Chapitre 2. Auteurs et formes de l’agressivité
p. 273-310
Texte intégral
1Au fil des pages, un constat s’impose : l’horizon étroit du voisinage, en délimitant un cercle de passions et de rancunes réciproques, favorise les tensions, encourage la suspicion et engendre la haine. D’autre part, la violence entre voisins reste inintelligible à celui qui veut n’y voir qu’inconduite et règlements de compte désordonnés. La multiplication des conflits renvoie plutôt à une manière de vivre de tout un peuple dont les lendemains ne chantent pas souvent. Elle s’inscrit dans un mode d’existence au jour le jour et doit être comprise d’abord comme le symptôme d’un vouloir-vivre vigoureux et comme une réponse à la hauteur des difficultés rencontrées au quotidien. Spontanée et imprévisible, la violence connaît pourtant une véritable gradation : le verbe, généralement, précède les coups, les menaces, les voies de fait. Pour éprouver son adversaire, le troubler ou l’intimider, on lui promet les traitements les plus infirmants et les plus cruels. Les uns affirment vouloir lui arracher les yeux, les autres l’éventrer ou lui casser les membres. À ces menaces verbales, s’ajoutent certains gestes, signes ou comportements intimidants. D’aucuns lèvent le poing, le brandissent violemment sous le nez ou sous le menton du rival. D’autres défient l’ennemi en adoptant des attitudes ou des postures volontairement provocatrices. Ces menaces, heureusement, ne prêtent pas toutes à conséquence. Elles sont jugées suffisamment sérieuses cependant pour que de nombreux plaignants les rapportent aux autorités. Celles-ci questionnent alors l’accusé pour juger de la réalité de ses intentions. Dans une société où la violence est à fleur de peau, les rivalités exacerbées, on craint davantage un bras animé par la vengeance que l’agressivité « accidentelle » ou irréfléchie. C’est que la brutalité vengeresse et préméditée renforce un peu plus encore le sentiment d’insécurité qui pèse sur le quotidien. Les menaces inquiètent parce qu’elles déstabilisent l’individu qui se croit promis aux pires représailles. En hypothéquant son avenir, elles contribuent à accroître les tensions déjà vives entre membres du voisinage.
2De fil en aiguille, on en vient aux mains. Il s’agit d’humilier publiquement son adversaire ou de régler sur-le-champ le différend qui l’oppose à lui. Les voies de fait sont à ce point ordinaires qu’elles n’étonnent personne. À cet égard, les archives judiciaires sont explicites : pour la période 1776-1790, 70 % des plaintes impliquant des voisins, font mention, à des degrés de gravité divers, d’échanges de coups, de mauvais traitements ou de blessures. Ces actes de violence que le sociologue allemand Norbert Elias qualifie de « décharges affectives et pulsionnelles », s’ils renvoient à une certaine brutalité dans les rapports sociaux et dans les conditions d’existence, témoignent aussi d’une hypersensibilité des tempéraments1. Ils composent une réalité incontournable avec laquelle la communauté des habitants – bon gré, mal gré – doit apprendre à vivre. Pour autant, bien que fréquents et banals, ces affrontements physiques présentent, selon les sexes et les catégories sociales, des contours variés, des différences notables qu’il convient de mettre à jour, ce que ce chapitre se propose de faire. En premier lieu, il s’interroge sur l’identité des adversaires, sur leur âge et leur activité professionnelle. Il esquisse ensuite une typologie sommaire des blessures infligées et évalue leur degré de gravité. Cet examen, faut-il le préciser, ne constitue pas une étude sur la violence en général puisqu’il se limite aux seuls conflits entre voisins. Pour autant, il contribue à éclairer de manière originale un phénomène largement répandu dans la société lyonnaise d’avant la Révolution.
I – LES AUTEURS DE VIOLENCES
3Entre 1776 et 1790, le nombre de plaintes faisant état de brutalités, de mauvais traitements, de coups ou de blessures s’élève à 5762. Encore ne s’agit-il ici que des procédures engagées à l’encontre d’hommes et de femmes vivant à proximité immédiate, dans les limites – précédemment définies – du voisinage. Une telle masse documentaire est précieuse pour l’historien. D’abord parce qu’elle informe sur l’identité et le statut socioprofessionnel des individus impliqués dans une rixe. Ensuite parce qu’elle permet d’évaluer le rapport de force qui se joue entre les adversaires. Pour exploiter au mieux cet important matériau judiciaire, il a semblé nécessaire de distinguer, pour chacune des affaires faisant mention de violences physiques, un agresseur – celui contre qui s’exerce l’action de la justice – et une victime – la personne qui, sauf indication contraire, saisit les tribunaux. La réalité, naturellement, est beaucoup plus complexe puisque souvent les parties rivales portent l’une comme l’autre une part de responsabilité dans la querelle qui les oppose et dans l’échange de coups qui s’ensuit. 18 % des plaintes sont d’ailleurs immédiatement suivies d’une contre-plainte qui reprend, en les inversant, les accusations de l’adversaire3. Pour autant, cette distinction agresseur/victime est indispensable pour conduire l’enquête. Elle permet de dresser le portrait des adversaires, de mesurer leur proximité géographique, d’observer leur statut social. Autant d’éléments qu’il convient de connaître si l’on veut saisir quelques traits fondamentaux de cette violence quotidienne qui traverse la communauté de voisinage.
1. La répartition par sexe des violents
4La répartition par sexe des comparants, à l’origine de mauvais traitements sur la personne d’un voisin, se présente de la façon suivante :
Femmes | Hommes |
37 % | 39 % |
5Celle des plaignants, victimes de coups ou de sévices corporels s’établit ainsi :
Femmes | Hommes |
55 % | 45 % |
6De ces deux tableaux, il ressort tout d’abord que la violence est une composante du jeu social à laquelle il est bien difficile d’échapper puisque chacun, homme ou femme, s’y trouve confronté. Qu’elle soit provoquée ou subie, la brutalité s’impose à toutes et à tous, témoignant d’un mode de sociabilité masculin et féminin largement imbriqué. Comment, du reste, pourrait-il en être autrement lorsque l’on se souvient des multiples occasions de rencontre, des nombreux espaces de fréquentation communs aux Lyonnaises et aux Lyonnais4 ? Pour autant – et c’est le second enseignement qu’on peut dégager de ces chiffres – sur le front de la violence entre voisins, des différences sensibles d’attitude et de comportement se dessinent selon les sexes : c’est ainsi que les hommes, en constituant à eux seuls 63 % des comparants – mais 45 % seulement des plaignants – remportent incontestablement la palme de la brutalité. À l’inverse, les femmes, plus vulnérables sans doute que leurs homologues masculins, sont aussi plus nombreuses à subir des mauvais traitements (55 %). Elles se montrent également moins agressives et ne composent guère plus du tiers des personnes poursuivies par la justice. On notera que, dans le nombre, 12 % sont des veuves ou des filles célibataires.
7Ces observations générales méritent d’être précisées. En particulier, il est intéressant d’examiner l’attitude des comparants masculins puis féminins pour établir à l’encontre de qui – ou plutôt duquel des deux sexes – se déploie leur agressivité.
Contre des hommes | Contre des femmes mariées | Contre des filles célibataires ou des veuves |
54 % | 27 % | 18 % |
Contre des hommes | Contre des femmes mariées | Contre des filles célibataires ou des veuves |
17 % | 54 % | 28 % |
Contre des hommes | Contre des femmes mariées | Contre des filles célibataires ou des veuves |
26 % | 51 % | 22 % |
8Par souci de clarté, seront examinées successivement les violences masculines puis les violences féminines.
a) La violence masculine
9Chez les hommes – les archives en témoignent – la violence constitue un mode habituel de relations et l’usage de la force un attribut essentiel de virilité. Aussi les voit-on multiplier les actes de brutalité à l’encontre de personnes des deux sexes. Si cette agressivité se déploie tous azimuts, elle vise d’abord cependant les mâles de la communauté. Ceux-ci, en effet, représentent 54 % des victimes de l’agressivité masculine, les femmes n’en composant que 45 %. Peut-on s’étonner de ces empoignades viriles lorsque l’on sait les innombrables raisons qui poussent les hommes à se quereller et à se dresser les uns contre les autres : la misère, la promiscuité, l’ivrognerie, les contraintes morales et matérielles, les rivalités d’ordre économique ? Le plus souvent, la colère éclate, soudaine. Elle surgit sans crier gare et le furieux, comme pris d’un accès de rage, se précipite tête baissée sur l’adversaire. La violence est d’autant plus difficile à contenir qu’entre hommes, la fièvre monte vite et rend souvent tout compromis impossible. On vide d’abord sa querelle à coup de pied et de poing quitte, quelques instants plus tard, à aller se réconcilier au cabaret. L’observateur d’aujourd’hui est frappé par l’impulsivité de ces hommes qu’un regard, une mimique, un geste malencontreux du voisin peuvent rendre furieux. La violence, en particulier, éclate sans prévenir lorsque la réputation d’un homme est mise en cause ou que son honneur paraît bafoué. Les coups prennent le dessus sur les injures et déclenchent des bagarres rudes et soudaines. Ces gestes de violence sont d’autant plus prompts à s’exprimer qu’ils s’apparentent parfois – pour reprendre l’expression de Daniel Roche – à de véritables « spectacles culturels » dans lesquels se devine un goût prononcé pour la représentation et la mise en scène5. Le côté rituel de la bagarre est encore accentué par la présence d’un public nombreux qui donne une dimension collective à l’échauffourée. Le regard des autres en effet joue un rôle déterminant dans une société où l’honneur individuel et professionnel occupe une place importante, où les rancunes sont opiniâtres, comme la misère. Il exerce en tout cas une emprise tyrannique sur l’esprit de chacun et renforce encore l’agressivité de ces hommes imprégnés d’une « éthique belliqueuse ».
10Si la violence des hommes s’exerce en priorité contre d’autres hommes, elle n’épargne pas, tant s’en faut, la communauté féminine. Selon les sources judiciaires en effet, les femmes – mariées, veuves et célibataires confondues – composent 45 % des victimes de la brutalité masculine. Ce chiffre élevé montre qu’à l’évidence la population mâle ne manifeste aucune indulgence particulière pour le sexe pourtant qualifié de « faible ». Les coups pleuvent et endolorissent cruellement les corps féminins, y compris, parfois, ceux que l’âge ou le travail a prématurément vieillis. Si les femmes sont l’objet d’une telle violence, c’est qu’elles rencontrent et côtoient journellement les hommes, que ce soit à l’atelier où elles secondent leur mari, sur la voie publique ou au marché. D’autre part, l’obligation de gagner sa vie, de vendre, d’acheter, de manipuler de l’argent, expose les sujets féminins à la colère des hommes. Les plus vulnérables restent bien sûr les filles célibataires ou les veuves, nombreuses à exercer une activité professionnelle autonome comme celle de domestique, dévideuse, ourdisseuse, brodeuse, garde-malade ou encore ouvrière dans les ateliers de la ville. À elles seules, elles constituent 19 % des victimes de la brutalité des hommes, ce qui s’explique aisément. Qu’elles soient veuves ou célibataires, ces femmes cumulent en effet de lourds handicaps qui les fragilisent : soumises aux aléas économiques, pauvres, parfois même misérables, elles doivent affronter seules le monde rude des travailleurs. D’autre part, pour asseoir leur crédibilité et garantir leur existence matérielle, il leur faut sans cesse « jouer des coudes » et s’imposer coûte que coûte, en dépit de l’hostilité affichée de certains hommes. L’exercice, parfois, se révèle périlleux. D’autant que la relative autonomie financière dont elles disposent agace ou inquiète. Dans quelques cas extrêmes, le rejet obstiné de toute indépendance féminine peut conduire à des agressions sexuelles auxquelles, on le conçoit aisément, les filles célibataires sont plus exposées que les veuves. Étrangement pourtant, ce type de violence est rarement évoqué dans la longue série de plaintes enregistrées au cours de la période 1776-1790. Le terme même de « viol » n’apparaît qu’exceptionnellement et tout au plus recense-t-on 7 délits à caractère sexuel au cours de ces 15 années. Arlette Farge, rappelons-le, signale le même phénomène pour la ville de Paris6. Est-ce à dire que ces conduites demeurent strictement marginales dans la société lyonnaise d’avant la Révolution ? Évidemment non. Alexis Bernard relève le cas de 34 viols individuels et de 16 viols collectifs entre 1660 et 17607. D’autre part, malgré l’imprécision des récits et l’ambiguïté de certaines expressions utilisées dans les procédures judiciaires, les manières de certains hommes sont sans équivoque. La jeune Reine Mok, par exemple, explique qu’elle a été enlevée par plusieurs individus qui l’ont séquestrée et « maltraitée » pendant plusieurs heures8. Claudine Mitelié dénonce la conduite de son voisin qui s’est livré « aux attouchements les plus indécents »9. En toute hypothèse, le peu de crimes sexuels qui sont portés à la connaissance de la justice et la retenue avec laquelle ils sont évoqués renvoient à la honte qui ne manquerait pas de rejaillir sur la victime si elle exposait publiquement le récit des sévices dont elle a été l’objet. Peut-être aussi une certaine tolérance sociale et la médiocrité du recours en pareille circonstance dissuadent-elles les femmes à saisir les tribunaux10. Mieux vaut dans ce cas transiger avec l’agresseur en obtenant de lui un dédommagement financier substantiel.
