Chapitre IV. Les ouvriers de Lyon : de la « fabrique » à l’automobile
p. 159-202
Texte intégral
1Dans cette histoire croisée de l’offre et de la demande, la ville même de Lyon n’est qu’exceptionnellement apparue. Discrétion paradoxale, puisqu’elle constitue, dès le milieu du XIXe siècle, l’agglomération la plus nombreuse d’un prolétariat rassemblé et uniforme dans la région et peut-être en France ; en 1911, sa place s’est encore accrue, Lyon et sa banlieue concentrent plus du sixième de toute la population régionale, et font travailler peut-être l'ouvrier d’industrie sur 3. Mais, très largement, elles ont suivi un destin propre, en partie décroché des pulsations économiques et démographiques du plat pays et des mutations de l’industrie régionale. Leur autonomie s’explique d’une part par les dimensions mêmes de l’agglomération qui la mettent hors de l’échelle commune ; Lyon n’est pas, simplement, une des villes qui serait plus grande que les autres : le nombre de ses habitants introduit une différence de qualité avec, d’autre part, un certain passé de capitale et, surtout, un rôle d’animation économique dans la France du Sud-Est et de direction commerciale internationale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Aussi la fonction urbaine fait-elle autant que les initiatives industrielles pour redistribuer les secteurs d’activité dans une classe ouvrière dont le gonflement traduit aussi bien l’attraction de toujours qu’exerce la grande ville que les exigences immédiates de l’emploi.
I. L’ESSOR D’UNE GRANDE VILLE INDUSTRIELLE
2C’est la progression rapide et continue de la ville, au sens large, qui trace le cadre général. Elle traduit à la fois son attirance et le développement de ses activités économiques, sans que les deux facteurs soient sans doute réductibles l’un à l’autre. C’est donc la lancée du premier XIXe siècle qui s’accentue, où la population intra muros avait augmenté de 61,8 % entre 1801 et 1851, de 109 500 à 177 910 habitants1 et avait commencé à s’étaler dans les communes suburbaines de La Croix-Rousse, de Vaise et de La Guillotière, devenues de simples satellites de la grande cité2.
1. L’espace
3Leur réunion à Lyon dès 1852 traduit l’évidence des faits. Elle dessine, d’une manière définitive, les limites de la ville jusqu’à nos jours, à l’exception d’une mince rectification faite aux dépens de Villeurbanne en 1884, et à l’intérieur du Parc de la Tête d’Or3. Des projets d’extension sont élaborés par Augagneur en 1903 ; ils n’ont pas de suite, mais reflètent une réalité humaine nouvelle qui ne correspond plus à une définition administrative figée pour longtemps. En effet, dès le milieu du XIXe siècle, Caluire s’est attaché à une Croix-Rousse devenue le quatrième arrondissement urbain. Bientôt c’est au tour de Villeurbanne, chef-lieu d’un nouveau canton depuis 1854, enlevé à l’Isère en 1855, de se souder à la ville, au fur et à mesure que s’accentue le peuplement de la rive gauche du Rhône. En banlieue moins proche, au Sud et au Sud-Est, la modification des limites communales suit mieux l’intégration progressive à la mouvance immédiate de Lyon. La section de Pierre-Bénite se détache d’Oullins en 1868, celle de La Mulatière se sépare de Sainte-Foy en 1885. De l’autre côté du Rhône, c’est au tour de Saint-Fons de s’ériger, en 1888, en commune indépendante de Vénissieux.
A. La ville au milieu du XIXe siècle
4La belle collection de plans conservés aux Archives Municipales de Lyon permet de saisir concrètement l’extension du noyau urbain, les modes et les étapes de la capture progressive des communes environnantes. Autour de 1850, la topographie reflète parfaitement les progrès accomplis depuis les années 18304, mais aussi leurs limites. En effet, l’un des grands soucis de la Monarchie bourgeoise avait été de redresser et de rénover le réseau de fortifications largement démantelé à la fin du XVIIIe siècle ; Lyon en effet était ville militaire, proche de la frontière, siège de l’armée des Alpes ; de surcroît depuis 1831 et 1834, on savait que le Barbare pouvait venir de beaucoup moins loin5. La couronne d’ouvrages ainsi mise en place a donc constitué, au-delà des limites administratives, une sorte de délimitation concrète de l’agglomération. En 1848-1852, la ligne est intacte. Sur la rive gauche du Rhône, redoutes et ouvrages fortifiés se succèdent en un large demi-cercle de la Tête d’Or jusqu’à Béchevelin, lunettes des Charpennes, redoutes de la Part-Dieu et des Hirondelles, forts du Colombier et Lamotte (sic) qui flanquent La Guillotière à quelque distance ; dans quelques années, le régime impérial y adjoindra une énorme caserne d’artillerie. De même, à l’Ouest, les vallons boisés des arrières de Fourvière dissimulent les bastions de Sainte-Foy, de Loyasse et de Vaise. Sur le plateau de la Croix-Rousse, le dispositif étrangle la presqu’île élargie à la hauteur de l'Ile-Barbe, où les forts de Caluire et de Montessuy verrouillent les routes de la Dombes, du Jura et du Haut-Rhône. Tels quels, ils annoncent la ligne continue d’ouvrages qui suit le rebord sud du plateau, sur l’arête de la pente, du surplomb rhodanien au fort Saint-Jean sur la Saône.
5Or, là, en moins de deux décennies, les nouveaux remparts ont été crevés : peuplement et constructions se sont largement étalés sur le plateau. Sans doute l’Ouest de la colline conserve-t-il au-dessus de la courbe de la Saône et du quartier Saint-Vincent, ces « clos » qui verdoyaient encore un peu partout à la fin du XVIIIe siècle6 : autour du couvent des Chartreux notamment, largement visible de la ville et dont les formes massives, au-dessus du faubourg Saint-Jean, ne se distinguent guère des bastions d’alentour. Mais l’Est du plateau est totalement bâti, entre la grande rue méridienne et le rebord rhodanien. Pour être hors des murs — et de l’octroi —, articulé autour de la grande rue de Cuire, de la rue Coste, des rues du Mail et du Chapeau Rouge, ce prolongement urbain est solidement attaché aux pentes méridionales, qui sont de Lyon : ici, de part et d’autre de l’axe de la Grande-Côte, l’espace est occupé par les hautes maisons des « canuts », dont la taille s’amenuise au fur et à mesure qu’on s’élève sur la pente7. La section de Serin sur la Saône s’allonge par les quais Sainte-Marie des Chaînes et d’Halincourt entre la rivière et l’abrupt jusqu’à la hauteur de la Tour de la Belle-Allemande, et celle de Saint-Clair, sur la rive droite du Rhône, par le Cours d’Herbouville, se prolonge dans le faubourg de Bresse, qui est sur le territoire de Caluire. L’une et l’autre sont mal reliées au sommet par de rares et mauvais chemins, et sont en fait les appendices filiformes de la ville d’en bas, étalée sur cette « plaine très basse, de deux ou trois kilomètres de long où se trouve à la base même de la montagne, le point central de Lyon »8.
