lyonnais n’a pas beaucoup évolué. Il faut pourtant se demander comment l’apparition de changements dans la structure sociale a pu influer sur la production de la nouvelle structure urbaine. En d’autres termes, à la production et à l’organisation sociales nouvelles correspond-il une production et une organisation spécifique et adaptée de l’espace social ?
77On a vu que le fait notable en matière de nouvelle hiérarchie sociale, résidait dans l’apparition d’une catégorie composée d’ouvriers qualifiés, d’employés, de cadres moyens issus généralement de l’industrie. Il est certain que les formes nouvelles résidentielles s’adressent pour l’essentiel à cette clientèle, capable d’accéder à la propriété ou de payer des loyers plus élevés, avec l’aide de l’Etat. Les formes nouvelles (Gratte-Ciel, HBM, lotissements), dans les espaces récemment urbanisés correspondent donc à l’émergence de catégories sociales nouvellement « promues ». Cependant, la traduction dans l’espace de cette constatation reste complexe. En effet les classes moyennes relevant souvent d’activités anciennes ou non liées à la production (commerçants, professions libérales, employés divers...) restent localisées dans les Vieux quartiers (Charpennes, Cusset) ou sur les grands axes urbains (cours Zola, Tolstoï, route de Vaulx).
78Les plus défavorisés (ouvriers sans qualification) demeurent souvent dans les quartiers anciens (Charpennes, Cité) ou voisins (Tonkin), encore que les cités ouvrières se soient édifiées près des usines, ainsi que les garnis dans des immeubles vétustes (Bonneterre, Zola).
79Si les ouvriers qualifiés, les employés, les petits cadres forment la principale clientèle des lotissements, des Gratte-Ciel, des HBM, il faut relever cependant d’importantes nuances :
- entre les lotissements HBM et les autres (ceux-ci parfois plus onéreux ou parfois moins onéreux que les HBM) ;
- entre les maisons ou immeubles en location ou en accession à la propriété ;
- entre les Gratte-Ciel et les HBM collectives (celles-ci réservées aux familles nombreuses).
80De fait, ces réalisations ne se distribuent pas dans l’espace selon les seuls critères des revenus.
81Deux tendances coexistent dans la production des nouvelles résidences :
821. L’édification d’immeubles collectifs au Centre (HBM et Gratte-Ciel) visant à maintenir la « solidarité emploi » — résidence. Cette localisation paraît souhaitable aux industriels tant pour les logements HBM que pour les logements patronaux (rue Koechlin, Persoz, Damidot, Vaillant). Ce souci est aussi celui de la municipalité et d’une fraction importante des ouvriers. Le quartier Bonneterre en est une belle illustration, qui juxtapose les immeubles sociaux collectifs et les usines.
832. Le second courant est celui des lotissements et des HBM localisés sur les marges de la commune. La formation de quartiers autonomes et spécialisés dans la fonction résidentielle est une forme de ségrégation. Ce sont des formes urbaines « pures » et homogènes : même morphologie, même clientèle, même fonction. L’idéal de la « Cité-Jardin » ou de la Cité Familiale, c’est de recréer un espace « rural » original. L’autonomie recherchée à travers la forme et l’éloignement par rapport aux quartiers anciens et non ségrégés, vise à séparer nettement la résidence de l’emploi et de l’usine. En autonomisant la sphère du logement, on veut oublier la proximité de l’usine et la référence à l’emploi (même si les lotissements restent des formes étroitement liées à la production industrielle ; le cas de la Cité Jardin Gillet de Château-Gaillard le montre).
