Chapitre 2. Une bienveillance mutuelle
p. 147-171
Texte intégral
1Entre voisins, la solidarité se manifeste de multiples manières. Elle suit quantité de voies dont certaines, antagonistes, sont responsables de conflits et de tensions. Il en est d’autres plus positives qui facilitent la vie de chacun. Un certain nombre d’indications se dégagent des procédures judiciaires et montrent qu’au sein de la communauté règne un véritable souci d’entraide et de réciprocité. Cette sollicitude tranche avec les comportements violents dont il sera question dans la dernière partie de cette enquête. Elle ne les exclut pas toutefois, sachant que l’existence populaire, à Lyon comme à Paris, se caractérise à la fois par une forte solidarité et par une propension à la brutalité1.
2De ces pratiques solidaires, pourtant, les documents judiciaires témoignent peu. C’est que la source est biaisée. Par sa nature même, elle évoque des situations conflictuelles ou difficiles, beaucoup plus rarement des rapports amicaux et fraternels. Reste donc à traquer tous les indices susceptibles de restituer l’image d’une communauté qui sait aussi se montrer généreuse et bienveillante.
3Si solidarité il y a, c’est que le temps n’est pas encore venu où l’individualisme triomphant fera voler en éclats le groupe social, en une multitude d’êtres isolés et cloisonnés. Les Lyonnais de la fin du siècle demeurent attachés à l’aide et au soutien apportés par le groupe. La contrainte qu’ils représentent est infiniment moins pesante que ne le serait l’isolement, moins lourde aussi qu’on pourrait le penser aujourd’hui2.
4La pratique de l’entraide s’acquiert jeune, car très vite s’affirme la nécessité de faire front pour survivre. Les enfants prennent en charge les courses des plus âgés, vont chercher l’eau au puits ou secondent leurs parents dans toutes les occasions de la vie quotidienne. De leur côté les adultes épaulent le voisin en cas de difficulté. Malheur à celui qui vit sans amis, aux isolés et aux migrants qui ont rompu les liens avec leur famille et leur village. Car il faut du temps avant de pouvoir s’insérer dans le réseau des sociabilités urbaines. L’individu isolé reste une « abomination sociale », selon le mot de Robert Muchembled3. Il est un être fragile aussi longtemps qu’il n’intègre pas les cercles traditionnels de solidarité basés sur le voisinage, la famille et les corps de métiers.
5Dans ce chapitre, deux catégories de solidarités sont successivement examinées. La première regroupe les nombreux services que se rendent au quotidien les membres du voisinage. De ces actes ou de ces gestes « ordinaires », les archives parlent peu, en raison sans doute de leur banalité. Ils participent pourtant de ces pratiques solidaires, caractéristiques d’une vie communautaire très intense, dont il faut rendre compte.
6À ce premier groupe de solidarités s’en ajoute un second. Il englobe les manifestations de secours, d’assistance et de coopération qui accompagnent le voisin pendant les « grands moments » de son existence : la naissance, la maladie et la mort. Passages obligés de toute vie, entourés de nombreux rites collectifs et religieux, ils suscitent toujours l’intérêt et la participation de la communauté. Symboliquement, cette collaboration souligne l’appartenance de chacun au groupe. Pratiquement, elle apporte un soutien matériel et affectif indispensable. Elle confère aussi au voisinage une part importante de son unité et de sa cohésion.
I – SOLIDARITÉS QUOTIDIENNES
7Si la communauté des voisins est régulièrement secouée par les tensions et les rivalités, elle reste aussi un lieu où se déploie quantité de pratiques solidaires. Certaines d’entre elles sont quotidiennes et facilitent l’existence de chacun. Anodines ou de grande portée, ces attitudes jouent un rôle important parce qu’elles contribuent à l’harmonie et à la bonne entente de la collectivité.
1. L’entraide au jour le jour
8De tous les actes de solidarité, les plus courants sont ceux qui s’enracinent dans la vie de tous les jours. S’ils ont laissé peu de traces dans les documents d’archives, c’est qu’en raison de leur banalité ils ont été relégués sous la rubrique des « petits riens » sans importance. On classera parmi ces pratiques très ordinaires celle, par exemple, d’Antoine Lestrelin, un artisan, qui garde « en qualité de voisin » la boutique d’une marchande de modes pour lui permettre de s’absenter quelques instants4 ou encore le geste de la femme Pagnon, une bourgeoise, qui prête sans hésitation une pelle à feu à une locataire de l’immeuble5. Serviable, Jeanne Marie Jacquin, une dévideuse de soie, court chercher le chirurgien quand elle apprend que sa voisine s’est cassée le bras6. « La belle-mère du sieur Cornier » fournit de la lumière à un habitant de la maison, sur le point de sortir7. La femme Belanga « garde la clé du prévoisin » et surveille son appartement quand il est en déplacement8. La demoiselle Brias, tailleuse, cache dans son local à fagots une femme qui loge en dessous de chez elle parce qu’un huissier cherche à l’arrêter9. Compatissante, l’épouse d’Antoine Vernay aide à nettoyer la porte d’un appartement « remplie de matières fécales, surtout la serrure »10. Parmi les comportements solidaires, il faut inclure aussi les aides matérielles diverses fournies par la collectivité à ses membres les plus démunis. Les époux Lafon Desfaux se montrent pleins de sollicitude envers leur voisine, une fille sans famille, « n’ayant que son état de brodeuse et blanchissant parfois des linges »11. Marguerite Charmillon prête 6 livres à une femme domiciliée dans sa rue12. Signalons enfin la bienveillance de ce boulanger qui fournit charbon de terre et feu à Pierre Rignol « demeurant vis à vis sa boutique »13.
9À côté de ces manifestations de solidarité, somme toute très communes, s’en ajoutent d’autres, moins anodines, qui engagent physiquement les protagonistes : ce sont toutes les interventions destinées à secourir ou à séparer des voisins en train de batailler. Deux types d’événements, surtout, déclenchent l’entrée en action du voisinage : les querelles entre habitants et les conflits « injustes » car jugés trop inégaux. Dans les deux cas, la collectivité se mobilise, s’interpose et cherche à faire cesser au plus vite l’altercation. Les modalités de cette intercession méritent quelques éclaircissements.
10Les querelles entre voisins, cela a déjà été dit, sont fréquentes et agitent régulièrement la vie du quartier. À cette violence habituelle, s’oppose une contre-violence qui vise à rétablir la paix collective. Si interposition il y a, c’est d’abord parce que chaque voisin se sent dépositaire de l’ordre communautaire. De même que la maisonnée s’arroge le droit d’exclure les indésirables ou de faire justice, sans recourir aux autorités, de même, elle s’institue garante du repos et de la tranquillité de l’immeuble. On ne compte pas le nombre d’hommes et de femmes qui justifient leur intervention au nom de la défense des valeurs pacifiques, indispensables à la concorde entre locataires. Pierre Dupré déclare agir pour la « bonne entente de tous »14 ; le sieur Achard par « charité »15 ; François Lait afin de « mettre l’accord entre les voisins »16 ; quant à Toussaint Roux, il s’entremet car il veut « faire cesser le scandale dans la maison »17.
11Un second motif est souvent invoqué par ceux qui s’emploient à séparer deux adversaires en train de se quereller : l’indignation suscitée par un comportement particulièrement cruel ou par un rapport de forces trop inégal. Dominique Poussain, par exemple, s’insurge contre la brutalité d’un de ses camarades de travail qui s’en prend à un vieillard de 70 ans18. De son côté Georges Lambert s’interpose avec détermination en dénonçant « la barbarie d’un père » en train « d’assommer » son fils à coups de bâton19. Mais, peut être, ce qui scandalise le plus la communauté, ce sont les mauvais traitements infligés aux enfants ou encore la brutalité de certains époux à l’encontre de leur femme. Dans le cas des enfants, la solidarité dont ils bénéficient spontanément résulte autant de leur « faiblesse » que des relations privilégiées qu’ils entretiennent avec les membres de la maisonnée. Par tradition, en effet, les plus jeunes sont très tôt impliqués dans la vie collective. Employés comme messagers par les uns, comme coursiers par les autres, ils sillonnent régulièrement les rues de la paroisse. Omniprésents dans le monde des adultes, ils semblent « appartenir » à leur famille biologique autant qu’au quartier qui les a vus naître. Brutaliser un enfant provoque donc, le plus naturellement du monde, ripostes passionnées et indignées.
Il a entendu, raconte Jean Groscassany, du bruit sur l’escalier et […] a vu un jeune enfant qui venait être maltraité et presque sans mouvement. Il s’empressa ainsi que ses voisins de faire transporter l’enfant à l’Hôpital de la Charité et à ses frais20.
12Déposition presque semblable chez ce marchand de bas, Ange Paulin Chautet, témoin d’une scène identique :
Hier, vers 9 heures du matin, un conducteur de bœuf jeta un gros bâton a travers le corps de plusieurs enfants […]. Tous les honnêtes gens indignés ont pris […] leur défense car […] ils sont hors d’état de se défendre21.