6Mais vers le Sud, l’occupation de la presqu’île butte toujours sur la ligne du Cours Napoléon et de la place Louis XVIII, où va bientôt s’installer la grande station ferroviaire de Perrache. Au-delà, c’est le vide, ou presque, dans les alentours de la gare d’eau, du débarcadère du chemin de fer de Saint-Etienne, des abattoirs et de l’arsenal. De même, sur la rive droite de la Saône, tassés au pied de Fourvière, les vieux quartiers de Saint-Georges, Saint-Jean et Saint-Paul n’ont pas débordé leur site depuis le XVIIIe siècle. Sur la colline de Fourvière, seul Saint-Irénée rassemble autour de son église un noyau urbain qui vaille, et il n’est pas récent. Au Nord, le faubourg de Vaise, relié à Saint-Paul par un mince filet de maisons anciennes le long du défilé de Pierre-Scize, s’est épaissi autour du carrefour des routes vers Paris par le Bourbonnais et le sillon rhodanien ; il esquisse un dédoublement vers la gare d’eau, établie en 1829. Mais l’ensemble fait encore piètre figure.
7Surtout, sur la rive gauche du Rhône, l’essor rapide de La Guillotière ne doit pas faire illusion. Le bourgeonnement urbain s’ordonne en fait en deux pôles nettement séparés. Le cours Bourbon seul les relie ; grossièrement parallèle au fleuve il n’est encore qu’une artère vide, et les maisons qui s’y construisent sont des façades sans profondeur. Au Nord, à l’extrémité du pont Morand, le quartier des Brotteaux est relativement dense autour de la place Louis XVI, entre le quai et l’avenue de Saxe. Mais au-delà, c’est-à-dire à 200 mètres du fleuve, tout juste, il s’étiole progressivement vers l’Est, le long du cours Morand. Au sud, au débouché du pont qui le relie à Bellecour, le noyau de La Guillotière ne s’en écarte guère plus. Les maisons s’y étirent le long de la vieille route courbe qui vient du Dauphiné et des Alpes, par le quartier de la Madeleine, pour ne s’enfler qu’aux parages de l’église Saint-Louis, au carrefour du chemin de Vienne. Entre les deux, le pont Lafayette, débouche directement, ou presque, sur la campagne facilement détrempée d’une plaine mal drainée par la Rize. La rive gauche flotte donc dans une enceinte militaire trop large ; le glacis compris entre les dernières maisons et la ligne des forts n’est occupé que par le semis lâche des industries les plus malsaines, blanchisseries des Charpennes, usines chimiques du « Pré du Lac », aux Brotteaux, gazomètre et moulins à farine de la Part-Dieu, fours à chaux et cristallerie dans l’île de Béchevelin, la vitriolerie de La Mouche. Plus loin, Vénissieux et Villeurbanne, Oullins au Sud ne sont que des villages médiocres, simples étapes sur les routes qui mènent à Lyon.
8Comme, finalement, les communes suburbaines, dont le tracé révèle ce rôle d’étapes, même si le gonflement de leur population révèle l’emprise lyonnaise. Et l’élargissement urbain sous la Monarchie censitaire vient bien d’une simple excroissance du centre historique, liée à la fortune de la Fabrique qui s’identifie toujours au destin de la ville.
B. La conquête de la rive gauche
9Un quart de siècle plus tard, la physionomie est toute différente9. Sans doute n’y a-t-il rien de changé dans la presqu’île, où, le site est saturé, que le tracé des rues, bouleversé entre Belle-cour et Terreaux par les travaux d’urbanisme du préfet Vaïsse. Au Sud, les maisons buttent désormais sur les remblais de Perrache, et à La Croix-Rousse, la ligne intérieure des remparts qui coupait en deux le quartier des canuts a fait place à un large boulevard. Mais sur le plateau, la zone construite ne s’est pas étendue, et le réseau éparpillé du plateau s’est à peine épaissi jusqu’au bourg de Caluire qui reste, avec le fort de Montessuy, isolé au milieu des jardins et des champs ; le quartier des Chartreux demeure celui des arbres et des clos. De même, à Saint-Just, les espaces vides ne se sont guère comblés entre les maisons à peine plus nombreuses qu’en 1850, lancées le long des chemins vers Le Point du Jour et le Plateau Lyonnais : à moins d’un kilomètre du rebord oriental de Fourvière, la ville s’y dilue rapidement dans un paysage semi-rural. A Vaise, la jonction s’est faite entre la gare d’eau et les quartiers anciens, mais on se heurte à l’abrupt de La Duchère à l’Ouest, et la progression semble stoppée vers le Nord.
10Car l’expansion s’est faite à peu près totalement sur la rive gauche du Rhône, par débordement massif et rapide des deux noyaux originels désormais soudés. La ligne de chemin de fer qui court à la hauteur des forts, ou presque, et joint Saint-Clair, les Brotteaux et Perrache, délimite une aire à peu près totalement emplie au Nord par des quartiers de plan alexandrin (et sans imagination) qui fera s’extasier les observateurs devant une topographie à l’américaine10 ! L’axe des nouvelles constructions, à l’Est de la place Morand, est le chemin de grande communication no 6, devenu bientôt la rue Moncey, et qui mène de la place du Pont du Nord au Parc de la Tête d’Or. La Guillotière s’est bâtie vers le Sud jusqu’à hauteur du pont du Midi, face à Perrache donc ; les casernes de la Part-Dieu sont désormais ennoyées dans le tissu urbain. Surtout, de nouvelles zones de forte densité bâtie sont nées au-delà de la ligne fortifiée : en nodules, à la Villette, qui est de Lyon, et aux Charpennes, sur Villeurbanne, dans le prolongement de la grande rue de La Guillotière, à Montplaisir — Quatre Maisons et au pied de la colline morainique de Montchat, autour du centre de Villeurbanne enfin ; longi-formes le long des voies de communication, comme la route de Crémieu, le chemin départemental no 6 vers Heyrieux, la route nationale no 7 où la section de Saint-Fons l’emporte désormais sur le petit bourg en H de Vénissieux, lui-même encore à l’écart, la route de Saint-Etienne que bordent de constructions continues les sections de La Mulatière et de Pierre-Bénite jusqu’à Oullins. Entre ces noyaux s’esquisse une implantation dispersée à La Mouche, à Gerland, à Grange Blanche et Grange Rouge et, au Nord, à la Doua. Les directions sont en place, ne changeront guère jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Simplement, la nébuleuse s’épaissit progressivement à partir des années 1880, particulièrement vers l’Est et le Sud-Est ; en 1891, c’est vers La Mouche et la zone d’au-delà le fort Lamothe que gagne l’agglomération ; en 1911, vers Montchat et, au-delà de Gerland, vers les quartiers du Grand Trou et du Moulin à vent, pour l’essentiel11. En 1911, le périmètre urbain n’a pas bougé sur la rive droite de la Saône et à la Croix-Rousse depuis les années 1870 ; mais dans la plaine de la rive gauche du Rhône, à l’Est, et des deux côtés du fleuve, au Sud, il déborde largement sur les communes voisines.
