Chapitre VIII. Les estampes
p. 209-239
Texte intégral
1La fiction et le livre de la Julie sont faits à la fois d’images, de récit et de discours. Le roman donne à voir, il raconte, il argumente. Ce procès complexe est distribué dans l’ensemble du texte, il est coextensif à la totalité des mots. La lecture tend à fixer des images, à marquer des péripéties, à souligner certains moments du discours. Elle extrait et découpe mais elle peut en même temps affilier, superposer et feuilleter ce qu’elle découpe dans les images, le récit ou le discours. Elle cherche ainsi à constituer, comme des noyaux choisis, de petites unités de sens où image, récit et discours pourraient correspondre. En focalisant l’attention sur certains points de la fiction, l’estampe et sa légende constituent un des modes du procès de lecture : original parce qu’il implique une technique d’expression particulière mais général aussi parce qu’il introduit, dans le champ de la lecture, un élément non linguistique.
1 – L’INSERTION DES ESTAMPES DANS LE LIVRE
2Même si elles ont été préparées séparément et éditées en recueil, les estampes sont solidaires de l’organisation du texte. L’auteur a pris soin d’indiquer les pages où elles devraient être insérées. Si elles ont une place désignée dans le livre, c’est qu’elles contribuent à assigner dans le texte, certaines scènes de la fiction. Les planches dessinées par Gravelot ne constituent pas seulement une illustration qui accompagne le livre, elles proposent un jalonnement continu et régulier du texte. Elles peuvent être un adjuvant de la lecture dans la mesure où elles contribuent à manifester l’économie de la fiction. Elles inscrivent, dans le livre, la trace d’une lecture.
3Lorsque l'Héloïse n’a que quatre parties, J. J. songe à 8 estampes, et, le roman achevé, il proposera 12 figures. Le texte, le livre, la suite des figures sont des espaces parallèles ou des enchaînements également et simultanément distribués comme s’ils obéissaient à une règle de correspondance ou à une loi d’harmonie. Si l’on compare le manuscrit Luxembourg et les exemplaires de l’édition Rey (1761) où les estampes sont en place, on observe que des deux estampes qui décorent chaque volume, l’une marque plutôt le début et l’autre la fin, de telle façon que l’essentiel du volume (une moyenne de 200 pages, dans l’édition Rey) tient dans l’espace qui sépare les planches1. Plutôt que de chercher à ménager la transition qui relierait un volume à celui qui le suit, ce mode d’espacement cherche à ouvrir et à fermer le livre sur une image. La place de l’estampe semble, en l’occurrence, liée au maniement concret du livre. Le mode d’illustration est affilié aux comportements pragmatiques du lecteur et à la forme matérielle du livre.
4Si, par une autre série de rapprochements on compare (Manuscrit Luxembourg/Rey 1761/Rey 1762/Duchesne 1764) les textes du roman en regard desquels sont placées les estampes, on observe que les énoncés qui font face à chaque planche sont relativement identiques. C’est autour de thèmes parfois explicités par la légende que s’organise la congruence entre la figure et l’énoncé romanesque. Par ce mode de rapprochement l’estampe I insiste sur la pâmoison de Julie2, l’estampe II contribue à mettre en valeur à la fois la génuflexion et les paroles de Milord Edouard. L’énoncé qui jouxte la 5e estampe ne contient pas une description de la scène, il présente plutôt sa conséquence (l'inoculation, cf. la légende), et c’est l’évocation de la première scène de Meillerie que l’on trouve en regard de la 8e estampe. Le lien entre le texte et l’image est cependant plus lâche dans les exemplaires de l’édition Duchesne (la 1ère estampe tend à se rapprocher de l’instant du baiser, la 5e et la 4e sont placées tout simplement au début de la lettre correspondante...). On pourra donc remarquer, suivant les éditions, un jeu ou des décalages entre la scène iconique de l’estampe, l’énoncé de la légende et le texte qui accompagne directement la planche gravée. Il sera aussi bien question de pâmoison que de baiser, du paysage proposé par l’image (8e estampe) que du souvenir d’états et d’expériences antérieures. Ce procès de reprise ou d’anticipation, ces diverses façons de fondre ou de diviser, en états ou en moments, la matière de la fiction sont le propre de l’acte de lire. L’insertion de l’image tracée dans le texte du roman esquisse des modes de lecture et suscite une sorte de profération inexprimée de la fiction.
2 – La “SUITE” DES IMAGES GRAVEES
5Une étude commentée de ces 12 gravures permettrait de souligner des effets de succession, de reprise ou d’antithèse. On peut d’abord prendre cette “suite” comme un syntagme général : 12 moments ou 12 stations jalonnent l’itinéraire qui va de la naissance de l’amour à l’accomplissement de la mort. L’image initiale et l’image finale sont à la fois séparées et opposées. En menaçant et en brisant l’innocence, le premier baiser est cette rupture qui anticipe la séparation de la mort, et en sacralisant l’effigie de l’amante (rôle du voile), dans une cérémonie, la mort est encore une parole d’amour. Il s’agit de deux images complémentaires dont la proximité et l’inversion mettent en “perspective” un même champ d’événements et d’expérience, esquissant la courbure d’un unique syntagme.
6La première gravure est à la fois initiale et fondatrice, dans la mesure où elle représente le complexe élémentaire des trois figures qui constituent la matrice du roman (cf. Confessions, livre IX). Le choix des planches partage le syntagme en deux sous-séquences. Les 6 premières présentent les délires de l’amour et leurs conséquences. Les 6 dernières illustrent un essai de reconstitution des rapports humains. L’articulation entre ces deux séquences est clairement marquée dans le couple formé par la 6e et la 7e estampe. La Prière et la “Force du père achèvent le premier type d’expérience, les retrouvailles devant le portail ouvert de Clarens inaugurent un nouveau mode d’existence. Mais d’autres regroupements sont possibles. Les estampes 1, 5, 7, 8 et 9 présentent les situations successives du couple Julie/Saint-Preux (depuis la pâmoison et l’égarement jusqu’au bonheur issu d’une maîtrise achevée des passions). Les planches 5, 10, 12 développent conjointement les thèmes de l’amour et de la mort. Les estampes 9, 11 et 12 illustrent et spécifient “l’espace de Clarens”, globalement présenté dans l’estampe 7 et cette reprise détaillée s’oppose à la 4e estampe (ville/campagne). Les gravures 1, 4, 5 et 8 figurent l’amour. Les planches 2, 3, 4, 6 et 11 les conflits, les estampes 1, 2, 5, 7, 8, 9, 12 l’accord et l’harmonie. En associant ces images on peut apercevoir des axes de sens qui s’opposent ou s’imbriquent. Du lit de l’amour (estampe 5) au lit de la mort (estampe 12) se place l’intervalle où s’inscrit l’aventure et le destin des corps : images de la séparation et de la perte ; tandis que les images de la nature (paysage de Meillerie, estampe 8 ; parc de Clarens, estampe 7) et celle d’une société des âmes heureuses (estampe 9) laissent percevoir un espace naturel et privé modérément et délicatement socialisé où peuvent se reconstruire de nouveaux équilibres. Le lien entre le corps sensible, animé, visible et dessiné et le halo d’espace qu’il habite et où se font ses événements propres (lit, salon, paysage,...) tisse la figure et la représentation.