3. LA NOUVELLE FORME URBAINE : ANALYSE DU CONTENU DES NOUVEAUX ÉLÉMENTS PRODUITS
A. LE LOGEMENT
84L’apparition d’une nouvelle division sociale de l’espace, si elle est bien réelle, n’a pas le caractère systématique qu’on lui connaît de nos jours. La promotion d’une catégorie ouvrière accédant à de nouvelles formes de logement s’effectue pourtant de manière assez homogène par le biais du logement. Mais ce qui constitue la différence entre anciens et nouveaux logements, ce sont les caractéristiques du confort, de l’augmentation des superficies habitables ou du nombre de pièces, celles du prix d’achat ou de location. C’est aussi l’accession à des normes jusqu’ici spécifiques du mode de vie « bourgeois ». Le lotissement les introduit par l’architecture, le confort, par le fait de disposer d’un jardin, fût-il potager. Il contribue aussi, on l’a dit, à séparer l’habitat ouvrier de son contexte ancien, comme dans le cas des belles propriétés lyonnaises, les « clos » abrités derrière leurs murs dans les quartiers industriels. Bien sûr, ce n’est là qu’une imitation déformée ou une copie assez éloignée du mode de vie auquel aspirent les ouvriers, mais ce modèle est aussi présent confusément derrière l’idéal de la cité-jardin.
85Dans un autre registe, les grands immeubles sociaux du Centre, sont considérés comme une autre forme possible de promotion et d’accession à un genre de vie auquel, jusqu’ici, l’ouvrier n’avait pas accès.
86Tout cela laisse à penser que les normes architecturales propres aux nouvelles formes résidentielles, constituent les éléments majeurs de l’étalonnage de la différenciation sociale qui s’esquisse. La localisation dans l’espace urbain, qu’elle soit au centre ou aux marges de la commune, ne paraît pas être à elle seule déterminante. Ainsi, si la division sociale oppose les anciens et les nouveaux quartiers, c’est davantage selon l’état du patrimoine immobilier que suivant la position dans l’espace, si bien que l’ancien centre est moins valorisé que les espaces nouvellement produits (nouveau centre et marges).
87Cette constatation n’est pas faite pour surprendre si l’on veut bien se souvenir du contexte de l’époque :
- Villeurbanne n’est toujours qu’une banlieue de Lyon et le centre des Gratte-Ciel ne joue encore qu’un rôle mineur pour la commune, qui gravite autour du centre lyonnais.
- L’espace communal disponible est encore important de telle sorte que les prix fonciers demeurent bas, de même que la rente foncière.
88Cependant, la crise du logement est si forte que la construction des logements sociaux survenant en période de pénurie suffit à révéler une hiérarchie naissante parmi les différentes strates d’un même groupe social. Mais cette pénurie explique aussi que les bénéficiaires des nouveaux logements aient surtout pris en considération les avantages relatifs au confort et à la salubrité.
89La possibilité de repérer « sa place » dans l’espace communal ne joue pas un rôle essentiel dans l’appréciation portée sur les nouvelles constructions. Lorsqu’elle est prise en considération, c’est la distance à l’usine (proximité ou distance recherchée, suivant les cas) qui sert de référence ; il ne peut guère en être autrement si l’on veut bien considérer qu’à l’époque, la vie des ouvriers est dominée par les activités de production (usine) et de reproduction sociale (logement) occupant le plus clair de la vie sociale. La référence au Centre, ou à la position des autres catégories sociales, ne paraît pas jouer un rôle important dans la production de la division sociale de l’espace. Seule l’opposition entre nouveaux et anciens quartiers pourrait reposer sur un contenu social différent. Mais compte tenu du caractère de banlieue que possède alors Villeurbanne, on ne saurait s’étonner que les différenciations sociales demeurent encore peu accusées dans l’espace communal.
B. LE NOUVEAU CENTRE-VILLE DANS LA DIVISION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DE L’ESPACE
90Le projet volontariste de doter la commune d’un centre authentique facilement repérable est significatif du désir de modifier la place occupée jusqu’ici par la commune dans la Division Economique et Sociale de l’Espace de l’agglomération lyonnaise. L’objectif avoué est de récupérer une partie des activités de production ou de reproduction sociale jusqu’ici localisées dans le centre lyonnais. Ceci va à contre courant de l’évolution vers une concentration accrue des pouvoirs de toutes sortes dans la presqu’île et n’est justifié que par le maintien d’un pouvoir municipal distinct à Villeurbanne. Cette initiative marque en fait une anomalie par rapport au désaississement progressif des banlieues ou des quartiers périphériques. Cependant, l’architecture colossale des immeubles est destinée à désigner le centre et à appuyer les convictions politiques et sociales de ses promoteurs.