11Sans doute le progrès territorial de l’agglomération n’a pas entraîné l’extension des limites municipales, comme à Marseille. Mais il serait difficile de nier l’unité profonde d’un ensemble qui attache à Lyon les communes de Caluire, de Villeurbanne, de Vénissieux et de Saint-Fons, d’Oullins et de Pierre-Bénite, de La Mulatière et de Sainte-Foy12. Même si la chronologie de leur absorption est diverse, elles constituent le véritable espace lyonnais. Et si besoin était, les modes de rassemblement de leur population viennent prouver la solidarité éclatante de l’ensemble.
2. Les hommes
12A l’intérieur même du périmètre communal, la population de Lyon passerait de 234 531 à 502 213 habitants entre 1851 et 1911. Toutefois, le dernier nombre est incontestablement suspect13 : d’une part, il signifie une brusque poussée du rythme d’accroissement, absente des communes suburbaines qui absorbent pourtant à ce moment-là, on le verra, l’essentiel de la croissance ; d’autre part, il correspond à une stabilité quasi parfaite des actes d’état civil qu’expliquerait seule une impossible révolution des comportements démographiques14. Il faut donc s’en tenir, pour Lyon même, au dénombrement de 1906, quitte à déborder jusqu’en 1911 pour la banlieue.
13Dès lors, la population lyonnaise double — ou presque — depuis 1851 ; elle gagne 221 206 habitants, pour 455 737 en 1906, progresse donc de 94,3 %. Quant à l’agglomération telle qu’elle a été définie, son progrès est de plus de 106 % dans le même temps, de 256 155 à 526 456 habitants. Le décrochage est d’autant plus net d’avec l’essor du département, qui ne dépasse pas 59,3 %. Il s’est amorcé dans les années 1881-1886, pour s’amplifier après 1891. Et, au contraire de ce qu’avait connu le premier XIXe siècle, c’est la métropole lyonnaise qui a profité, pour l’essentiel, de la croissance démographique rhodanienne : elle rend compte à elle seule des 4/5, et plus des 9/10 de celle de l’arrondissement15.
14C’est là le résultat d’une marche qui n’est ni régulière, ni uniforme. Phénomène gigogne, l’augmentation de la population passe par des rythmes différents où sont mises en avant, tour à tour, les diverses aires de Lyon et de sa banlieue.
A. Dynamisme et essoufflement du Lyon traditionnel (1851-1876)
15La ville elle-même, dans sa définition administrative de 1852, augmente rapidement jusqu’en 186116 ; parti de 100, en 10 ans l’indice passe à 126, en clair de 234 531 à 297 251 habitants, sans hiatus d’avec sa lancée antérieure. La participation à la croissance est à peu près la même pour tous les quartiers du centre, et La Croix-Rousse — désormais le 4e arrondissement — marche d’un pas égal, ou presque, puisqu’elle passe à l’indice 123. Seule se distingue, toujours, l’allure plus rapide de La Guillotière, qui atteint 192. La banlieue n’a pas de rythme propre, chacune de ses communes suit l’allure des quartiers urbains auxquels elle est liée : ainsi Caluire, qui se retrouve à 129, et Oullins, parente du Lyon nouveau, à 162. Vénissieux reste à peu près étale (114) et Villeurbanne demeure immobile ; mieux, la proximité lyonnaise en fait un réservoir d’hommes, dont le poids s’affaiblit après 1851 : en 1861, l’indice n’est qu’à 96.
16Puis la ville entre dans une phase de relative stagnation jusqu’en 187217, où l’indice n’est que de 128, après des rythmes quinquennaux insignifiants de + 1,2 et + 0,2 %. L’explication en est, largement, dans la mauvaise tenue des quartiers traditionnels : La Croix-Rousse recule à l’indice 119, après des pertes de — 3,4 et — 0,5 % ; dans les mêmes temps, ses pentes méridionales et les Terreaux — le 1er arrondissement — cèdent 3,8 % puis 3,1 %, le reste de la presqu’île — le 2e arrondissement — 3,2 et 3,3 %, les collines de la Saône et Vaise — le 5e — 8,7 et 10 % ; et Caluire retombe à l’indice 117. C’est bien pour Lyon la fin d’une époque, car, désormais La Guillotière est seule à supporter la croissance, et accélère son propre développement : en une décennie, elle double presque sa population, se hausse à l’indice 282 sur 1851, avec des rythmes quinquennaux à contre-courant des autres quartiers de + 18,7, et + 10,4 % entre 1866 et 1872, malgré la guerre. Au-delà de ses limites, déjà le relais est pris par Villeurbanne, qui avec + 13 %, prend la tête et la conserve de 1872 à 1876 (+ 20,8 %).
B. Les relais de La Guillotière et de la banlieue (1876-1911)
17La rive gauche du Rhône anticipe ainsi la reprise qui se soutient pour la ville jusqu’en 1896 où Lyon se hausse à l’indice 191, à une allure relativement rapide (+ 9,5 % de 1876 à 1881, + 9,9 % de 1886 à 1891) à peine ralentie un instant (+ 7,3 de 1881 à 1886, + 7,8 % après 1891) et exceptionnelle jusque-là. En un quart de siècle, le gain est de 48,8 % ; mais les vieux quartiers y sont pour bien peu, qui semblent enlisés définitivement dans l’atonie démographique. Sans doute y a-t-il progrès absolu de la presqu’île et de la rive droite de la Saône, mais il ne dépasse pas 19,5 %, et tombe à + 9,1 % à la Croix-Rousse qui a de la peine à atteindre l’indice 128 ; même Caluire fait meilleure figure avec + 24,7 % et 147. Pour un temps, car on n’y est qu’à 152 en 1906, et à 129 à la Croix-Rousse : en une décennie, le plateau dans son ensemble, ne gagne guère plus d’un habitant supplémentaire pour cent !