13Ce type de réaction indignée se retrouve également en cas de violences conjugales. De fait, les voisins supportent mal les sévices dont sont victimes de nombreuses femmes mariées. Quand un certain seuil de brutalité est dépassé, quand rien ne « justifie » pareil traitement – ni les mœurs, ni le caractère de l’épouse –, la collectivité se doit d’intervenir. Le manque d’intimité et le savoir accumulé sur les habitudes d’autrui ont vite fait de repérer les couples mal assortis et c’est en toute connaissance de cause que le voisinage agit.
Depuis deux ans, raconte un témoin, le sieur Lestrieux et sa femme habitent dans la maison du déposant. Il a entendu plusieurs fois les cris de cette dernière ; il a su qu’ils vivaient mal ensemble, que ledit Lestrieux passe dans le quartier pour un brutal qui maltraite sa femme. Le 7 de ce mois, il entendit crier Au secours dans le magasin du sieur Lestrieux […]. Étant accouru, il vit que le sieur Lestrieux traînait sa femme par les cheveux et qu’il lui frappa la tête contre le seuil de son magasin, ce qui scandalisa le monde qui s’était assemblé aux cris. Ledit Lestrieux ayant vu qu’il venait du secours se mit à fuir […]. La plaignante est malheureuse des traitements de la part d’un homme avec lequel elle s’est toujours conduite comme une épouse honnête et sans reproches22.
14On notera ici la prudence du déposant qui explique avec une certaine insistance que les époux ne s’entendent pas, qu’il y a déjà eu de nombreuses scènes entre eux. Dans l’esprit du témoin, il ne s’agit pas de contester l’autorité du mari sur sa femme ni même de s’immiscer dans la vie du couple mais, simplement, d’exprimer sa solidarité à l’égard d’une épouse injustement traitée. Quitte à l’engager, quelques instants plus tard, à regagner le domicile conjugal.
15Si la solidarité entre voisins s’exerce de façon quotidienne et contribue à renforcer la cohésion du groupe, elle se déploie souvent de manière sélective. On aidera plus volontiers un homme pacifique qu’un bagarreur, un enfant ou une femme enceinte qu’un ivrogne. Au sein de l’immeuble et du quartier, des alliances se nouent dont, c’est vrai, on ne sait ni ne comprend toujours les raisons qui les fondent. Si la morale chrétienne de la compassion peut expliquer certaines interventions en faveur des plus faibles, d’autres rapprochements sont plus difficiles à élucider. Pourquoi, par exemple, les habitants de la maison Jacquet se partagent-ils pour moitié au cours d’une banale querelle entre femmes, les uns prenant le parti d’Antoinette Faure, les autres de Françoise Farge23 ? Des groupes se constituent, des mouvements de solidarité s’esquissent pour des motifs sibyllins. Relèvent-ils de l’amitié, de la volonté de maintenir la tranquillité de l’immeuble ou encore de simples réflexes corporatifs ? Difficile à dire parfois. Quoiqu’il en soit – et l’information est à relever – ces entreprises dépassent largement les clivages sociaux. C’est pourquoi il n’est pas pas rare de voir un négociant secourir un ouvrier en soie ou un journalier prêter main forte à un bourgeois. La rivalité sociale emprunte d’autres voies que celles de l’affrontement direct et n’exclut pas l’entraide entre individus au statut social différent.
16Les actions solidaires peuvent prendre une tournure bien différente selon la nature de l’événement qui trouble le voisinage, le caractère ou la personnalité de l’intervenant. Une vieille dame ne s’interposera pas de la même manière selon que la querelle oppose des hommes ou des femmes, des adultes ou des plus jeunes. La lecture des archives judiciaires montre qu’il existe plusieurs façons de venir en aide à son voisin ou de mettre un terme à une querelle. Des plus compromettantes aux plus prudentes, des moins violentes aux plus musclées, elles définissent un ensemble de pratiques qu’il convient de préciser.
2. Prêter main forte aux voisins
17Le récit des témoins constitue un indicateur précieux en ce qu’il évoque les réactions de la maisonnée en cas de conflit. L’analyse de 845 dépositions permet de rendre compte des différents types de conduite, chacune d’entre elles pouvant se combiner et se renforcer mutuellement.
Attitudes et comportements | % des cas |
Séparer les adversaires | 41,8 % |
Soigner les victimes | 3,4 % |
Avertir les autorités | 3,3 % |
Aller chercher le chirurgien | 1 % |
Refuser de s’interposer ou d’intervenir dans une querelle | 41,1 % |
Ne rien savoir | 9 % |
Total | 100 % |
18Lorsqu’une rixe éclate, le réflexe le plus courant consiste à s’interposer entre les adversaires et à les séparer. Dans l’esprit des intercesseurs, il s’agit d’empêcher que la bagarre dégénère ou qu’elle donne lieu à un mauvais coup. Le moyen le plus efficace est de retenir le bras du furieux, surtout s’il est armé. Mais faire lâcher prise à un homme remonté reste un exercice difficile. De nombreux témoignages expriment la difficulté et le danger qu’il peut y avoir à intervenir dans une rixe. Ne risque-t-on pas, à l’exemple de Joseph Charenia, d’y recevoir des « coups terribles » et de « devoir se retirer »24 ? Le péril encouru, pourtant, n’incite pas toujours à la prudence : comme le raconte Reine Dervieux,
Elle a fait […] tous les efforts possibles pour séparer le sieur Brosse […] qui était tenu aux cheveux par la femme Chatelain, ce qu’elle ne put faire attendu qu’ils se battaient […] comme des furieux25.
19Manifester une telle détermination, bien sûr, demeure plutôt rare. Il existe d’autres types de réactions, moins spectaculaires mais aussi efficaces, qui traduisent une solidarité tout aussi réelle entre voisins. On peut, par exemple, protéger un individu en lui ouvrant tout grand sa porte. Pareil geste, il faut le souligner, n’a rien d’anodin car il fait délibérément fi de la neutralité d’usage. De cette pratique, les femmes sont les plus familières et les dépositions comme celles de Marie-Anne Durozet, banales :
Le lendemain de la fête des Rois, raconte-t-elle, […] elle fut témoin que la femme du sieur Calvy injuriait la plaignante et menaçait de la frapper ; elle déposante fit entrer ladite plaignante chez elle pour éviter une rixe qui aurait pu arriver26.
20En cas de conflit, les voisins savent prendre d’autres initiatives encore. Quand la querelle prend un tour trop violent, qu’elle devient difficilement maîtrisable, ils peuvent alerter les autorités ou prévenir la garde. Parfois, la simple menace de recourir à la force publique suffit à faire cesser la rixe et à disperser les adversaires. Dans d’autres cas, seule l’intervention effective des soldats du guet ou des officiers pennons permet de rétablir l’ordre dans l’immeuble. La méfiance traditionnelle qu’on éprouve à l’égard des gardiens de l’ordre est alors oubliée. Eux seuls, en effet, peuvent prendre avec succès le relais des voisins assemblés et ramener la tranquillité dans la maison.
21Brutalités, horions, coups de pied et de poing… la communauté de voisinage s’illustre aussi dans sa capacité à soigner les hommes et les femmes blessés. Là encore, le réflexe premier est de prodiguer soi-même les soins en s’efforçant de parer au plus pressé. Quand un quidam vient d’être molesté, on cherche d’abord à atténuer sa souffrance en lui bassinant les membres endoloris. Jeanne Gorge fait « chauffer du vin » pour panser « le sieur Thomas ensanglanté par le ventre et l’estomac »27. Le sieur Richet court « prendre de l’eau d’algue » chez le marchand vinaigrier, en bassine la tête d’une femme, maltraitée au cours d’une bagarre28. Marianne Garnier vient secourir sa voisine qui « a reçu un coup violent à l’œil droit en envoyant […] chercher sur le champ de l’eau d’arquebusade chez l’épicier »29. Ce souci de soigner et d’apaiser les blessés reste une démarche essentiellement féminine. Deux fois sur trois en effet, ce sont des femmes qui pansent les plaies, fidèles en cela à leur supposée « vocation » maternelle et protectrice. Bien entendu, ces soins prodigués dans l’urgence se révèlent parfois insuffisants. La blessure peut être trop profonde ou difficile à soulager et le recours au chirurgien s’imposer. Pris à parti par un coutelier, Michel Charvai reçoit un coup de couteau derrière l’épaule. Plusieurs personnes surviennent aussitôt et le transportent « d’abord dans le cabaret voisin pour y recevoir les premiers secours puis […] [le] portent chez le sieur Deluras maître chirurgien qui lui […] conseille de se faire […] emmener à l’Hôtel-Dieu »30. L’intervention d’un professionnel de la santé, si elle met provisoirement fin à la dispute, ne réconcilie pas pour autant les adversaires. S’ensuit généralement une plainte dans laquelle la victime cherche à faire valoir ses droits et s’efforce d’obtenir un dédommagement qui soit proportionnel au préjudice subi.