11Les femmes établies – épouses et mères de famille – sont sujettes elles aussi à la violence masculine. Soumises, en principe, à des conditions d’existence moins précaires que leurs consoeurs veuves ou célibataires, plus entourées et donc mieux protégées, elles composent cependant plus du quart des victimes de la hargne masculine (27 %). C’est que, engagées auprès de leurs époux pour assurer la subsistance du ménage, les Lyonnaises demeurent rarement confinées au foyer. Chez les boulangers, les bouchers, les charcutiers et dans les métiers de l’alimentation, elles tiennent la boutique. Dans les ateliers de soierie, elles aident leur conjoint au métier à tisser. De manière générale, les femmes mariées jouent un rôle essentiel : elles participent activement à l’économie familiale et secondent efficacement le chef du foyer. C’est pourquoi, solidaires des intérêts du ménage, toujours prêtes à intervenir lorsqu’ils paraissent menacés, elles se trouvent impliquées dans d’innombrables disputes.
12Si les femmes font parfois appel à leur époux pour se défendre, elles hésitent cependant à solliciter leur intervention de peur qu’elle ne débouche sur une bagarre entre hommes beaucoup plus brutale. Le chef de famille, du reste, n’est pas toujours en mesure de voir ou d’entendre les difficultés rencontrées par son épouse et c’est pourquoi, fréquemment, le voisin profite de cet éloignement ou de cette absence pour venir vider sa querelle. Mais, face à ces intrusions intempestives et à la brutalité masculine en général, les Lyonnaises restent rarement sans réaction. Pour protéger leur intégrité physique et préserver l’intimité du foyer, elles se rebiffent et n’hésitent pas à rendre coup pour coup. Les documents d’archives multiplient les scènes dans lesquelles sont engagées des femmes résistant aux assauts d’un voisin agressif. L’énergie dont elles font preuve alors témoigne d’une belle capacité à batailler dès lors qu’il s’agit de sauvegarder l’espace familial et d’assurer la survie économique du ménage.
b) La violence féminine
13Les sources judiciaires, rappelons-le, se font également l’écho d’une violence féminine, c’est-à-dire d’une violence dont l’origine est directement imputable à des femmes. Ces dernières composent 37 % des prévenus poursuivis pour voies de fait et, si leur agressivité est incontestablement moindre que celle des hommes, elles comparaissent cependant pour des raisons similaires, à savoir : sévices, coups et blessures envers un membre du voisinage. Cette brutalité féminine présente des traits spécifiques qu’il est aisé de dégager. En particulier, elle épargne largement les hommes puisque ceux-ci n’en sont l’objet que dans 17 % des cas lorsque les agresseurs sont des femmes mariées et dans 26 % des cas quand il s’agit de veuves ou de filles célibataires. Même si ces pourcentages sont sous-évalués, en raison notamment de l’indignité qu’il y a pour un sujet masculin à relater un épisode aussi humiliant, il reste significatif : le rapport qui se joue ordinairement entre les hommes et les femmes semble, en effet, suffisamment inégal pour que ces dernières adoptent une ligne de conduite prudente et mesurée. Bien entendu, cette modération se dissipe dès que la fragilité ou l’infériorité physique de l’adversaire semble telle qu’elle autorise un surcroît d’agressivité. C’est ce que déplore, entre autres exemples, Fleury Faure, un vieil ouvrier en soie porté sur la boisson, qui se fait rosser par une cabaretière pour avoir négligé de régler ses dettes :
Elle lui sauta dessus […] lui donna des coups de pied et de poing en lui disant il faut que tu me payes. Puis elle le saisit aux cheveux et le terrassa […] ce qu’elle n’eut aucun mal à faire attendu le grand âge du plaignant qui est d’environ 60 ans11.
14Trois fois sur quatre environ, la violence des femmes s’exerce à l’encontre d’autres femmes. Entre 1776 et 1790, 172 plaintes ont été ainsi recensées qui dénoncent les mauvais traitements infligés par des mères de familles, des veuves ou par des filles célibataires à leurs voisines. C’est que la susceptibilité et l’agressivité féminines, d’ordinaire, sont grandes. Les Lyonnaises se trouvent fréquemment impliquées dans de furieuses empoignades dans lesquelles les questions d’honneur et de réputation tiennent une place essentielle. Si besoin est, elles n’hésitent pas à cogner fort. La violence de leurs échanges et la rudesse des coups témoignent d’une brutalité qui rappelle, à bien des égards, la brutalité des hommes.
Hier, relate Magdeleine Desproit, elle était dans une échoppe sur le port de la Mort qui Trompe lorsque la veuve Nantas suivie de sa domestique et de la femme Gustel vinrent l’invectiver. Elles lui crachèrent au visage, se saisirent d’une chaise qu’elles lui lancèrent et l’assaillirent ensuite toutes les trois à la fois, lui donnèrent plusieurs coups très violents et déchirèrent sa coeffe et ses autres vêtements. Sa vie aurait été en danger […] si on ne lui eut promptement porté secours12.
15Entre femmes, des discordes de ce type sont quotidiennes. Le moindre incident capte l’attention de la maisonnée et une altercation un peu vive peut enflammer en quelques instants l’immeuble et ses habitants.
16Le plus souvent, la violence est d’abord verbale. Les injures fusent, blessantes. Très vite, le ton monte. Les propos s’encanaillent et deviennent insupportables, surtout lorsqu’ils sont proférés devant un parterre avide de racontars. Sans crier gare, on en vient aux coups. La main cogne, égratigne les corps, arrache les cheveux, la femme la plus forte voulant humilier publiquement sa voisine. D’où des rencontres d’une rare intensité. Si la colère des femmes est soudaine c’est moins parce que la nature féminine est brutale et impulsive, comme on se plaît à le répéter, que parce que sur elles pèse un double fardeau : la charge et la responsabilité du foyer d’une part, la défense de l’honorabilité de la famille d’autre part. C’est pourquoi tant de querelles ont pour point de départ des questions d’intérêt – la femme doit épargner les biens du ménage – ou des attaques verbales – elle est gardienne de la bonne réputation familiale. Certaines pratiques violentes renvoient du reste au partage traditionnel des rôles sexuels : souiller, par exemple, une porte d’excréments ou jeter des ordures à la face d’une voisine trahissent toujours une main féminine. Ces gestes singuliers rappellent le rapport étroit que les femmes entretiennent avec la « matière ». Ils découlent de ce qu’elles vivent plus que quiconque en contact avec la crasse et les immondices puisqu’elles assument l’essentiel des tâches ménagères et des corvées d’entretien de l’immeuble. Ces agissements scatologiques sont dénoncés comme particulièrement misérables et attentatoires à la dignité de la victime. Leur caractère de gravité est tel qu’ils débouchent invariablement sur des scènes d’une grande violence.
Vendredi dernier, expose Marguerite Parcouret dans sa plainte, entre deux et trois heures de relevée, la femme Descôtes monta un vase de nuit rempli de matière grossière, jeta et appliqua la matière contre la porte de l’appartement de la plaignante, en boucha le trou de serrure et remplit toutes les parties de la porte de sorte qu’il en entra une partie chez la suppliante. Dimanche la femme Descôtes se cacha sous l’escalier pour attendre la plaignante […] se précipita sur elle, la saisit aux cheveux et lui donna plusieurs coups sur la tête et dans le ventre13.
17D’ordinaire, les hommes se tiennent à l’écart des disputes féminines et c’est même avec une certaine ironie qu’ils les qualifient dans les documents judiciaires de « querelles de femmes ». Non pas que ces rixes laissent indifférent le sexe mâle mais celui-ci réagit, en fin de compte, comme s’il s’agissait d’infractions mineures et il préfère toujours laisser aux intéressées le soin de régler seules leurs différends. Cependant, lorsque les conflits tournent mal ou quand ils dépassent un certain seuil de gravité, il n’est pas rare qu’interviennent l’époux ou les enfants des deux adversaires. En se jetant ainsi dans la bagarre, ils confèrent à la querelle une dimension nouvelle, à la fois plus violente et plus dramatique.
18L’intervention d’un membre de la famille relève de la solidarité la plus élémentaire qui soit. Quand interposition féminine il y a, c’est d’abord pour garantir la sécurité d’un enfant. Se manifestent à cette occasion toute la sollicitude et l’affection que les mères de famille éprouvent généralement à l’égard de leurs rejetons.
Elle se trouvait à la fenêtre de son domicile, dépose Marie Charion, et fut témoin que le fils Depierre poussait des ordures du côté de la porte de la femme Lacouture ; que celle-ci les repoussait au milieu de la cour. Puis la femme Lacouture donna un grand coup de balai au fils Depierre qui se défendit. Sa mère accourut aussitôt, se saisit du balai et en porta un coup sur la tête de la femme Lacouture dont la coiffure fut tachée14.
19Dans ce genre de situation, les femmes font généralement preuve d’une belle indulgence et témoignent envers leur progéniture d’une mansuétude évidente. En retour, les enfants épousent volontiers les querelles de leur mère, fussent-elles injustes et déplacées. S’établit de la sorte une véritable solidarité, observable dans tous les milieux sociaux – y compris chez les plus pauvres – qui contribue à faire de la famille une cellule unie, bien que fragile, face au monde extérieur.
2. L’âge des violents
20Parmi les pièces constitutives des procès et des plaintes figure un document précieux : l’interrogatoire de l’accusé. Joint en principe au reste de la procédure judiciaire, celui-ci subsiste dans 35 % des cas15. Entre autres informations, cet interrogatoire contient l’état civil de l’accusé, c’est-à-dire ses nom, prénom, domicile ainsi que son âge. Cette dernière indication est précieuse. Elle permet en effet de connaître l’identité des prévenus et de les répartir par tranches d’âge.