91De fait, le Centre ne fait que rassembler les différents services communaux et les premiers éléments de la vie sociale et culturelle sans rien reprendre du potentiel lyonnais. Cependant, cette première concentration modeste émerge d’une banlieue totalement démunie de services, d’équipements, d’édifices susceptibles d’avoir un rôle structurant. Progressivement étoffé par l’adjonction des commerces et de services d’intérêt local, à la mesure des 80 000 résidents, le centre-ville ne s’imposera vraiment qu’après 1945. Il faudra attendre les années soixante pour que s’y manifestent les effets classiques de la centralité (apparition d’une pression foncière et d’une rente de situation, développement des bureaux ou logements de standing etc.).
92Il faut alors se poser la question : le Centre monumental est-il une production élaborée en conformité avec les rapports sociaux existants dans la commune ? Cela revient à analyser comment son fonctionne ment a pu s’articuler à ces mêmes rapports sociaux et comment cet espace s’est lui-même articulé aux espaces environnants. Force est de constater que jusqu’en 1950-1960, le centre n’a pas « marché » (occupation assez lente des logements ; refus des commerçants de s’y installer). L’animation culturelle et démocratique qui devait être stimulée par la création de locaux et de moyens financiers, pour assurer l’accession des couches populaires au divertissement et à la culture, retomba dans la routine. L’opérette populaire traditionnelle eut plus de succès que les pièces de théâtre ou les conférences didactiques. Bel exemple d’échec ou de dysfonctionnement qui ne nous étonne plus aujourd’hui, mais qui révèle le hiatus entre le contenu du projet politico-social et la réalité des rapports sociaux10.
93Les Gratte-Ciel ne sont-ils pas l’illustration qu’il est possible de produire des formes déviantes ou marginales vis-à-vis des rapports de production ? Cela ne contredit pas forcément l’hypothèse centrale de notre étude, puisqu’on a vu que cette production n’était pas complète et se révélait incapable de fonctionner en raison des contradictions qu’elle entretenait avec les rapports sociaux existants et la matérialité urbaine environnante.
94On peut s’interroger pour savoir comment une telle production a été possible. Cela revient à se demander comment le pouvoir politique local, promoteur d’un tel projet contradictoire ou déviant vis-à-vis des rapports sociaux prévalant dans la commune, a été capable de développer une action autonome et spécifique.
95Faut-il aller jusqu’à parler de contradiction entre les différents niveaux, politiques et idéologiques d’une part, économiques d’autre part, sur le plan communal ? A tout le moins il nous paraît nécessaire d’insister sur le développement de logiques et de pratiques propres, que ce soit celle du pouvoir municipal, ou dans d’autres cas de l’Etat, de certaines branches économiques tel que le BTP etc. Sur ce point il nous paraît fondé d’affirmer avec N. Poulantzas11 que la formation sociale capitaliste a toujours été caractérisée par l’autonomie spécifique des structures, pratiques, pouvoirs relevant des différentes instances, jusqu’à développer des contradictions secondaires.
96Notre point de vue est ici que cette autonomie peut aller fort loin, en particulier dans la production de la matérialité urbaine, comme le montre l’exemple des Gratte-Ciel. Ceux-ci seraient le résultat du développement du pouvoir municipal, l’aspect monumental du projet soulignant la composante idéologique nécessaire pour réguler et transcender les réalités économiques et sociales communales. Ainsi la matérialité des Gratte-Ciel autant qu’un rapport social, incarne et est un rapport de pouvoir qu’elle vise à exprimer et à reproduire.
97Cette autonomie relative du pouvoir politique local vis-à-vis des rapports sociaux dominants dans la région lyonnaise, s’explique en partie par le maintien de l’indépendance communale, qui donne à la production d’un espace local sa spécificité. Il n’est pas concevable en effet d’imaginer la création des Gratte-Ciel dans un des arrondissements périphériques lyonnais (le quartier contemporain des Etats-Unis n’est même pas un centre de quartier). Cette autonomie, due aux péripéties de l’histoire locale, a disposé d’une base économique réelle, puisque le produit des recettes liées à la présence de très nombreuses industries, était conservé sur place pour les investissements communaux (alors qu’à Lyon, il était affecté pour une part importante aux quartiers centraux).
