Chapitre I. Approche générale
p. 17-21
Texte intégral
TEXTE, PAROLE, DISCOURS
1Lire un texte, c’est le reconnaître comme proférable et en effectuer la profération, c’est faire advenir en lui de la parole, c’est contribuer à l’inscrire dans le discours social. Le texte serait comme une parole gelée, retenue dans la forme typographique, prise dans le monument du livre, provisoirement suspendue dans l’abstraction de l’alphabet, enregistrée et endormie, ramassée aux contours de la lettre et de ses interstices ; une parole en attente prête à “détendre ses puissances” et à libérer sa “réserve immobile d’élans et de passions”1. La lecture serait alors comme le lent dégel ou la soudaine floraison de cette parole. La trace ouvragée et parfois raréfiée de l’écrit se déclarerait en déflagrations et en propagations particulières devenant ainsi comme une archive vivante, presque universelle, aussi habituelle et diverse que les voix humaines.
2Cette profération n’est ni une écriture, ni une réédition du texte. Elle ne vise pas réellement à le reproduire, car, dès lors que l’écrit est prononcé en parole, son mode d’inscription se met en mouvement. Même s’il conserve ses caractères linguistiques, le texte énoncé en lecture n’est plus tout à fait le texte écrit. Du fait même qu’elle en effectue la profération, la lecture qui semble fidèlement répéter le texte en change le régime. En le mettant en relief, en lui affectant, en cours de lecture des “déliés” et des “pleins”, en le modulant et en l’accentuant, ce que nous appelons parole (et dont la voix réelle du lecteur n’est qu’une forme acoustique et organique) travaille le texte. La mise en parole, la mise en énoncé et en lecture d’un texte est donc moins une restitution de ce texte qu’un ensemble de techniques et de méthodes de transformation. C’est une manière de l’affecter, un besoin de le faire devenir autre qu’il n’apparaît lorsqu’il est écrit afin de le faire être parole. L’imperceptible et fondamentale mutation qu’introduit la lecture dans le texte et qui peut diversifier et stéréotyper ses formes semble liée à une stratégie du désir : désir d’écouter, mais aussi effort pour percevoir dans l’exactitude d’une profération, d’autres voix à travers et derrière la ligne du texte. Dans l’apparente unicité de l’écriture, la parole lisante introduit la pluralité des voix et leurs stéréophonies particulières. Ce faisant elle y inscrit une présence des sujets et pose le sens comme problème.
3Cet ensemble de transformations qui ouvre dans le texte des sortes de brèches ou de “déports” où s’investit la parole et où elle peut développer son relief est aussi le fait des discours. Parole et discours sont en effet les modes essentiels du travail de profération que la lecture effectue dans le texte : soit qu’il s’agisse, pour chaque sujet d’approprier et d’idiomatiser le texte, de faire que chacun parle pour lui-même (lui-même : sujet et lui-même : texte), qu’il “se le dise” et tente d’en faire son énonciation propre (parole) ; soit qu’il s’agisse de reconnaître dans le texte les relations qu’il peut entretenir avec l’ensemble des énoncés existants dans la mémoire sociale (discours). Dans ce dernier cas, le texte semble pris dans un réseau énonciatif général qui tente de l’absorber et qu’il contribue lui-même à activer. Les discours ressemblent à des formations impersonnelles de parole constituées en systèmes de continuité plus ou moins stables, liées à des appareils institutionnels plus ou moins fiables ou permanents (cf. certains types de périodiques) et appuyés sur des configurations de référents ou sur des modes d’allusion (dispositifs mémoriels) plus ou moins cohérents. Car si le discours, en son abstraction générale, tend à produire et à conserver un effet d’unité – comme si, à l’horizon des énoncés, il voulait devenir une parole unique parfaitement articulée et aussi réelle et vraie qu’un fait de nature – la dispersion de ses formes et la conflictuelle multiplicité de ses conjonctures le vouent tout autant à une hétérogénéité permanente. En même temps et du fait qu’il tend à s’homogénéiser, le discours, de lui-même, s’ébrèche et se dissémine en pluriels concurrents et ennemis. En ouvrant le texte à leur volonté déclarative, la parole et le discours pratiquent en lui des lézardes où se jouent, de même façon, à la fois, la véracité, la cohérence, la concurrence, la rupture