21L’âge des violents est systématiquement consigné dans l’interrogatoire. Dans la moitié des cas, la mention reste approximative – quel que soit le sexe ou l’activité professionnelle – et l’on déclare être âgé « d’environ x années » sans préciser davantage. Une transformation s’opère cependant au cours des dernières années de l’Ancien Régime. L’indication devient plus rigoureuse et certains accusés témoignent même d’un véritable souci d’exactitude. Quoi qu’il en soit, cette absence d’homogénéité dans la documentation n’empêche pas d’établir un matériel statistique efficient et d’examiner à quelles classes d’âge se rattachent les auteurs de violence.
22Une forte majorité d’hommes et de femmes figurant au banc des accusés (respectivement 75 % et 74 % du corpus) ne dépasse pas 40 ans. Si les moins de 15 ans composent une part négligeable – les exactions des enfants engagent en principe les parents – les 21-40 ans, en revanche, constituent le groupe le plus nombreux et totalisent à eux seuls plus de 60 % des prévenus. La violence entre voisins émane donc d’individus généralement jeunes, impulsifs, encore peu ou mal intégrés dans la collectivité. Des différences sensibles, cependant, existent entre accusés masculins et féminins qu’il convient de relever.
23Avec un âge moyen qui s’établit à 33,8 ans, les hommes violents sont incontestablement des individus jeunes. La moitié d’entre eux, ou presque (45 %), n’excède pas 30 ans, la catégorie la plus nombreuse étant les 21-30 ans (38 %). À l’inverse, la part des accusés « âgés », c’est-à-dire de ceux qui ont dépassé la cinquantaine, est médiocre et représente moins du quart du corpus masculin. Une telle inégalité dans la distribution n’étonne guère. Elle confirme ce que les historiens savent bien, à savoir que les jeunes adultes se montrent traditionnellement plus agressifs que leurs aînés. À Lyon comme ailleurs, la raison en est simple. Parmi les violents dont l’âge ne dépasse pas la trentaine, une proportion importante – mais impossible à chiffrer à partir des seuls interrogatoires – est célibataire, en « marge » donc de la société parce qu’en attente d’intégration16. Tenus en lisière de la collectivité parce qu’ils n’ont pas encore fondé de famille, ils attendent de nombreuses années avant de pouvoir s’insérer dans les sociabilités urbaines et le jeu social.
24L’assimilation de ces hommes jeunes est rendue plus difficile encore par l’arrivée d’étrangers – 2 000 personnes par an environ – parmi lesquels figurent de nombreux garçons célibataires qui viennent exercer en ville comme apprentis, domestiques, commis ou journaliers17. Leur venue rétrécit un peu plus le marché matrimonial déjà passablement étriqué à la veille de la Révolution18. Elle renforce les frustrations et les haines juvéniles d’autant que les anciennes organisations de jeunesse qui contrôlaient le mariage et servaient de soupape de sécurité se sont effacées depuis longtemps – même si subsistent encore çà et là quelques coutumes anciennes comme le charivari. En attendant d’amasser des économies pour pouvoir convoler et s’établir professionnellement, les jeunes gens développent une éthique virile, agressive et très théâtralisée. Ils affirment leur valeur personnelle à travers des rixes, des batteries, des agressions sexuelles ou des beuveries, frustrés d’être privés de mariage et de statut social. Le soir après le travail, les dimanches ou les jours de fête, il n’est pas rare de les voir attablés au cabaret, se vanter du succès qu’ils remportent auprès des filles, parler fort ou multiplier les gestes de défi envers leurs camarades. La boisson aidant, les propos se font plus provocateurs. Les coups partent et débouchent invariablement sur des bagarres dont les archives judiciaires se font l’écho lorsque les choses tournent mal.
25Parfois, cette brutalité juvénile se déploie à l’encontre de « mâles établis » – pour reprendre l’expression de Robert Muchembled – c’est-à-dire de pères de famille solidement installés dans la vie sociale et professionnelle19.
Étant devant sa boutique, se plaint un maître perruquier, et parlant avec deux autres maîtres perruquiers, il a été mouillé à trois reprises par quatre garçons perruquiers qui demeurent immédiatement au-dessus de sa boutique. Il est monté pour se plaindre […] mais les quatre garçons perruquiers l’ont terrassé, ont déchiré son habit et lui ont causé une effusion de sang par une plaie derrière la tête.
26Un témoin ajoute : « Les garçons perruquiers criaient par la fenêtre Est-il crevé ce souleau ; je payerai sa chose, je payerai son enterrement20.» S’agit-il ici d’un conflit entre générations, traduisant l’animosité des plus jeunes envers leurs aînés ? Ou bien sommes nous en présence d’une simple farce qui tourne mal ? Impossible de répondre, bien sûr, mais de tels actes de violence ressemblent fort à des séquences de défoulement au cours desquelles les jeunes célibataires, en mal d’assimilation et de reconnaissance sociale, cherchent à exhiber leur courage, à étaler leur virilité. Cette ardeur belliqueuse se nourrit naturellement de l’âpreté de l’existence quotidienne. Celle-ci, sans conteste, est plus dure pour les nouveaux venus que pour les Lyonnais de souche puisqu’il leur faut, sitôt arrivés, trouver un travail, lutter contre la méfiance dont ils sont l’objet, s’insérer dans une confrérie ou dans une organisation professionnelle. Parmi les arrivants, les plus favorisés entrent en apprentissage. Après plusieurs années de travail, ils se marient lorsque l’acquisition d’un métier leur permet d’assurer la survie d’un ménage. Les autres, moins chanceux, se heurtent aux familles lyonnaises déjà installées et aux nombreuses restrictions qui limitent l’accès des étrangers aux corps de métier. Vulnérables et exposés aux difficultés économiques, ils se montrent plus agressifs aussi. C’est donc sans surprise qu’on les retrouve impliqués dans des rixes très violentes, à l’instar de Michel Franc, un affaneur originaire du Bugey, poursuivi pour le meurtre d’un de ses compagnons de beuverie21. Cependant, comme les interrogatoires d’accusés livrent rarement à l’historien le lieu de naissance du délinquant, il est impossible d’évaluer de manière satisfaisante le pourcentage des étrangers, auteurs de brutalités. Nul doute néanmoins que les travailleurs venus à Lyon pour y exercer une activité non qualifiée et tenus, de ce fait, dans une position subalterne, trouvent dans la violence un exutoire naturel à leurs frustrations quotidiennes.
27Avec l’âge, l’agressivité des hommes décroît. Le recul amorcé par les 31-40 ans se confirme et s’accélère avec les générations suivantes puisque les 51-60 ans ne représentent plus que 8 % des violents soit 5 fois moins (ou presque) que les 21-30 ans.
28Deux raisons principales expliquent ce phénomène. En premier lieu, la faible espérance de vie des hommes – 48 ans – se traduit par la disparition prématurée d’individus encore jeunes. Deux tiers des adultes, rappelons-le, meurent avant 60 ans et, si l’on excepte le cas de certains milieux privilégiés, rares sont les Lyonnais qui dépassent 70 ans. Les plus vulnérables, naturellement, sont issus des classes populaires à l’image des ouvriers et des manœuvres en bâtiment de la paroisse Saint-Nizier qui meurent dans 49 % des cas entre 20 et 49 ans. La seconde explication a déjà été évoquée. Elle tient à l’assimilation progressive des hommes aux différents corps de métier, ce qui leur confère une place fixe et reconnue dans la société. Passé un certain âge en effet, nombreux sont ceux qui s’insèrent professionnellement et fondent une famille. En découle une certaine stabilité que renforce encore l’intégration aux réseaux des sociabilités urbaines. Aussi, à défaut de disparaître tout à fait, l’agressivité se fait-elle plus rare. Le recours à la violence devient moins systématique que chez les plus jeunes et, le cas échéant, traduit davantage la volonté de préserver l’honneur familial, de récupérer son dû ou de défendre sa position sociale que d’afficher crânement sa virilité.
29La répartition par tranches d’âge des femmes poursuivies pour violences physiques présente quelques traits spécifiques qu’il convient de relever. Si, comme on le constate aussi chez les hommes, 70 % des brutalités recensées se commettent entre 15 et 40 ans, l’âge moyen des violentes est supérieur à celui de leurs homologues masculins : il s’établit à 37,8 ans contre 33,8 ans chez ces derniers, ce qui représente une différence sensible de cinq ans. Deux fois sur trois, les prévenues ont dépassé la trentaine et la génération des 31-40 ans compose la catégorie la plus nombreuse en totalisant à elle seule 38 % des occurrences. Aux âges dits de la « maturité », les Lyonnaises ne semblent guère s’apaiser, comme en témoigne le fort pourcentage des femmes poursuivies par la justice au-delà de 40 ans (25 %). Tout se passe comme si l’agressivité constituait chez les femmes un mode de sociabilité ordinaire, moins précoce mais plus durable que l’agressivité masculine. La part des comparantes, mariées ou mères de famille, est du reste révélatrice : 65 % d’entre elles sont des épouses ayant charge de ménage. L’établissement familial et la reconnaissance sociale modifient donc assez peu les conduites habituelles et – contrairement à ce que l’on constate chez les hommes – ne réduisent guère l’usage de la violence.
30Les caractères originaux de la violence des femmes résultent avant tout des fonctions et du rôle que celles-ci assurent traditionnellement dans la société d’Ancien Régime. En effet, c’est principalement dans le cadre de leurs tâches quotidiennes qu’elles sont amenées à multiplier les gestes d’agressivité. Les plus acharnées sont les femmes mariées, moins portées à la retenue et à la prudence (parce que déjà établies) que leurs camarades célibataires. De fait, il leur faut, tout à la fois, protéger la réputation du foyer, épargner les revenus familiaux, participer à l’économie du ménage en tenant la boutique ou en aidant le conjoint au métier à tisser, entretenir le domicile conjugal et décrasser régulièrement les espaces collectifs de l’immeuble. Les occasions de conflits ne manquent donc pas et génèrent de nombreuses « querelles de femmes ». Parfois, cette sociabilité agressive se retrouve aussi chez les plus jeunes. Les archives judiciaires rapportent régulièrement des scènes, violentes mais éphémères, dans lesquelles des filles célibataires – des domestiques, des ouvrières, des brodeuses – sont impliquées. Il s’agit le plus souvent de querelles engendrées par des insultes, des calomnies ou par des conflits amoureux. D’ordinaire cependant, les jeunes filles adoptent une attitude plutôt mesurée. Elles cherchent en effet à éviter les coups d’éclat pour garder l’estime de la communauté et ne pas se fermer un marché matrimonial déjà passablement rétréci. D’où le pourcentage relativement faible – 8 % – des célibataires poursuivies par la justice pour voies de fait. La situation s’inverse lorsque vers 27 ans les femmes se marient et fondent un foyer. Intégrées et reconnues socialement, elles changent alors de statut. Elles s’insèrent à la vie du quartier en y exerçant le « métier » d’épouse et de mère, c’est-à-dire en devenant gardienne du foyer et de la morale familiale. Leur nouvelle fonction les oblige à beaucoup de vigilance et, surtout, les engage à traquer les innombrables ragots qui circulent. C’est pourquoi les rumeurs dont elles sont l’objet doivent être étouffées à tout prix pour éviter qu’elles soient accréditées dans l’esprit du public.
II – COUPS ET BLESSURES
31Pour connaître la nature et le degré de gravité des blessures infligées par les violents au cours des bagarres, les procédures judiciaires recèlent deux types de documents : la plainte déposée par la victime d’une part, le rapport des médecins ou des chirurgiens royaux d’autre part.
32La plainte est une pièce précieuse dans la mesure où elle rend compte de manière détaillée des circonstances et du déroulement des rixes. Elle reste cependant partiale et, somme toute, peu fiable puisque la tendance naturelle du plaignant est de dramatiser toute altercation et de charger, autant que possible, l’agresseur. Il espère par là émouvoir la justice et obtenir des dommages et intérêts substantiels.