7Cette faculté qu’ont les planches de constituer des modes divers d’association ouvre le champ du paradigme. On peut voir revenir, dans les estampes et dans leur légende, des gestes et des objets qui constituent des indices symboliques fondamentaux : ainsi l’horloge (estampes 9 et 11) n’est pas seulement un meuble, mais le signe du jeu et de la présence du temps, cette catégorie et cette expérience où les séquences sont irréversibles, où se produisent les événements et où le repos peut être acquis (estampes 11 et 12). Le baiser de la première estampe est mis en ellipse : présent dans l’inscription, il est invisible dans une figure où la pâmoison même est estompée. Il apparaît dans la 5e planche, mais c’est un autre baiser lié à la maladie et à la mort, et cependant le traitement graphique de l’estampe le rend anodin et raffiné. Le baiser qui ébranle les sens projette les événements du roman et séduit l’amant jusqu’aux frontières de la mort n’est visible dans l’estampe que par ellipse ou litote. Il est déplacé comme s’il était toujours ailleurs : enfermé dans une figure que l’oeil ne perçoit pas. La figure gravée peut donc occulter ce que le texte laisse entendre. Le phénomène devient à la fois plus complexe et plus éclairant à propos du voile (objet symbolique essentiel). A l’origine de la 10e estampe qui représente Saint-Preux sortant tout égaré de son lit, il y a, au fond de son rêve, la figure de Julie recouverte d'un “voile redoutable” qu’il essaie en vain d’écarter. Ce voile, invisible dans l’estampe, bien que présent dans le texte qui l'accompagne (cf. éditions Rey/1761 ; Duchesne/1764) peut s’imaginer dans le fond obscur de la gravure où la tapisserie déploie une végétation ténébreuse et tentaculaire qui suggère l’hallucination, la folie et la mort. Au fond de l’estampe et avant tout événement (avant même que dans la figure quelque chose soit narré ou dramatisé) est graphiquement indiqué un lieu terrible et sacré où se tapit invisiblement une réalité irrécusable et selon laquelle les filles aimées se transforment en mères mortes (la figure de Julie s’y substitue à celle de sa mère). Ce fantasme figure un deuxième monde où serait tracé avant la lettre un ordre nécessaire des événements. Mais, par le truchement immédiat du rêve, cette trace est entrevue et imaginée comme une fiction vraie. Ces traits qui sont la trame du rêve et aussi des visages aperçus “dans la mort” sont des signes vivants qui naissent et s’établissent sur la frontière où s’abolissent les corps. La physique concrète de la trace gravée a peine à les saisir. Lorsque l’estampe veut représenter le voile, elle le place au centre d’un spectacle ou d’une cérémonie (12e estampe). Avant qu’elle n’en recouvre le visage de Julie, Claire l’expose ostensiblement aux regards des lecteurs. La figure nous restitue ce rite du voilement analysé par J. Starobinski. Tout en signifiant la mort et la séparation, le voile les occulte. Il recouvre cette réalité et cette expérience innommables qui accomplissent l’absence et par laquelle les figures originelles de la fiction retournent à leur indivision première. Cela est signifié dans l’estampe mais ne s’y effectue pas. Le voile (absent ou présent dans la gravure) réalise la déception d’un procès qui s’accomplit dans l’imaginaire et constitue l’expérience sans qu’on puisse l’approprier sous forme de trace. Ce qui peut s’en approprier, dans les estampes ou entre les estampes et le texte, ne se donne que par déplacement, substitution ou occultation. Cela circule sans qu’on le voie. L’image représentée dissimule le procès dont elle est issue. Le baiser n’est pas dans la première estampe, la scène de débauche est absente de la quatrième, le rêve est invisible dans la 10e comme est invisible, dans la 5e (où cependant paraît le baiser), le fait que la scène peut se donner comme un songe. Le silence ne s’aperçoit pas dans la 9e. Les images gravées sont elles-mêmes une sorte de voile qui recouvre les réalités du sexe et de la mort, la force des fantasmes inconscients et l’irréalité des conceptions utopiques. Le jeu de déplacement et de déception qui fait passer d’une estampe à une autre compose la permanence et la pluralité d’un interstice où se trame et se déplie la fiction. Le voile est l’hypostase iconique de ce procès. Image dans l’image, figure dans la figure, il inaugure et achève, à la fois, le processus métonymique qui fait l’arcane du paradigme. Ce qui déplace et recouvre paraît en “or brodé de perles” et enveloppe d’oubli la corruption “des chairs” ou la dissolution des visages ; c’est, au coeur de l’image, et, dans le voile, la figure d’une sorte d’écriture rêvée (dont le jeu parfois aérien de la trace gravée est le substitut sensible), d'une autre écriture, utopique, fictive, présente dans les sentiments et dans les songes, dans la musique et dans le silence. La fiction serait alors un trope fondamental qui passe l’écriture elle-même. Le voile désigne le procès par lequel le rêve, la fiction et la rêverie pénètrent conjointement dans le signifiant des mots, il trace cette frontière qui court sur la page et sous la plume, où l’écriture et la fiction deviennent jumelles.
3 – LA FONCTION PARADIGMATIQUE DE L’IMAGE
8Chaque estampe est un espace visible où se trouvent associés plusieurs thèmes de la fiction. Elle propose un plan visuel et une perspective où situations, moments et lieux sont mis en écho, superposés et même confondus, dans l’ordre d’une même apparence sensible.
9Elle peut contenir une autre image qui figure allégoriquement l'événement ou un autre moment de l’événement (métonymie). On aperçoit en haut du coin droit de la 7e estampe un tableau qui figure côte à côte deux vases différents. L’un contient un bouquet, et, de l'autre fermé, s’échappe comme un encens, une sorte de fumée. Julie est le riche bouquet que le baron d’Etange va offrir à son ami Wolmar, elle est la fleur de la vie du père, et cette petite composition végétale figure déjà le jardin dont elle sera l'architecte et qui apparaîtra comme son double naturel. L’estampe semble ainsi dessiner, par sa perspective, la structure sémantique du personnage. Ce qui s’élève de l’autre vase (plus petit, comme s’il était la réplique du père agenouillé) évoque une sorte d’offrande rituelle dédiée à un pouvoir sacré et figure l’idée d’une élévation et d’une soumission à un ordre supérieur dont Julie aura la révélation lors de son mariage. Ce tableau dans le tableau manifeste l'organisation événementielle de la fable (après la scène figurée sur la planche, viendront le mariage puis la transformation du personnage de Julie, son accession aux sommets de la vertu et son identification à l’Elysée). On pourrait croire que la relation qui s’établit entre l’estampe et le tableau qu’elle renferme anticipe la suite du roman. Cela est vrai si l'on demeure sur le plan de l’histoire (ou de la diégèse). Mais le fait que cette planche serve à illustrer la lettre 18 de la 3e partie, écrite après le mariage de Julie, confère à l’estampe et au tableau qu’elle contient une dimension rétrospective.
10Ce jeu d'anticipation ou de retour en arrière fait qu’indépendamment des sujets qu’elles présentent, ces figures peuvent s’apercevoir comme superposées et faire apparaître ainsi des similitudes qui désignent des traits ou des événements fondamentaux de la fiction. La représentation d’un livre (2e estampe), d’une lettre (4e estampe), d'une inscription gravée (8e estampe), d’un livre d’images (9e estampe) et d'un voile brodé (12e) découpe, dans la gravure, de petits espaces où, dans la trace gravée, apparaissent d’autres modes de traces et d’inscription (typographie, calligraphie, gravure, broderie) : depuis les formes banales de l’écriture jusqu’à ses états rêvés. Cette association de traces et de supports divers (livre, rocher, voile) figure une activité d’écriture généralisée et plurielle. Au centre du livre et de la fiction, l’illustration, par une sorte de déroulement métonymique affirme leur nature scripturaire.
11Ces images nous font voir des lits (plus ou moins largement entr'ouverts), des chambres, une tonnelle, un parc, des salons et aussi des tentures, des drapés, et même un paysage (8e estampe). Elles confirment et organisent un espace auquel elles donnent un relief, un mouvement, une perspective, une teneur émotive et dramatique. Qu’il soit végétal et naturel ou fait de meubles, de lambris, de tapisseries ou de bâtisses anguleuses (4e estampe), cet espace abrite une sorte de théâtre permanent où sont rendues visibles des relations fondamentales : amoureuses, filiales, amicales, conjugales, domestiques, comme si ne cessaient de s’y proférer des serments, comme si s’y définissaient et y étaient mis à l’épreuve des contrats essentiels. Le jeu des mains, des visages, des regards et la posture des corps (1ère, 2e, 5e, 7e, 10e, 11e et 12e estampes) présentent explicitement des scènes où se trament l’accord ou le conflit des émotions, des sentiments et des situations. C’est un espace habité par une sorte de corps sensible et émotif, diversement distribué et spécifié selon les acteurs et les événements du drame (dont les estampes sont comme les instantanées) mais lié et articulé aussi par une dialectique visible des expériences fondamentales.
12Lorsqu’on regarde les dessins conservés à la Bibliothèque de l’Assemblée Nationale, on observe que l’image est entourée d’une dizaine de cadres successifs (trait plein, ligne légère, bande dorée ou ornementée, etc.). Le dessin semble ainsi placé au fond d’une sorte de boîte dont l’épaisseur diversifiée du cadre constituerait les parois et, la perspective aidant (la succession des cadres en est l’amorce), l’estampe semble se creuser peu à peu et se former en chambre d’accueil pour l’image. Si la création romanesque se fait dans une sorte de chambre obscure où nous pénétrons avec peine, l’estampe, en revanche, ouvre à l’oeil du lecteur et sous l’espèce du dessin, une autre chambre où la fiction prend les traits d’une scène visuelle. Dans le rectangle des planches, la fiction apparaît comme un lieu organisé ou comme un espace mis en forme. L’ouverture et la fermeture (le cadre réalise l’une ou l’autre) sont le double mode de cet espace. Les planches (5e, 6e, 10e, 12e) sont fermées sur l’ombre des tapisseries, sur l’intimité des lits, sur le fond obscur des alcôves où sont tapis les corps, où dorment les rêves, en une région indistincte et énigmatique peuplée de forces irrationnelles. Elles peuvent aussi se clore sur la transparence d’une intimité calme, image d’un équilibre naturel des effusions maîtrisées. A cela s’opposent d’autres fonds, clairs et lumineux (1ère, 7e, 8e estampes), aériens, ouverts sur une nature végétale, sur des ciels enrichis d’une fine dentelure de feuillage et qui sont comme une manifestation visuelle de l’innocence conservée et reconquise où couve encore cependant le souvenir des passions (8e). La lumière et l’ombre, l’ouverture et la clôture sont dédoublées en elles-mêmes (à la fois heureuses et malheureuses, bénéfiques ou maléfiques) parce qu’elles constituent la matière symbolique élémentaire de l’image et qu’elles contribuent ainsi à imprimer l’aspect de la fiction dans le schème spatial de l’estampe. Tout en exposant sa surface, elles procurent à la fiction une sorte de grain, d’épiderme.