18Pendant ce temps, jusqu’en 1896, La Guillotière, désormais scindée en deux arrondissements, le 3e et le 6e, a fait plus que doubler en s’enflant de près de 108 % ; le rythme a été constamment deux fois plus rapide que celui de la ville tout entière, + 18,3 de 1876 à 1881 et + 17,7 % de 1881 à 1886, + 15 et + 15,3 % pour les autres intervalles quinquennaux, et l’indice est passé à 524. Quant à Villeurbanne, celui de 364 traduisait une progression de près de 196 %, donc un triplement, même si l’allure avait été plus heurtée entre le rythme-record de + 79 % entre 1876 et 1881 et une progression de 41,4 % de 1881 à 1886. Elle reste très vive jusqu’à la Première Guerre mondiale, + 45 % de 1896 à 1901, + 25,8 % après 1906 où le gain sur 1896 est de 68,5 % ; et, en 15 ans, la population y double après l’avoir fait une première fois en 20 ans, de 1876 à 1896. En 1911, l’indice est à 772. Par là, Villeurbanne l’emporte avec netteté sur les autres communes suburbaines, et notamment l’ensemble Oullins - Pierre-Bénite dont le destin est pourtant fort semblable : même démarrage soudain (+ 39,2 %) de 1876 à 1881, puis léger recul absolu et relatif (— 1,4 %) dans les cinq années suivantes, enfin reprise rapide mais moins brillamment soutenue ; finalement, l’indice y passe de 170 en 1872 à 300 en 1896, traduisant une poussée de 78 % ; puis il y a léger essoufflement, on est à 348 en 1906, et reprise pour accéder à 403 en 1911 ; mais le rythme cependant élevé de 1906-1910 (+ 15,7 %) reste nettement inférieur à celui de Villeurbanne. Enfin, le décollage de Vénissieux et Saint-Fons est plus tardif, ne date guère que de 1886-1891, où 50 points sont gagnés en indice, à 126 ; en 1906, il atteint 289, et 325 à la veille de la guerre : ainsi, il traduit un doublement, ou à peu près, depuis 1886.
19Surtout, les premières années du XXe siècle voient le rythme de Villeurbanne l’emporter définitivement sur celui de La Guillotière, qui ne progresse pas de plus de 2,5 % entre 1896 et 1901, de + 7,3 % entre 1901 et 1906 ; son indice, 576, est alors, pour la première fois depuis 1851, en seconde position. Enfin, l’immobilisme relatif des vieux quartiers lyonnais tourne après 1896 au recul pur et simple. En dix ans, la presqu’île et la rive gauche de la Saône perdent 8,5 % de leur population, et le premier arrondissement, à lui seul, presque un habitant sur 5 (19 %) !
20L’essor de la population lyonnaise s’ordonne donc en deux cycles, eux-mêmes partagés en une phase d’accélération et un temps de ralentissement. Le premier fait succéder à une décennie d’avance rapide de l’agglomération — + 26,5 % de 1851 à 1861 —, et qui correspond à celle de Lyon même en tous ses quartiers, — une période de quasi-stagnation : jusqu’en 1872, le gain est de 1,9 %, et sans La Guillotière qui augmente de 31 %, il y aurait recul absolu. Dans le second cycle, la rive gauche lyonnaise entraîne encore plus nettement — elle en assure à elle seule les deux tiers — la reprise démographique : + 51,9 % de 1872 à 1896 ; puis, c’est la décélération, dans les dix années suivantes, où l’augmentation ne dépasse pas + 4,9 % : c’est au tour des communes de banlieue d’en assurer, à plus de moitié, la marche, et La Guillotière ne fait plus guère que combler le déficit de Lyon dont les vieux quartiers se dépeuplent. A la veille de la guerre semble s’esquisser — du moins si l’on considère les nombres de la banlieue, les seuls acceptables —, une nouvelle accélération.
21Dès lors, quelle est la relation entre ces mouvements, la conjoncture économique de la place lyonnaise, les mutations de ses structures industrielles ? Donc, dans quelle mesure traduisent-ils les variations d’effectifs et la répartition, géographique et sectorielle, de la classe ouvrière. Il n’est guère possible d’apporter une réponse avant d’avoir défini la place qu’elle tient dans la ville.
II. LES OUVRIERS DANS LA VILLE
22L’analyse n’est pas facile, et l’information fort inégale, surtout dans les premières années du XXe siècle. Pas de séries continues pour l’ensemble de la période, peu de documents comparables terme à terme. Le seul qui vaille, avec suffisamment de richesse et de précision, est le dénombrement de 1866 ; l’image qu’il reflète vaut pour un certain Lyon de la Fabrique, qui meurt après 1876.
1. Le temps des canuts
23En 1866, la population active et les familles qu’elle entretient comptent 271 697 hommes et femmes dans les limites municipales de Lyon18. Or, à elle seule, l’industrie fait vivre ou travailler 122 045 de ceux qui ont déclaré parmi eux, un statut social d'ouvriers. C’est donc le prolétariat manufacturier qui impose l’image de la ville par le poids relatif de ses effectifs : 1 Lyonnais sur 2, ou presque (44,8 %) lui appartient. D’autre part, si l’on ajoute les 8 101 individus de la banlieue, il représente une masse — 130 146 ouvriers et ouvrières — qu’on ne trouverait sans doute nulle part ailleurs (sauf à Paris) concentrée dans une aire géographique aussi étroite.
24L’impression se renforce si l’on considère les 174 469 personnes de la seule population active de la ville. Là, plus de la moitié d’entre elles (soit 52,8 % sur 92 323 hommes et femmes) sont des ouvriers d’industrie. Ceux-ci représentent un peu plus des trois quarts (76,9 %) des 119 787 ouvriers, un peu moins (73,2 %) des 126 065 salariés. A côté, l’ensemble des emplois ouvriers du commerce et des services — 26 951 personnes — est loin d’être négligeable, déjà ; mais il reste, pour l’heure, nettement minoritaire, avec 19,1 % des ouvriers et 21 % des salariés lyonnais19. Malheureusement, même pour les hommes, les différences de critères interdisent toute comparaison d’ensemble avec 1851.
A. Le poids de la Fabrique
25C’est la Fabrique qui explique, bien sûr, l’importance de cette masse ouvrière, dont elle occupe la moitié. Les diverses opérations de transformations de la soie rassemblent en effet 45 411 hommes et femmes et 49,18 % des ouvriers d’industrie, sur les 47 946 qui œuvrent dans le textile, lequel s’inscrit à 51,93 % de l’ensemble20. Mieux, leurs effectifs semblent s’être renforcés depuis le milieu du siècle : en s’en tenant aux seuls hommes, l’avance est de 1 231 et 7,1 % sur les 17 212 « canuts » de 1851. Et les industries de la banlieue ne présentent pas d’autre image, même si elles l’atténuent : sur 4 512 ouvriers et ouvrières du secteur secondaire, 1 745, soit 38,6 %, travaillent sur la soie. Donc presque 2 sur 5, et dans la ville même, 1 ouvrier lyonnais sur 2 appartiennent à la Fabrique. Et ce sont des compagnons tisseurs. Car, sans doute y a-t-il avance plus rapide des spécialités annexes, apprêt, teinture ; quelques années auparavant, on y comptait 1 600 à 2 000 ouvriers, y compris ceux des communes voisines21 : en 1866, on en dénombre 2 631 dans la ville même ; mais ils représentent au total pas même un ouvrier sur 30 de la Fabrique. A quelque temps de la fin du Second Empire, malgré le ralentissement de la croissance qui s’appesantit après 1860, le visage ouvrier de Lyon demeure tel qu’il était apparu au monde dans les années 1830.