22Toutes ces solidarités composent l’ordinaire de la vie quotidienne. S’en ajoutent d’autres, plus ponctuelles, qui soulagent ou accompagnent le voisin au cours des « grands moments » de son existence.
II – PARTAGER LES GRANDS MOMENTS DE LA VIE
23La naissance, le mariage et la mort représentent trois moments qui ordonnent toute vie humaine. Ils sont accompagnés de nombreuses pratiques rituelles, religieuses ou sociales, que les ethnologues, à la suite d’Arnold Van Gennep, désignent sous le nom de rites de passage31. Si, pendant tout l’Ancien Régime, ces grandes étapes sont prises en charge par l’Église, elles engagent également la communauté de voisinage. Ainsi, attendre un enfant constitue à la fois une expérience (et une épreuve) intime et « une aventure collective »32. De son côté, le mariage, consacré par le curé de la paroisse, reste soumis à l’approbation du voisinage : selon les cas, ce dernier participe aux réjouissances organisées par les époux ou sanctionne les époux mal assortis en organisant un charivari. Quant à la maladie et à la mort, elles échappent encore largement au for familial. Le mourant attire d’ordinaire de nombreux amis et voisins qui font cercle autour de lui pour l’aider à « bien mourir »33. Disons le tout net. Les archives judiciaires évoquent rarement ces « temps forts » de l’existence. Ou plutôt, quand elles le font, c’est incidemment, au hasard d’une affaire ayant pour toile de fond l’accouchement d’une femme, le mariage d’un couple ou le décès d’un homme. C’est pourquoi les quelques indications fournies sont précieuses. Leur exploitation permet en tout cas de mieux apprécier le caractère semi-public des grands moments de la vie et d’observer combien les plans profanes et religieux restent encore étroitement imbriqués. Par souci de cohérence, seules seront consignées dans ce chapitre les observations relatives à la naissance et à la mort. On abordera le mariage et ses rituels ultérieurement, dans une partie consacrée aux différentes formes de contrôle social qu’exerce la collectivité sur chacun de ses membres.
1. Venir au monde
24Pour les historiens démographes, l’action de naître renvoie d’abord à des pourcentages et à des séries statistiques. Depuis les travaux de Maurice Garden, on sait que la plupart des Lyonnaises mettent au monde un enfant chaque année, pendant les dix ans, au moins, qui suivent leur mariage. Les naissances se succèdent à un rythme rapide, plus soutenu même à Lyon que dans le reste du royaume. Dans la cité lyonnaise, les intervalles intergénésiques varient entre 18 et 22 mois alors qu’ils sont de 26 à 30 mois dans le reste de la France. Si cette natalité se révèle particulièrement forte chez les professionnels de l’alimentation (chez les bouchers notamment, qui ont couramment plus de dix enfants), elle l’est aussi dans les autres catégories sociales : la descendance moyenne des ouvriers en soie de la paroisse Saint-Georges s’élève ainsi à 8,25 enfants. Les paroisses centrales de la Platière et de Saint-Pierre – socialement composites – connaissent une fécondité analogue. Au total, les familles lyonnaises mettent au monde plus de sept enfants, ce qui témoigne d’une belle fécondité34. Bien entendu, ces indications chiffrées ne composent qu’un des aspects de la démographie. Pour être tout à fait complet, il faudrait mettre à jour les raisons – mentales, affectives ou naturelles – à l’origine d’une telle prolificité. Vaste terrain d’études encore insuffisamment exploré ! On se contentera ici de rappeler les trois facteurs principaux qui expliquent la vitalité démographique des populations lyonnaises.
25Le premier facteur est d’ordre biologique : la succession des grossesses est d’autant plus rapide et le nombre d’enfants élevé que les nouveau-nés sont systématiquement mis en nourrice. En confiant l’allaitement de leur bambin à des nourrices, les Lyonnaises se privent d’un moyen de contraception efficace. En résulte un indice de fécondité fort malgré un âge au mariage relativement élevé et une forte proportion de célibataires. Aussi, jusqu’à la ménopause, la vie de nombreuses femmes mariées se passe-t-elle en grossesses successives comme en témoignent les mémoires et les récits autobiographiques. La mère de l’abbé Morellet met au monde quatorze enfants35. Celle de Lacenaire treize36. Quant à Bottu de la Barmondière, seigneur de Saint-Fonds, il déclare à son ami le Président Dugas qu’il est père d’un nouvel enfant tous les ans37.
26Le second facteur explicatif tient au rôle que les familles comptent bien faire jouer à leurs enfants. Les filles et les garçons qui viennent au monde sont bien accueillis car ils constituent assez vite une main-d’œuvre utile qu’on emploie à l’atelier ou dans la boutique familiale. D’autre part, conformément aux valeurs en vigueur dans les sociétés traditionnelles, les enfants sont appelés à devenir de véritables « bâtons de vieillesse » quand leurs parents vieilliront38. Ils assurent aussi la transmission du patrimoine et, dans le cas des mâles, perpétuent le nom.
27Le troisième et dernier facteur explicatif est de nature religieuse et renvoie au modèle conjugal mis en avant par l’Église. Selon les clercs, le mariage ne se justifie que s’il débouche sur une descendance nombreuse. Elle seule peut permettre d’assurer la victoire finale des Chrétiens sur les Infidèles. Le devoir de l’homme est donc d’engendrer d’innombrables croyants de manière à hâter la venue du royaume de Dieu. Bottu ne dit pas autre chose quand, dans sa lettre datée du 4 octobre 1716 et déjà citée, il écrit :
Nous mettons nos enfants au monde pour être citoyens du ciel et non pas de la terre ; ne soyons donc que légèrement en peine de la manière dont ils passeront cette courte et misérable vie et songeons uniquement à les faire […] les premiers princes du royaume éternel39.
28Cet enseignement est d’autant mieux reçu par les familles que la mortalité infantile ou juvénile atteint des chiffres colossaux : 19 % des enfants nés à Lyon meurent dans la cité avant l’âge de cinq ans, auxquels il faudrait rajouter tous ceux qui périssent en nourrice loin de la ville40. Cette mortalité qui touche les très jeunes varie, bien entendu, selon les milieux sociaux. Dans la paroisse Saint-Nizier, les décès avant deux ans sont plus rares chez les enfants de négociants, de marchands, de bouchers ou de charcutiers que chez les enfants d’affaneurs41. Cette inégalité devant la mort est un phénomène qui se vérifie dans toutes les villes du royaume42. Elle s’explique par le déséquilibre des fortunes et des conditions matérielles d’existence. Toutefois, bien que le taux de mortalité juvénile reflète l’importance des clivages sociaux, la disparition des tout-petits n’épargne aucun groupe et touche durement aussi les classes privilégiées. C’est que les enfants sont exposés à toutes sortes d’accidents comme les chutes, les noyades ou les morsures et, surtout, qu’ils ont une santé fragile43. Les convulsions, les troubles digestifs, la variole, la petite vérole ou la fièvre putride due à la mauvaise qualité des eaux potables fauchent régulièrement les jeunes générations, la classe d’âge la plus exposée restant celle des enfants de un à quatre ans44. Dans ces circonstances, on comprend mieux pourquoi la période qui suit l’accouchement reste une phase angoissante et pénible pour les parents.
29Cette anxiété liée au sort incertain du nourrisson, est précédée d’un autre sujet d’inquiétude : le déroulement de la grossesse. Car mettre au monde un enfant constitue toujours un exercice difficile et périlleux. La crainte des couches funestes hante les femmes qui, selon le vieux proverbe gascon, ont « un pied dans la tombe » aussi longtemps qu’elles sont enceintes45. Si l’accouchement reste une épreuve redoutée, c’est parce que nombreuses sont celles qui perdent la vie en voulant enfanter, comme le montre le nombre élevé de femmes décédées entre 25 et 35 ans46. La fièvre puerpérale, les infections, le manque d’hygiène, la fatigue liée aux grossesses répétées constituent les causes ordinaires de la mort des parturientes. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si le thème de la femme morte en couches nourrit toute une partie de la littérature romanesque et qu’elle enflamme l’imagination d’auteurs aussi différents que Diderot, Lesage ou l’abbé Prévost47. Ces sources littéraires, pour intéressantes qu’elles soient, ne constituent toutefois qu’une réplique plus ou moins fidèle de la réalité. Surtout, elles ne suppléent pas au manque cruel de témoignages sur la grossesse et sur l’accouchement. Les informations concernant la maternité et l’enfantement restent rares et dispersées : sauf exception, les archives judiciaires sont peu loquaces. Quant aux indications fournies par les ouvrages qui traitent de l’histoire de la médecine lyonnaise, elles demeurent souvent fragmentaires et imprécises48. L’impression qui domine cependant est que la grossesse puis l’accouchement constituent une expérience commune à la parturiente et à la collectivité puisque s’y trouvent directement impliqués les membres du voisinage.