33Le rapport des médecins ou des chirurgiens constitue au contraire une source beaucoup plus sûre pour l’historien. Il émane en effet de professionnels dépêchés spécialement auprès des plaignants pour pouvoir constater de visu la nature et la gravité de leurs blessures. Dûment accrédités auprès des tribunaux lyonnais, ces hommes cumulent le plus souvent les titres de docteur en médecine de l’université de Montpellier et de professeur agrégé au collège des médecins de Lyon. Ils accomplissent leur mission avec sérieux et ne manifestent, a priori, aucune commisération particulière pour la victime. En témoignent les nombreuses expertises médicales qui relativisent ou contredisent le récit outrancier de certains plaignants. Ainsi, dans la plainte qu’il porte au nom de sa femme, Antoine Saunet, maître charpentier, explique que son épouse a été affreusement maltraitée par un voisin. « Elle agonise, précise-t-il, et a reçu les sacrements ». Envoyés chez la victime, les médecins établissent un diagnostic bien différent et estiment que « six jours seulement suffiront pour la remettre sur pied »22.
34Cette fiabilité du témoignage ne constitue pas le seul avantage du rapport médical. Les médecins savent aussi se montrer précis lorsqu’ils s’agit de décrire les blessures des victimes et d’évaluer leur degré de gravité. Un souci évident d’exactitude guide leur plume et cela dans la plupart des cas.
Procédant au rapport des blessures de la femme Pain boulangère, peut-on lire dans un compte rendu de visite, elle nous a dit avoir été maltraitée, avoir mal à la tête, éprouver des frissons et surtout avoir une douleur au côté gauche de la poitrine qui la gêne dans les mouvements de respiration. Nous avons reconnu une contusion avec bosse au dessus du sourcil de l’oeil gauche près de la tempe et une petite playe sur la pommete gauche de 2 pouces. Comme elle est sans fièvre, huit jours suffiront pour la guérison23.
35Certes, tous les rapports médicaux ne sont pas de qualité équivalente et certains, parfois, manquent de détails. Néanmoins, les renseignements qu’ils contiennent demeurent suffisamment explicites pour qu’on puisse y recourir. C’est pourquoi, plus fiables et plus précis que le récit des plaignants, ils ont été utilisés dans les pages qui suivent, en dépit de leur relative rareté24. Leur exploitation permet de recenser les blessures faites aux victimes puis, dans un second temps, d’évaluer, à partir de l’appréciation même des médecins, leur degré de gravité.
1. Type et variétés de blessures
36Pour dresser un tableau cohérent des blessures infligées par les violents à leurs voisins, le corps humain a été, classiquement, divisé en quatre parties bien distinctes : la tête, les membres, le tronc, le ventre et le bas-ventre. Une première typologie, assez sommaire, peut ainsi s’esquisser. Elle permet de localiser les blessures des plaignants, telles qu’elles sont signalées dans les rapports des médecins.
37Quel que soit le sexe de la victime, plus de la moitié des plaies recensées concerne la tête, au sens large du terme, c’est-à-dire le crâne, le cou ou le visage. Au vrai, ces pourcentages n’étonnent guère car ils confirment ce que les historiens ont déjà observé dans plusieurs régions de France25. En fait, si les violents frappent en priorité le chef de leur victime – à poings nus ou avec un instrument contondant – c’est parce qu’ils savent qu’ici se concentrent à la fois le centre vital de l’individu, son honneur et sa personnalité. En effet, comme l’ont bien montré les anthropologues, la tête constitue l’élément du corps humain où s’exprime le mieux peut-être l’individualité d’une personne. Elle recèle une gamme particulièrement riche d’émotions et d’expressions immédiatement intelligible et perceptible par l’entourage : pensons, par exemple, aux mimiques du visage ou encore au jeu du regard – on y reviendra – capables de traduire les sentiments les plus variés. Pensons aussi à la coiffure, au bonnet et au chapeau qui ornent toutes les têtes, y compris celles des enfants et des jeunes filles. Ces parures qui prolongent et couvrent le chef composent une véritable extension de la personnalité et sont dotées d’une charge symbolique très forte26. Enlever la coiffe d’une femme par exemple, c’est l’injurier gravement, la dévaloriser, la dévêtir en quelque sorte. En décoiffant de la sorte son adversaire, on lui dénie toute valeur morale, toute respectabilité. C’est pourquoi, en cas de querelle ou de rivalité amoureuse entre deux femmes, il n’est pas rare de chercher à discréditer sa rivale en s’en prenant à sa coiffe.
Lundi dernier, dépose un témoin, […] étant assise sur le quai du Rhône […] elle vit venir se placer à côté d’elle une demoiselle qu’elle a oui s’appeler Roch, qu’un instant après survint une autre femme qui lui dit « C’est à vous que j’en veux » et de suite […] lui chiffonna sa coiffe en lui disant qu’elle était la putain de son mari27.
38De nombreux exemples mettent en scène des femmes dont on a arraché, piétiné ou déchiré la coiffe. Deux fois sur trois, l’agresseur est une personne de sexe féminin, mais il peut aussi s’agir d’hommes éconduits, frustrés dans leur appétit sexuel.
Aujourd’hui […] Charbonnier boucher et un autre boucher sont montés dans le domicile de la plaignante sous prétexte de parler à la demoiselle Bouvier qui demeure avec elle. Ayant tenu des propos déshonnêtes, la plaignante les engagea à se retirer. Ils lui sont alors tombés dessus, ont déchiré sa coiffe, l’ont prise par les cheveux et lui ont donné plusieurs coups à la tête28.
39En agissant ainsi, les offenseurs commettent un acte à la fois humiliant et indécent. Ils dépouillent leur victime d’une pièce vestimentaire importante – la coiffe ou le bonnet – synonyme de pudeur et d’honnêteté sociale. « Dénudée », la victime devient méprisable. Dans la conscience commune en effet, la chevelure demeure un lieu de fixation érotique intense et les femmes « en cheveux » ne peuvent être que des sorcières ou des prostituées, c’est-à-dire des femmes perdues de vices. À Paris d’ailleurs, les péripatéticiennes ne sont-elles pas tondues en public puis promenées en charrette à travers les rues de la capitale avant d’être internées ? Toutes ces atteintes portées à la coiffure d’une femme sont les signes extérieurs d’une agression qu’on veut à la fois physique et morale. Le même phénomène se retrouve, naturellement, chez les hommes, avec cette autre parure symbolique qu’est le chapeau. Découvrir son voisin, lui dénuder la tête sont des gestes graves qui procèdent eux aussi du désir de nuire à son honorabilité. Le couvre-chef masculin, en effet, compose « un monde de signes et de messages », pour reprendre l’expression de Robert Muchembled29. Il manifeste les sentiments ou les attitudes les plus contradictoires, et peut aussi bien exprimer la soumission, la politesse, le respect que l’amusement, le défi, la colère ou l’opposition. Dans les relations que les Lyonnais entretiennent entre eux, le chapeau joue un rôle important, et cela quelle que soit la catégorie sociale considérée.
Le jour d’hier sur les 8 heures de relevée, narre un maître tourneur, il se trouvait dans le café du sieur Fèvre situé rue Grenette avec le sieur Dumas et Grest dit Bronze qui sans motif comme sans objet si ce n’est celui de vexer le plaignant se livrèrent aux propos les plus indécents contre lui, le traitèrent de drôle et de polisson […]. Le sieur Dumas lui donna un soufflet et le sieur Grest voulut jeter son chapeau par la fenêtre du café30.
40En fait, on se saisit du chapeau de son rival comme on l’injurie : en public, devant une communauté aux aguets afin de lui faire le plus grand tort possible. À la victime alors d’obtenir réparation pour recouvrer son honneur.
41Lorsque, dans leur rapport, les médecins évoquent les blessures infligées à la tête d’un plaignant, ils précisent deux fois sur trois l’organe ou la partie qui a été atteinte. Grâce à ces informations, il est possible de recenser ces plaies et d’en dresser un véritable catalogue.
42S’il peut sembler artificiel d’inventorier au plus juste et de commenter les nombreuses blessures provoquées dans le feu d’une bagarre – en raison notamment de son caractère imprévisible – il est loisible cependant de dégager de ce tableau quelques traits spécifiques.
43En premier lieu, on constate qu’il existe entre les hommes et les femmes une grande égalité de traitement : les violents infligent sur la tête des plaignants le même type de blessures sans se soucier de l’identité sexuelle de l’adversaire. Les Lyonnaises et les Lyonnais sont ainsi l’objet d’une violence ou, mieux, de pratiques violentes très peu différenciées qui occasionnent des blessures sensiblement identiques.
44En second lieu, on remarque que les blessures occasionnées sur la tête des plaignants regardent principalement deux organes : les yeux et le cou.
45Les blessures oculaires sont, de toutes, les plus nombreuses (elles représentent 1/3 des blessures faites à la tête). Sept fois sur dix, il s’agit de simples hématomes ou d’égratignures superficielles résultant de gifles ou de coups de poing échangés lors d’une bagarre. Parfois cependant les plaies s’avèrent plus sérieuses et témoignent d’une querelle plus violente.
Elle reçut un grand coup de poing sur l’oeil droit, explique l’épouse du sieur Bichet, duquel elle fut renversée sans connaissance dans la rue et qui lui fit répandre beaucoup de sang […]. Elle présume que sa rivale était armée de quelques poids de balance ou autre corps31.
46Ces blessures faites aux yeux des victimes ne relèvent pas du simple hasard. Elles possèdent aussi une valeur symbolique dont il faut souligner l’importance. En s’attaquant ainsi à l’organe de la vue, on cherche à mutiler un adversaire jugé trop curieux, à réduire sa capacité d’observation ou encore à suspendre la relation qu’il entretient avec la communauté. Comment savoir, connaître, s’informer si l’on cesse de voir ? Comment assouvir sa curiosité à laquelle chacun s’adonne sans complexe ? La vue instaure un rapport immédiat avec autrui dont on ne saurait se priver. D’autant qu’au siècle des Lumières, de nombreux indices concordent qui font jouer à ce sens un rôle plus important qu’aux périodes précédentes32. L’oeil s’aiguise et les regards s’affûtent. Ce nouveau rapport à la vue n’explique-t-il pas en partie le grand nombre de menaces concernant l’organe de la vision ? Telle femme, par exemple, promet à sa rivale de remplir une seringue d’eau-forte et de lui asperger les yeux33. Une autre crie à qui veut l’entendre qu’elle arrachera les yeux de sa voisine34. Une troisième qu’elle rendra aveugle un de ses débiteurs s’il ne la rembourse pas dans les plus brefs délais35. Toutes ces menaces visent à impressionner l’adversaire en lui faisant entrevoir la perspective d’un univers dans lequel il aurait perdu ses repères traditionnels. Le monde de l’Ancien Régime en effet accorde une grande importance au visible et à l’apparence36. Chaque individu se meut sous le regard des autres et se trouve engagé dans un cycle d’observation réciproque qui le fait alternativement passer de la condition d’acteur à celle de spectateur. Cette production d’échanges passe avant tout par les yeux dont on sait qu’ils sont à la fois le miroir et le scrutateur des âmes. La place qu’ils occupent et le rôle qu’ils jouent dans l’économie des relations quotidiennes en font la cible privilégiée des violents.