13Cet espace autarcique, ce milieu endogène qui fait de ces images gravées des plages imaginaires autonomes qui semblent s’engendrer du dedans d’elles-mêmes, est le produit d’une fabrication synthétique complexe où l’on peut retrouver des réflexes antérieurs et des stéréotypes contemporains. Ces amoureux (qui ne sont plus cependant des bergers) réunis dans de charmantes solitudes un peu escarpées (8e estampe), ces inscriptions gravées sur la pierre (ce n’est plus, il est vrai, l’écorce des arbres), tout ce qui tient du bocage, de la grotte ou du ruisseau sont les chevilles habituelles de la pastorale. Ces motifs courent encore dans ses récits comme dans son illustration (cf. les dessins de Gravelot pour Les Amours de Mirtil). Les lits, les tentures, les scènes d’intérieur, les représentations d’alcôve ne paraissent des ingrédients plus récents du récit romanesque que parce qu’on oublie trop aisément que Boccace s’en était servi et que le Décaméron continue à être réédité au XVIIIe siècle. Mais bien que la réminiscence pastorale et la convention galante y restent sensibles et que, pour prendre figure, ce nouvel espace imaginaire s’étoffe de citations picturales diverses, il n’est ni galant, ni pastoral, et, en dépit des traits de réalité qui envahissent l’estampe, ce ne sont pas non plus des scènes de genre à la Téniers ou à la Greuze. Les thèmes pastoraux se teintent d’un peu de réalisme bourgeois, les événements conventionnels se changent en anecdotes intimes et la vie privée devient une scène délicatement réglée où se manifestent les traits et les gestes d’une humanité moralisée. Les vergers de l’amour deviennent des tonnelles ou des chambres où le projet érotique et galant est épuré. Quelque chose de la figure ou du souvenir de l’âge d’or semble s’inscrire dans les scènes banales de l’existence tandis qu’une auréole esthétique et morale entoure la réalité quotidienne. Tout en empruntant des éléments à d’anciennes recettes, ce type original de figures instaure un espace de fiction particulier où se dessinent les expériences essentielles de l’humanité et le projet (utopique ?) de nouvelles relations entre les individus.
4 – LES ESTAMPES, LE TEXTE, LA LECTURE
14Si l’image gravée est icône, si elle se souvient de l’allégorie, si elle peut faire exister la fiction comme un mode mental de l’espace, si elle s’offre comme l’étendue hachurée, plissée et dramatisée de l’imaginaire, elle a aussi une fonction narrative puisqu’elle peut, à la fois, résumer le récit qui précède et anticiper celui qui suit. Le nom de Julie gravé sur le rocher dans la 8e estampe renvoie à l’ensemble du roman (le titre). La scène renvoie aux lettres que Saint-Preux écrivait à Julie lors de son premier séjour à Meillerie (I, 26). L’estampe vient en écho à l’ensemble du livre comme à tout un épisode précédent du roman. Le livre du récit et le livre des maximes sont solidaires. Si l’image peut participer de la lecture, c’est parce qu’elle est insérée à la fois dans le livre et dans le texte.
15La légende ou l’inscription est un relais entre la scène représentée dans l’estampe et le roman écrit (à l’exception de la dernière planche qui ne comporte pas de légende). Elle contribue à actualiser, dans le livre, certains modes de lecture. Quatre planches (2, 4, 6, 7) sont accompagnées d’un bref commentaire de teneur allégorique (l’héroïsme de la valeur, la force paternelle, la honte et le remords vengent l’amour outragé, la confiance des belles âmes). Ces inscriptions désignent le sujet gravé en nommant une qualité, une situation ou une action morales. Frappées comme des sentences ou des maximes, elles supposent un mode de lecture proche de celui qu’appellent les emblèmes.
16Les légendes des 1ère, 5e, 7e et 9e estampes (le premier baiser de l’amour, l’inoculation de l’amour, les monuments des anciennes amours, la matinée à l’anglaise) renvoient plutôt à des états, des lieux, des événements, des moments. Elles ne nomment pas des thèmes moraux dont l’estampe serait un des exemples visibles, elles désignent un objet ou un événement figuré. Elles donnent un titre aux scènes gravées plus qu’elles n’en révèlent la signification. La lecture ici se trouve liée à la désignation, à la vision et à l’observation d’un site visuel spécifique où “l’action écrite” est momentanément figée. La légende peut reprendre le texte du roman (ainsi : “l’inoculation de l’amour”). L’image gravée serait alors désignée par sa légende comme une citation graphique et picturale d’un épisode choisi du récit. Sans présenter de traits narratifs évidents, ces inscriptions visent à montrer ces estampes comme des actualisations visuelles du récit, comme des condensations provisoires de son développement. Elles voudraient faire lire un passage en un clin d’oeil, concentrer une page dans un regard. Ces énoncés de légende sont comme une couture qui relie l’abstraction linguistique du récit à une visualité iconique qui le double et par laquelle la fiction portée “en récit” semble advenir en des figures qui stimulent une quotidienneté proche de la scène de genre. En rapprochant le texte de l’image, en les instituant comme des doubles analogiques, les énoncés de légende contribuent à rendre sensible, dans la planche, l’affiliation et la surimpression d’une scène de fiction à une scène visuelle réelle.
17Trois autres légendes sont des expressions parlées (exclamation, interrogation, apostrophes... : “Ah jeune homme à ton bienfaiteur (3e) ; “où veux-tu fuir ? Le fantôme est dans ton coeur (10e) ; Claire, Claire, les enfants chantent la nuit quand ils ont peur (11e)”. L’inscription de la 11e estampe peut apparaître comme une citation3. Mais elle donne au texte du roman un accent plus vocal. En transformant l’énoncé écrit en énoncé prononcé, elle inscrit sous la planche le mime d’une voix. Sans être des citations, les deux autres légendes en style parlé sont des reformulations plus accentuées de propos qu’Edouard adresse à Saint-Preux en des circonstances dramatiques. Ces planches sont accompagnées des voix d’Edouard et de Julie qui parlent à Saint-Preux et à Claire. En fait, si la source d’énonciation de la lettre est explicite, la provenance de la voix n’est marquée ni dans l’estampe ni dans sa légende. Ce trait vocal qui sous-tend la figure se perçoit comme une voix off4 qui la traverserait, comme si la scène se proférait ou comme si la fiction avait une voix propre. Lire pourrait donc consister à entendre une image. Insérée dans le livre et dans le texte, l’image n’est donc pas réduite à la matérialité visuelle de l’icône. La légende dispose en elle, une autre articulation. Le sens parcourt l’estampe selon les modes de la parole. C’est à la jonction de la parole et de l’image que semble se former la voix des fictions. Les personnages sont les figures de la gravure et c’est aussi par leur bouche que parle la fiction. En des temps très reculés (cf. Leroi-Gourhan) certaines traces gravées (mythogrammes) servaient de support aux récits parlés des hommes. L’écriture a modifié et transformé cet état de choses, mais lorsqu’on tente de comprendre ce qu’implique, dans le détail, la lecture d’un roman illustré on se surprend à penser que le rôle culturel et esthétique des fictions narratives est peut-être de continuer à rapprocher ces deux formes essentielles du geste et du langage humains. La fascination des fictions (y compris sous leurs formes écrites) tient sans doute aussi au fait que s’y retrouve inconsciemment le phylum de comportements et de souvenirs communs enfouis dans les sédiments du temps.
