Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1L’étude du voisinage et des personnes qui le composent – les voisins – est longtemps restée l’apanage des juristes et des professionnels du droit. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner le titre des ouvrages savants et des thèses parus ces dernières décennies1. Dans leurs travaux, les auteurs s’attachent surtout à définir les responsabilités et les devoirs de chacun. En s’appuyant sur des exemples concrets et avérés, ils proposent des solutions pratiques, destinées à rendre plus supportable la vie en société. Une autre approche, pourtant, est possible qu’on qualifiera, par commodité, de « socioculturelle »2. En effet, faire du voisinage un objet d’étude, ce n’est pas seulement rendre compte des dispositions légales qui régissent la vie en communauté. C’est aussi s’interroger sur la réalité sociologique du groupe des voisins et analyser les codes de comportement que chacun entretient avec son « prochain ». De ce rapport aux autres découlent des modes d’existence variés qui reflètent des conceptions très différentes de la vie privée, de la civilité, voire du « confort ». Ainsi posée, la question interpelle l’historien moderniste. Le xviiie siècle, en effet, ne s’interroge-t-il pas avec insistance sur la place qu’il convient d’accorder à autrui ? Ne cherche-t-il pas à limiter l’intrusion de la communauté en prônant une vie plus individuelle ? Le voisin devient l’objet d’un véritable débat tandis que s’affirment simultanément le désir d’une plus grande intimité et la volonté de mieux définir la frontière qui sépare le public et le particulier. Du désir à la réalité, toutefois, il y a une marge qu’il faut chercher à mesurer. Si, dès la Renaissance, il existe des indices évidents d’une privatisation de la vie sociale dans les élites lyonnaises – ne serait-ce qu’à travers son habitat – que dire du reste de la population ? Est-elle parvenue à se dégager des anciennes pratiques collectives qui interdisaient toute intimité véritable ? La question est de taille et sous-tend l’ensemble des lignes qui vont suivre. Elle s’inscrit d’ailleurs dans le cadre d’une réflexion plus large, conduite il y a une vingtaine d’années par Philippe Ariès et poursuivie depuis par de nombreux historiens3. Pour y répondre ou, plus modestement, tenter d’apporter quelques éléments de réponse, il faut d’abord identifier les membres du voisinage, questionner leur mode d’habiter, définir leur rapport à l’espace, repérer les cercles de sociabilité, en un mot camper le décor et mesurer le poids de la collectivité. Ces éléments rassemblés, l’enquête peut alors s’orienter vers un examen approfondi des rapports entre voisins. Doivent être analysés les tensions et les conflits qui fragilisent l’équilibre des maisons, le refus de la promiscuité, mais aussi les pratiques solidaires et les gestes d’entraide, nombreux dans la vie de tous les jours. En dégageant ainsi les « manières urbaines » des Lyonnais il devient loisible de mesurer les progrès de l’intimité et, partant, d’évaluer les résistances opposées au modèle policé.
2L’étude qui suit – il faut le préciser – ne se propose pas de dépeindre la vie quotidienne des Lyonnais de manière exhaustive. Elle s’interroge sur les modalités du « vivre ensemble » au sein de cet espace étroit et circonscrit que compose le voisinage. Plutôt qu’une contribution à « l’histoire des mentalités » et des croyances, à la veille de la Révolution, ce travail se présente comme une réflexion sur la manière dont se pense et se vit le rapport à l’autre. Une manière qui s’exprime d’abord en termes de solidarités et de conflits et que déterminent en partie les conditions matérielles du logement. En centrant cette enquête sur les relations journalières que chacun entretient avec son voisin, certains traits constitutifs de la société lyonnaise d’Ancien Régime sont relégués à l’arrière-plan : l’emprise de la religion, par exemple, ne transparaît guère, si ce n’est à travers la figure du curé, médiateur traditionnel des querelles de la maisonnée. L’encadrement clérical des fidèles n’est pas en cause ici ni même une éventuelle déchristianisation prérévolutionnaire. Seulement, si le catholicisme rythme encore l’existence de tous, il interfère rarement dans les rapports entre voisins et n’est clairement indentifiable qu’en certaines circonstances, notamment au cours des grandes étapes de la vie que sont la naissance, le mariage et la mort. La prise en charge de ces « temps forts » en effet ressortit conjointement à l’Église et à la collectivité. Ils sont accompagnés de nombreuses pratiques où sont étroitement associés les rituels religieux et les valeurs propres à la communauté. Une telle imbrication cependant demeure l’exception. Pour l’essentiel, les relations interpersonnelles et de voisinage s’ordonnent autour de registres autres que le registre religieux.
