Conclusion de la seconde partie
p. 223-224
Texte intégral
1Pour achever cet examen des solidarités entre voisins, il importe de dégager les traits essentiels que les exemples individuels ont pu masquer.
2En premier lieu, il ressort qu’au-delà des disputes et des conflits, une très forte solidarité unit les voisins entre eux. Les Lyonnais semblent vivre comme s’ils adhéraient à un système de valeurs et de vérités collectives, massivement partagées. L’individu isolé reste l’exception et l’encadrement communautaire la règle, comme le soulignait déjà Bronisaw. Geremek dans son étude sur la société urbaine à l’aube des temps modernes1. Au xviiie siècle, la cité constitue encore une juxtaposition de microcommunautés où chacun appartient à plusieurs groupes, professionnels, géographiques – la rue, le quartier, la paroisse – ou religieux2. Une double censure – à la fois morale et sociale – sévit qui canalise les débordements individuels, désavoue les mauvais mariages, punit les délinquants et éloigne les agents « extérieurs ». En cas de discorde, des arbitres choisis par la collectivité cherchent à maintenir la paix entre voisins : les négociants, les hommes de loi, le curé ou les bourgeois du quartier font fonction de médiateurs et tentent de réglementer à l’amiable toute une série de conflits. Un véritable système infrajudiciaire et souterrain subsiste qui s’arroge le droit de juger en lieu et place de l’appareil judiciaire du roi. Ainsi s’exerce la loi de la collectivité. Une loi pesante et contraignante avec laquelle il faut savoir composer.
3Le modèle ainsi dégagé d’une communauté de voisinage jalouse de ses prérogatives et gardienne de la cohésion sociale reste-t-il toujours aussi vivace à la fin du siècle ? La question est d’autant mieux fondée que l’absolutisme n’a cessé de gagner du terrain et que la cité recueille chaque année des centaines de nouveaux venus. Comment, dans ces conditions, la collectivité et son système de valeurs contraignant pourraient-ils exercer une emprise aussi forte sur l’existence de chacun ? En fait, il semblerait bien que deux modèles socioculturels coexistent à Lyon, à la veille de la Révolution. Le premier, traditionnel, consacre l’intervention et la mainmise du groupe dans la vie de tous les jours. Le second, en phase avec les exigences les plus neuves, rejette les formes ordinaires de contrôle collectif et cherche à investir l’espace social, longtemps abandonné à la communauté. Une exigence d’intimité éclot qui se traduit par un repli sur la cellule familiale et par un plus grand individualisme des mœurs. Des deux modèles, le second est en pleine ascension. Élaboré alors que se renforce l’appareil judiciaire d’État et que progressent les appétits individualistes, il constitue peu à peu la référence à laquelle beaucoup cherchent à se conformer. En témoignent, par exemple, les plaintes déposées pour les charivaris qui contestent l’ingérence de la communauté dans la vie des ménages. Le voisinage, toutefois, reste très présent. De nombreuses habitudes anciennes demeurent qui témoignent d’une véritable résistance au modèle dominant. Celle-ci se traduit par une manière « libertaire » de prendre possession de l’espace public et par la persistance d’une sociabilité collective. Elle se devine aussi à travers la volonté, maintes fois réaffirmée, de régler les différends et les querelles « entre soi », en marge des tribunaux et de la justice officielle. Cohabitent, de la sorte, deux modes de fonctionnement avec ses tensions et ses contradictions dont les archives judiciaires donnent à voir d’autres aspects encore.
Notes de bas de page
1 Geremek Bronisaw, Inutiles au monde, truands et misérables dans l’Europe moderne. 1350-1600, Paris, Gallimard Julliard, coll. « Archives », 1980.
2 Muchembled Robert, Culture populaire, culture des élites, op. cit., p. 146
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Voisins, voisines, voisinages
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