et parfois la dérive des énoncés. Simplement pourrait-on dire que ce qui se joue dans la parole se noue plus volontiers autour de la langue et de l’existence comme expériences spécifiques, alors que, dans le discours, interviennent plus largement des unités expressives prises dans des stratégies socio-mémorielles et ayant tendance à faire corps et corpus au sein d’institutions et de pratiques relativement généralisées. Parole et discours ne sont pas séparables. Ni l’une ni l’autre n’existent à l’état pur. Ils sont toujours mêlés dans la lecture. Suivant ses modes, elle peut favoriser l’un ou l’autre, mais elle les associe toujours, les faisant agir l'un sur l'autre, implantant l’un dans l’autre. Ce double jeu recouvre l’ensemble des stratégies de la lecture et c’est, pour l’essentiel, l’enjeu qu’elle propose : l’hypothèse, l’utopie, le besoin ou la recherche d'une sorte de libre énonciation qui reste, en elle-même, indissociable des modes d’agencement qui s’organisent et se règlent en dehors, en dépit et même à l'insu des sujets.
SENS, APPAREILS, SUJETS
4Discours et parole sont donc des ensembles inséparables de modes et de méthodes qui visent à faire faire sens au texte, à effectuer par lui et en lui des significations. Qu’il se donne sous l'aspect d'un relief de parole ou sous les diverses espèces des formes du discours, le langage est ce par quoi le sens vient aux hommes, aux textes et aux fictions. Et la lecture est une forme particulière – cultivée, dit-on – de cette venue. De même que (s’agissant de littérature au premier sens du terme) le sens est un ensemble de processus qui permet à la parole, à la fois, de s’écouler et de se fixer en écriture, créant ainsi un régime d’écoute relativement différent des modes de l’oralité, de même, est-il cet ensemble de phénomènes qui fait que le texte écrit informe des discours et se déclare en de nouvelles paroles. Le sens semble se faire le long de deux versants apparemment symétriques mais tissés chacun d’une trame différente. La lecture pourrait donc nous apparaître comme la rencontre de deux configurations de parole différentes ou comme le conflit et le compromis de deux ensembles énonciatifs séparés qu'elle tente de rapprocher et de suturer.
5Voulant imposer sens au texte et lui conférer la parole, le locuteur muet qu’est le lecteur tente de repérer et de consigner dans le texte, la parole d’un autre. Il peut même essayer de l’intérioriser et, s’il détient quelque magistère ou se croit un talent, entreprendre de la publier, de la légitimer, de la censurer ou de l’interdire, de la mutiler et de la dé-jouer. Ainsi peut-il capter cette parole et l'utiliser, la faire-valoir et, poussé par la soif du sens, tenter de s’insinuer en elle pour en sucer le suc et – comme on dit – en extraire la moelle. Pour cela il n’hésitera pas à la mettre en morceaux et à jouer avec ses fragments. La lecture ressemble à une ordalie où sont mis en jeu l’existence, la valeur, le statut, la cohérence de la parole d’un autre. Possessive, mais aussi prédatrice et destructrice, elle pousse sa manie jusqu’aux renversements ironiques et au corps à corps polémiques. Mais il se trouve souvent qu’en s’appropriant et en travaillant” cette autre parole, celui qui referme sur elle la prise de son énonciation se prenne lui-même à la parole. Non pas tant qu’il répète celle qui semble écrite mais que, dans le mouvement et les intervalles de son dire, il n’engage, parfois malgré lui, les qualités et le pouvoir de sa parole. Cherchant dans le texte à faire parler un autre, la lecture peut conduire le lecteur vers son propre dire. Ce processus qui est lourd de déviations et d’avatars, fait de la lecture la rencontre nécessaire et l’impossible agencement d’au moins deux paroles qui s’entremettent, se spécifient, se dépossèdent. Il la définit comme l’écoute d’autres paroles dans la parole que le locuteur prête au texte. C’est une faculté d’entendre et de faire entendre au moyen du discours et de la parole, dans une même production linguistique d’autres voix et aussi plusieurs voix. C'est pourquoi elle peut apparaître comme un ensemble non fini de combinaisons stratégiques mais aussi d’agencements esthétiques et artistiques. Paradoxalement proche à la fois des arts et de l’idéologie puisque les jeux de la parole et les calculs du discours peuvent s’y former dans la trame du silence et de l’inexpliqué.