18Ce n’est donc pas tant par le truchement de schèmes narratifs que ces légendes relient le texte aux estampes, elles les relient plutôt par la maxime générale, par la désignation des lieux ou des scènes plus ou moins répertoriés ou par l’évocation et la mise en scène d’une parole. Considérée dans cette perspective, la lecture équivaut :
- à la reformulation d’un discours général (maximes),
- à la restitution d’un récit sous forme de figures visibles,
- à l’écoute d’une voix dans le récit et dans les images qu’il suscite.
19Pour vérifier de façon plus pragmatique l’effet des estampes sur la lecture du roman et l’analyser en détails, on peut tenter de retrouver leur trace dans la lecture proposée par les différents TEL.
20Pour y voir plus clair, nous repérerons dans d’autres énoncés de lecture les indices d’allusions aux scènes illustrées du roman. Nous pourrons déceler la présence de ces scènes (sujets ou arguments des estampes) soit à travers leur évocation (narration, résumé ou description) dans les TEL, soit au moyen des citations ou de résumés des pages en regard desquelles sont placées les estampes, soit encore par l’entremise des légendes.
21Le tableau qui suit est le résultat d’un relevé attentif mais non exhaustif de ces allusions. Nous nous sommes efforcés de nous en tenir aux passages qui renvoyaient de façon assez explicite aux anecdotes figurées dans les planches. La lettre C indique, dans les TEL, la reprise des termes du texte de la Julie (expression, phrases, citations explicites).
22La plupart des textes non périodiques, ne se réfèrent que brièvement et rarement aux scènes illustrées. Les journaux, en revanche, semblent plus enclins à s’y intéresser. Cela tient à la construction et à la stratégie de l’énoncé de journal (résumé de l’ouvrage, choix des extraits, analyse des situations et des personnages). Les scènes qui, dans les périodiques ont le plus de succès, sont les plus originales et les plus typiques (Meillerie, l’inoculation, le baiser), celles aussi qui ont une teneur dramatique et événementielle (planches (I, II, V, VI, VII, VIII) et qui se prêtent à la narration. Si les scènes illustrées ont une place dans l’énoncé des journaux, c’est parce qu’elles apparaissent comme des moments bien marqués de la séquence d’une histoire dont l’article reconstitue la trame élémentaire. Ces scènes apparaissent dans un énoncé de lecture, dans la mesure où cet énoncé restitue une succession des événements de la fiction. Mais elles peuvent aussi se découper comme des plages autonomes sur lesquelles le lecteur journaliste arrête son attention. Si bien que l’estampe serait, dans le livre et dans le texte, une occurrence et un objet qui rendent inséparables deux modalités de la lecture.
- La reconnaissance d’une suite narrative
- La captation visuelle et fantasmatique d’une scène imaginée.

23En comparant pour une même scène, les textes de plusieurs périodiques et le texte du roman placé en face de l’estampe nous essaierons d’analyser pour la 1ère planche (Le premier baiser de l’amour) le rapport entre la scène d’estampe, le texte du roman et le texte du périodique pour voir ce qu’il peut nous apprendre sur le processus de la lecture romanesque.
24NH I, 14 : Saint-Preux à Julie :
25“Le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n’imaginait pas même un état plus doux que le mien.
26En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrète vos signes d’intelligence, et vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y rentrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi, et, d’un air plaisamment suppliant me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j’embrassai cette charmante amie, et, tout aimable, toute piquante qu’elle est je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis... la main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras. Non le feu du Ciel (Luxembourg5 n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes et (Rey 17616 mon coeur se mourait sous le poids de la volupté quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir et mon bonheur ne fut qu’un éclair.

27A peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ?... C’est un tourment horrible... Non garde tes baisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop âcres, trop pénétrants, ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle... Ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m’a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même (5), et ne tevois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie ! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur (6) me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis...”.
MF
28On était à la campagne, le soleil commençait à baisser7, on se glissa dans un bois ; Claire s’approcha de Saint-Preux et d’un air plaisamment suppliant, elle lui demanda un baiser, toute aimable et toute piquante qu’est la jeune dame, ce baiser ne fait sur le coeur du jeune homme aucune sorte d’impression. Mais quand il s’approche de Julie, quand il sent sa bouche posée sur la sienne... Il faut lire dans l’ouvrage même avec quelle chaleur M. Rousseau nous peint ce second baiser qu’il appelle le premier baiser de l’amour”.
OL
29A une partie de campagne, les deux écolières avaient invité leur maître à se rendre dans un bosquet. Claire était badine et folâtre ; elle s’approche de Saint-Preux, et d’un air plaisamment suppliant, lui demande un baiser. Julie s’approche à son tour. M. Rousseau nous peint ce second baiser avec des traits de feu. Un instant, un seul instant embrase les sens de celle qui donne et de celui qui le reçoit ? Si leur volonté résiste encore, déjà leur coeur est corrompu.
CH
30Le soleil commence à baisser, Julie, Claire et Saint-Preux fuyent tous trois dans le bois le reste de ses rayons. Claire s’approche du nouvel Abailard et d’un ton plaisamment suppliant lui demande un baiser. Saint-Preux “embrasse cette charmante amie, et toute aimable, toute piquante qu'elle est-il ne connut jamais mieux que les sensations ne sont jamais rien que ce que leur coeur les fait être”. Belle maxime digne d’être méditée de ces voluptueux, qui courant de plaisirs en plaisirs, ne scavent que trop qu’ils ont des sens et ignorent qu’ils ont un coeur.

31“Mais que devins-je, dit Saint-Preux, quand je sentis... La main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser... se presser sur la mienne et mon corps serré dans tes bras. Non le feu du ciel n’est pas plus vif, ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes et mon coeur se mourrait sous le poids de la volupté”. J’ose dire que dans ce petit morceau, il y a plus de chaleur de parole que de sentiment. On n’y voit étinceler que les bluettes factices du bel esprit, et c’était le coeur lui-même qui eût dû se développer sous le pinceau de l’enthousiasme...”.
32On retrouve ici tout ce qui regarde le procès de la citation : citation directe (CH) ou emprunt limité, passage de la personne subjective (Je/Tu) à la personnelle impersonnelle (il), jeux du présent et du passé, intervention d’auteur dans le cours de la narration ou après la citation. On voit aussi qu’en même temps que le texte du journal semble ralentir sa course pour se fixer sur une scène fascinante, il procède à un découpage ou à une sorte de décomposition de la scène.
33Dans la lettre de Saint-Preux, le texte du roman propose le mouvement continu d’une même expérience restituée par l’un des amants. La fin d’une promenade champêtre, le premier baiser, le deuxième baiser, la pâmoison de Julie et l’égarement de Saint-Preux, l’indication de la transformation de leur relation, l’écriture de la lettre (le style syncopé et l’écriture tremblée) et sa lecture par Julie : tout cela constitue une seule perspective. C’est l’ensemble complexe de cette scène unique que ni le texte des journaux, ni même l’estampe ne réussissent à restituer. En transposant à la troisième personne le récit de la scène pour l’intégrer à une narration seconde le texte périodique perd la totalité de la perspective. Soit il s’en tient, pour informer son lecteur, à un enchaînement simplifié des événements (élimination de certaines circonstances) soit, le plus souvent, il insiste sur le 2e baiser (c’est ce que font les trois journaux cités) et ne s’arrête que sur un des moments de la scène passant plus rapidement sur ce qui le précède et le suit. Il effectue une coupure qui privilégie un des niveaux de la perspective. L’estampe ne signale (assez mal il est vrai) que la pâmoison de Julie. Seul le texte qu’on peut lire en regard, dans le manuscrit Luxembourg ou dans l’édition Rey de 1761, met en valeur l’articulation entre le baiser et ce qui le suit. Le texte du périodique, l’estampe et la mise en page du roman procèdent au découpage de la fiction. La planche fixe l’instant qui suit le baiser, elle voudrait en capter l’effet et désigne cette frontière où le baiser reçu et senti devient un baiser raconté. Elle figure cette frange où la fiction entre dans le texte et forme la parole d’un personnage.

34Les limites du périodique et de l’estampe nous apprennent donc qu’il y a dans cette fiction quelque chose qui n’est peut-être ni résumable, ni représentable, que ce roman (ne serait-ce que parce qu’il est un recueil de lettres) n’est pas seulement organisé selon le principe de la succession mais qu’il est aussi comme un tableau ou un théâtre où dans les mêmes décors, et au moyen des mêmes motifs et des mêmes figures se surimposent des scènes successives disposées selon une sorte de perspective interne qui en même temps qu’elle approfondit le champ, feuillette l’épaisseur du tableau. C’est cette mise en scène étagée qui permet de placer, dans un décor, une suite d’actions superposables où l’on pourra dédoubler les scènes (Meillerie I, Meillerie II, l’inoculation rêvée et l’inoculation réelle) et substituer les personnages (cf. ici l’échange des rôles entre Claire et Julie). C’est cette perspective qui fomente la parole des personnages et trame l’écriture du roman.