30Commençons par la grossesse, cette maladie qui fait de la femme enceinte une patiente49. Elle se déroule habituellement sous la surveillance conjuguée des habitants du quartier et du curé de la paroisse. L’homme d’Église réconforte spirituellement la future mère. Il s’efforce aussi d’éviter les abandons ou les infanticides en signalant aux recteurs de l’Hôtel-Dieu toute personne enceinte. Combien d’enfants, en effet, sont jugés indésirables pour des raisons économiques ou sociales par celles qui les portent ? Les femmes qui vivent le plus mal leur grossesse sont incontestablement les filles célibataires et les veuves. La honte et la culpabilité aidant, d’aucunes cachent leur état le plus longtemps possible, dans l’espoir de faire une fausse couche ou encore de se faire avorter. L’opération, cependant, s’avère risquée. Non seulement elle peut être dangereuse pour la santé de l’intéressée mais elle constitue aussi un délit grave que le législateur réprime durement : depuis l’édit de février 1556, l’avortement est regardé comme un meurtre qui prive un petit innocent du baptême chrétien. La peine encourue peut donc aller jusqu’à la mort50. Par peur de se faire avorter, certaines femmes préfèrent abandonner leur rejeton. L’exposition des enfants semble être une pratique assez courante si l’on en croit les responsables de l’Hôtel-Dieu51. Pour une somme modique, on peut se débarrasser facilement d’un nourrisson en le confiant à une personne sans scrupules qui l’abandonnera sur le parvis d’une église52. Quelques femmes, effrayées à l’idée de devoir nourrir et faire vivre un petit bâtard, mettent à mort leur enfant. La chose, cependant, passe rarement inaperçue. Les commères du quartier, par leurs bavardages, éventent rapidement l’affaire et font éclater le scandale. Alerté, le lieutenant de police mène l’enquête et ses recherches se soldent parfois par de macabres découvertes.
Ce jour 16 janvier 1790 à dix heures du matin […] nous avons trouvé un cadavre d’un enfant nouveau-né de sexe masculin dans une fosse d’aisance de la maison du sieur Delhorme rue de la Barre53.
31La voix publique aidant, la coupable est facilement retrouvée et interrogée sur-le-champ. Le plus souvent, pour sa défense, elle soutient qu’elle a accouché d’un enfant mort-né. Elle espère ainsi éviter l’accusation d’infanticide et, du même coup, échapper aux rigueurs de la loi.
32Toutes les grossesses, heureusement, ne se déroulent pas de manière aussi tragique. Si les enfants à venir ne sont pas toujours désirés (mais « désirer un enfant » a-t-il un sens au xviiie siècle ?), les femmes enceintes multiplient, en règle générale, les précautions pour mener leur rejeton à terme. Certes, dans les classes populaires, la grossesse ne modifie guère les conditions habituelles de vie. Malgré les condamnations toujours plus véhémentes des médecins, les futures mères travaillent jusqu’au bout, à l’exemple de Marie Jacquet, blanchisseuse ou de Pierrette Delorme, enceintes, l’une et l’autre, de huit mois54. Mais comment pourrait-il en être autrement quand la précarité économique interdit toute interruption de l’activité salariée ? Seules les femmes issues des catégories aisées sont en mesure d’entendre et de mettre en application le discours des praticiens qui conseillent d’éviter le surmenage, d’avoir une nourriture saine ou encore de respirer le bon air55. Les autres, à défaut de modifier leur mode de vie, s’efforcent d’éviter les « blessures », c’est-à-dire les fausses couches ou les accouchements prématurés, fort nombreux vraisemblablement. Par précaution, les femmes du peuple soutiennent leur bas-ventre en l’enveloppant de bandes ou de bandelettes de tissu. Surtout, peut-être, pour vivre une grossesse paisible et se mettre à l’abri des dangers naturels et surnaturels, elles ont recours à quantité de procédés magiques ou religieux. Parmi les nombreuses pratiques aux relents de paganisme inventoriées par les ethnographes, les plus courantes consistent à jeter du sel sur le pas de la porte afin d’éloigner les influence maléfiques, à manipuler certains talismans ou amulettes, à placer sur le ventre d’une parturiente qui souffre une image pieuse ou encore à l’empêcher de regarder une étoffe rouge de peur de la faire avorter56. Il est possible aussi de se placer sous la protection de la Vierge, (n’a-t-elle pas enfanté sans douleur ?), d’invoquer Sainte-Marguerite ou de prier Sainte-Anne, les deux patronnes des femmes enceintes. De ces oraisons, Lyon a gardé la trace. Ainsi cette prière en latin destinée à obtenir un accouchement heureux, datée de la fin du xve siècle57. Ces rituels de dévotion confinent souvent à la superstition, comme le regrettent les autorités religieuses. Peut-on s’en étonner quand on sait la méconnaissance des mécanismes de gestation du corps humain ? Les pratiques magico-religieuses sont autant de procédés, jugés efficaces, destinés à protéger les femmes au cours de leur grossesse et à pallier l’impuissance ou l’absence des médecins.
33Si elles ne bénéficient d’aucune sollicitude particulière ni même d’un aménagement de charges sur leurs lieux de travail, les femmes enceintes savent qu’elles peuvent compter sur la bienveillance active des voisines. L’entraide féminine existe, bien qu’elle reste difficile à saisir et qu’elle laisse peu de traces dans les archives judiciaires. Louise Cécile Neyret prête la main à la femme Dussud qui est « sur le point d’accoucher » pour qu’elle puisse regagner au plus vite son domicile58. Françoise Rollet, en allant au puits, ramène un seau plein d’eau à sa voisine qu’elle sait « avancée en grossesse »59. Combien d’autres gestes encore qui disent la solidarité au quotidien mais que les documents n’ont pas retenus ? Du côté des hommes, les attitudes adoptées paraissent plus ambiguës. Si certains, à l’instar de Bottu, témoignent d’une réelle sollicitude à l’égard de leurs épouses, d’autres au contraire adoptent un comportement beaucoup plus fruste. Ainsi le sieur Bony, un épicier, qui passe dans son quartier pour être un homme « brutal » et ayant « de temps à autre l’esprit égaré ».
Le 14 de ce mois, raconte un témoin, entre 7 et 8 heures du soir, […] il se trouvait à la fenêtre de son domicile quand il vit le sieur Bony qui donnait des coups sur sa femme qui est enceinte de plusieurs mois et qui la trainait par les cheveux […]. De nombreuses personnes survinrent qui firent cesser le scandale60.
34Ces cas extrêmes, cependant, restent rares. Ils ne sauraient donc être généralisés.
35Après le temps de la grossesse, vient celui de la délivrance. Moment dangereux pour la mère comme pour l’enfant, l’accouchement reste aussi une séquence ordinaire de la vie des Lyonnaises, habituées aux difficultés, à la rudesse et à l’âpreté de l’existence quotidienne.
36En règle générale, il se déroule à domicile, dans une pièce chauffée, à l’abri du froid et des courants d’air61. Dès les premières contractions, des voisines, accourent et font cercle autour de la parturiente, à l’instar de Magdeleine Desproit venue soulager l’épouse de Jean Pulliat62. Car l’accouchement est d’abord une affaire féminine comme le montre cette assiette de faïence datée du xvie siècle, sur laquelle deux femmes s’empressent autour de l’accouchée63. La présence du mari est jugée superflue. Elle n’est sollicitée qu’en cas de danger, lorsque les choses tournent mal. C’est, du moins, ce qui ressort de la plainte déposée par Claudine Gros contre son époux. Parmi les nombreux reproches qu’elle formule à son endroit, le plus grave, sans doute, est qu’il ne l’ait pas secourue alors qu’elle éprouvait les douleurs les plus vives et les plus alarmantes. Au lieu d’aller chercher un médecin ou un prêtre, comme son devoir le lui commandait, il a continué à boire au cabaret allant même jusqu’à conseiller « de […] jeter sa femme dans un four pour qu’elle ne souffre plus »64.
37« Domaine réservé » des femmes, l’accouchement voit se succéder dans la chambre de la parturiente des voisines qui prodiguent conseils et recettes ou qui font part de leur expérience. Cette « société de la naissance » turbulente, pour reprendre l’expression de Jacques Gelis, assure à la parturiente une aide matérielle et morale importante : les unes font chauffer des bassines d’eau, d’autres préparent un bouillon, d’autres encore réconfortent la future mère. Cette solidarité féminine est d’autant plus appréciée que pendant des générations, elle a constitué la seule forme d’assistance existante. Elle va du reste de soi parce que chaque femme sait qu’un jour, quand elle accouchera, il lui faudra à son tour compter sur le secours de ses voisines. Au sein de cette assemblée, domine la figure de la « passeuse ». Longtemps, ce rôle a été tenu par une ancienne qui jouissait d’une bonne réputation dans le quartier. À Lyon, au xviiie siècle, la place est désormais occupée par des professionnelles qui exercent le métier d’accoucheuses ou de gardes-malades. Elles assistent, au côté des voisines, la parturiente au travail et s’assurent du bon déroulement de l’accouchement. Ainsi procèdent Catherine Meunier, accoucheuse de son état ou encore Louise Martin, une garde-malade âgée de 50 ans, appelées toutes les deux au chevet d’une Lyonnaise en couches65. Ces femmes sont-elles dotées d’une formation plus solide que celles qui les ont précédées, les matrones ? Rien n’est moins sûr. Il semble bien qu’une grande majorité d’entre elles tienne son savoir d’une expérience acquise « sur le tas ». Quand tout se passe bien, leur instruction est suffisante. Distendre les « parties de la génération » de manière à faciliter la sortie du fœtus, frictionner le dos et les reins du nouveau-né ou encore lui préparer un bouillon : autant de gestes élémentaires qui demandent peu de connaissances théoriques.