26Le progrès plus fort d’autres secteurs de l’emploi révèle qu’il n’est cependant pas figé. Depuis 1851, les ouvriers masculins du bâtiment ont augmenté de 28,6 %, sont passés de 6 685 à 8 599, et ceux de la métallurgie de 613 à 2 252 ; l’avance est de 267 % ! Mais l’un et l’autre demeurent très loin derrière la Fabrique. Le bâtiment en effet n’arrive qu’en troisième position, avec, au total, 10 430 travailleurs des deux sexes et 11,3 % des ouvriers d’industrie, après même l’habillement, lui-même fort en arrière avec les 18,6 % que représentent ses 17 231 hommes et femmes. En dehors d’eux, aucune autre activité n’atteint un niveau de 3 000 unités, et après eux s’approfondit une seconde coupure dans l’échelle des grandeurs, semblable à celle qui les sépare eux-mêmes de la soie. Par contre, ils sont les types mêmes de ces industries de consommation liées à la présence d’une forte agglomération humaine. 11 est donc logique de leur adjoindre les ouvriers de l’éclairage (836), de l’ameublement (841), de l’alimentation (2 212), du livre (797) et des objets de luxe (1 514) pour mesurer le poids de cette main-d’œuvre secrétée par la grande ville : 33 861 ouvriers, soit 36,6 % de ceux de l’industrie ; avec la Fabrique et le textile, dont elles constituent l’indispensable complément provoqué par la partage des tâches, 88,59 %. Et encore a-t-on laissé de côté certains secteurs hétérogènes, comme le travail du bois (1 366 ouvriers), mais peu différents pour l’essentiel.
27Dès lors, il reste peu de monde pour ces activités nouvelles qui transforment, on l’a vu, ou commencent à transformer la physionomie économique de Lyon depuis le début du Second Empire22. Que leur main-d’œuvre s’enfle, c’est certain, les nombres de la métallurgie le prouvent. Mais le mouvement porte sur des effectifs médiocres, et qui font piètre figure dans la répartition sectorielle de l’emploi : 2 851 hommes et femmes dans la métallurgie, 1 958 dans les usines de produits chimiques, 1 049 dans la céramique et 2 283 à la fabrication des moyens de transport. En tout, donc, 8 141 personnes, soit 8,8 % des ouvriers d’industrie, pas même 1 sur 10. Toutes n’appartiennent d’ailleurs pas véritablement à la grande industrie nouvelle, tant chacun de ces secteurs est lui-même un regroupement d’activités diverses. La banlieue, par contre, est plus fortement orientée vers elle, vers la métallurgie notamment, qui y vient tout de suite après la Fabrique, avec 806 ouvriers, et à un taux — 19,1 % — que n’atteint, on l’a vu, aucun autre secteur à l’intérieur de la ville. Bien sûr, les autres activités s’y dispersent entre les multiples industries de consommation et, finalement, les 5 685 ouvriers de la banlieue sont peu de choses face à la masse lyonnaise proprement dite. Néanmoins, on peut ainsi saisir deux traits essentiels qui ressortent de cette répartition sectorielle de la classe ouvrière. D’une part, dans Lyon, le « canut » demeure largement le type dominant, le métallurgiste, le verrier, voire le maçon sont des éléments marginaux ; et la faiblesse relative de l’appel de main-d’œuvre par les industries nouvelles empêche une mutation profonde des métiers et de la distribution professionnelle. Il faudra se souvenir de ce bloc que dresse la Fabrique, et qui va, par sa masse, estomper longtemps les effets des évolutions futures. D’autre part s’esquisse une juxtaposition géographique des nouveaux ouvriers qui s’installent à côté des autres. La métamorphose économique de la cité accentue la variété professionnelle de la classe ouvrière, mais elle n’en modifie pas les équilibres — en l’occurence, le déséquilibre — sectoriels d’ensemble.
28Parmi les ouvriers d’industrie lyonnais, la prépondérance est légère — 48 969 contre 43 354 —, mais nette pour les femmes, que l’on a d’ailleurs comptées avec beaucoup de soins parmi les actives en 1866, et au plus juste. Elle reflète, elle aussi, la domination de la Fabrique qui en emploie 27 572, presque 3 sur 5 (56,3 %) et dont elles constituent 60,7 % de la main-d’œuvre, à un taux nettement supérieur à celui du secteur secondaire tout entier (53 %). C’est la crise de 1861, rudement ressentie, et l’adoption des métiers à grande largeur, où la navette volante est mue mécaniquement et exige moins de force, qui expliqueraient l’arrivée massive de celles qu’on nomme les « compagnonnes » ; on en attend un travail égal à celui des hommes pour un salaire inférieur. Car, note à peu près en même temps Louis Reybaud, à partir du moment où le revenu du métier par compagnon crève le taux-plancher de 450 francs par an — 1,5 franc par jour — le remplacement est obligatoire, à moins d’un transfert à la campagne, par une de ces femmes qu’il pare de toutes les vertus23. C’est cette féminisation du tissage qui donne la vraie mesure de la transformation — et de ses limites — qui s’opère à l’intérieur de la main-d’œuvre soyeuse, et que la confusion des sexes dissimulait.
29Bien sûr, c’est dans l’habillement que se trouvent la plupart des autres ouvrières d’industrie : elles y sont 12 831, couturières, tailleuses, lingères et modistes dans leur grande majorité. Avec l’ensemble du textile, les deux secteurs rassemblent donc près des neuf-dixièmes d’entre elles (87,7 %), ce qui n’a rien de bien original. Partout ailleurs, la part relative des autres activités est très médiocre ; plus surprenante est la place qu’elles tiennent à l’intérieur de certaines d’entre elles. Ainsi sont-elles presque aussi nombreuses que les hommes dans la chimie — 886 et 45,2 % contre 1 072 — ; on en trouve 1 pour 4 (586, et 20,6 %) d’entre eux dans la métallurgie différenciée, presqu’autant dans le bâtiment — 1831, donc 17,5 %. Dans cette arrivée multiforme des femmes à l’atelier et à l’usine, on ne retrouve pas le clivage entre secteurs traditionnels et activités nouvelles : les uns y voient un moyen d’atténuer leurs difficultés, les autres y puisent pour assurer leur élan. En tout cas, elles constituent un élément considérable d’élasticité du marché de la main-d’œuvre, qui paraît un caractère essentiel de la grande ville, et une part importante de cette « armée de réserve » si difficile à définir et à saisir, et qui se trouverait ainsi à la portée de main.
