Des voisins en conflit
p. 225-228
Texte intégral
1Pour qui parcourt les archives de la sénéchaussée criminelle, le sentiment qui prédomine est celui d’une impulsivité largement répandue. La société des voisins, dotée d’un incontestable esprit d’entraide, se montre aussi très querelleuse et semble toujours prête à en découdre. Certes, la source est biaisée et ne doit pas abuser l’observateur : le propre d’une plainte n’est-elle pas justement d’exprimer – pour la déplorer – une situation conflictuelle ? À s’en tenir aux seules procédures, ne risque-t-on pas de fausser le réel en surévaluant le poids de la violence au détriment de la concorde et de la solidarité, plus difficiles à appréhender ? En fait, dans la communauté de voisinage, les solidarités, en jouant les unes contre les autres, engendrent souvent des conflits. De sorte que le sens communautaire ne contredit ni n’exclut, tant s’en faut, l’agressivité. L’un et l’autre renvoient à un mode d’existence qui associe étroitement violences et solidarités.
2Cette violence, pourtant, l’État cherche à la combattre. À partir du xviie siècle, il durcit la législation sur les crimes de sang, interdit les duels nobiliaires et définit clairement la violence comme une forme de criminalité qu’il faut endiguer1. Cette criminalisation de l’homme moderne va de pair avec les progrès de l’encadrement judiciaire et un autocontrôle des pulsions de plus en plus rigoureux2. Elle a donné lieu à des ouvrages désormais classiques sur lesquels il est inutile de revenir3. Entre la volonté monarchique de mieux « domestiquer » le corps social et l’agressivité endémique partagée par toutes les couches de la société, il existe un véritable fossé. Dans la vie de tous les jours, la fréquence des conflits de voisinage montre bien que la brutalité reste intrinsèquement liée à la culture traditionnelle. Une véritable « stratégie de l’agressivité et de la défensive » est inculquée dès le plus jeune âge4. L’expérience de la violence est vécue d’abord au sein de la famille et s’intègre aux apprentissages. L’usage des châtiments corporels est fréquent dans le mode d’éducation comme en témoignent les mémoires de Jacques Louis Ménétra ou les indications fournies par Rétif de la Bretonne5. Il reste un moyen de correction courant auquel sacrifie volontiers le maître d’atelier quand il réprimande son apprenti. Depuis les bagarres de rue jusqu’au spectacle des exécutions publiques, la violence est omniprésente et constitue un des ressorts de la culture moderne. Si l’agressivité domine à ce point les rapports sociaux, si les accès de fureur sont tellement habituels, c’est parce qu’ils sont une réponse aux difficultés journalières et qu’ils renvoient à l’organisation sociale de l’époque, inégalitaire et inflexible. La violence est perçue comme un principe vital, nécessaire pour réparer un affront ou rétablir l’ordre antérieur, momentanément suspendu par un insolent ou par un mauvais voisin. Les coups succèdent aux calomnies et aux tentatives de vol sans que personne n’y trouve rien à redire. Ce faisant, en restaurant le cours des choses, chacun est persuadé d’agir en toute justice, à défaut de pouvoir se fier aux tribunaux, lents ou trop coûteux. Pour parler comme Nicole et Yves Castan, la conviction qu’il existe un « droit à la colère » est partout répandue, pourvu que ne soit pas dépassé un certain seuil au-delà duquel on bascule alors dans la cruauté blâmable6.
3Les heurts et les tensions qui traversent le voisinage sont multiples et variés. Pour les analyser, il importe, non seulement, de prendre la mesure du consensus quant au bon et au mauvais usage de la force mais aussi de s’interroger sur les motifs et les formes de cette violence. C’est pourquoi, dans cette troisième partie, deux directions seront successivement explorées. La première cherche à connaître les racines des litiges qui divisent la collectivité. Cette quête, il faut le souligner, est moins aisée qu’il n’y paraît. De fait, dans son récit, le plaignant ne fournit pas toujours les explications nécessaires à la bonne compréhension du conflit. Sans doute, cette attitude relève-t-elle d’une stratégie délibérée qui vise à renforcer l’innocence de la victime. Elle reste heureusement assez rare et n’empêche pas la compréhension de la très grande majorité des querelles. Le second chapitre se penche sur le profil et l’identité sexuelle des violents. Il scrute aussi la nature et la gravité des blessures infligées, tant il est vrai qu’elles demeurent inséparables des actes violents. Ce faisant, il met en lumière les « manières » d’une brutalité attestée dans toutes les catégories de la société lyonnaise.
Notes de bas de page
1 Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 92-105.
2 Sur la transformation des conduites et l’intériorisation des interdits, voir l’œuvre maîtresse de Elias Norbert, La Civilisation des mœurs, Paris, Press pocket, coll. « Agora », 1973, p. 77-120.
3 Ainsi l’étude de Muchembled Robert, L’Invention de l’homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l’Ancien Régime, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1994 ; ou encore celle de Garnot Benoît, Le Peuple au siècle des Lumières, Échec d’un dressage culturel, Paris, Imago, 1990, notamment p. 94-101.
4 Castan Nicole, Les Criminels du Languedoc : les exigences d’ordre et les voies du ressentiment (1750-1790), Toulouse, Ass. des publ. de l’Université de Toulouse Le Mirail, 1980, p. 161.
5 Ménétra, op. cit., p. 34 et 37 ; Rétif de la Bretonne Nicolas-Edme, La Vie de mon père par l’auteur du Paysan peverti, T. I, Neuchâtel, Esprit, 1779.
6 Castan Nicole et Yves, Vivre ensemble. Ordre et désordre en Languedoc au xviiie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1981, p. 133.
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