Solidarités
p. 109-113
Texte intégral
1La société des voisins, ainsi que l’établit la première partie de l’enquête, ne saurait être appréhendée indépendamment de l’espace et du cadre matériel qui l’abritent. Le quartier, la rue, l’immeuble constituent les lieux habituels d’une vie communautaire en renouvellement perpétuel où les Lyonnais de souche côtoient les migrants venus tenter leur chance dans la grande ville. Car Lyon attire en cette fin de siècle une main-d’œuvre extérieure considérable que la Fabrique, les manufactures textiles ou les grands chantiers de la Compagnie Perrache savent habilement utiliser. Apprentis, manœuvres, domestiques, ouvrières dans les ateliers de soie constituent l’essentiel de ces bataillons d’« étrangers » que la ville absorbe chaque année. Maurice Garden a pu établir, à partir de l’étude des contrats de mariage, qu’à la veille de la Révolution la moitié des mariages qui se concluent relève de couples dont l’un des deux membres, au moins, est « forain », c’est-à-dire né en dehors de Lyon1. Ces nouveaux ménages s’installent dans un des vingt-huit quartiers de la ville et s’y intègrent – bon an, mal an – par le travail. Lyon apparaît comme un véritable creuset où coexistent des populations aux origines très diverses. Alimentés par un afflux constant d’immigrants, les immeubles s’animent au gré des arrivées et des départs des locataires. La cité se renouvelle ainsi et prospère, en partie, grâce à sa capacité d’assimiler ces éléments extérieurs.
2La société des voisins forme-t-elle pour autant un ensemble éclaté, dépourvu de cohésion et d’unité interne ? L’examen des archives criminelles montre clairement que non. Le groupe, souvent prompt à se diviser, est capable aussi de faire preuve de réciprocité et de solidarité.
3Solidarité. Le mot est susceptible de nombreuses définitions. Robert Mandrou a distingué, à l’orée de l’époque moderne, des solidarités dites fondamentales (la famille, le couple, la paroisse), et des solidarités temporaires (les sociétés de jeunesse, les fêtes)2. Au-delà des définitions, le terme renvoie aussi à des situations concrètes très différentes. Il peut s’agir d’une solidarité prescrite par les autorités, lorsque, par exemple, les habitants d’un immeuble sont astreints à des travaux d’entretien ou encore quand, quartier après quartier, les Lyonnais assurent la police de la ville. De ces pratiques collectives, il a déjà été question précédemment3. Il peut s’agir aussi d’une solidarité volontaire et choisie : animé d’un esprit d’entraide, le voisin secourt ou soulage son prochain en lui apportant son concours. Ce peut être également une solidarité en liaison avec les coutumes et les usages traditionnels. Dans ce cas, la collectivité s’arroge un droit de regard sur la conduite de chacun et s’oppose à toute intrusion extérieure (la justice, l’étranger), qu’elle juge contraire à ses prérogatives traditionnelles. Ces deux derniers types de solidarité feront l’objet des pages qui suivent.
4L’enquête sur les solidarités entre voisins s’articule autour de quatre axes majeurs.
5Le premier doit permettre de dégager les caractéristiques de la sociabilité entre voisins. Dans une société dominée par une interpénétration des espaces publics et privés, les occasions de rencontres sont nombreuses. Elles contribuent au rapprochement entre les individus et débouchent sur une socialisation dont les manifestations sont partagées par une majorité de Lyonnais.
6L’analyse de la sociabilité de voisinage conduit naturellement à s’interroger sur les pratiques solidaires. Certaines d’entre elles sont quotidiennes et ponctuent la vie du voisin. Les autres sont plus exceptionnelles et se manifestent au cours des « grands moments » de la vie que sont la naissance, la maladie et la mort. Un développement leur sera consacré.
7Le chapitre suivant analyse les mécanismes de régulation interne mis en place par la collectivité. De fait, pour protéger l’harmonie de la maison et défendre l’unité du groupe, un certain nombre d’accommodements et d’arrangements à l’amiable voient le jour. Loin d’être une simple survivance coutumière, ces pratiques restent ancrées dans les mentalités populaires. Au nom d’un droit « à se faire justice soi-même », on ignore la justice officielle en n’offrant aux tribunaux que les affaires les plus graves. Cette attitude, pourtant, ne reçoit pas l’assentiment de tous. Le temps n’est plus où les populations, dans une belle unanimité, rejetaient l’appareil judiciaire, perçu comme un corps étranger à la collectivité. De sorte que, derrière la question du recours à la voie légale, se joue une certaine conception de l’ordre communautaire.
8La dernière partie de l’enquête, enfin, se penche sur les différentes formes de contrôle social auquel la communauté soumet ses membres. Des normes et des règles strictes sont imposées à chacun. Elles cherchent à prévenir les désordres amoureux, à réglementer le marché matrimonial et à chasser les indésirables. Ces contraintes collectives soulèvent, elles aussi, une hostilité croissante. Elles deviennent l’objet d’un débat où s’opposent partisans et adversaires de la coutume4. Avec l’aide de l’État et de l’Église, une nouvelle définition de l’ordre public et de la sphère privée s’esquisse mais s’impose avec difficulté. Elle est défendue par une partie de la société des voisins et de l’opinion qui conteste l’emprise encore forte de la communauté environnante et du quartier. Une contestation qui, parfois, peut prendre un tour violent et déclencher des refus ou des ruptures de solidarité.
Notes de bas de page
1 Garden, op. cit., p. 69.
2 Mandrou Robert, Introduction à la France moderne (1500-1640). Essai de psychologie historique, Paris, A. Michel, coll. « L’Évolution de l’humanité », 1961, p. 112-190.
3 Cf. première partie, chapitre 1.
4 Fabre Daniel, « Familles. Le privé contre la coutume » dans Ariès, Duby, dir., Histoire de la vie privée, T. III, op. cit., p. 543-579.
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