6Ces processus de discours et de parole et cette quête du sens convoquent conjointement et concurremment, dans le texte, des sujets et des appareils. Si le sujet est ce qui parle, s’il est ce qui se forme en parole et ce que vise ce discours, ni la parole, ni le discours ne peuvent s’établir sans appareils : appareil phonatoire, organisation psychique, dispositifs rhétoriques, narratifs, argumentatifs, communicationnels, etc. Aucun sujet ne parle, aucun discours ne se tient sans appareils. Parce que comme l’écrit R. Barthes (S/Z), le texte peut être “multilingue” et son sens infiniment “transcriptible”, il est, dans les sociétés, les institutions et les mentalités, confronté à des tentatives d’organisation, à des stratégies de fixation, à des modes d’utilisation. De même qu’il paraît toujours enclin à dériver et à échapper à la prise du lecteur, il est aussi toujours propre à être capté par des réseaux ou recueilli par des discours qui le retiennent, l’économisent, le distribuent et le débitent, selon leurs régimes et leurs programmes. Cherchant perpétuellement à prendre forme alors qu’il ne tient pas en place, le sens qui informe nos comportements, nos institutions, nos idéologies et s’inscrit en nos productions culturelles apparaît comme une forme événementielle multiple. Pris entre la forme et la place, il ne cesse de passer, sans que son débit ou sa vitesse puissent être mesurés. Le texte y gagne cependant d’être présent parce qu’il se profère, s’écoute, se forme en coulées de paroles et en nappes de discours. Il se constitue en un événement continu, traversé de micro-ruptures innombrables.
7Faire parler ou discourir un texte, c’est l’acte de sujets, agents et acteurs de sa mise en parole ou en discours. Ces sujets ne sont pas que des noms d’individus ou des titres de périodiques. Derrière et avec ces noms et les constituant, il y a des dispositifs, des appareils, des institutions. Non que ces faits s’équivalent. Un nom n’est pas réductible à un mode d’agencement. Mais ces noms (y compris l’anonyme) ne sauraient faire parole ou tenir discours sans être agencés. Lorsqu’il s’agit de lire ou de faire lire, le nom, qui reste un des repères du sujet, est aussi un agent du discours et de la parole, lié par son acte même à des institutions, à des dispositifs ou à des habitus divers. Le sujet n’est plus ici une figure substantielle, une effigie contemplée, une présence, une apparence sensible ou un corps approchable. C’est un ensemble d’activités et de modes complexes qu’il faut essayer d’explorer et que le texte met en jeu et en scène dès lors qu’il se lit. Un tel travail “d’agencement” à propos du texte, en lui et pour lui, suppose une complexité où opèrent concurremment la réduction, la contradiction, la reproduction, le découpage et le montage, la juxtaposition et la transformation, la croyance et la véridiction. Autour du texte en lecture, la parole et le discours, la rencontre des dispositifs et des sujets investissent le sens et tentent de l’instituer en de multiples processus qu’il nous faudra tenter de suivre et de décrire.
Notes de bas de page
1 F. Ponge, Proèmes, promenade dans nos serres.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014