38En revanche, lorsque l’enfant se présente mal, l’accouchement peut vite devenir dramatique. Les voisines atteignent rapidement les limites de leurs compétences et les exemples de naissances catastrophiques qui hypothèquent la santé ou qui provoquent la mort de l’accouchée ou du nourrisson ne manquent pas. Pour l’ensemble de la France, ce sont près de 10 % des femmes qui meurent en couches66. 28 % des enfants n’atteignent pas leur premier anniversaire67. En multipliant le nombre de sages-femmes et en réformant leur statut, l’État royal vise à réduire cette terrible hémorragie. Il cherche à contrôler plus étroitement et à subordonner aux hommes de l’art toutes les femmes qui s’occupent des nouveau-nés et des nourrissons. Cette médicalisation de la naissance, partie de Paris, gagne progressivement les villes du royaume. Une véritable mutation s’opère à partir du milieu du xviie siècle qui voit de plus en plus de chirurgiens assister aux accouchements. Lancée, dit-on, par Louis XIV, cette « mode » se répand d’abord dans l’aristocratie puis gagne bientôt toutes les couches de la société68. Sûr de son savoir et de sa science, le médecin rassure et inspire confiance. Il représente la garantie d’une meilleure protection de la mère et du jeune enfant69. De nouvelles techniques apparaissent, encore très incertaines, c’est vrai : le forceps, par exemple, ou la césarienne. Relayée par le discours éclairé de l’époque, une ébauche de rationalité médicale s’impose70. Elle pénètre les esprits par le biais d’imprimés et de journaux qui diffusent quantité d’informations sur la santé des Français dans le royaume. Deux magazines médicaux semblent avoir connu un certain succès à Lyon à la veille de la Révolution : le Journal des maladies régnantes à Lyon, un hebdomadaire crée en 1779 par Vitet et Petetin et l’Essai de médecine, théorique et pratique, publié par quatre médecins, les sieurs Morizot, Brion, d’Ivoiry et Richoud. Cette dernière brochure, comme l’indique son sous-titre, est un ouvrage « dédié aux amis de l’humanité ». Paraissant deux fois par mois, elle s’adresse à un public savant, acquis aux idées modernes71.
39Reste à mesurer les effets de cette politique volontariste. Est-elle parvenue à transformer le mode d’accouchement des Lyonnaises et à imposer le médecin accoucheur au chevet des parturientes ? A-t-elle ruiné les solidarités féminines traditionnelles – les solidarités de voisinage notamment – en ouvrant le monde de la naissance aux hommes ? Il semble bien que non, et cela pour plusieurs raisons.
40Tout d’abord, la diffusion des ouvrages de médecine, grands pourfendeurs des anciennes mœurs sanitaires, connaît quelques déboires. Faute de lecteurs, l’Essai de médecine, théorique et pratique disparaît en 1784, deux ans seulement après sa création. Dans le même temps, on constate une méfiance persistante à l’égard des médecins et des chirurgiens dont témoignent, par exemple, les troubles populaires de 1768 et le saccage de l’École de médecine. En dépit d’une intense propagande médicale, les charlatans de tout poil continuent à pulluler, ainsi que le déplore le Lyonnais Gilibert72. Le recours au médecin reste rare, non seulement parce que ses prestations sont onéreuses mais sans doute aussi par préjugé et par « obscurantisme ». Longtemps, en effet, l’accouchement d’une femme par un homme choque la morale commune. À l’époque de Louis XIV, il suscite la jalousie des époux. Un siècle plus tard, l’obstétricien doit composer avec le tabou qui lui interdit la vision du sexe féminin73. De tels obstacles expliquent que l’accoucheur n’attire qu’une clientèle restreinte, limitée le plus souvent aux classes supérieures de la société. En témoigne le profil socioprofessionnel de 18 femmes en couches qui ont fait appel à un médecin et dont les archives judiciaires ont gardé la trace.
Profession de l’époux | Nombre de cas relevé |
Négociant ou marchand | 9 |
Arts libéraux | 4 |
Artisans | 3 |
Autres professions | 2 |
41La médicalisation de l’accouchement se heurte également à l’incapacité des chirurgiens et des médecins à assurer de manière satisfaisante la formation des sages-femmes. Non seulement les praticiens ont une connaissance toute théorique du corps féminin, mais encore, ils se dressent fréquemment les uns contre les autres et s’épuisent dans de vaines querelles de personnes. Ainsi en est-il de la rivalité qui oppose Louis Vitet, le directeur de l’école des sages-femmes et Antoine Peronet, un chirurgien concurrent qui dispense ses leçons d’obstétrique au Collège de chirurgie de Lyon74. L’efficacité de l’enseignement prodigué pose également question : le caractère éphémère et discontinu de certains cours ainsi que la faiblesse numérique du recrutement font douter de l’influence réelle des sages-femmes. Comment, dans ces circonstances, ces dernières pourraient-elles détrôner l’accoucheuse du quartier dépourvue de qualification et s’imposer au côté des médecins ? Leur présence au chevet des accouchées reste, en tout cas, rare, voire exceptionnelle. La majorité des Lyonnaises semble préférer l’assistance d’une voisine, d’une garde-malade ou d’une « délivreuse » expérimentée. L’heure du « tout médical » n’a pas encore sonné. Le recours au médecin et au personnel soignant spécialisé ne s’impose que dans les cas les plus difficiles : quand l’enfant se présente mal ou lorsqu’il faut faire usage d’instruments de chirurgie. Si l’accouchement, au contraire, est « naturel », les vieilles méthodes sont toujours de mise. La présence, l’aide et le soutien apportés par les voisines continuent d’être appréciés. En témoigne Marie Rey, une brodeuse, venue réconforter sa voisine, tourmentée par les douleurs de l’enfantement75. Avec d’autres, elle saura accueillir le nouveau-né et lui formuler les vœux traditionnels de bonne santé.
2. L’heure du trépas
42À la naissance et à la vie succède la mort, cette « compagne » dramatiquement familière aux hommes de l’époque moderne, comme le confirment toutes les enquêtes démographiques. Les chiffres avancés sont édifiants : un Lyonnais sur deux n’atteint pas sa vingtième année et deux tiers de ceux qui sont parvenus à l’âge adulte s’éteignent avant 60 ans. Dans la paroisse Saint-Nizier, 31 % des ouvriers en soie, 38 % des chapeliers et 49 % des ouvriers du bâtiment disparaissent entre 20 et 39 ans76. On meurt donc beaucoup et souvent à Lyon dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. La mort s’impose de manière violente et prélève régulièrement son lourd tribut d’êtres humains. Non pas que l’état de vieillesse soit inconnu ni même exceptionnel : en l’an IV, 13,6 % des habitants domiciliés rue Juiverie ont dépassé 60 ans77. De son côté, l’abbé Lacroix relève le nom de 47 personnes ayant vécu entre 99 et 112 ans et 75 entre 95 et 99 ans78. On ne saurait s’y tromper toutefois. Dans un temps où l’espérance de vie des hommes plafonne à 48 ans et celles des femmes à 53 ans, parvenir à de grands âges reste une chose rare. Beaucoup plus qu’aujourd’hui, survivre est un combat et le spectacle de la mort demeure d’une cruelle banalité : mort des nourrissons en raison des conditions de l’accouchement ; mort des hommes et des femmes victimes d’une épidémie ou d’une infection mal maîtrisée ; mort violente au cabaret, à l’atelier ou sur un chantier ; mort accidentelle ou noyade ; mort spectaculaire des exécutions publiques. L’omniprésence de la mort est une réalité bien attestée que confirment toutes les études de démographie historique.
43Comment les populations pouvaient-elles bien réagir face à ce fléau ? Quels sentiments éprouvaient-elles à l’égard des personnes disparues ? Pareilles questions ont suscité de nombreux travaux aux conclusions, parfois, contradictoires. Si une telle enquête dépasse largement le cadre de cette étude, il n’est pas inutile d’exposer les quelques impressions dominantes qu’éveille la lecture des archives judiciaires. Incontestablement, le décès d’un voisin, d’un proche ou d’un membre de la famille provoque le chagrin et l’amertume des survivants, avec, bien entendu, toutes les nuances possibles liées à ce type d’affects. De tous les décès, semble-t-il, celui du conjoint est le plus mal ressenti. Que l’on soit un homme ou une femme, on redoute la disparition de son compagnon, par crainte de devoir assumer seul l’existence, sans doute, mais aussi en raison d’un attachement sincère. Comment qualifier autrement le sentiment qui ébranle, par exemple, cet homme de 48 ans, Jean Perrin, quand il apprend « la maladie dangereuse de sa femme alors qu’il […] est à Paris ». Revenu précipitamment à Lyon, il rencontre à son arrivée un homme qui colporte des rumeurs désobligeantes sur un dénommé Dumontet. Mais,
la douleur ne lui a pas permis de le remarquer […]. Le même particulier revint chez lui le lendemain dans un moment où sa femme était très mal […] il n’y fit aucune attention étant entièrement occupé à lui donner des secours79.