35De la succession au feuilletage et vice-versa s’expérimente la lecture. Lire reviendrait à la fois à découper une séquence et à feuilleter une perspective, soit que le lecteur veuille mettre ses coupures bout à bout (syntagme) soit qu’il les dispose en vue d’une seule perspective (paradigme). On pourrait décrire la lecture comme un travail de feuilletage. Le “feuillet” est suspendu et arrêté dans son cadre comme une sorte de planche. Il peut contenir des successions et avec d’autres “feuillets” s’organiser en perspectives. La citation, les étapes du résumé et les extraits seraient des modes du “feuillet” comme l’estampe et comme la page typographiée. Ils contribuent diversement à animer la lecture et si le feuilletage résiste à l’interprétation c’est peut-être tout simplement parce qu’il la constitue.
36L’analyse des rapports entre la 5e estampe, le texte correspondant de la Julie et celui des périodiques montre que le texte du roman, celui des périodiques et la planche gravée ne se superposent pas, en dépit de leur apparente proximité. Placés en regard, ils sont en même temps “déplacés” les uns vis-à-vis des autres. Ces interstices mutuels contribuent à former un “espace de variation” où, comme dans une interprétation musicale, se modèlent le thème et la scène. Entre la planche et le texte du roman le relais se fait par l’inscription ; les passages imprimés en face de l’estampe (sauf pour Rey 1762) ne proposent pas - à la différence du sujet d’estampe correspondant — une description de la scène. Ils indiquent plutôt le terme d’un procès qui amène Saint-Preux à contracter la maladie de Julie et commence bien avant que le baiser ne s’applique sur la main malade. Les extraits des journaux commentent la planche alors que c’est plutôt par l’inscription que l’estampe s’insère dans le texte du roman. La relation de la gravure au texte désigne au lecteur le thème général de l’inoculation tandis que les périodiques s’attachent à la scène nocturne de l’entrevue. L’estampe ne parvient pas à représenter le mystère d’amour que contient le mot inoculation. Le texte, dans la lente succession du récit de Claire, y parvient mieux. C’est cependant sur l’extériorité de la scène plus que sur sa signification que s’arrêtent les périodiques. C’est un indice de l’effet de la figure sur la lecture.
37Du fait qu’elle comprend à la fois une image et une inscription, l’estampe peut jouer dans un espace intermédiaire. Elle est médiatrice puisqu’elle peut à la fois suggérer un processus d’ensemble et fixer l’un de ses moments, qu’elle relie la généralité d’un thème à l’une de ses anecdotes visibles et rattache une signification générale à une occurrence partielle et représentée de cette signification. Cette relation qui n’est pas très éloignée de la logique qui inspire l’emblème, l’allégorie et l’ensemble des processus métaphoriques est, à travers le jeu des gravures, un des tropes de la lecture. Mais aussi se trouvent mêlés, dans cette estampe, l’aspect rêvé et l’aspect éveillé de la scène. C’est à la fois l’image qu’entrevoit Julie et les gestes qu’observe Claire, et ce n’est aussi ni l’un ni l’autre, mais une troisième scène qui modifie les deux autres. Si l’estampe est mise entre les pages, elle est aussi un espace intersticiel, ouvert entre les scènes où les représentations de moments successifs paraissent se superposer ou se confondre mais où elles peuvent aussi être séparées du texte et détachées les unes des autres sur un feuillet intermédiaire.
38Ce jeu de détachement et d’inclusion, ce travail subtil de découpage et de suture ne parvient pas à conquérir le texte. Il ne peut éviter de produire de l’oubli. Mais parce qu’il fait sens, l’oubli peuple la lecture et, par une sorte de contre-épreuve, enrichit le texte de significations inaperçues. Ainsi, à propos de l’éveil de Julie sous l’effet du baiser, OL laisse-t-il de côté le fait que ce toucher est entendu par elle “mieux que le bruit et la voix de tout ce qui l’environnait”. Par delà et en-deçà de la voix et de la parole, c’est le contact des corps qui suscite la conscience. Peut-être est-ce cette écoute chamelle, étrangère à toutes langues, qui, dans le dangereux processus de l’inoculation et dans la recherche inconsciente ou délibérée de la mort, inscrit un mystère inverse : celui d’un corps amoureux qui fait naître à la vie. Cet oubli ne trace-t-il pas l’une des lignes de fond du roman ? Certains périodiques ne rapportent rien de cette “traversée” de la chambre qui rappelle à Saint-Preux tant de souvenirs. La chambre de la maladie et de la mort est aussi une chambre d’amour. Le corps malade contient le corps amoureux. Ils se rencontrent sur cette frontière où le corps est, dans l’amour même, saisi par la mort. Ainsi y a-t-il au moins trois scènes dans cette estampe : celle de l’amour, celle de l’inoculation et celle de la mort. Elles s’y trouvent compénétrées et articulées en une sorte de métaphore générale qui inspire à la fiction un sens.
39Si l’on envisage la 8e estampe et les textes qui la concernent (légende, sujet d’estampe, périodiques, roman) on voit que tout converge vers l’idée qu’il s’agit là d’un retour, que cette scène en rappelle d’autres. Ce Meillerie illuminé renvoie à un Meillerie plus sombre dont nous n’avons pas la gravure et qui dort dans le souvenir. Cela est marqué dans le texte du roman, dans le sujet de l’estampe, cela est lisible dans les résumés et les citations proposés par les journaux et si cela n’est pas visible dans la gravure cela s’entend dans l’inscription (“monuments”, “anciennes amours”) et dans le texte placé en regard dans le manuscrit Luxembourg et l’édition Rey (1761).
40On peut voir ce que ces convergences tiennent à l’écart. L’image est ici très descriptive. Plus que dans d’autres planches, les personnages sont enveloppés dans un paysage qui les absorbe et s’ordonne en deux espaces partagés par le plan d’eau du lac. Rousseau voulait d’abord voir dans cette estampe un paysage que Gravelot s’est employé à réaliser bien qu’il n’eût pas coutume de traiter ce genre de scène. Rien de cela n’apparaît dans les périodiques. On n’y retrouve ni l’évocation du paysage visité par les amants, ni celle du paysage ancien (NH, I, 26). Les journaux citent le début et la fin de la tirade de Saint-Preux (MF et CH) mais ils en coupent toute la partie centrale qui rappelle le paysage funèbre du premier Meillerie. Ils passent sous silence l’instant où le/personnage se fait le porte-parole du paysage. Dans le paysage s’exprime la parole d’un autre temps de l’amour. Comme s’ils étaient une mémoire naturelle et comme si les expériences intimes s’inscrivaient dans tout élément visible, selon les modes d’une écriture à la fois énigmatique et universelle, les lieux deviennent des états de conscience et des espaces de signe. Aussi dans ce roman où l’on ne cesse de vouloir tromper et soigner la mémoire, faut-il concevoir ces lieux à la fois naturels et totalement inventés (l’Elysée) et sans doubles où le souvenir refluant vers sa limite originelle retrouverait l’innocence. Sous ses apparences végétales et minérales, le paysage constitue en fait la matière symbolique de la fiction. La fiction n’est plus seulement l’écoute d’une mystérieuse intimité des corps (cf. 5e estampe), elle est aussi l’écoute d’un lieu où comme dans une chambre d’écho parlerait le graphe complexe de la mémoire amoureuse et de l’aventure des corps. De même qu’il y a deux baisers aux premiers temps de l’amour et plusieurs états de la chambre de Clarens, il y a, à Meillerie, un double paysage. L’estampe marque des lieux où la fiction se feuillette. Dans ce procès, elle ne saisit qu’une instantanée et le périodique quelque bribes choisies. Dans ces paradigmes qui ordonnent la fiction, l’estampe procure une illusion visuelle ou une perspective graphique. Lire, c’est avoir l’intuition de ces perspectives, mais c’est aussi, du fait des contraintes du livré et de l’appareil visuel ne saisir que certains moments du procès et ne prélever qu’une des couches du phénomène. Le lecteur ne peut viser ce procès qu’à travers les mots, les phrases, les pages, les personnages ou les estampes. Il devine, dans le texte, une totalité symbolique qui ne cesse de lui échapper.