3Les grands axes de la recherche étant fixés, il convient de définir le cadre chronologique et géographique retenu pour ce travail. La période étudiée – 1776-1790 – correspond, grosso modo, au règne « absolu » de Louis XVI. Moment clé d’un ordre social en sursis, ces quinze années apparaissent comme l’aboutissement d’un siècle aux discours novateurs4. Il aurait peut-être été préférable de choisir une tranche chronologique plus vaste, de manière à mieux scruter les changements survenus dans les comportements collectifs et les rapports de voisinage. C’eût été s’engager dans une entreprise démesurée en raison de l’abondance des sources. D’autre part, l’évolution des attitudes et le degré de pénétration des nouvelles normes se mesurent aussi à l’aune des résistances qu’elles rencontrent. De sorte que, le xviiie siècle finissant, il est possible de juger du chemin parcouru en s’interrogeant sur la persistance des conduites ou des usages anciens.
4Le cadre géographique de cette étude se limite à la ville intramuros, à l’exclusion, donc, des faubourgs qui l’enserrent. Pourquoi ce choix ? Parce que les quatre paroisses qui débordent les murs de la cité sont encore des bourgs semi-ruraux, peuplés majoritairement de jardiniers et de laboureurs5. Si la « ville effective », c’est-à-dire fermée par des remparts, a été retenue, seule, c’est par souci de cohérence. Comment mettre en parallèle en effet des individus que tout sépare : l’activité professionnelle, les manières d’habiter, le degré d’entassement dans les maisons ? D’autre part, l’espace urbain constitue un lieu suffisamment original pour être étudié en lui-même. Tapi derrière ses murailles, dépositaire d’une culture spécifique, il demeure un observatoire de choix pour l’historien de la société6.
5Les sources qui nourrissent ce travail se divisent en trois catégories principales. La première se compose de Récits, de Mémoires, de Correspondances et de textes littéraires variés. Disons-le d’emblée, de tous les documents, ce sont les plus décevants. Non pas que les récits sur Lyon ou sur les Lyonnais manquent7. La ville, au contraire, a attiré quantité de visiteurs au cours de son histoire : des aristocrates, des intellectuels, des artistes, des oisifs venus de l’Europe entière. Seulement, leurs témoignages restent superficiels quand ils ne tournent pas à l’inventaire méthodique ou au « pittoresque ».
6Le second type de sources est beaucoup plus riche et fourni. Ce sont tous les recueils, ordonnances, dispositions légales qui ordonnent les rapports de voisinage. En l’absence de règles communes à tout le royaume, l’historien doit puiser dans le fonds juridique de l’Ancien Régime et faire la part des règlements qui s’appliquent à Lyon. Si la législation royale accorde peu de place à la question du voisinage, les jurisconsultes en revanche se montrent beaucoup plus prolixes et cherchent à établir un corps de doctrines susceptible de faciliter la vie en collectivité. Beaumanoir et Coquille réfléchissent aux usages et aux pratiques communautaires8. Pothier analyse scrupuleusement les obligations réciproques auxquelles sont soumis les propriétaires voisins9. Domat, Grotius et Pufendorf tentent de définir un nouveau « droit de propriété » qui inspirera les révolutionnaires de 178910. Bourjon, Du Rousseau de la Combe, Ferrière éditent des recueils de jurisprudence en prenant pour modèle les articles de la Coutume de Paris11. Cette dernière, en effet, a peu à peu pris le pas sur toutes les autres et, souvent, elle fixe la règle à suivre en matière d’urbanisme et de voirie dans les grandes villes du royaume. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : les commentaires et les réflexions des jurisconsultes n’épuisent pas, tant s’en faut, la législation du voisinage. S’y ajoutent aussi les ordonnances consulaires et les règlements de police qui décident des normes sanitaires et qui codifient les obligations de bonne conduite. Déposées aux Archives municipales de Lyon (AML), ces pièces sont regroupées dans les séries FF, DD et BB.
7La troisième catégorie de documents, de loin la meilleure pour l’étude du voisinage, est constituée par les archives criminelles. Elle représente la source principale d’informations et se compose de pièces manuscrites issues des juridictions royales (BP), consulaires (FF) et ecclésiastiques (G)12.