44La mort d’un voisin émeut souvent aussi la maisonnée et nombreux sont ceux qui éprouvent, à l’instar de Jean Grollet, un chagrin profond80. Quant à la mort des enfants, si elle est ressentie avec une fatalité certaine, elle ne semble pas être accueillie avec l’insensibilité et l’indifférence que s’est plu, parfois, à décrire la littérature féministe. Simone de Beauvoir, Élisabeth Badinter et de nombreux historiens tels que Philippe Ariès, François Lebrun ou Edward Shorter dénient, on le sait, tout sentiment de l’enfance et tout amour maternel dans les sociétés occidentales avant le xviiie siècle. Jusqu’à l’avènement de Jean-Jacques Rousseau et la parution de son Emile – véritable monument à la gloire de la maternité – l’affection pour les plus petits leur paraît relever de l’exceptionnel. Celle-ci, estiment-ils, parvient à s’imposer dans la seconde moitié du xviiie siècle chez les plus riches avant de se diffuser lentement en direction des catégories populaires. Des documents existent pourtant qui montrent que l’attachement maternel et parental a toujours existé. Emmanuel Le Roy Ladurie raconte la douleur des femmes de Montaillou quand elles perdent leur enfant81. La marquise de Sévigné évoque le chagrin d’une amie pour la mort d’un nouveau-né82. Les quelques témoignages contenus dans les procédures judiciaires vont dans le même sens. Comme parler d’indifférence dans le cas des époux Lambert, par exemple, de modestes artisans, tout à leur douleur après la disparition de leur bambin83 ? Pourquoi douter de l’affection des voisins pour les enfants du quartier ou de leur peine quand ces derniers souffrent ou meurent ? N’a-t-on pas, simplement, confondu trop longtemps l’apparence sociale de l’amour et l’amour lui-même ? Quoi qu’il en soit, s’il faut toujours se garder des généralisations sociologiques, il faut reconnaître aux écrivains féministes le mérite suivant : celui d’avoir mis en doute l’existence d’un instinct maternel et, ce faisant, d’avoir soustrait les femmes de l’espèce purement animale.
45Philippe Ariès, Pierre Chaunu, François Lebrun, Michel Vovelle – pour ne citer que des historiens français – ont consacré à la mort des pages décisives84. Ils ont clairement montré que le cérémonial qui l’entoure s’était transformé, dessinant un modèle à plusieurs temps. Progressivement, on est passé de la mort acceptée et largement socialisée à une mort repliée au for familial et privé. Entre ces deux termes, une période dite « baroque » a éclos, marquée par une théâtralisation extrême du trépas que l’Église a pris grand soin d’encadrer. Ce qui caractérise le xviiie siècle, c’est qu’il constitue une époque charnière où s’affrontent deux conceptions de la mort et du deuil. La première, coutumière, conçoit l’acte de mourir comme un moment public, à vivre collectivement. La seconde, plus « moderne », rejette tout cérémonial spectaculaire et s’efforce de restreindre le public au seul cercle des proches. Si la société lyonnaise n’échappe évidemment pas à ces mouvements contraires, le dépouillement des archives judiciaires, cependant, donne de l’agonie du mourant et de ses funérailles une image plutôt traditionnelle. La mort n’est pas encore devenue secrète et les rituels publics continuent à souligner l’importance du passage vers l’Au-delà. Fréquemment les Lyonnais croisent dans la rue un curé qui porte le Saint Sacrement à un agonisant. Une petite procession se forme alors qui voit le prêtre et ses clercs agiter une clochette et porter des cierges tandis que les passants s’agenouillent à leur passage ou les escortent85. D’autre part, à moins d’un décès brutal, la maladie d’un tiers est rapidement connue et commentée par le voisinage. On vient s’enquérir de la santé du souffrant tout en lui prodiguant des paroles de réconfort. Ainsi procède Benoit Rabut qui s’attache à prendre des nouvelles du sieur Giraud « en qualité de voisin jusqu’à son décès »86. C’est que visiter un mourant, se mettre en règle avec lui, l’apaiser, participent de ces devoirs dits de « bon voisinage ». Une belle mort, à l’époque moderne, ne se déroule-t-elle pas dans une ambiance sereine, au milieu de ses proches et de ses voisins87 ? Quant l’état du malade devient critique et que la mort menace, l’usage veut que l’on asperge le moribond d’eau bénite avec le buis des Rameaux et qu’on allume un cierge88. Un voisin ou un parent s’empresse d’aller chercher le chirurgien et le vicaire de la paroisse de façon à parer à toute éventualité. C’est ainsi qu’opèrent les proches locataires du sieur de la Rue, un célibataire, poignardé en pleine nuit par un étranger de passage. Aussitôt alerté, le chirurgien « resta auprès de cet homme mourant, lui donna à boire et […] quelques secours de son art pour le soulager jusqu’au moment de sa mort ». Quant au prêtre vicaire, « il lui fit faire une bonne confession et l’excita à demander pardon à Dieu et à ne vouloir aucun mal aux malheureux qui l’avaient assassiné89. » D’ordinaire cependant, la venue du prêtre se déroule dans un tout autre climat. Après la confession du mourant – essentielle parce qu’à l’orée du « grand voyage » elle peut racheter toute une vie de péché – et sa communion en viatique, l’homme d’église bénit le malade. Ce dernier récite alors quelques prières, en commun, parfois avec l’assistance. Désormais, en règle avec sa conscience et les commandements de son Église, le moribond peut s’endormir dans la « paix de Dieu » et rejoindre l’Au-delà.
46Sitôt le décès constaté, il est interdit à quiconque de faire du bruit dans la chambre du défunt et aux alentours. On sermonne sévèrement les enfants ou les adultes qui crient, sifflent ou chantent. La vie active doit être comme suspendue aussi longtemps que les funérailles n’ont pas eu lieu. Un stade de « marge temporaire » commence pendant lequel le trépassé, ni vraiment vivant ni tout à fait mort, oscille entre le monde d’ici-bas et le monde céleste90. La famille, aidée des voisins et surtout des voisines, arrange la chambre du défunt en la drapant, parfois, d’étoffes sombres. Dans la pièce ainsi décorée se tient la veillée mortuaire à laquelle sont conviés les parents, les amis et les habitants de la maisonnée. À la mort de Pierre Liotard, par exemple, Sébastien Giraud et Jean-Baptiste Bonnet, ses deux « pré-voisins » veillent le trépassé à tour de rôle « depuis six heures du matin […] jusqu’au moment où il a été inhumé ». Ils coudoient les membres de la famille et le cercle des proches91. La nécessité de monter la garde auprès du mort est une vieille coutume qui renouvelle le pacte de solidarité entre les survivants. Il semble cependant qu’elle soit parfois ressentie comme une « corvée » et confiée à des personnes tout spécialement embauchées. Tel est le cas de Françoise Duchêne, une garde-malade de 40 ans, qui passe la nuit auprès du cadavre du sieur Monggy, décédé en début de soirée92. Une autre coutume veut qu’en cas de décès, les voisins offrent à la famille en deuil leur concours pour revêtir le mort et procéder à sa toilette.
Le jour de la mort de Geneviève Rousset, témoigne une de ses voisines, elle a aidé à changer de linge à la défunte qui venait de mourir et était encore sans raidissement93.
47C’est là la disposition la plus fréquente. La toilette du mort reste du ressort des amies ou des voisines du disparu, exceptionnellement celui des parents proches, mais jamais celui des hommes. Les femmes qui donnent la vie se voient de la sorte investies d’un droit à disposer des morts. Il n’est donc pas surprenant que des ensevelisseuses de métier, qui se désignent elles-mêmes comme gardes-malades, soient souvent signalées auprès des dépouilles mortuaires : ce sont elles aussi, on le sait, qui aident à accoucher les femmes enceintes.