30Enfin, les ouvriers d’industrie ne sont, en milieu urbain, qu’une fraction du salariat. Il n’est pas possible de faire abstraction et des employés du secteur secondaire que l’on compte à part en 1866 et dont la multiplication signifie l’essor d’une maîtrise nécessaire aux grandes usines et la sophistication des productions ; et des services, qui ont eux-mêmes leurs ouvriers et leurs employés. Les premiers sont peu nombreux : 3 706 hommes et femmes seulement se sont dit tels, et le rapport d’avec les ouvriers est pour l’industrie de 1 à 40. Les possibilités d’une certaine ascension sociale immédiate semblent donc limitées, et le rapport traduit la fréquence de la petite entreprise, sans intermédiaire entre le patron et les compagnons. De fait, on ne dénombre en même temps pas moins de 20 989 « patrons » pour 14 487 entreprises industrielles « intra muros ». Le nombre moyen d'ouvriers par établissement — un peu plus de 6 — n’a pas grande signification, tant il recouvre des disparités considérables, et mieux vaut rejeter l’analyse par secteurs avec celle des quartiers, afin de mieux saisir leur originalité sociologique. Ce qui compte, c’est plutôt la masse de ces « chefs d’entreprises », de ces propriétaires des moyens de production, qui fait se côtoyer quasiment 1 d’entre eux pour 4 ouvriers et rejette l’idée d’une société trop tranchée, dans la vie quotidienne du moins.
31Très largement, l’industrie n’offre un visage guère différent de celui des services, où la relation est quasiment d’égalité, puisqu’il y a là 23 693 ouvriers pour 26 591 patrons. On ne s’en étonnera guère, puisque ceux-ci englobent les 17 930 boutiquiers qui n’emploient que 6 335 commis. Mieux, commerce et transports (3 014 ouvriers) ne représentent que 39,4 % du total, où la première place est tenue, de loin, par les 15 570 domestiques (65,7 %), des femmes (aux trois quarts, 12 332) en majorité.
32Ainsi, en 1866, Lyon est une ville largement « industrielle et ouvrière, marquée par la Fabrique de soieries. L’ouvrier lyonnais, c’est toujours le « canut », même si le tissage esquisse des transformations internes, même si de nouveaux secteurs s’installent à côté de lui. L’image est classique d’une ville à activité dominante et des productions de consommation à son service ; elle n’aurait sans doute été guère différente vers 1830-1840, elle ne le sera guère jusqu’aux années 1880. La multiplicité des entreprises évoque beaucoup plus l’image d’un menu peuple que d’une classe ouvrière, où les niveaux intermédiaires se multiplient, où l’échelle sociale s’élargit aux échelons inférieurs et où sans doute le quotidien rapproche. Enfin, la fonction de direction économique de la ville gonfle le secteur tertiaire, dont vit 1 ouvrier sur 4 ; mais la place de la domesticité indique ses limites. Chaque quartier, à vrai dire, nuance ou précise, et introduit un nouvel élément de variété à cette innombrable et multiple classe ouvrière lyonnaise.
B. Un portrait d’ensemble
33Autant qu’on en peut juger, la géographie ouvrière de la ville n’a pas considérablement évolué depuis la fin de la Monarchie de Juillet. Bien qu’ils aient assuré à eux seuls près de la moitié de la croissance démographique urbaine depuis 1851 en gagnant 35 051 habitants, La Guillotière et les Brotteaux ne constituent pas encore la plus forte concentration de la ville, même s’ils s’en rapprochent ; alors que leur population s’inscrit déjà à 31,3 % de l’ensemble, ils n’abritent que 25,4 % — 23 539 — des ouvriers et des ouvrières de l’industrie. Ils demeurent donc en-deçà des pentes méridionales de La Croix-Rousse et des Terreaux, du 1er arrondissement, où vivent 24 881 d’entre eux, donc 26,9 %, et qu’il est difficile de séparer du plateau et de ses 19 385 ouvriers. Si bien qu’au total, la colline de La Croix-Rousse et ses abords restent la principale implantation du prolétariat industriel, sa zone de plus grande densité puisqu’elle en rassemble à elle seule près de la moitié — 47,9 % pour 44 266 personnes —, alors qu’elle représente moins du tiers — 29,8 % — de la population lyonnaise. Les deux derniers arrondissements viennent plus loin derrière, avec 14,4 % pour les quartiers de Bellecour, Ainay et Perrache et 11,1 % pour la rive droite de la Saône, y compris Vaise ; mais la masse relative de leurs ouvriers — respectivement 13 400 et 10 277 des deux sexes — montrent une certaine dissémination, y compris dans les aires qu’avaient rénovées les travaux de Vaïsse.
34C’est bien sûr aux permanences de la Fabrique que le visage socioprofessionnel de la ville doit à la fois son tracé général et sa relative immobilité. Un état des métiers de 184624 dessinait déjà cette prépondérance affirmée de La Croix-Rousse et de ses abords telle qu’on la retrouve au travers du recensement de 1866. Sur les 31 399, actifs ou démontés, battant d’ordinaire dans l’agglomération, la commune alors indépendante en avait 11 196, l’abrupt lyonnais et les Terreaux 12 339, donc, en tout, 74,9 %25. C’est, à quelques dixièmes de point près, leur place relative dans le comptage des « canuts » de 1866 : 75,12 %. Trois sur quatre d’entre eux vivent donc toujours sur la colline du travail célébrée par Michelet, partagés à peu près également entre le plateau, où ils sont 16 742 et les pentes méridionales ou leur bordure, où l’on en dénombre 17 377. Si l’on y ajoute le vieux Lyon de Saint-Georges et de Saint-Paul, malgré sa légère perte de vitesse — en 1846, on y trouvait 4 394 métiers et 13,9 % du total, en 1866 il n’y a plus que 8,94 % des ouvriers, hommes et femmes, soit 4 062 —, on arrive à une part globale de 84,06 % pour l’ensemble des vieux quartiers de la soie. Ainsi, il apparaît clairement que la Fabrique n’a pas débordé, depuis les années 1840, de Faire qu’elle s’était alors tracée, et que l’essor démographique de la rive gauche du Rhône n’a rien à voir avec un éventuel élargissement de son assise géographique. De fait, la part des 5 621 ouvriers et ouvrières en soie de La Guillotière ne dépasse pas 13,25 % ; le progrès sur 1846, où ses 2 356 métiers ne correspondaient pas à plus de 7,5 % n’est sans doute pas niable ; mais, en l’occurrence, c’est comparer ce qui n’est pas comparable ; car la montée des effectifs semble résulter surtout de l’essor des industries annexes, apprêt et teinture, dont elle concentre à elle seule la moitié de la main-d’œuvre, soit 1 322 hommes et femmes. Rappelons que leur place demeure secondaire dans les fabrications lyonnaises, et, en 1866, il est sans doute plus significatif de noter que les vieux quartiers en conservent toujours l’autre moitié. Enfin, à l’extérieur des limites communales, la symbiose de Caluire d’avec la Croix-Rousse, déjà nette dans le domaine démographique, apparaît tout aussi clairement dans celui de la main-d’œuvre soyeuse, puisque ses 1 100 « canuts » représentent 63 % des 1 745 qui travaillent en banlieue.