47Après les blessures oculaires, les blessures faites au cou arrivent en seconde position et représentent entre 17 et 22 % des plaies occasionnées sur la partie « tête » des plaignants. Elles ont presque toujours pour origine des altercations au cours desquelles se sont échangées des insultes, des calomnies ou des paroles offensantes. Le dénommé Bijoux, fripier, saisit au gosier un quidam qui répand des faux bruits dans un cabaret37. Antoine Perra agrippe à la gorge une domestique parce qu’elle a traité son épouse de « vieille carpière, vieille salle, vieille salope, vieille bougresse »38. De tels gestes parlent d’eux-mêmes. Ils cherchent à imposer coûte que coûte le silence aux détracteurs. De fait, la parole constitue une arme redoutable. Sa capacité de nuisance est telle qu’à défaut de pouvoir la contrôler, on s’efforce d’en limiter les effets dévastateurs. Étrangler son ennemi, le saisir au collet c’est l’empêcher de médire et de répandre dans l’esprit du public d’odieuses insinuations. La brutalité des moyens mis en œuvre ne doit pas étonner. C’est parfois le prix à payer pour garder intacte sa réputation.
48Après la tête, les membres constituent la partie du corps la plus couramment malmenée par les violents : qu’il s’agisse de blessures faites aux bras, aux avant-bras ou aux mains ou qu’il s’agisse de plaies infligées aux jambes, aux cuisses ou aux pieds des victimes, les mauvais traitements aux membres représentent le quart (23 %) des blessures recensées par les médecins. Ils se décomposent ainsi :
49À la lecture du graphique, on constate qu’il existe une grande inégalité dans la répartition des blessures et des plaies. Plus de 80 % des blessures en effet concernent les membres supérieurs des victimes – autrement dit leurs bras, leurs avant-bras ou leurs mains – alors que les membres inférieurs – les jambes, les cuisses, les pieds – en totalisent moins de 20 %. Le contraste est saisissant. Il est d’autant plus intéressant à souligner qu’il renvoie à des manières et à des gestes violents, à la fois courants et redoutés. Courants parce que les membres supérieurs constituent, après la tête, une cible facile à atteindre. Redoutés puisqu’ils représentent une richesse naturelle indispensable qui conditionne la survie matérielle des individus. De fait, pour une grande majorité de Lyonnais qui « vivent de leurs bras », les membres supérieurs sont directement associés au labeur et à l’activité salariée quotidienne. Toute blessure, toute mutilation peut vite tourner à la catastrophe ce que les violents savent bien quand ils menacent leurs adversaires en promettant de leur « casser le bras ». Si de tels propos visent avant tout à effrayer et à déstabiliser le rival, ils renvoient cependant à une réalité bien attestée : la lecture des procédures judiciaires montre en effet que de nombreux accusés n’hésitent pas à blesser ou à écorcher sérieusement les membres supérieurs de leur victime, ce qu’appréhendent tout particulièrement les travailleurs manuels. De fait, comment un artisan, un affaneur, un crocheteur, un domestique, un ouvrier pourrait-il poursuivre son activité professionnelle et garantir, le cas échéant, la survie du ménage s’il se retrouve privé de l’usage d’un bras ou d’une main ? Ainsi s’exprime un tailleur d’habits, le sieur Reveilllon, pris à partie dans une querelle de voisinage : deux bouchers, explique-t-il, lui ont brisé le poignet ; depuis, « il est hors d’état de se servir de son bras droit […] cependant c’est un ouvrier qui vit à la journée et sa situation le réduit à être privé de sa subsistance39. » Même désarroi, même peur du lendemain chez cet ouvrier en soie frappé aux bras et battu sur les degrés de son immeuble : sa blessure, raconte-t-il « est d’autant plus grave qu’il est fabricant et qu’il ne gagne sa subsistance que par le travail de ses mains. Depuis, il ne peut plus vaquer à aucun travail »40.
50Si les plaies ou les lésions des membres supérieurs représentent une inquiétude majeure très perceptible dans les classes populaires et artisanales, c’est d’abord parce que ces dernières sont économiquement fragiles et qu’elles manquent de réserve monétaire. C’est aussi parce que la médecine a bien du mal encore à soigner certaines blessures graves. La pause de cautères et l’utilisation des topiques – c’est-à-dire des emplâtres, des cataplasmes ou d’autres remèdes extérieurs appliqués sur la partie affligée – ne suffisent pas toujours à réduire les plaies. Surtout, malgré l’existence de désinfectants comme certains vins aromatiques ou les poudres de myrrhe, il existe toujours des risques d’infection. En l’absence de traitements véritablement efficaces, les plaies peuvent déboucher sur des complications redoutables41. D’où le ton angoissé de nombreux plaignants effrayés par la gravité apparente de leur blessure. À ces plaintes masculines, d’ailleurs, font écho les plaintes des femmes. Comme les hommes, celles-ci s’inquiètent de chaque blessure faite aux mains ou aux bras. Ne risque-t-elle pas en effet d’entraîner une immobilisation totale ou partielle de la victime, préjudiciable à la bonne marche du ménage ? Chez certaines femmes, cette crainte légitime se double d’un véritable effroi superstitieux, comme le montre l’attitude de Jeanne Maury, l’épouse d’un maître chapelier. Témoin dans un procès où s’opposent trois voisins – un artisan et un couple de petits revendeurs – elle raconte :
Ayant oui le bruit d’une dispute, elle sortit de sa boutique et vit le plaignant en sang qui disait avoir été maltraité et mordu à la main. Il voulut lui montrer sa main mais elle déposante, craignant d’avoir le mal, ne la regarda pas42.
51Cette déposition est instructive. Elle témoigne de la persistance d’une mentalité magique et traditionnelle dans les couches laborieuses de la société lyonnaise. Elle souligne aussi le rôle primordial joué par les bras et par les mains dans un monde qui ignore la mécanisation et dans lequel la force musculaire prime encore.
52Mieux épargné que la tête ou les membres, le tronc regroupe 8 % seulement de toutes les blessures consignées dans les rapports médicaux. Ces blessures se décomposent de la façon suivante :
53Deux grands types de plaies affectent le tronc des plaignants : celles qui leur endolorissent le dos, les reins ou l’épaule d’une part, celles qui leur écorchent la poitrine ou les seins d’autre part.
54Les blessures du premier type concernent principalement des victimes de sexe masculin. Elles peuvent résulter de querelles provoquées par l’irritabilité ou l’excès de boisson ou encore avoir pour origine une dispute amoureuse. Ainsi ce pugilat où s’opposent dans un cabaret de la rue Saint Marcel deux hommes – un domestique et un artisan – entichés de la même jeune fille. Le premier reproche au second ses propos calomnieux et méprisants : « Par pure jalousie de ce qu’il parle à la nommée Claire, raconte-t-il, […] [l’artisan] a dit publiquement que lui répondant avait ses parents aux galères. » En guise de représailles et pour défendre son honneur bafoué, le domestique roue de coups son rival :
[il le] terrassa de plusieurs coups de poing et de pied, le traîna dans le ruisseau et le frappa aux reins et sur le ventre […]. [L’artisan] […] fut secouru par plusieurs personnes qui l’ont relevé et transporté dans le cabaret du sieur Brossette43.
55Dans cette scène, se trouvent réunis tous les éléments propices à l’éclosion d’une querelle : la rivalité amoureuse entre individus que tout sépare, y compris le statut social ; l’ambiance collective d’un débit de boisson installé dans un quartier populaire de Lyon ; la présence, enfin, d’un public de voisins devant lequel il est nécessaire de faire bonne figure. En s’en prenant physiquement à l’adversaire, chacun cherche à montrer sa valeur et à gagner ainsi le coeur de la demoiselle. Tel un combat de coqs, les ennemis s’affrontent sous le regard curieux et attentif des buveurs. Le plus fort – en l’occurrence le domestique – doit, s’il veut prouver sa supériorité, supplanter son rival. Pour que la victoire soit incontestable, il lui faut immobiliser le concurrent après l’avoir jeté à terre et plaqué au sol. D’une bagarre aussi rude, on sort rarement indemne. D’autant que les belligérants utilisent souvent des armes de fortune – des chaises, des tabourets, des bûches de bois, des bâtons – trouvées çà et là dans la salle du cabaret. En résultent des contusions, des bleus, des tours de rein, de multiples plaies sur le dos que les rapports de médecins recensent scrupuleusement.
56Si le premier type de blessures – les blessures du dos et des reins – affecte principalement les hommes, les plaies infligées sur la poitrine (ou sur les seins) des victimes regardent dans plus de la moitié des cas le « deuxième sexe ». D’ordinaire, il s’agit de griffures ou d’écorchures plus ou moins profondes occasionnées par les ongles ou les dents de l’agresseur, beaucoup plus rarement par un instrument contondant. Trois fois sur quatre, l’auteur est un homme, ce qui, semble-t-il, confère à ces gestes une portée symbolique. En déchirant le sein d’une femme, en effet, le violent ne se contente pas de maltraiter physiquement sa victime. Il s’en prend également à un organe à forte charge érotique. Aussi n’est-ce pas le fait du simple hasard si, dans les scènes où l’assaillant écorche la poitrine d’une plaignante, se trouvent également proférées de nombreuses injures à connotation sexuelle.
Aujourd’hui, explique l’épouse d’un journalier, sur les quatre heures et demi de relevée […] Louis Martinon fils aîné, voiturier sur la rivière de la Saône, après avoir dit qu’elle était une putain, une gueuse une coquine qui tenait bordel la frappa d’un violent coup de poing à la poitrine qui lui déchira le sein. Il lui a fait une contusion considérable44.
57Cette violence masculine témoigne, de la part des agresseurs, d’un sentiment trouble et contradictoire. Elle découle d’un mélange de désir et d’inquiétude, de tentation et de répulsion, à l’égard d’un corps féminin dont on redoute la nature trouble, dangereuse, voire démoniaque. En résulte un certain rejet de la féminité, en dépit du rôle important joué par les femmes dans la vie quotidienne du ménage. Cet « antiféminisme » affleure régulièrement dans les archives judiciaires et les procédures en ont souvent gardé la mémoire. Il en sera du reste encore question dans les pages qui suivent.
58Les blessures de la dernière grande série affectent le ventre, le bas-ventre, la partie antérieure du bassin ou les parties génitales des victimes. En toute rigueur, il faudrait les distinguer toutes. Cette distinction cependant reste difficile à faire en raison notamment de l’ambiguïté des termes employés par les médecins. Le ventre, par exemple, peut prendre le sens qu’on lui connaît ordinairement mais il peut aussi désigner les parties génitales de la victime. Le sous-ventre est l’objet d’une dérive sémantique de même type. C’est pourquoi, pour faciliter l’observation et l’analyse, toutes les blessures énoncées ci-dessus ont été regroupées en une seule catégorie : la catégorie des blessures qui affectent le ventre et les parties génitales. Ensemble, elles composent 7 % de la totalité des blessures mentionnées dans les rapports des médecins et leur répartition par sexe se présente comme suit :
59Une fois encore, les chiffres montrent que le sort réservé aux hommes et aux femmes ne diffère guère : tout à sa colère, le violent frappe son adversaire aux « parties naturelles » (ou à proximité immédiate) avec une vigueur égale, quel que soit le sexe de sa victime. Marianne Bertrand est enceinte de 8 mois. Débitrice de la modeste somme de 45 sous, elle est malmenée par son créancier, qui lui assène plusieurs coups de pied entre les cuisses. Au cours de leur visite, les médecins décèlent un inquiétant écoulement de sang45. Jean Rivière, voiturier sur le port de Serin est frappé au bas-ventre par un voiturier concurrent. Son rival lui occasionne une « tumeur sanguine » et purulente suffisamment sérieuse pour qu’elle nécessite entre 15 et 20 jours de soins46. Des épisodes de ce type sont, somme toute, assez fréquents. Ils ont ceci de particulier qu’ils impliquent toutes les catégories professionnelles de la société lyonnaise comme le montre le tableau ci-dessous.