48Après la mort d’un individu, il est d’usage d’accomplir certains rites de purification. La paillasse du défunt est brûlée ou dispersée, comme celle de Geneviève Rousset « vidée au milieu de la rue »94. Le linge courant est nettoyé ou, mieux, distribué aux domestiques ou aux ensevelisseuses, à l’exemple de cette femme, Claudine Pitiot, une garde-malade qui a « aidé à ensevelir la défunte […] et a reçu une chemise et un jupon […] ainsi qu’il est d’usage »95. Parfois, la chambre est astiquée ou désinfectée comme si les survivants cherchaient à se protéger d’une contagion, naturelle ou surnaturelle. Puis vient le temps de l’exposition du mort pour les derniers adieux. En principe, il n’excède pas trois jours mais varie selon l’appartenance sociale du disparu. Dans les classes privilégiées, le corps est étendu sur un lit de parade, richement orné. Dans les catégories artisanales ou populaires, il repose simplement sur le lit ordinaire qu’on a dressé au milieu de la pièce. Des faire-part sont envoyés quand il s’agit d’individus occupant une position reconnue et des affiches placardées à la porte des églises. Mais le bouche à oreille reste le procédé publicitaire le plus répandu. Chacun vient rendre une ultime visite au défunt et cherche à consoler la famille affligée. Une fois la cérémonie des adieux achevée, un menuisier ou un charpentier est appelé qui prend les mesures de la dépouille et confectionne un cercueil. Ainsi opère Jean-Michel Zacharie à l’annonce du décès de Pierre Liotard96. Quand la construction du cercueil a pris fin, le mort y est enfermé avec, éventuellement, quelques-uns de ses objets de piété. Commencent alors les funérailles proprement dites.
49Le départ de la maison marque la séparation du mort d’avec son milieu social journalier. Le glas appelle la communauté de voisinage à participer activement à la cérémonie. Le cercueil, recouvert d’une étoffe sombre, ouvre la marche, suivi d’un cortège dans lequel les participants ont revêtu une tenue de deuil ou, tout au moins, une pièce ou un insigne approprié. L’ordre le plus couramment adopté voit, derrière le corps, les proches parents du trépassé auxquels succèdent les voisins, les amis, les collègues et les relations de la famille. Le cercueil, d’ordinaire, est transporté à bras, posé sur les épaules de quatre porteurs parmi lesquels se trouvent immanquablement quelques habitants du quartier ou encore des camarades de travail. Entre le domicile du défunt et l’église, le cortège emprunte un trajet que le décédé a suivi bien des fois au cours de son existence. Traversant une dernière fois son quartier, le mort prend congé de ce qui composa son univers quotidien et de ses habitants. Cette promenade ultime, à forte résonance symbolique, s’achève quand la dépouille franchit le seuil de l’église où l’attend le service funèbre réglé selon le rite romain. Une messe est dite, suivie d’une distribution de pain béni. L’inhumation, alors, peut avoir lieu. Selon l’ordonnance de 1776, elle doit se dérouler dans le cimetière de la paroisse où vivait le disparu comme le rappelle le procureur du roi après le décès de Catherine Riom97. Près de 40 % des testateurs, pourtant, désirent se faire enterrer sous les dalles d’une église98. Vieille coutume aux relents archaïques et condamnée désormais par les hygiénistes. Une fois le cadavre enseveli, la séparation d’avec le mort est définitive : l’individu qui appartenait au monde des vivants s’en est allé pour toujours rejoindre l’Autre Monde.
50À la sortie du cimetière se pressent quelques pauvres auxquels, traditionnellement, on distribue des aumônes. Puis les personnes qui ont assisté aux funérailles – en priorité les voisins et les proches – participent au repas funéraire à la mémoire du défunt. Le repas funéraire symbolise, au même titre que le repas du baptême, les liens d’amitié qui unissent les membres de la famille et le voisinage. Ils renforcent la solidarité du groupe, éprouvé par la disparition d’un des siens et soude la communauté des survivants. Rien d’étonnant, en ce cas, qu’il ne soit triste qu’au début et qu’il finisse par la gaieté voire, même, par l’ébriété des participants99. La joie qui règne au cours du repas funéraire s’explique fort bien même si elle choque certains observateurs. Non seulement, en effet, l’épreuve douloureuse de l’enterrement est achevée, mais le sort du défunt est assuré. Les survivants ont scrupuleusement observé les rites et rempli leurs devoirs de Chrétiens. Toute douleur, toute crainte devient donc infondée.
51Le modèle des funérailles, tel qu’il vient d’être proposé, correspond au schéma le plus courant, celui dont se font l’écho les archives judiciaires. Il ne tient pas compte des cas « extrêmes », ceux qui concernent les classes aisées, les indigents ou les exclus. Et pour cause : les documents manquent. Chez les plus riches, l’enterrement revêt parfois une forme très dépouillée qui manifeste une désaffection profonde pour les « vanités » de ce monde. Quelquefois au contraire, il s’étale à la hauteur de la position sociale. Les maisons sont tendues de noir, à l’extérieur comme à l’intérieur, et le convoi funéraire, environné de torches et de cierges, regroupe – outre la famille – le clergé de la paroisse, les religieux des couvents, les enfants des hôpitaux et les notables de la cité. Rien de tel bien sûr chez les déclassés, prestement portés en terre. Comme le neveu de Rameau, ils sont « cousus dans une serpillière » ou enveloppés dans un simple drap de toile, portés sur un brancard puis jetés dans une fosse100. Quant aux exclus – les protestants principalement, peu nombreux à Lyon – leur culte, officiellement, est interdit depuis la révocation de l’Édit de Nantes. Leur mise en terre se fait de nuit, à l’Hôtel-Dieu de façon confidentielle et quasi clandestine101.
52Ainsi, si l’on met de côté les nécessiteux et les minorités religieuses, la mort lyonnaise reste un phénomène fortement socialisé. Non seulement amis et voisins se pressent autour du lit du mourant, une fois le décès survenu, mais encore ils participent activement à la veillée mortuaire, à la toilette du mort, à sa mise en bière et à son ensevelissement. Les funérailles ne constituent donc pas seulement une péripétie individuelle et familiale. Elles composent aussi un événement collectif qui renouvelle la solidarité entre voisins. En dépit d’un changement sensible d’attitude qui se traduit par un rejet progressif des morts hors du monde des vivants, par un resserrement de la famille sur elle-même et par un cérémonial plus austère, mourir demeure encore, à la fin du siècle, une affaire collective. La mort « intimisée » et « escamotée » des siècles suivants n’est pas encore parvenue à s’imposer.
Notes de bas de page
1 Roche, Le Peuple de Paris, op. cit., p. 254. Voir aussi la postface de Daniel Roche dans Ménétra Jacques-Louis, Journal de ma vie, Paris, A. Michel, coll. « Bibliothèque A. Michel, Histoire », [1re édit. 1982] 1998, notamment p. 311-330.
2 Mandrou, Introduction à la France moderne, op. cit., p. 192.
3 Muchembled Robert, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne ( xve-xviiie siècle), Paris, Flammarion, coll. « Champs », [1re édit. 1978] 1991, p. 146.
4 ADR, BP 3466, 7 juillet 1780.
5 ADR, BP 3455, 30 juin 1779.
6 ADR, 11G 301, 7 mai 1776.
7 ADR, BP 3471, 26 mai 1781.
8 ADR, BP 3537, 5 janvier 1791.
9 ADR, BP 3453, 14 janvier 1779.
10 ADR, BP 3516, 4 juin 1787.
11 ADR, BP 3471, 3 avril 1781.
12 ADR, BP 3521, 6 mars 1788.
13 ADR, BP 3523, 19 mai 1788.
14 ADR, BP 3432, 9 décembre 1776.
15 ADR, BP 3454, 22 février 1779.
16 ADR, BP 3454, 8 mars 1779.
17 ADR, BP 3454, 4 mars 1779.
18 ADR, BP 3454, 4 mars 1779.
19 ADR, BP 3455, 19 avril 1779.
20 ADR, BP 3459, 12 novembre 1779.
21 ADR, BP 3458, 9 septembre 1779.
22 ADR, BP 3521, 8 avril 1788.
23 ADR, BP 3482, 5 octobre 1782.
24 ADR, BP 3514, 12 mars 1787.
25 A.D.R., BP 3455, 18 juin 1779.
26 ADR, BP 3462, 7 janvier 1780.
27 ADR, BP 3479, 11 mai 1782.
28 ADR, BP 3480, 28 juin 1782.
29 ADR, BP 3536, 9 juillet 1790.
30 ADR, BP 3469, 21 février 1781.
31 Van Gennep Arnold, Le Folklore français, T. I, Du berceau à la tombe. Cycle de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », [1re édit. 1938] 1998, p. 109 et suivantes.
32 Milliot Vincent, Cultures, sensibilités et société dans la France d’Ancien Régime, Paris, Nathan, coll. « 128. Histoire », 1996, p. 27.
33 Chaunu Pierre, La Mort à Paris, xvie, xviie, xviiie siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 347.
34 Garden, op. cit., p. 25-81.
35 Morellet André, Mémoires inédits de l’Abbé Morellet de l’Académie francaise sur le xviiie siècle et sur la Révolution, T. I, Paris, Ladvocat, 1821.
36 Lacenaire Pierre-François, Mémoires, révélations et poésies écrits par lui-même à la Conciergerie, T. I, Paris, Poussin, 1836.
37 Poidebard, op. cit., T. I, lettre du 4 octobre 1716, p. 61.
38 Garden, op. cit., p. 158 et Gutton Jean-Pierre, Naissance du vieillard, Essai sur l'histoire des rapports entre les vieillards et la société en France, Paris, Aubier, « Collection historique », 1988, p. 33-54.