41Et c’est bien, en l’occurrence, la figure même de l’écriture que les périodiques, comme l’estampe auront tendance à occulter. Selon le roman sont gravés sur le rocher le chiffre de Julie “et plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où était (Saint-Preux) en les traçant” (NH IV, 17). Le “sujet d’estampe” ne retient que le chiffre et le nom de Julie. Les citations ont disparu. Ce renvoi de trace ou cette ombre portée dans la Julie de la grande poétique amoureuse et romanesque qui rappelle le jeu des citations du roman inscrit dans la représentation de la fiction un geste d’écrivain qui reprofère visiblement de grands modes littéraires. Il définit l’espace où se développe le paradigme de l’écriture qui ne cesse de former le fil de la fiction. On ne se fatigue pas, en effet, dans ce roman, d’écrire des lettres. Chacun y fait assaut d’éloquence et de citations. Ce qui se trouve ainsi oublié dans la lecture, c’est ce dédoublage constant et cette circulation d’écriture qui va d’un personnage à l’autre, de Saint-Preux au Tasse et de Pétrarque à Rousseau et met l’acte d’écrire au coeur de la fiction à la fois comme acte figuré (se reformant et se dédoublant dans l’écriture) et comme métaphore active de l’oeuvre. Ce procès est difficile à lire et à représenter. On peut apercevoir l’un ou l’autre niveau d’un feuilletage, car le lisant comme le regardant s’attache à l’espace que lui présentent les surfaces. Le lecteur peut être attentif aux produits du découpage (mots, chiffres, pages, lettres, citations) mais il a peine à suivre l’acte de la lecture. Pour s’y reconnaître, elle se tient en deçà pour fixer et prélever ce qui se découpe et l’articuler en successions ou en perspectives. L’écriture trace la frontière et l’origine de la lecture. Le lecteur suit la représentation de cette trace mais il ne peut qu’entrevoir l’acte qui l’effectue. Dans le procès de l’écriture, la trace se dédouble elle-même en un trait de représentation qui appelle la lecture et en un acte de tracement qui constitue l’écriture. La lecture témoigne de cette séparation. Elle découpe la trace en épaisseurs successives de représentation qui plongent dans l’ombre son travail originel.
42Ces images superposées, ces écarts entre le texte du roman et l’estampe qui l’accompagne, ces omissions du texte lu dans le texte périodique sont l’effet de procès paradigmatiques qui traversent la fiction. Un paradigme n’est pas représentable dans la suite d’un récit ou dans la marche d’un discours, il se perçoit dans les rapports entre les estampes et entre la citation et l’estampe, d’où le fait que les citations du texte comme les représentations gravées soient souvent des reprises de scènes et que ces reprises, pour prendre place (développement de la citation ou place de la planche) coupent momentanément la linéarité du récit. Le sens de la fiction est feuilleté comme l’est la matière du livre. Le périodique déplie le texte, il veut mettre bout à bout les éléments du récit, il ménage des pauses où, en compagnie des estampes, s’introduisent plus volontiers les citations. Aussi l’estampe pourrait-elle apparaître elle-même comme un mode de la citation. Non pas reprise d’un texte mais exposition d’une scène extraite du texte. Non pas citation du texte, mais tentative de citation de la fiction. Les rapports entre le texte des journaux, celui du roman et les estampes font apparaître deux types de citations. La citation de texte qui choisit de prélever et de remonter en une scène les éléments du syntagme, la citation-image (l’estampe) qui indique plutôt la perspective du paradigme. C’est la différence et la solidarité de ces deux grands axes (syntagme/paradigme) qui sépare et rapproche ces deux modes de citation. Les éléments cités en texte sont repris dans la série narrative, les images fixent un aspect dans une série de représentations affiliées. Aussi font-elles l’effet de citer des doubles ou des triples, de contenir un écho et de se répondre entre elles. Mais ces deux séries n’ont ni la même substance, ni la même économie. Le jeu différentiel de la citation de texte et de la citation d’image prélève certaines scènes dans le récit. Il les redispose selon un mode textuel, dans un autre texte, mais les projette aussi dans l’espace visuel d’une image. Il s’établit à la frontière de ces deux séries essentielles et contribue à jalonner le parcours symbolique de la fiction. On peut remarquer des modes de convergence entre le processus citationnel des journaux et la série des planches. Le procès de sélection et de découpage simultanés rappelle ici, d’une autre façon, que la lecture peut se faire par “morceaux”‘ par “lieux ou places”, par scènes ou par tableaux et par association de scènes (paradigmes : cf. déjà notre analyse du texte de journaux).
43On observe aussi que le journal (il en est de même de tout autre texte) n’accède pas directement à l’estampe. On ne se rapproche de la scène représentée que par la citation du texte. Ce détour nécessaire est un trajet de lecture. La lecture apparaît alors comme une approche indirecte des “scènes” à travers l’écran du texte.
44Nous avons vu que le texte romanesque donne lieu à deux modes de traduction. Il peut être résumé et cité dans l’article du périodique ; il renvoie à des scènes que les estampes peuvent représenter. En modifiant le texte (jeu des temps, modification des pronoms personnels), le texte du journal crée une scène de référence dont il parle. La généralisation de la troisième personne dans l’énoncé du périodique est rendue nécessaire par l’intervention permanente d’un lecteur. C’est parce que l’article définit une position de lecture qu’il tend à transposer le texte lu à la troisième personne. L’estampe réalise le même projet, dans la mesure où, dans le roman, elle objective une scène pour un regardant qui peut être aussi un lecteur. Le texte se trouve donc, dans les deux cas, doublé, transposé et aussi délogé de son site premier d’écriture pour être différemment réénoncé. Ce double procès désigne la lecture comme une duplication qui délocalise le texte (lui procure un autre territoire : celui du périodique ou de la série des planches) au moyen d’une fragmentation appropriée. Et si c’est précisément à propos de ces scènes que le journaliste semble au bout de son procédé, s’il éprouve alors la vanité de son discours (ML “il faut lire dans l’ouvrage même”) et de sa méthode (OL “(ces) scènes qui ne peuvent se rendre en extraits”), c’est que l’urgence de la lecture surgit à l’endroit et au moment où se forme la scène. L’estampe serait donc une formation non textuelle qui, par le détour qu’elle propose, conduirait à une lecture sans intermédiaire. Elle rendrait possible cette immédiate appropriation des scènes dont paraît rêver le lecteur de romans.
45On est donc conduit à faire l’hypothèse que derrière le texte du roman, derrière l’estampe et le texte du journal, et pour que s’effectue ce genre de lecture, existe ou peut être supposée une scène des fictions. Si le texte du périodique ne peut reprendre le texte du roman et si l’image gravée et le texte écrit ont peine à correspondre, c’est qu’ils ne se réfèrent pas nécessairement les uns aux autres mais qu’ils ont tendance à concevoir différemment une scène qu’ils adaptent à leur mode d’expression ou à leur énonciation.
46Si le périodique cite le texte du roman, c’est parce qu’il le sait proche d’une scène qu’il semble recéler. Mais c’est le texte et non plus la scène qui est citée. Elle échappe à la citation et n’est lisible que dans le texte. Ce n’est donc pas tant l’estampe qui est recherchée pour elle-même (absence de discours sur les planches) que la possibilité de visualiser imaginairement une scène. Elle est une des ombres portées de la fiction que le texte met en oeuvre. C’est cette teneur fictive du texte qui permet l’existence de ces estampes. La fiction est coextensive au texte romanesque dans lequel elle n’est cependant pas visible. Elle ne saurait se réduire ni aux signifiés, ni aux référents, ni au signifiant du texte. Elle est, en lui, une capacité de représentation non réalisée et jamais totalement effectuable et qu’on ne saurait assigner une fois pour toutes sous l’aspect de figures stables. Tout autant qu’il en sourd, le texte plonge dans cette région obscure. L’écriture et la citation aménagent une sorte d’accès linguistique au domaine des fictions tandis que l’estampe organise une approche par la figure. On pourrait donc dire que la fiction est incitable, qu’elle n’est jamais vraiment traduite et qu’elle est ainsi amenée à multiplier ses apparences et ses doubles. Elle est dans le langage, ce procès mal connu qui fait se confondre l’activité métaphysique du langage et le travail du fantasme. Elle n’est ni hors du langage ni antérieure à lui, elle constituerait plutôt son matériau imaginaire. C’est une sorte de liant ou de forme qui tient les signes, une architecture dont le texte, le signe et l’image ne laissent pas voir la figure. Aussi peut-elle être l’invisible réceptacle où se recycle (comment ?) ce que perd la mémoire. Elle est faite de cet oubli inconnu dans lequel le langage pour parler, ne cesse d’être immergé. On ne peut lire, on ne peut savoir l’oubli. Il marque la limite de la lecture. En même temps qu’elle fascine la mémoire, la fiction l’égare. Elle l’obsède comme le souvenir d’on ne sait quoi.