60Si blesser un adversaire au ventre ou aux parties génitales n’est l’apanage d’aucune classe sociale particulière, la pratique, en revanche, est essentiellement masculine et émane, dans 78 % des cas, d’hommes agressifs. À cette singularité s’en ajoute une seconde : dans presque la moitié des cas (45 %), les hommes réservent ce mauvais traitement à des femmes, quelle que soit leur situation matrimoniale. Dans ce défoulement de « bas instincts », comment ne pas voir l’expression d’une certaine « domination masculine » ? Frapper une femme au ventre ou au bas-ventre, lui faire violence au sexe, n’est-ce pas, au fond, lui refuser toute velléité d’indépendance en s’opposant à ce qu’elle a de plus authentiquement féminin ? Comme l’explique Arlette Farge, l’homme, dans son acharnement, « frappe en la femme sa différence : sa fécondité, sa sexualité, son rôle maternel ou nourricier »47. On comprend mieux dans ces circonstances pourquoi de nombreuses victimes sont enceintes, certaines, même, étant sur le point d’accoucher. L’épouse de Jacques Vermare, un marchand de vin, a entamé son sixième mois de grossesse lorsqu’elle est attaquée par son voisin, un cabaretier, jaloux des succès commerciaux du couple48. La femme d’un maître charpentier est brutalisée chez elle, rue du Bât d’argent, par deux charpentiers venus récupérer des outils qu’ils avaient prêtés à son mari. Les méthodes employées par les deux artisans lui font « une telle révolution » qu’elle accouche le lendemain49. Ces exemples témoignent du mépris et de la haine que suscite parfois le corps féminin. Ils montrent aussi comment, brusquement, certaines pulsions libidinales jaillissent sous l’effet peut-être d’une sexualité exacerbée par les contraintes collectives, culturelles ou familiales.
61Bien entendu, toutes les blessures n’atteignent pas le même niveau de gravité. Certaines restent bénignes tandis que d’autres apparaissent beaucoup plus sérieuses. Grâce aux rapports médicaux, il est permis d’en savoir davantage.
2. Le degré de gravité des blessures
62Après avoir dressé l’état des blessures de la victime, le médecin consigne dans son rapport le nombre de jours de repos nécessaires au rétablissement du blessé et à la guérison de ses plaies. Il fixe une période à l’issue de laquelle, en principe, – grâce « au secours de la science médicale » – le patient doit avoir recouvré la santé. Dans 80 % des cas, un temps de repos est préconisé par le médecin. Cette appréciation médicale est précieuse car elle permet d’évaluer le degré de gravité des plaies infligées aux victimes. En classant les blessures en fonction du nombre de jours d’immobilisation prescrits dans les rapports, on obtient la distribution suivante :
Nombre de jours de repos nécessaires au rétablissement de la victime | Hommes | Femmes |
Aucun jour | 1 % | 5 % |
De 1 à 5 jours | 19 % | 31 % |
De 6 à 10 jours | 30 % | 28 % |
De 11 à 15 jours | 19 % | 21 % |
De 16 à 20 jours | 16 % | 8 % |
De 21 à 30 jours | 11 % | 3 % |
Plus de 30 jours | 5 % | 2 % |
63Deux informations principales se dégagent de ce tableau.
64Tout d’abord, on constate que si la violence entre voisins est une réalité incontestable et quotidienne, son degré de nocivité reste bien en deçà de ce que la lecture des plaintes – parfois dramatisées à outrance – laisse supposer. Non, bien sûr, que certains conflits ne débouchent sur des échanges d’une grande brutalité, mais, globalement, le niveau de gravité des blessures, témoigne d’une retenue relative : il dépasse rarement le seuil des 15 jours d’immobilisation, plus rarement encore celui des 30 jours. Quant aux violences ou aux voies de fait ayant entraîné la mort d’un voisin, elles demeurent exceptionnelles. Le cas échéant, lorsque décès il y a, il résulte toujours d’un « accident », jamais d’un acte volontaire et réfléchi. La veuve Desmaret, une vieille dame de 79 ans, meurt après avoir été séquestrée et dépouillée par sa créancière. Son décès, notent les médecins, provient de la « frayeur et de l’émotion » éprouvées plutôt que des mauvais traitements qu’elle aurait subis50. Cette absence de préméditation accrédite un peu plus encore l’idée selon laquelle la violence moderne est avant tout une violence impulsive et spontanée. Son usage répété tient à ce qu’elle permet de résoudre rapidement et efficacement tous les types de conflits. Certes, de nombreuses querelles de voisinage se règlent à l’amiable, de même qu’entre adversaires existent souvent arrangement et compromis. Néanmoins, la violence physique, du fait de sa banalité, compose une figure familière largement répandue et tolérée. Elle éclate sans crier gare et procède rarement d’un calcul quelconque ou d’un projet préétabli.
65Le tableau montre aussi – et c’est la seconde information – qu’il existe entre les victimes des deux sexes une différence de situation assez sensible : dans 63 % des cas, les blessures infligées aux femmes nécessitent de 1 à 10 jours de repos alors que chez les hommes, une fois sur deux, les coups reçus entraînent une période d’immobilisation d’au moins 11 jours. Les bagarres masculines s’avèrent donc plus brutales que les querelles féminines. La raison principale en est que les hommes utilisent assez fréquemment des armes ou des instruments contondants, dangereux et mutilants.
66Quand on observe plus précisément le degré de gravité des blessures faites aux femmes, on remarque que les plaies les plus nombreuses sont celles qui nécessitent un traitement de courte durée, inférieur à 11 jours. Ces atteintes corporelles plutôt bénignes se présentent sous la forme de contusions, de lésions légères, de bosses, d’hématomes ou de griffures superficielles. Pour les soigner, les médecins conseillent quelques médicaments topiques ou encore ils recommandent une simple période de repos. Si l’on préconise volontiers un temps de repos ou de convalescence à une femme victime d’une rixe, c’est parce que ces dernières disposent d’un naturel réputé « faible », « sensible » et « émotif » comme se plaisent à le rappeler de nombreux rapports médicaux. La veuve Girard, raccommodeuse de bas domiciliée rue Juiverie, est molestée dans son escalier. Après examen, les docteurs décèlent quelques égratignures sans gravité. Ils conseillent cependant « le repos pendant quelques jours attendu que dans semblables circonstances, les femmes sont plus exposées à éprouver des révolutions surtout lorsqu’elles reconnaissent pour cause la colère »51. La fragilité psychologique du « deuxième sexe » est une idée largement répandue dans l’opinion publique. On croit notamment la reconnaître dans les crises de larmes qui ponctuent régulièrement les querelles de femmes. Car, qu’il s’agisse de larmes de douleur, de dépit, de colère ou de compassion, les Lyonnaises pleurent beaucoup en cette période pré-révolutionnaire. Le xviiie siècle en effet est un « siècle larmoyant » et les hommes eux-mêmes ne craignent pas toujours de pleurer en public52. Dans la vie de tous les jours cependant, cette effusion de larmes reste un trait essentiellement féminin. Elle témoigne d’une « sensibilité excessive » propre aux femmes et aux enfants ainsi que l’explique Fouquet dans l’article « Sensibilité » de l’Encyclopédie. Les archives judiciaires, du reste, livrent rarement des exemples d’hommes en train de pleurer. Un certain partage des rôles sexuels s’établit donc qui contribue à renforcer l’image d’une femme émotive, fragile et incapable de contrôler ses sentiments.
67Si les blessures infligées aux femmes sont en règle générale sans gravité – 27 % d’entre elles nécessitent moins de 6 jours de soins, 36 % de 6 à 10 jours – c’est parce qu’elles sont provoquées par des adversaires qui combattent le plus souvent à mains nues ou munis d’instruments faciles à neutraliser tels que des manches à balai, des bouts de bois etc… D’où de multiples éraflures, égratignures, bleus, griffures signalés par les médecins dans leurs rapports. Cette relative bénignité, cependant, ne doit pas masquer l’existence d’autres blessures, plus sérieuses celles-là : 18 % des plaies infligées aux femmes entraînent plus de 15 jours de repos, 8 % plus de 3 semaines. C’est que les femmes ne peuvent pas toujours se prévaloir de leur sexe pour retenir le bras ou la brutalité de certains agresseurs. Marie Camin, une toute jeune tailleuse, est molestée à coups de bouteille par son voisin. Blessée à la tête et aux yeux, sa guérison exige au moins trois semaines de traitement méthodique53. La veuve du sieur Vincent, malmenée par un furieux, a le bras gauche cassé. Il lui faudra patienter 40 jours avant que son membre soit consolidé et qu’à nouveau, elle puisse en faire usage54. Comme en témoignent ces deux exemples, les veuves et les filles célibataires demeurent plus exposées que les mères de famille. N’est-ce pas là le prix à payer pour vivre seules ou indépendantes ?
68Lorsqu’on les compare aux blessures féminines, les blessures masculines accusent un certain degré de gravité : 81 % d’entre elles entraînent une incapacité ou un repos d’au moins 6 jours, 51 % une période supérieure à 10 jours. D’autre part, les cas entraînant une infirmité de plus de 20 jours, s’ils restent rares, ne sont cependant pas exceptionnels et représentent 16 % des blessures masculines. On retrouve dans ces pourcentages cette propension à la brutalité – déjà soulignée – si fréquente chez les hommes. Qu’il s’agisse de querelles entre ivrognes, de rivalités marchandes ou amoureuses, de « battures » entre jeunes compagnons, les rixes masculines s’enveniment vite et débouchent sur des blessures qui peuvent se révéler dramatiques. François Forest, journalier de 50 ans, est agressé dans la rue par un voisin qui lui brise, par jalousie, la jambe gauche et l’assomme à coups de poing. Transporté à l’Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins d’urgence, il est examiné par les chirurgiens, qui établissent un rapport alarmant : « Son état, écrivent-ils, font craindre que l’on emploie vainement les secours de la médecine55. »
69Les coups les plus sérieux émanent fréquemment des catégories socioprofessionnelles réputées pour leur agressivité. À l’origine de nombreuses blessures mutilantes, on distingue tout particulièrement les domestiques, les affaneurs, les colporteurs, les militaires ou les bouchers.
Profil socioprofessionnel des accusés rendus responsables de blessures | Blessures entraînant une incapacité ou nécessitant un repos inférieur ou égal à 10 jours | Blessures entraînant une incapacité ou nécessitant un repos supérieur à 10 jours |
Journaliers | 18 % | 22 % |
Artisans dont bouchers | 46 % 11 % | 48 % 13 % |
Professions libérales | 7 % | 5 % |
Négociants, marchands | 12 % | 9 % |
Bourgeois | 3 % | 2 % |
Militaires | 14 % | 13 % |
Total | 100 % | 100 % |
70La brutalité de ces hommes n’étonne guère et a déjà été soulignée en maintes occasions56. Elle est à l’origine de plaies d’autant plus sérieuses que les rixes impliquent des individus qui n’hésitent pas à faire usage de bâtons, de couteaux, d’instruments contondants, parfois d’armes blanches pour se battre57.
71Cette propension à la brutalité, cependant, n’est pas propre aux classes populaires et artisanales. Elle touche également les couches plus aisées de la société lyonnaise, pourtant stabilisées sur le plan professionnel. Pour elles comme pour le monde hétéroclite des travailleurs, en effet, la violence constitue un moyen efficace de résoudre un conflit et de conserver l’estime du public. C’est pourquoi les procédures judiciaires recèlent de nombreux exemples de querelles engageant des négociants, des marchands, des membres des professions libérales, voire des bourgeois ou des nobles. Tous témoignent qu’une même culture de la violence traverse les groupes sociaux les plus différents. Certes, les individus exerçant une activité professionnelle éprouvante et précaire ou les membres des métiers artisanaux développent un surcroît d’agressivité que traduisent bien les statistiques. Pour autant, il serait erroné de vouloir opposer de façon simpliste un comportement « populaire » – agressif et impulsif – et un comportement propre aux élites – beaucoup plus mesuré et pacifié. Tout semble indiquer au contraire, que sur le plan de la violence, les pratiques et les attitudes sont largement communes aux différentes couches de la population lyonnaise. Se forge ainsi une sorte de « culture partagée » où se retrouvent pêle-mêle, unis dans une communauté de pratiques, de gestes et de conduites, des individus issus d’horizons sociaux très divers58.