39 Poidebard, op. cit., T. I, p. 61, lettre du 4 octobre 1716.
40 Selon Garden, op. cit., p. 140, sur les 5 à 6 000 enfants nés chaque année, il en meurt en nourrice de 1 500 à 2 200.
41 Garden, op. cit., p. 137.
42 Dans le cas de Rouen par exemple, étudié par Bardet Jean-Pierre, Rouen aux xviie et xviiie siècles : Les mutations d'un espace social, Paris, Sedes, 1983, p. 368-372, les familles de notables ont un taux de mortalité infantile inférieur de près de moitié à celui des familles ouvrières.
43 Laget Mireille, Naissances. L'accouchement avant l'âge de la clinique, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1982, p. 282-306.
44 Gelis Jacques, Laget Mireille, Morel Marie-France, Entrer dans la vie, Naissances et enfances dans la France traditionnelle, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1978, p. 189-190.
45 Lebrun François, Se soigner autrefois, médecins, saints et sorciers aux xviie et xviiie siècles, Paris, Seuil, coll. « Points. Histoire », [1re édit. 1983] 1995, p. 136.
46 Dans la paroisse Saint-Georges, plus d'une femme sur dix meurt en mettant au monde un enfant. Ce chiffre énorme est identique dans le reste du royaume, cf. Dupâquier Jacques, « Caractères généraux de l’histoire démographique française au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1976, p. 64.
47 Diderot Denis, Les Bijoux indiscrets, Paris, Au Monomotapa, 1748 ; Lesage Alain-René, Histoire de Gil Blas de Santillane, 4 vol., Paris, Vve Ribou, 1715-1735 ; Prévost Antoine-François, Mémoire d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, Paris, Delaulne, 1732.
48 Deux ouvrages retracent l’histoire de la médecine à Lyon : La Médecine à Lyon des origines à nos jours, Lyon-Paris, Fondation Marcel Mérieux, Hervas, 1990 et Lyon et la Médecine, 43 av. J.-C., Lyon, Revue lyonnaise de médecine, 1958.
49 Gelis, Laget, Morel, op. cit., p. 63.
50 Lebrun François, La Vie conjugale sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, coll. « U. prisme », 1975, p. 155.
51 Plus d'une dizaine de plaintes émanant des administrateurs de l'Hôtel-Dieu ont été recensées entre 1780 et 1784 dans la sous-série BP. Alors qu'à Paris l'exposition des enfants disparaît presque totalement dans la seconde moitié du siècle, à Lyon elle demeure une pratique courante adoptée par de nombreuses filles incapables de surmonter les préjugés qui sévissent contre les filles-mères ou d'assurer l'existence des nouveau-nés, cf. Lebrun, La Vie conjugale sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 155.
52 ADR, BP 3524, 24 août 1788.
53 ADR, BP 3538, 16 janvier 1790.
54 ADR, BP, 3481, 11 juillet 1782.
55 Gelis Jacques, L'Arbre et le Fruit. La naissance dans l’Occident moderne ( xvie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1984, p. 146 et suivantes.
56 Van Gennep, op. cit., p. 115-117 ; voir aussi Mozzani Élise, Le Livre des superstitions, mythes, croyances et légendes, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 9-18, 832-842.
57 « Si tu veux [c'est nous qui traduisons] que ta femme enfante rapidement et sans douleur, mets lui cette oraison dans la main droite et elle accouchera sans accroc » Suit la prière suivante : « [Sainte] Anne mit au monde Marie. Marie, le Sauveur. Elisabeth, Jean-Baptiste. Marie femme de Jacques, [saint] Jacques [de Compostelle]. De même cette femme accouchera sans difficulté. Au nom de Jésus Christ notre Seigneur. Enfant qui est dans l'utérus, que tu sois un garçon ou une fille, viens dehors : le Christ t'appelle à voir la lumière, il te désire, ne te fais pas attendre » cité par Venard Marc, Bonzon Anne, dans La Religion dans la France moderne, xvie-xviiie siècles, Paris, Hachette, coll. « Carré histoire », 1998, p. 145.
58 ADR, BP 3474, 7 septembre 1781.
59 ADR, BP 3448, 6 mai 1778.
60 ADR, BP 3455, 14 juin 1779.
61 Gelis, L’Arbre et le Fruit, op. cit., p. 170. Seules les femmes ou les filles pauvres vont à l’hôpital. Entassées dans une atmosphère putride, c’est là qu’elles font leurs couches.
62 ADR, BP 3479, 6 mai 1782.
63 Cette assiette de faïence est reproduite dans l'ouvrage de Candilis-Huisman Drina, Naître et après ? Du bébé à l'enfant, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 1997, p. 39.
64 ADR, BP 3520, 29 février 1788.
65 ADR, BP 3445, 7 janvier 1778 et BP 3462, 23 avril 1780.
66 Gelis, Laget, Morel, op. cit., p. 95.
67 Lebrun, Se soigner autrefois, op. cit., p. 133.
68 Bely Lucien, dir., Dictionnaire de l’Ancien Régime. Royaume de France xve-xviiie siècle, Paris, PUF, coll. « Grands dictionnaires », 1996, s. v. Accouchement, p. 23.
69 La promotion des médecins et de ceux qui exercent une profession médicale se retrouve aussi dans la classification sociale des académiciens et des francs-maçons, cf. Roche Daniel, Les Républicains des Lettres, Gens de culture et Lumières au xviiie siècle, Paris, Fayard, coll. « Nouvelles études historiques », 1988. Dans ces sociétés savantes qui contribuent à la diffusion des idées nouvelles, l'importance numérique des médecins ne cesse de croître au cours du siècle. Quand débute la Révolution, dans l'Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts de Lyon, ils représentent 15 % des adhérents.
70 Keel Othmar, L’Avènement de la médecine clinique moderne en Europe (1750-1850). Politiques, institutions, savoirs, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé », 2002.
71 La Médecine à Lyon des origines à nos jours, op. cit., p. 489.
72 Gilibert Jean-Emmanuel, L’Anarchie médicinale ou la Médecine considérée comme nuisible à la société, Neuchâtel, 1772, p. 256-257.
73 Candilis-Huisman, op. cit., p. 43.
74 La Médecine à Lyon des origines à nos jours, op. cit., p. 223 et suivantes.
75 ADR, BP 3445, 6 janvier 1778.
76 Garden, op. cit., p. 145.
77 Gutton, Naissance du vieillard, op. cit., p. 145.
78 Ibid. p. 145
79 ADR, BP 3469, 16 février 1781.
80 ADR, BP 3462, 22 avril 1780.
81 Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, op. cit., p. 311-312
82 Sévigné Marquise de, Correspondances, T. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, lettre du 19 août 1671, p. 324-326.
83 ADR, BP 3487, 3 août 1783.
84 Ariès Philippe, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1977 ; Chaunu Pierre, La Mort à Paris, xvie, xviie et xviiie siècles, op. cit. ; Lebrun François, Les Hommes et la Mort en Anjou aux xviie et xviiie siècles. Essai de démographie et de psychologie historiques, Paris La Haye, Mouton, coll. « Civilisations et sociétés », 1971 ; Vovelle Michel, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xviiie siècle d’après les clauses des testaments, Paris, Plon, coll. « Civilisations et mentalités », 1973.
85 Poidebard, op. cit., lettre du 15 avril 1719.
86 ADR, BP 3515, 28 octobre 1787.
87 Chaunu Pierre, La Civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, Flammarion, coll. « Champs. Les Grandes Civilisations », [1re édit. 1971] 1982, p. 130.
88 Van Gennep, op. cit., p. 571.
89 ADR, 11G 301, 23 novembre 1776.
90 Van Gennep, op. cit., p. 574.
91 ADR, BP 3537, 30 novembre 1790.
92 ADR, BP 3462, 23 février 1780.
93 ADR, BP 3471, 3 avril 1781.
94 ADR, BP 3471, 3 avril 1781.
95 ADR, BP 3471, 6 avril 1781
96 ADR, BP 30, novembre 1790.
97 ADR, BP 3523, 29 juin 1788.
98 Slimani Sonia, Vivre et mourir à Lyon et en Beaujolais d’après les testaments du xviiie siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, Université Lumière-Lyon 2, Centre Pierre Léon, 1996, p. 86.
99 Au décès de sa femme, le sieur Salmon organise un repas. Une fois ce dernier achevé, « les convives sortirent [...] et, en descendant l’escalier, [...] ils vomissent ce qu’ils ont mangé, tant ils sont ivres, les murs sont encore teints de leurs ordures » ADR, B.P. 3503, 12 novembre 1785.
100 Diderot Denis, Le Neveu de Rameau, Flammarion, 1983, p. 63
101 Sur ce thème, consulter Krumenacker Yves, Des Protestants au siècle des Lumières. Le modèle lyonnais, Paris, H. Champion, coll. « Vie des Huguenots », 2002.
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