8Le dépouillement systématique des archives criminelles pour la période 1776-1790 permet d’approcher au plus près la « vie ordinaire » des Lyonnais. Il ne s’applique bien sûr qu’à des affaires qui concernent des voisins, c’est-à-dire des personnes domiciliées au sein d’un même quartier, d’une même rue ou d’un même immeuble, conformément à la définition donnée par les procédures elles-mêmes13. L’interrogation principale reste naturellement celle de la représentativité de ces documents. Les archives judiciaires sont-elles capables de rendre compte de la « réalité »14 ? Plusieurs raisons permettent d’en douter : la sous-représentation des élites sociales, l’arrêt précoce de nombreuses affaires, la dissimulation des crimes et des délits sexuels, les réticences qu’il y a à dénoncer un voisin en justice, la méfiance à l’égard des tribunaux, le recours à des médiateurs sont autant de « filtres » qui rendent difficile le travail de l’historien. Ce qui vient à la connaissance des tribunaux ne représente qu’une partie des transgressions réellement commises et oblige à interpréter les chiffres avec beaucoup de précaution. D’autre part, le contenu même des procédures judiciaires doit être regardé prudemment. Rédigée à la demande des plaignants qui s’efforcent de présenter l’accusé sous l’aspect le plus négatif, confortée par le récit des témoins choisis par la victime, la plainte présente une vision partiale des événements. Difficile, dans ce cas, de prêter entièrement foi à l’exposé des faits ou encore d’y voir une peinture rigoureusement exacte des mœurs et des comportements lyonnais. Mais, comme le souligne avec humour Daniel Roche à propos des inventaires après décès, « le plus bel acte du monde ne peut donner que ce qu’il a »15. Les archives criminelles de la sous-série BP n’échappent pas à la règle et possèdent leurs propres zones d’ombre. Elles restent cependant la meilleure source d’information pour étudier la sociabilité « vicinale » et ses modes d’expression.
9De fait, chaque dossier contient la plainte d’un voisin et fournit de nombreuses indications sur les tensions, les comportements, les solidarités, les relations entre membres du voisinage. À cette plainte s’ajoutent d’autres pièces : la déposition des témoins (sept fois sur dix), l’interrogatoire de l’accusé (une fois sur deux) et, plus rarement, la sentence (une fois sur dix). Les archives criminelles sont donc intéressantes à double titre. Par leur importance, elles autorisent une approche quantitative et statistique. Par la qualité et la variété des informations, elles permettent une connaissance approfondie de la société des voisins.
10Au dépouillement des archives criminelles s’ajoute aussi celui, plus sporadique, d’autres documents judiciaires. Ont été pratiqués notamment quelques sondages dans les inventaires après décès ou encore dans les rapports d’experts, riches en renseignements sur les modalités de construction. Cet examen s’imposait pour mieux appréhender l’univers matériel des voisins.
11L’inventaire des sources serait incomplet si on n’y ajoutait deux autres séries de documents. La première se compose des contributions foncière et mobilière dressées en 1791. Leur étude est utile car elle instruit sur les maisons lyonnaises, sur leur superficie et leur taux d’occupation. Devant la qualité des sources, n’ont été consultées que les sections qui correspondent aux limites de la ville16. Le second type de sources est constitué par les actes des notaires (sous-série 3E). Seules ont été examinées les minutes d’une année entière – l’année 1777 – en particulier les baux de location, les actes de ventes et les déclarations de grossesse. Associé aux autres séries de documents, ce matériau contribue utilement à la connaissance de l’histoire sociale de Lyon.
12L’enquête qu’on va lire suit un plan en trois parties. La première cherche à restituer le cadre et les lieux où se déroule l’existence des voisins. La seconde et la troisième scrutent les modes de conduite et se montrent attentives aux usages des différentes couches de la société lyonnaise. L’analyse des pratiques et des attitudes entre voisins pose la question des sociabilités quotidiennes : sociabilité large ou restreinte ; choisie ou anonyme, réglementée ou informelle ? Partant, c’est aussi la diffusion des nouvelles normes de civilité qui est en cause. Derrière l’évolution ou la persistance des comportements et des attitudes, s’esquisse « l’articulation changeante » de la vie privée et de la vie collective. Une articulation qu’il faut tenter d’appréhender et de comprendre.
Notes de bas de page
1 Une exception toutefois : l’ouvrage de Cappeau Arnauld, Vivre son voisin au village. Les conflits de voisinage dans les campagnes du Rhône (1790-1958), Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Luc Mayaud, 2 vol., Université Lumière-Lyon 2, 2004.