III – VIOLENCE ET DISTANCE SOCIALE
72Après avoir dressé le profil socioprofessionnel des violents, il importe à présent de définir les rapports de force qui se jouent entre adversaires, autrement dit de mesurer la distance sociale qui sépare les agresseurs et leurs victimes. La communauté de voisinage en effet est composée d’individus dont le statut et le niveau de fortune sont très disparates. Le quartier, l’immeuble, la rue abritent une collectivité composite et hétérogène. L’examen comparé des prévenus et des plaignants doit permettre d’éclairer sous un jour nouveau les relations que les différentes catégories socioprofessionnelles entretiennent entre elles. Relèvent-elles de l’hostilité ou de l’indifférence ? Traduisent-elles l’harmonie sociale ou la guerre des classes ? Ces interrogations retiennent d’autant plus l’attention que Lyon, à l’époque moderne, est à l’avant-garde des revendications populaires. La « Grande Rebeyne » de 1529 voit les salariés, exaspérés par la baisse de leurs revenus, s’en prendre directement aux riches. Le siècle suivant est en proie à une agitation fréquente, qu’il s’agisse de révoltes de subsistances (1653, 1693) ou d’émeutes antifiscales (1618, 1630, 1632). Enfin, dans les décennies ou les années qui précèdent la Révolution, des conflits liés au travail éclatent (1744, 1786) et montrent que les écarts se creusent entre une minorité de puissants et la masse des travailleurs. Les archives judiciaires reflètent-elles ces tensions sociales qui s’accroissent ? C’est ce que les pages suivantes se proposent d’examiner.
1. Une violence ciblée
73Si l’on confronte l’activité professionnelle des accusés et celle de leurs victimes, une certitude s’impose : la violence entre voisins, loin d’être une violence aveugle et indifférenciée, se présente au contraire comme une violence sélective et ciblée, impliquant généralement des niveaux de populations homogènes. En effet, en observant le profil des belligérants, on constate qu’il s’agit le plus souvent d’individus issus d’une même strate sociale ou d’un champ d’activités comparables.
74Un examen plus serré montre que les femmes qui exercent une activité autonome sont proportionnellement les plus nombreuses à affronter un(e) adversaire de niveau socioprofessionnel équivalent au leur. Puis viennent, par ordre décroissant, les artisans (dans 65 % des cas), les travailleurs non qualifiés (50 %), les négociants (40 %), enfin, les membres du secteur libéral (32 %). Seuls les bourgeois et les nobles s’abstiennent d’en découdre avec ceux de leur classe, réservant leur agressivité aux autres couches de la société. Lorsque cependant, une certaine distance sociale sépare les parties adverses, elle n’enfreint pas, sauf exception, l’ordre hiérarchique. Un journalier, par exemple, peut se quereller avec un artisan mais il s’en prendra rarement à un négociant, plus rarement encore à un bourgeois ou à un noble. Un véritable cloisonnement social s’opère qui limite les débordements et contribue à un certain respect de l’ordre existant.
75Le caractère « horizontal » de cette violence découle d’abord de ce que les adversaires appartiennent fréquemment à la même sphère professionnelle : qu’ils exercent une activité similaire, complémentaire ou annexe, ils entretiennent entre eux des relations de travail d’autant plus conflictuelles que la compétition est vive. Louise Damange, une faiseuse de pantalons, accuse sa voisine de l’avoir « jetée par terre en lui donnant des coups de pied sur toutes les parties du corps » par simple rivalité de métier59. Claude Viollet qui exerce comme garçon tripier est en proie à l’hostilité et à l’agressivité d’un boucher qui « l’a roué de coups et lui a enlevé son bonnet »60. Les exemples sont nombreux qui voient batailler des membres du voisinage envieux ou rancuniers. Leurs univers social ou professionnel n’est jamais très éloigné. Leur façon d’agir non plus avec, en toile de fond, ce recours quasi unanime à la violence.
76La rareté des affrontements individuels entre personnes appartenant à des classes sociales éloignées s’explique aussi par une certaine soumission populaire à l’ordre établi. Le phénomène s’observe principalement chez les femmes exerçant un métier, chez les salariés non qualifiés et chez les artisans, en un mot chez tous ceux qui composent « le monde du travail ». À l’inverse, les autres catégories socioprofessionnelles – les membres des arts libéraux, les négociants, les bourgeois et les nobles – développent une agressivité beaucoup moins restrictive et leurs victimes appartiennent à toutes les couches de la population. Si les hommes et les femmes du peuple, élevés dans l’obéissance et le respect de la hiérarchie, évitent de prendre pour cible un personnage de haut rang, c’est sans doute par crainte des représailles. Sans doute aussi parce que le rapport de force se révèle trop inégal et les dominants hors d’atteinte61. En découle une certaine concorde sociale que les historiens attribuent à un encadrement efficace des populations – par le biais notamment des corporations et de l’Église – à une surveillance policière accrue ou encore à un ravitaillement alimentaire mieux assuré qu’auparavant62.
77Pourtant, en dépit de ce calme apparent, on décèle parfois quelques gestes isolés d’insubordination. Augustin Pillet, domestique chez la dame de Rivery, se voit ainsi reprocher son arrogance par un bourgeois de la place Louis-le-Grand :
[oubliant] son état et le respect qu’il doit à un citoyen honnête, explique ce dernier, […] le dit Augustin se moque de lui et garde son chapeau lorsqu’il lui parle. Journellement lorsqu’il sort de chez lui […] il crie par dérision Prends garde voilà Maître Jacques qui descend63.
78Même insolence chez cette domestique de la rue Juiverie qui a pris en aversion sa bourgeoise de voisine :
Elle a vu cette fille domestique, dépose un témoin, s’accouder sur la fenêtre […] de la plaignante et lui dire en riant Je croyais que c’était vous qui étiez la marchande d’aiguilles. La plaignante lui demanda de se retirer et la domestique dit Quand il me plaira64.
79Le ressentiment populaire peut prendre aussi une tournure plus radicale et protestataire. Certains gestes, certains comportements témoignent d’une véritable rancoeur qu’un rien suffit à faire éclater. La femme Thévenet, une brodeuse à façon, venue rendre l’ouvrage qui lui a été commandé par deux négociants du quai Saint-Clair s’insurge contre la modicité de la rétribution proposée :
Elle sauta [sur l’un des négociants] en se récriant Le prix et en lui disant de le doubler, puis elle se livra à des voies de fait les plus répréhensibles contre [le négociant] […] en le traitant de Jean Foutre ce qui occasionna un scandale affreux65.
80S’il est aventureux d’interpréter ce type de transgression dans le sens d’une manifestation de la lutte des classes, il est difficile cependant de ne pas y voir une hostilité bien réelle à l’égard des dominants. Ne s’agit-il là pas d’une nouvelle forme de violence préfigurant les luttes sociales dont Lyon, au siècle suivant, donnera les premiers exemples ? Les dernières décennies du xviiie siècle, en effet, voient se lever un vent de contestation plus individuelle encore que collective. Des mouvements de protestation apparaissent çà et là qui se traduisent par de violentes altercations ou par des grèves propres à quelques métiers. S’y trouvent mêlés des artisans bien sûr – la grève des chapeliers de 1770 et celle des ouvriers en soie de 1786 sont restées célèbres – mais aussi de nombreux travailleurs en marge du monde des corporations. Chez ces derniers, qu’ils soient affaneurs, domestiques, saisonniers ou compagnons dépourvus de maîtrise, le divorce avec les dominants se traduit par une série d’actions violentes et spontanées qui engagent surtout des individus isolés. Sur un coup de colère, le dénommé Lacroix, un apprenti orfèvre, frappe son maître qui « l’a nourri et logé pendant plusieurs années » puis s’enfuit de Lyon66. Marianne Favet, domestique chez la dame Viallet, rosse sa maîtresse et la laisse « sans connaissance, toute égratignée et sanguinolente » parce que cette dernière ne lui a pas versé ses gages67. Ces débordements, certes, sont spectaculaires. Ils ne représentent cependant qu’un danger très limité pour les dominants puisqu’ils ne concernent que quelques individualités agissant à titre personnel. En revanche, lorsque la contestation enfle et gagne en importance, lorsqu’elle devient moins individuelle, elle peut vite tourner à la révolte et déboucher sur de véritables affrontements sociaux.
2. Le peuple rebelle
81L’insubordination du petit peuple prend une tournure inquiétante pour les autorités quand elle débouche sur le refus des règlements et des lois qui régissent le travail. Dans les décennies qui précèdent la Révolution, face au repli des communautés de métiers sur elles-mêmes et aux difficultés rencontrées pour accéder à la maîtrise, on assiste à une transgression de plus en plus généralisée des règles établies : de nombreux travailleurs s’installent à leur compte sans y avoir été autorisés et tentent d’écouler leur production à la sauvette. Ces « chambrelans », comme on les désigne, sont pourtant pourchassés par les maîtres-gardes des communautés qui, implacablement, cherchent à les débusquer et à les empêcher d’exercer. La saisie de leur matériel ou des marchandises illicites donne toujours lieu à des scènes fracassantes au cours desquelles les contrevenants expriment une rancoeur teintée de mépris à l’encontre des maîtres gardes détestés.
Malgré la défense, lit-on dans un procès-verbal de contravention, faite au nommé Didier, garçon tailleur chambreland […] par le Consulat d’exercer la profession de tailleur de corps à Lyon et faubourgs, il continue à exercer cette profession sans droit ni qualité. […]. Aujourd’hui la femme Didier s’est opposée à notre visite comme une furieuse en criant Didier voilà les maîtres gardes, cache vite tes ouvrages. Elle s’est précipitamment jetée contre la porte de la chambre pour nous empêcher d’entrer. […]. Didier est sorti quelques minutes après comme un furieux. La femme Didier s’est jetée du côté d’une table pour enlever le P.V. et a vomi toutes sortes d’injures. Le mari a dit Je me fous de leur P.V., de la justice et de ces f… gueux de maîtres gardes. La femme Didier a dit à haute voix que c’était tous des voleurs et des coquins68.
82Le sentiment qui domine en lisant ces rapports de jurés est celui d’un rejet toujours plus vif dans les milieux populaires du carcan réglementaire que cherche à imposer la police des métiers. On supporte mal le contrôle des corporations, la violence des perquisitions et les atteintes à la liberté du travail. C’est pourquoi, peu à peu, face à l’appétit et à l’intransigeance des employeurs, les salariés commencent à s’organiser. Le 13 février 1781, 24 apprentis et compagnons menuisiers sont arrêtés dans un cabaret de la rue de la Poulaillerie. Les autorités leur reprochent de se constituer en « assemblée » et de vouloir gérer le marché de l’embauche69. Des associations ouvrières de ce type se multiplient au cours des dernières décennies du siècle : les travailleurs, toujours plus nombreux, rejoignent les mouvements compagnonniques ou d’autres organismes dans le but de se soustraire au despotisme des maîtres ou de recevoir quelques subsides en cas de besoin. En riposte, le Consulat et les maîtres gardes des communautés instituent une véritable « police du travail »70. L’objectif poursuivi est double : il s’agit, d’une part, d’entraver les associations ouvrières afin de garder la main-mise sur l’organisation du travail, de restreindre d’autre part la liberté de mouvement des salariés. De nombreuses ordonnances voient le jour qui vont dans ce sens. Les unes exigent des cabaretiers qu’ils dénoncent les réunions d’ouvriers qui se tiendraient dans leur établissement. D’autres rappellent que tout attroupement, toute coalition demeurent strictement interdits et sont passibles de sanctions sévères. Le dispositif répressif est encore renforcé par la pratique rendue obligatoire en 1744 des embaucheurs chargés de placer les travailleurs chez un patron ; ou bien par l’institution des billets d’acquit, nécessaires pour les compagnons voulant changer de maître. De tous les travailleurs, ceux qui se situent en marge des corporations demeurent les plus étroitement surveillés. La législation les concernant est à la mesure de l’inquiétude qu’ils inspirent. Ne composent-ils pas en effet les classes réputées « dangereuses » parce que mal encadrées et toujours prêtes à la sédition ?