35Le portrait bascule quand, à l’autre bout de la gamme, on s’attache aux secteurs nouveaux de l’industrie lyonnaise. C’est en effet La Guillotière qui l’emporte, et de loin, pour les métallurgistes, 1 378, soit 46,5 % du total, grâce surtout aux 800 ouvriers de ses fonderies, aux 406 de ses ateliers de construction mécanique. Et c’est le 2e arrondissement — le sud de la presqu’île —, absent en pratique de la soierie, qui accapare presque tout le reste, soit 1 033 ouvriers et 36,4 % dans son complexe de Perrache. Un troisième centre de rassemblement est hors des murs, dans la banlieue sud ; Oullins et Sainte-Foy (en fait, son faubourg rhodanien de La Mulatière) se partagent, à peu près à égalité — 393 et 345 — la quasi totalité des 802 métallurgistes des communes suburbaines.
36Ce partage n’existe pas pour la main-d’œuvre des usines chimiques : les fabriques de noir animal, de colles et de gélatine et leurs 937 ouvriers, de soude et d’acides, qui en ont 410, assurent la primauté de La Guillotière dans la ville, avec 1 744 hommes et femmes sur 1 953, soit 89 %. On retrouve cette suprématie dans les industries de la céramique (882 et 84 %) et de l’éclairage (en fait fort proches de la chimie, 557 et 67 %). Et pour la « fabrication des moyens de transport », c’est d’un véritable monopole qu’il s’agit, puisque le taux s’élève à 88,4 % pour 2 030 ouvriers, dont la plupart (1 664) construisent des wagons de chemin de fer. Dans aucun de ces secteurs la banlieue ne compte, pas plus que les autres quartiers de la ville, si l’on excepte la rive droite de la Saône, Vaise en réalité, partout présente avant les autres, toujours de façon médiocre, sauf pour l’« éclairage » (181 « ouvriers » et 21,6 % de la ville).
37Restent les industries liées au marché de consommation, dont on pourrait attendre qu’elles collent aux densités de population. Il n’en est rien pour la main-d’œuvre du bâtiment qui reflète plutôt, et dans son cas, logiquement, les dynamismes récents. Ainsi s’explique la première place de La Guillotière — 5 904 ouvriers — mais elle n’est pas excessive — 56,6 % — et correspond à peu près à la part prise par le quartier à l’accroissement de la ville depuis 1851. En banlieue de même, pour les mêmes raisons, Oullins et Sainte-Foy en concentrent un peu plus de la moitié, 51,1 % pour 341 ouvriers. Mais l’explication reste partielle, car c’est le sud de la presqu’île qui vient en seconde position, avec 2 043 et 19.6 % ; il est vrai que l’on y est au lendemain de vastes opérations d’urbanisme ? Enfin, la rive droite de la Saône fait vivre l’essentiel de ceux qui restent, 10,9 % et 1 144.
38Ce partage à deux se retrouve dans les autres industries de consommation, où, simplement, la part de la presqu’île augmente avec le degré de raffinement des produits. En effet, La Guillotière conserve 48,3 % de l’ameublement (et 407 ouvriers) 35,6 % de la main-d’œuvre du bois (487 ouvriers), 21,5 % (476 ouvriers) de celle de l’alimentation, alors que les alentours de Bellecour en ont respectivement 25,2 % (pour 212 travailleurs, 22,2 % (pour 315) et 28,2 % (pour 625). En dehors, seuls s’affirment Vaise et la rive droite de la Saône, qui vient en bonne position pour le bois (225 ouvriers et 16,4 %), et en seconde, derrière La Guillotière, toujours, pour les cuirs, avec 165 ouvriers et 29,2 % contre 279 et 49.7 % ; et, dans les industries du bois, le quartier des Terreaux avec 236 ouvriers et 17,2 %. Quant à la main-d’œuvre des « sciences, arts et lettres » — le livre, en fait —, elle se partage à peu près en trois parties égales, entre les deux arrondissements de la presqu’île et la rive gauche du Rhône. Enfin, si la prépondérance de Bellecour-Perrache ne doit pas faire illusion pour les industries « de luxe », car on y a inclus la manufacture des tabacs, la primauté de la presqu’île est totale pour l’habillement : le 1er arrondissement — et ses 4 826 ouvriers — et le 2e — avec 5 990 rassemblent à eux seuls 62,7 % de sa main-d’œuvre, et c’est le seul secteur, hors de la Fabrique, où La Guillotière arrive en seconde position, assez loin, puisque ses 2 663 travailleurs lui assurent une part qui ne dépasse pas 15,4 %.
39Ainsi s’esquisse, entre les différents quartiers de Lyon, une manière de partage professionnel de la classe ouvrière : domination sans partage de La Croix-Rousse pour la Fabrique, quasi monopole de La Guillotière pour la métallurgie et très large primauté pour les industries modernes, mais aussi forte part dans les industries de consommation dont l’essentiel se trouve dans la presqu’île. Dans ce compartimentage, chacun des quartiers ouvriers prend une physionomie bien particulière.
C. Les visages du Lyon ouvrier
40La classe ouvrière de la Croix-Rousse s’identifie à la Fabrique. Le quartier est « ... uniquement peuplé d’ouvriers en soie. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, on n’y entend que le bruit monotone et régulier du battant frappant l’étoffe... C’est une immense ruche... »26. L’image, que reprendront, après les descriptions du temps, tous les historiens lyonnais, se justifie par le paysage lui-même de cette « ...ville (qui) grimpe et se suspend sur les flancs du coteau, entassant les unes au-dessus des autres des maisons de 6 étages... »27... « surmontées de greniers habités », et « ... l’étranger qui entre pour la première fois est frappé de l’énormité... (des) habitations... dans lesquelles la population est condensée... »28.
41De fait, sur le plateau — le 4e arrondissement —, en 1866, plus de 4 sur 5 (83,7 %) des hommes et des femmes qui ont une activité professionnelle sont des ouvriers d’industrie, et on n’y compte pas plus d’1 rentier pour 34 actifs, pas plus d’1 pour 28 ouvriers. Parmi eux, 9 sur 10 sont employés dans le textile (92,5 %) et plus de 8 (86,3 %) au travail de la soie : la place réelle de la Fabrique est sans doute à l’intérieur de cette fourchette d’ailleurs étroite, car un certain nombre de ses spécialités semblent avoir été casées dans une rubrique « divers » inexplicablement gonflée. La faiblesse relative du nombre des « personnes à charge » — 4 230, c’est-à-dire 1 pour 4 ouvriers traduit la mobilisation familiale autour du tissage « ... où chacun travaille dans la proportion de ses forces et de son âge... »29 aux étoffes façonnées qui font la fortune lyonnaise sous le Second Empire : en 1846 déjà, avec 5 616 d’entre eux, le plateau possédait à lui seul plus de la moitié (54,3 %) des 10 333 métiers Jacquard actifs dans l’agglomération et 53,8 % (1 246) de ceux spécialisés dans les velours (2 316)30. En regard, les autres secteurs d’emploi n’existent guère, comme si la Fabrique s’en remettait au reste de la ville pour pourvoir aux besoins de sa main-d’œuvre : le second poste, l’habillement, ne compte pas pour plus de 3,4 % des ouvriers d’industrie, et le bâtiment, la deuxième activité lyonnaise cependant, n’y réunit que 128 travailleurs et 1,8 %.