98Cette contradiction de fonctionnement ne doit pas nous conduire à grossir l’importance de l’autonomie municipale, à travers la production des Gratte-Ciel. L’échec électoral du maire L. Goujon en 1935, qui peut être interprété comme un désaveu ou une « incompréhension » d’une majorité de la population, donne les limites de cette autonomie et la mesure de ses contradictions. Le dysfonctionnement prolongé de l’ensemble monumental en constitue une autre démonstration. Toutefois le centre produit existe en 1934 et sa matérialité s’impose aux rapports sociaux d’alors : elle suscite autour d’elle ou contre elle, des pratiques qui contribueront à faire des Gratte-Ciel le pôle de structuration de la Division économique et sociale de l’espace communal.
Notes de bas de page
1 La construction de l’usine de soie artificielle de Vaulx représente la suite logique de cette urbanisation industrielle : elle en constitue un prolongement extrême et une forme tout à fait nouvelle.
2 Ainsi les lotissements irréguliers Burton situés 175, rue du 4 août et 282, cours E.-Zola abritent une soixantaine d’Espagnols. De même le lotissement provisoire Bacconnier dans l’impasse du même nom, rue F.-Faÿs où sont installés une centaine d’Espagnols, ou le lotissement Tarlet, chemin Cyprian, avec une population identique.
3 De fait, le mouvement des lotissements-jardins est un phénomène souvent très spontané. En 1936 la municipalité met en garde à plusieurs reprises ceux qui bâtissent sans autorisation ; les abris précaires construits sur les jardins prennent souvent une allure définitive. Aussi exige-t-elle une autorisation pour lotir, en rappelant l’interdiction d’y construire, pour les terres transformées en jardins (Cf. terrains Sornin et Picot). En 1936, elle dénonce le lotissement irrégulier effectué à Saint-Jean par la « Société de l’Extrême Banlieue », dont la mission se limitait en principe à la création de jardins ouvriers.
4 El non pas sous sa forme initiale, au bénéfice de la SI de la Ferrandière.
5 Les étrangers sont exclus « de facto » sinon en droit des logements HLM, des logements patronaux, des cottages communaux, des lotissements constitués en Associations syndicales, etc. En plus de leur statut d’étrangers, ils sont tenus à l’écart en raison de leurs ressources faibles et sont souvent réduits à autoproduire leur logement. Ils se concentrent dans des lotissements « illégaux » ou non, où les constructions sont toujours très modestes. Dans la hiérarchie sociale de la commune, ils ont les conditions de logement les plus difficiles, (cf. le quartier « nègre » rue du 4-août).
6 Bien qu’elle ne soit située que pour une partie mineure sur le territoire de Villeurbanne et pour l’essentiel sur Vaulx-en-Velin, il nous a paru intéressant d’analyser cette forme particulière développée logiquement comme une suite à l’urbanisation de Villeurbanne.
7 D. Boudier, D. François, M. Reynaud « Villeurbanne : 1924-1934, un centre urbain » in Architecture, Mouvement, Continuité (AMC) no 39, 1976, pp. 57-62.
8 Ibid., p. 62.
9 Le Stadium situé cours E.-Zola ne put être achevé avant 1939, par suite de la défaillance de la SVU. Aménagé après 1950, mais jamais achevé, la municipalité décida de le démolir en 1967.
10 Cette discordance n’est pas totale. Il y avait à Villeurbanne en 1934, certaines catégories sociales (employés, petits cadres, ouvriers qualifiés, enseignants...) susceptibles d’adhérer au projet urbanistique et politique du maire, et plus encore d’approuver la production de logements sociaux améliorés aux Gratte-Ciel. Mais les 1 500 logements ont-ils été occupés par une « aristocratie » populaire locale ou bien venue de Lyon d’ailleurs ?
11 N. Poulantzas : Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, 1968, Tome I, p. 117-118.
Notes de fin
1 Statistiques élaborées d’après les autorisations des lotissements, les données des organismes HBM, et les comptages sur les documents cartographiques.
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