83Sont particulièrement visés les domestiques dont on a rappelé plus haut la mauvaise réputation et la propension à la violence. Tout un arsenal juridique d’une grande sévérité limite leur liberté d’action et les place sous la stricte dépendance de l’employeur. La législation stipule notamment que chaque domestique, avant de quitter sa place, doit obtenir le consentement de son maître ; à défaut il risque d’être arrêté comme vagabond. Ou encore qu’en cas de changement de maison, il lui faut recevoir de son ancien patron un certificat de bonne conduite qu’il produira à ses nouveaux employeurs. En matière de droit civil et de droit pénal, les dispositions sont tout aussi rigoureuses. Le témoignage d’un domestique n’est jamais pris en compte dans les contrats, dans les testaments ou dans les procédures judiciaires sauf en cas d’extrême nécessité, lorsque leurs « bonnes vie et mœurs » peuvent être prouvées. À l’inverse, sur simple plainte du maître et sans information préalable, un domestique peut être décrété de prise de corps, poursuivi extraordinairement et puni avec sévérité en cas de violence ou d’insolence, voire, même, condamné à mort en cas de vol domestique71. À ces mesures répressives s’en ajoutent d’autres ouvertement discriminatoires. La plus significative reste l’ordonnance consulaire de 1746 qui interdit « aux laquais et autres gens de livrée d’entrer, à l’avenir, sous aucun prétexte, même en payant, aux spectacles de cette ville à peine de prison contre les contrevenants »72. Dans l’esprit de la municipalité, il s’agit de mieux contrôler le petit peuple toujours enclin, pense-t-elle, à la sédition et à la révolte. Le calme relatif dont la ville peut se prévaloir dans la seconde moitié du xviiie siècle signifie-t-il que les autorités lyonnaises aient réussi à désamorcer les tensions sociales ? En fait, l’effet des mesures répressives ne doit pas être surestimé. L’une des raisons de la tranquillité urbaine tient à la politique de désarmement mise au point par Louis XIV dès les lendemains de la Fronde73. L’autre explication réside dans l’absence de structures dirigeantes à l’intérieur des mouvements de révolte. À partir de 1774 cependant, les émeutes et les séditions changent de caractère. Désormais apparaissent des « programmes » et de véritables meneurs. Le mouvement de 1786 en est un exemple avéré.
Notes de bas de page
1 Elias, op. cit., p. 279-289.
2 Le calcul prend en compte les plaintes déposées au tribunal royal de la sénéchaussée criminelle mais aussi celles des justices ecclésiastiques d’Ainay et de Saint-Jean.
3 Sur la notion de « victime » dans la justice d’Ancien Régime, consulter Garnot Benoît, dir., Les Victimes, des oubliées de l’histoire ?, Actes du colloque de Dijon des 7 et 8 octobre 1999, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2000.
4 Cf. deuxième partie, chap. 1.
5 Roche, Le Peuple de Paris, op. cit., p. 266.
6 Farge, Vivre dans la rue à Paris au xviiie siècle, op. cit., p. 144.
7 Bernard Alexis, Crimes et délits sexuels portés en justice à Lyon de 1660 à 1760, Mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, Université Lumière-Lyon 2, Centre Pierre Léon, 1993.
8 A. D. R., BP 3508, 24 juillet 1786.
9 A. D. R., BP 3473, 1er août 1781.
10 Vigarello Georges, Histoire du viol. xvie-xxe siècle, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1998.
11 A. D. R., BP 3453, 5 janvier 1779.
12 ADR, BP 3535, 28 mai 1790.
13 ADR, BP 3516, 4 juin 1787.
14 ADR, BP 3458, 26 août 1779.
15 Si l’interrogatoire de l’accusé est une pièce relativement rare, c’est, principalement, parce que l’instruction de nombreux procès a été abandonnée en cours de route. Dans l’ancien droit français, en effet, la victime peut interrompre à tout moment la procédure engagée. Rappelons aussi que c’est la victime qui demande qu’un décret soit décerné contre l’accusé pour qu’on puisse procéder à son interrogatoire. Selon la gravité des faits, on établira un décret d’assigné pour être ouï, un décret d’ajournement personnel ou un décret de prise de corps.
16 Selon Garden, op. cit., p. 91-92, le mariage d’hommes encore mineurs – c’est-à-dire âgés de moins de 25 ans – reste rare (20 % des mariés) alors que 40 % des époux convolent entre 25 et 29 ans. D’autre part, le mariage des forains, nés en dehors de Lyon, se déroule, en moyenne, 2 ans et demi plus tard que celui des hommes nés à Lyon.
17 Garden, op. cit., p. 79.
18 Garnot Benoît, Les Villes en France aux xvie, xviie, xviiie siècles, Gap, Ophrys, coll. « Synthèse histoire », 1989, p. 67.
19 Muchembled Robert, Société et mentalités dans la France moderne xvie-xviiie siècle, op. cit., p. 81.
20 A. D. R., BP 3471, 15 mai 1781.
21 A. D. R., BP 3534, 8 mars 1790.
22 ADR, BP 3514, 19 avril 1787.
23 ADR, BP 3526, 9 octobre 1788.
24 35 % seulement des procédures judiciaires contiennent un rapport médical. Trois raisons principales expliquent la « rareté » de ce document : il a pu se perdre ; la procédure a été abandonnée en cours de route ou encore, l’absence de blessures graves ne justifiait pas le déplacement de médecins.
25 Dans son analyse de la société artésienne, Robert Muchembled relève le cas de 3198 meurtriers graciés par une lettre de rémission entre le xve et le milieu du xviie siècle. Dans la moitié des cas, ils ont touché leur adversaire à la tête, cf. Muchembled, L’Invention de l’homme moderne, op. cit., p. 225.
26 Ibid., p. 223-228.
27 ADR, BP 3534, 4 février 1790.
28 ADR, BP 3453, 4 janvier 1779.
29 Muchembled, L’Invention de l’homme moderne, op. cit., p. 227.
30 ADR, BP 3479, 15 avril 1782.
31 ADR, BP 3480, 28 juin 1782.
32 Muchembled, L’Invention de l’homme moderne, op. cit., p. 83 et suivantes.
33 ADR, BP 3473, 29 août 1781.
34 ADR, BP 3459, 9 octobre 1779.
35 ADR, BP 3518, 13 octobre 1787.
36 Voir deuxième partie, chapitre 1.
37 ADR, BP 3471, 15 mars 1781.
38 ADR, BP 3471, 11 avril 1781.
39 ADR, BP 3473, 6 août 1781.
40 ADR, BP 3506, 15 mars 1786.
41 Lebrun François, Se soigner autrefois, op. cit., p. 77-78.
42 ADR, BP 3472, 16 juillet 1781.
43 ADR, BP 3479, 13 mars 1782.
44 ADR, BP 3535, 5 juin 1790.
45 ADR, BP 3466, 17 juillet 1780.
46 ADR, BP 3454, 23 février 1779.
47 Farge, Vivre dans la rue, op. cit., p. 147.
48 ADR, BP 3462, 9 février 1780.
49 ADR, BP 3454, 15 mars 1779.
50 ADR, BP 3480, 19 juin 1782.
51 ADR, BP 3473, 29 août 1781.
52 Vincent-Buffault Anne, Histoire des larmes. xviiie-xixe siècles, Paris, Rivages, coll. « Rivages-Histoire », 1986, plus particulièrement p. 7-102.
53 ADR, BP 3455, 12 août 1779.
54 ADR, 11 G 301, 7 mai 1776.
55 ADR, BP 3526, 8 novembre 1788.
56 Sur la brutalité des militaires, Voir Chagniot Jean, « La criminalité à Paris au xviiie siècle », Annales de Bretagne et du Pays de l’Ouest, 1983, no 3, p. 327-346.
57 Les agressions au sabre, à l’épée ou à l’arme à feu ont cela de particulier qu’elles impliquent toujours, ou presque, les mêmes catégories socioprofessionnelles. Ainsi les méfaits à l’arme à feu restent-ils très largement dominés par les couches supérieures de la société lyonnaise, notamment par les négociants et les bourgeois. Ils sont socialement « signés » sans doute parce que fusils et pistolets, chers à l’achat, demeurent difficilement accessibles au petit peuple. Quant aux attaques au sabre ou à l’épée, elles demeurent l’apanage des professionnels de la guerre ou des hommes affectés au maintien de l’ordre.
58 Rioux, Sirinelli, dir., Histoire culturelle de le France, op. cit., T. III, p. 92-101.
59 ADR, BP 3454, 8 mars 1779.
60 ADR, BP 3469, 17 janvier 1781.
61 Farge, Vivre dans la rue, op. cit., p. 125.
62 Garnot, Les Villes en France aux xvie, xviie, xviiie siècles, op. cit., p. 42-43. L’allégeance du petit peule des villes est volontiers commenté par les observateurs de l’époque, qui ont souvent tendance à le surestimer. C’est ainsi que Grimod de la Reynière, op. cit., p. 8, vante l’esprit de commerce qui souffle à Lyon et la docilité de ses ouvriers. L’intendant Lambert d’Herbigny souligne la « facilité » avec laquelle on peut gouverner la ville [Gutton Jean-Pierre, L’Intendance du Lyonnais, Beaujolais Forez en 1698 et 1762, Édition critique du mémoire présenté par Lambert d’Herbigny et des observations et compléments de la Michodière, Paris, CTHS, 1992, p. 55-56]. Même le perspicace Mercier, op. cit., p. 201, estime « moralement impossible » une sédition du peuple de Paris.
63 ADR, 11 G 301, 24 août 1776.
64 ADR, BP 3473, 4 août 1783.
65 ADR, BP 3455, 8 mai 1779.
66 ADR, BP 3516, 20 juillet 1787.
67 ADR, BP 3521, 4 avril 1788.
68 ADR, BP 3457, 5 juillet 1779.
69 ADR, BP 3469, 13 février 1781.
70 Kaplan Steven Laurence, « Réflexions sur la police du monde du travail. 1700-1815 », Revue Historique, 1979, no 529, p. 17-78. Voir aussi du même auteur, La Fin des corporations, op. cit.
71 Sur la condition des domestiques voir Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime, op. cit. ; Sabatier Jacqueline, Figaro et son maître. Maîtres et domestiques à Paris au xviiie siècle, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 1984 ; Petitfrère Claude, L’Oeil du maître : maîtres et serviteurs de l’époque classique au romantisme, Bruxelles, Complexe, coll. « Le Temps et les hommes », 1989.
72 AML, BB 313, ordonnance du 4 octobre 1746.
73 Meyer Jean, Poussou Jean-Pierre, Études sur les villes françaises, Milieu du xviie siècle à la veille de la Révolution Française, [2e édit.], Paris, Sedes, coll. « Regards sur l’histoire. Histoire moderne », 1995, p. 172-175.
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