47Etablie sur cette marche indécise, la fiction peut passer d’un territoire de signes à un autre, de la parole à la figure, de la figure à l’écriture. Tantôt inscrite dans l’abstraction des mots, tantôt dans la forme analogique du dessin. Elle est ce génie de l’intermédiaire qui permet la permanente mixité des modes de signification où peuvent se former les fantaisies et les monstres mais où s’analysent les expériences que la langue n’a pas coutume de dire.
48L’étude des estampes dans leurs rapports à d’autres énoncés de lecture nous conduit à supposer, dans le processus de lecture, l’existence d’un plan des scènes ou des fictions.
49On peut hésiter entre deux places pour la fiction, soit qu’on la situe entre le texte et l’image.

50Elle serait alors la mise en rapport d’une trace scripturaire et d’une trace figurale, elle établirait son jeu entre le signe et la trace. Son assignation resterait incertaine, mobile, nomade, contradictoire. Soit qu’on la place au-delà du texte et de l’image dans ce qui pourrait s’entendre comme la présence souhaitée de représentations nécessaires (symboles).

51Elle peut donc participer à l’ordre du jeu comme à l’ordre de la loi, c’est-à-dire aux deux grands gestes fondamentaux du langage. Cela vaudrait peut-être pour un idéal de la théorie. Une vue plus pragmatique nous rappelle toutefois que l’on peut jouer avec la loi et qu’on sait aussi légaliser le jeu. Il y a donc une troisième place pour la fiction, plus commune, au demeurant, où l’on sait mettre en scène la loi et où l’on peut prescrire le jeu, c’est celle où la fiction reconnaît l’empire des conventions.
5 – ESTAMPE, FICTION, DECEPTION
52Les textes périodiques ne saisissent pas, dans le texte du roman, ce qu’y perçoit l’estampe et certains éléments de la signification ne sont reconnus ni par le journal ni par l’estampe. Pour organiser le sens ou lui donner figure, pour l’assigner dans un procès de lecture, il faut, semble-t-il, perdre quelque chose du texte. Cette série de décrochements, ce dispositif de déception est l’autre face du travail de sélection, de découpage, de feuilletage et de mise en perspective qui réalise l’énonciation de la lecture. Comme ensemble indivis, comme formation complexe et ouverte de sens, comme procès de dédoublage permanent et de feuilletage infini, le texte n’est pas simulable, il n’est pas reproductible dans son intégrité. Toute lecture s’efforce de concevoir cette intégrité mais elle ne parvient jamais à en avoir raison.
53Le texte de la Julie est riche de suggestions d’images qui ne trouvent pas leurs planches. Comment peindre, par exemple, ce “séjour (...) serein d’où l’on voit, dans la saison, le tonnerre et l’orage se former au-dessous de soi, image trop vaine de l’âme du sage dont l’exemple n’existe qu’aux lieux d’où l’on en a tiré l’emblème.” (NH, I, 23, OC. II, p. 78) ? Comment réunir dans le même tracé un paysage valaisan bouleversé par un événement climatique et une sorte de figure morale souveraine qui serait l’icône de la divinité ? Ou encore, comment peindre en Julie une “modestie qui parle au coeur par les yeux” {Ibid. p. 545) ? et pourquoi n’avoir pas esquissé, comme une émouvante allégorie de la bienveillance, la scène du vieillard invité à la table de Clarens (ibid. p. 555) ? Le texte de J. J. suggère parfois, entre les pages, des paysages exotiques (le voyage de Saint-Preux) ou même des marines. D’autres images d’amour auraient aussi pu s’y trouver et d’abord “le ravissant spectacle (...) de voir deux beautés si touchantes (Claire et Julie) s’embrasser tendrement, le visage de l’une se pencher sur le sein de l’autre, leurs douces larmes se confondre et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lys fraîchement éclôs” {ibid. I, 38, p. 115), et aussi ce corps féminin entrevu sous la parure des femmes de Paris {ibid., II, 21, p. 226) et dont l’image procéderait plus de l’imagination que du regard du spectateur. Ce besoin de voir en imagination, un corps délicieux et désiré, cette façon non pas de toucher les corps mais d’entrevoir leur figure, dispose dans le roman de J. J. une économie particulière de la représentation. Le moment où Saint-Preux reçoit le portrait de Julie, où il palpe, à travers l’enveloppe, le fantasme d’un corps qui lui brûle les mains, et s’enferme pour, comme dans un rite érotique, déshabiller l’image et voir et embrasser “les divins attraits” de sa maîtresse, eût été une scène de possession par l’image impossible à peindre {ibid., II, 22, p. 279). Car il n’est pas commode de figurer une idolâtrie où l’image devient feu. L’image dessinée ne parvient pas à recueillir une intimité qui habite le roman. Ce qui échappe à la trace concrète, c’est une sorte de “chambre” permanente dont l’aspect et l’état se modifient mais qui recèle de profondes images : chambre de l’amour, chambre du bonheur (salon d’Apollon), chambre de la mort, où se dissimule le corps de Julie, où se développe son être, où s’établit la chimère dont elle est elle-même la parole, où le désir et le bonheur s’accomplissent. Chambre aussi de l’écriture que Julie habite et inspire sous l’espèce du personnage.
54Comment mettre en gravures de telles images ? Comment figurer leur manière d’habiter l’esprit, leur mode d’extériorité ? Comment représenter le procès du fantasme et de l’obsession. Au coeur du roman sont des images de lieux et d’objets où est enfermée l’image de Julie (son portrait, son corps, son visage, sa volonté, sa parole). Saint-Preux reconnaîtra que l’art du peintre est incapable de retoucher comme il convient le portrait de Julie. Il ne sait retrouver ni les “rameaux de pourpre qui font deux ou trois petites veines sous la peau”, ni “le coloris exact”, ni le mouvement du sourire. Tout un passage du roman est consacré à souligner l’écart qui sépare la fiction de sa représentation, la chimère de la figure dessinée (NH, II, 24). Seul l’amour peut connaître les secrets de la figure première. Si l’art réalise une ressemblance, c’est l’amour qui reconnaît l’identité. Le dessin ne peut restituer le grain d’une peau imaginée qui est comme la membrane active du désir. Il crée un espace où s’effectue l’apparence d’une absence désertée, il rend visible la chambre de l’absence. Il y a dans la fiction une sorte de chair irriguée qui se refuse au crayon. C’est ce que, de façon plus radicale et solennelle, signifie le recouvrement du visage à l’aide du voile8. Cette sorte de rite enchâsse dans le roman comme amande de la fiction, une sorte de visage immortel et invisible : le corps interdit d’un être sacré. Cette sacralisation dérobe cette apparence à toute représentation. La scène de la mort radieuse qui précède révèle moins le visage d’une agonisante que le relief d’une parole, tracé à la limite sublime de l’expérience humaine9. Comment peindre ce visage ? Comment en faire la matière et la perspective d’une parole (“tandis qu’il parlait”) où advient le divin ? Comment concevoir, pour l’oeil, un visage qui témoignerait, en ses traits, d’une présence surhumaine et où l’on pourrait voir la parole ?
55Si l’on rencontre, dans la “chambre” de la fiction, un visage transformé par une parole, on y trouve aussi l’obsession d’une écriture10. L’image que le dessinateur ne peut saisir, c’est à la fois, le corps d’une parole dans un visage et un corps aimé dans la graphie des lettres. Comment, en effet, représenter deux obsessions essentielles, deux tentatives d’avènement qui sont aussi deux formes jumelles d’abstraction (dans le divin et dans la trace écrite) qui associent l’écriture, la lecture et la parole et leur restituent leur capacité symbolique essentielle en plaçant en elles le témoignage des corps et des présences aimées ? La main de Julie et le visage de Dieu en obsédant l’écriture lue, instituent la chimère dans un des lieux où l’on peut croire la posséder. Le langage est le berceau des fictions, mais il n’est pas représentable, car sa trace se double d’une ombre indécise qui est comme son autre face à laquelle la fiction donne accès.