2 Sur l’articulation du social et du culturel, voir les remarques d’Antoine Prost dans Rioux Jean-Pierre, Sirinelli Jean-François, dir., Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1997, p. 141-146.
3 Ariès Philippe, Duby Georges, dir., Histoire de la vie privée, T. III, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1986.
4 Dupront Alphonse, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Histoire », 1996, p. 7-60.
5 Ce sont les paroisses de La Guillotière à l’est, Vaise au nord, Saint-Just et Saint-Irénée à l’ouest.
6 Sur cette question, lire les observations de Hugues Neveux dans Duby Georges, dir., Histoire de la France urbaine, T. III, La Ville classique, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1981, p. 16-20.
7 Gilbert Gardes, en rapporte un grand nombre dans son ouvrage Le Voyage de Lyon. Regards sur la ville, Lyon, Horvath, 1993, notamment p. 179-307.
8 Beaumanoir Philippe de, Coutumes de Beauvaisis par Messire Philippe de Beaumanoir bailli de Clermont, Paris, J. Morel, 1690 ; Coquille Guy, Les Œuvres de Maistre Guy Coquille, Sieur de Romanay, T. II, Paris, Ch. de Sercy, 1666.
9 Pothier Robert-Joseph, Traité du droit de domaine de propriété par l’auteur du Traité des obligations, T. I., Paris, Debure, 1772.
10 Domat Jean, Les Lois civiles dans leur ordre naturel, Le Droit public, et Legum delectus, 4 vol., Paris, Jean de Nully, 1745 ; Grotius Hugo, Le Droit de la guerre et de la paix, 2 vol., Trad. J. Barbeyrac, Amsterdam, Pierre de Coup, édit. 1724 ; Pufendorf Samuel, Le Droit de la nature et des gens ou système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, 2 vol., Trad. J. Barbeyrac, Bâle, 1732, 4e édit.
11 Bourjon François, Le Droit commun de la France et la coutume de Paris réduits en principes, 2 vol., Paris, Grangé, 1747 ; Du Rousseau de la Combe Guy du, Recueil de jurisprudence civile des pays de droit écrit et coutumiers par ordre alphabétique, Paris Nyon, 1759 ; Ferrière Claude, Corps et compilation de tous les commentateurs anciens et modernes sur la coutume de Paris, 3 vol., Paris, D. Thierry et A. Besoigne, 1692.
12 Pour mémoire, il faut rappeler qu’au xviiie siècle, plusieurs juridictions se partagent le droit de police sur la ville. Certaines relèvent du Consulat, d’autres de l’Église, d’autres enfin du roi. Le Consulat ne se contente pas d’exercer la police de l’hygiène et de la voirie. Il participe aussi au maintien de l’ordre grâce à l’action d’un lieutenant de police, d’un procureur, d’un greffier, de dix commissaires et de six huissiers. Ces officiers sont nommés par le Prévôt des marchands et par les échevins tous les trois ans. Afin de rendre plus efficace l’action de la police, l’ordonnance consulaire du 15 juin 1745 divise la ville en dix quartiers et établit dans chacun d’eux un commissaire qui change de trois mois en trois mois. De son côté, l’Église de Lyon compte encore quatre juridictions séculières : celle de la seigneurie de Pierre-Scize et de ses dépendances, celle de la baronnie de Saint-Just, celle du comte ou du chapitre de Saint-Jean, celle de l’abbé d’Ainay. Seules, les deux dernières s’exercent à l’intérieur de la ville. Enfin, il existe aussi une dizaine de juridictions royales dont une, notamment, fournit quantité d’informations sur les questions du voisinage : la juridiction de la sénéchaussée qui connaît les affaires au civil et au criminel. Voir Fayard Ennemond, Essai sur l’établissement de la justice royale à Lyon, Lyon, Glairon-Mondet, 1866.
13 Sur le sens du mot voisin, se reporter aux pages 43-45.
14 Sur cette question délicate, lire les remarques de Benoît Garnot dans Crime et justice aux xviie et xviiie siècles, Paris, Imago, 2000, p. 11-31.
15 Roche Daniel, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au xviiie, Paris, Aubier Montaigne, 1981, p. 105.
16 C’est-à-dire les sections suivantes : la Métropole, le Nord-Ouest, le Nord-Est, l’Hôtel Commun, la Halle aux blés, l’Hôtel-Dieu, la Fédération. Sur le découpage des sections, consulter Garden Maurice, Lyon et les Lyonnais au xviiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 18.
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