56La part de la fiction qui ne peut se former en gravure est liée à la représentation du corps féminin, de l’écriture féminine et à l’avènement, sur le visage d’une femme à l’agonie, d’une sorte de parole de révélation. Ce qui, dans la fiction, échappe au tracé a des traits féminins. J. J. Rousseau a touché là un des points opaques de l’imaginaire humain dont il ne suffit pas de dire qu’il se nourrit de la séparation sexuelle et de la finitude de nos expériences. La lecture a aussi sa face d’ombre que la fiction habite et qu’elle peuple d’un corps et d’une voix de femme. Si la chimère est femme, ce n’est pas tant parce qu’elle serait illusion d’un sujet masculin. C’est plutôt parce qu’elle est un prolongement invisible, une projection incertaine et nécessaire de ses gestes, la matrice de sa pensée, une refaçon possible de son être, l’origine de son imagination, le lieu pressenti où parlent des images qui ont un rapport essentiel à son identité. Les chimères sont faites de l’ombre désirée d’un corps d’expériences spécifiques. Elles sont une suite de figures et d’événements enfouis dans la vie du sujet, ou comme une autre voix qui aurait l’inflexion de la sienne et qui, venue de lui, lui parlerait en propre. Traversant les épreuves de l’angoisse, le sujet ne se sent apaisé et heureux que s’il habite l’ombre de ce corps ou si sa parole se forme en écho à cette voix. La chimère et la fiction peuvent donc être aussi, pour J. J. et pour ses lecteurs, l’ombre d’un âge d’or intériorisé. Il s’agirait moins d’un mystère impénétrable que de ce partage qui habite l’expérience du sujet et constitue sa propre perspective. Ce découpage premier et permanent en fonde d’autres qui établissent leurs jeux dans le langage et sont à l’oeuvre dans la lecture romanesque.
57L’estampe est donc la parole déçue de la fiction. Les transports, les extases, les élévations qui traversent le roman, enfermés dans la cage de la gravure, viennent se perdre en spectacles. Le feu de la parole amoureuse ne paraît guère sur les visages et se dépense en gestes élégants (cf. les 1ère et 7e estampes où l’embrassement de Julie et de Saint-Preux n’est pas figuré). Si l’Elysée peut procurer une image de Julie, faire voir “un tableau d’innocence et d’honnêteté” et rectifier les discours de Saint-Preux, son message reste enfoui dans un “épais feuillage” où l’oeil ne peut pénétrer. Comment inscrire dans une impossible estampe végétale, la figure tranquille de Julie et du bonheur de Clarens, comment y figurer la “maîtrise des écarts de l’imagination” et y tracer l’enveloppe d’un secret ? Comment faire voir l’ombre dans une fabrication végétale originale ? La fiction ici semble passer les limites de l’art et abolir la parole articulée. On ne peut apparemment y avoir accès que par une rêverie sur l’ombre de la trace gravée. C’est à quoi invite la contemplation attentive des dessins placés dans le manuscrit Luxembourg.
58De même qu’il y a dans l’image de l’Elysée une zone d’ombre fermée à clé, il y a dans le jeu des regards, ces instants où, dans la séparation, le regardant se “déprend” de l’image immédiate des personnes aimées. L’événement de la séparation fixe pour chacun des partenaires une image intense de l’autre qui se forme dans l’affectivité de la parole. C’est cette image d’eux-mêmes et dont ils ont chacun le secret l’un pour l’autre, qui les obsède. On ne saurait non plus peindre le retour de ces images de séparation, ni le calcul subtil (la théorie de Wolmar) qui cherche à les remplacer. Comment figurer cette image de l’autre telle qu’elle se forme à l’instant de la séparation en tant qu’elle vient hanter la parole du sujet ? Comment peindre ce qui à la fois obsède et est interdit au regard ? Comme les visions qui habitent la Julie ce “secret” non représentable qui articule la fable du roman n’a de figure que dans la parole.
59Dans l’enveloppe abstraite des mots, la “chambre” de la fiction semble protéger des lieux interdits : le jardin, le salon d’Apollon, le visage de Julie ne sauraient être livrés à des regards profanes. Ils peuvent être visibles au sein du texte et évoqués dans la perspective de parole qu’offre le personnage, mais ils ne sauraient être extériorisés en estampes. Non seulement parce que la technique du dessin et de la gravure n’y sauraient suffire, mais surtout parce que leur matière symbolique ne se prête ni à l’extériorisation, ni à la visibilité. Ils sont, dans le texte, à la fois condensés et diffusés en une sorte d’éloquence intériorisée. Ils constituent la teneur symbolique d’une fiction qu’ils habitent et ils sont, eux-mêmes, au fond de l’imaginaire, comme d’invisibles lèvres où murmure la parole.
60Les estampes ne permettent pas de remonter aux images premières. Elles sont impuissantes à restituer la parole qui les inspire. L’organisation de cette déception, dans l’appareil du livre, permet de détacher la parole du réseau fantasmatique originel pour marquer en traces compréhensibles un territoire symbolique. C’est par ce dessaisissement ou par cette délocalisation que se forme la lecture.
61L’analyse des limites de l’estampe rappelle l’existence d’un double processus d’images. Son mode fondamental tient à la condensation et au déplacement d’une scène qui se symbolise et se répète sans s’intégrer à une séquence. Son mode secondaire suppose l’apparition d’une grammaire et d’une logique, il suscite une organisation discursive. Selon Freud, le premier mode caractérise le rêve et la formation du symptôme, le second participe de la vie éveillée. La zone illisible ou non représentable de la fiction participe du premier mode, l’organisation d’une lecture des fictions procède du second mode. Le passage du fantasme à l’organisation symbolique, par les moyens du cadre (découpage), de la perspective et de l’allégorie permet d’investir la fiction comme espace de lecture. Il n’est pas certain que la lecture romanesque consiste à pouvoir suivre une “suite d’images” (puisque l’image résiste à la “suite”), mais il semble assez clair que, pour l’époque, la fiction paraît à la fois fondée en images et en parole. Elle est associée à la danse, au théâtre, à la peinture, à la statuaire, elle ne se détache pas franchement de l’éloquence. La fiction relève aussi d’une plastique du corps et de la voix.
62C’est entre le corps de l’image et celui de la parole et dans leur séparation que se développe la lecture des fictions. L’image suscite la voix ou occupe sa place. La lecture est l’art de cette provocation, de cette substitution et de cette séparation. Et cet art qui, dans le texte, figure l’absence, garde la nostalgie d’un corps parlant (la lecture à haute voix). C’est ce corps absent qui inspire la fiction, c’est son oubli ou son anéantissement qui suscitent la chimère et tentent de la fixer dans le tracé de l’estampe et dans la mélodie abstraite de l’écriture.
Notes de bas de page
1 Une exception pour le troisième volume (3e partie) où les 5e et 6e estampes ne sont séparées que d’une quarantaine de pages, cette dernière planche étant presque placée au milieu du volume. Cette différence tient au caractère original de la lettre 18 de la troisième partie (qu’illustre la 6e estampe) et au fait que, restituant une suite de scènes antérieures, elle se trouve rapprochée de tout ce qui précède. La position centrale de cette estampe (milieu du volume et presque centre du roman) a aussi l’avantage d’en souligner la péripétie essentielle.
2 Pour des raisons techniques et financières nous avons renoncé à reproduire dans cet ouvrage la suite entière des estampes de Gravelot. Elles sont au demeurant accessibles au lecteur actuel dans l’édition de La Nouvelle Héloïse préparée par R. Pomeau pour les éditions Garnier (1960).
3 Plus d’une dizaine de pages auparavant (V, 13) Julie écrit à Claire : “Tu fais avec l’amour dont tu feins de rire comme ces enfants qui chantent la nuit quand ils ont peur”.
4 Dans l’une de ces occurrences (la 3e planche-, la légende ou si l’on veut “la voix de l’estampe” peut être perçue, à la fois, dans le champ de l’image (puisque Milord Edouard y est représenté) et hors de lui puisqu’elle n’est lisible qu’à l’extérieur du cadre. Dans les deux autres cas (10e et 11e planches) la source de la voix est hors de l’estampe ou provient d’une origine dissimulée dans l’image. L’ambiguité et la dissimulation de la source de la parole contribuent à instituer l’image comme un champ d’illusion.
5 Début et fin du texte placé en face de l’estampe dans le manuscrit Luxembourg.
6 Début et fin du texte placé en face de l’estampe dans l’édition Rey 1761 (cf. reproduction).
7 Les termes en italiques sont les passages du texte du roman repris par les périodiques.
8 NH. OC II (737) : “Cette action, ces mots (le geste de recouvrement et les paroles de Claire) frappèrent tellement les spectateurs qu’aussitôt comme par une inspiration soudaine la même imprécation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant d’impressions que tous nos gens et surtout le peuple que la défunte ayant été mise au cercueil dans ses habits et avec les plus grandes précautions elle a été portée et inhumée dans cet état sans qu’il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au voile.”
9 “(ses yeux) brillaient d’un feu surnaturel ; un nouvel éclat animait son teint, elle paraissait rayonnante et s’il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c’était son visage tandis qu’il parlait.”
10 p. 244 : “Ne soit donc pas surprise si des lettres qui te peignent si bien font quelquefois sur ton idolâtre amant le même effet que ta présence (...) je crois te voir, te toucher (...) et je n’embrasse qu’une ombre.”
p. 229 : “j’aime pourtant les relire (les lettres de Julie) sans cesse ne fût-ce que pour revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire mon bonheur.”
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014