42Ce monde du travail est celui de l’atelier ; dans le tissage de la soie, il n’y a pas eu plus de 42 personnes pour se déclarer patrons : trait de mentalité et signe de pérennité d’une organisation bien connue, à la fois. Peu d'employés, en outre : 264 pour tous les secteurs soyeux, 1 pour 65 ouvriers ; on sait le sens de leur présence, et a contrario, ici, de leur médiocrité. Les autres secteurs ne présentent pas de visage différent : dans le bâtiment, on compte 2 patrons pour 3 ouvriers, 1 pour 3 dans le vêtement. Quant à la réalité sociale des « services », elle n’est pas dans leurs 376 ouvriers (si l’on enlève les 572 domestiques), mais dans ces 1 219 patrons que le cadre rigide du recensement met artificieusement au rang des « chefs d’entreprises ». Or, les deux-tiers d’entre eux — 881 — sont de petits marchands, dont 591 épiciers ou revendeurs de produits alimentaires. Et l’on en dénombre donc 3 par commis de magasin ! Le tableau se devine d’un quartier de l’atelier et de la boutique ; son unité se fait dans un certain mode artisanal de vivre et de travailler qui trace l’existence quotidienne et les relations concrètes, au-delà de la spécialité professionnelle, voire du statut social. Même si la dépendance est certaine, voire étroite, des grands rythmes de la vie économique, la physionomie du plateau n’évoque guère la société tranchée que met en place l’essor de la grande industrie. Dans et autour de cet « ... immense assemblage d’ateliers d’où s’échappe le même bruit, où règne la même préoccupation... »31 plus qu’à un prolétariat de type moderne, c’est à une manière de « sans-culotterie » que fait penser la communauté des « canuts ».
43Dans une certaine mesure, on retrouve la même réalité sociologique dans le 1er arrondissement, c’est-à-dire sur les pentes méridionales de la colline — qui inspirent d’ailleurs la plupart des descriptions — et autour des Terreaux. Mais la confusion dans les mêmes limites administratives de deux quartiers malgré tout différents, est malaisée à débrouiller et le tableau est plus flou. La marque ouvrière y est certaine, mais moins forte, puisque les ouvriers d’industrie n’y constituent que 68,1 % des actifs. A l’inverse, on y compte 1 rentier pour 19 d’entre eux seulement, et, en corollaire, les domestiques y sont presque 4 fois plus nombreux que sur le plateau — (2 292 contre 572) pour une population supérieure de moitié. Enfin, le secteur tertiaire y emploie 5 fois plus d'ouvriers (1 987), presque 1 pour 6 de l’industrie.
44De fait, pour y être majoritaire, la Fabrique n’y règne pas sans partage, et son homogénéité est moins forte que sur le plateau. En effet, elle n’y emploie que 7 sur 10 (69,8 %) des ouvriers d’industrie, moins d’1 sur 2 actifs des deux sexes. La très forte prédominance féminine — aux trois quarts, ou presque — s’explique à la fois par la forte densité des ateliers d’ourdissage et de dévidage32 et par la prédominance des métiers pour étoffes unies, 7 276 en 1846 sur les 10 805 qui battaient alors dans l’arrondissement ; or, on sait que la mode s’en détourne et la multiplication des « compagnonnes » joue ici plus qu’ailleurs son rôle de sauvetage. D’autre part, la place de l’apprêt et de la teinture est nettement plus affirmée que sur le plateau, puisqu’ils emploient, dans leurs ateliers Saint-Clair, deux fois plus d’ouvriers — 671 — que la Croix Rousse, pour un effectif d’ensemble à peu près équivalent. Or, là-dessus, 624 sont des hommes.
45Ainsi s’esquisse un clivage qui passe par le sexe. La main-d’œuvre masculine est en passe de s’évader vers les spécialités annexes de la Fabrique, mais surtout vers les autres secteurs de l’emploi ; c’est-à-dire moins vers l’habillement, qui occupe une seconde, et forte, place, 19,4 % des ouvriers d’industrie, mais reste aux trois quarts féminine, que vers les industries du bois et de l’ameublement, la fabrication des objets de métal et même l’alimentation où les femmes, par contre, sont fort rares. Si bien qu’au total, la Fabrique n’emploie guère que 56,8 % des ouvriers d’industrie, et le tissage seul, tout juste 49,2 %, mais 76,7 % des ouvrières ; et si l’on y ajoute celles de l’habillement, il n’en reste guère que 1,7 % dans l’ensemble des autres activités industrielles. Enfin, le tertiaire renforce le partage, puisque sa main-d’œuvre ouvrière est au trois quarts masculine (302 sur 1 042) dans le commerce et totalement dans les transports.
46Les pentes de La Croix-Rousse et les alentours de la place des Terreaux constituent donc, eux aussi, un quartier ouvrier. Mais le qualificatif n’a pas le même sens que sur le plateau. D’une part, les ouvriers d’industrie y côtoient un certain nombre de salariés, de tous niveaux, du commerce et des transports, du tertiaire « noble » aussi, banque, professions libérales, qui accompagne l’implantation des maisons de soierie et d’une partie des fabricants, « groupés vers le bas de la côte que surmonte La Croix-Rousse... »33. D’autre part, la classe ouvrière elle-même y est plus hétérogène, moins par la variété limitée des secteurs professionnels que par la spécialisation des sexes ; et la Fabrique, elle-même traversée de courants contraires, plus marquée que sur le plateau par son passé et en même temps plus ouverte aux voies de la transformation, n’y a pas cette emprise sur le travail et sur la façon de vivre — et de sentir, et de penser ? — qu’elle exerce à La Croix-Rousse par le biais de l’atelier familial.
47Ce modèle se dégrade insensiblement entre Terreaux et Jacobins, et la frontière d’avec le 2e arrondissement — c’est-à-dire le sud de la presqu’île — est bien sûr parfaitement artificielle. Mais là, le paysage social change du tout au tout : c’est la seule circonscription administrative de la ville où les ouvriers du tertiaire — 11 479 — sont presque aussi nombreux que ceux de l’industrie — 13 400. Cette place s’explique en fait par l’énorme part qu’y prennent les domestiques, 6 836, dont 5 649 femmes (1 sur 5 actifs — 19,5 %, et 28,1 % de tous les salariés de condition ouvrière) des quartiers d’Ainay et de Bellecour... » où les riches ont leurs demeures... et où « la fortune héréditaire s’est assise loin du fracas du négoce, dans la partie la plus méridionale de Lyon, en descendant vers les terrains vagues de Perrache... »34, où l’on trouve plus du tiers — 751 — des titulaires masculins des professions libérales à Lyon, et 1 rentier pour 4 ouvriers d’industrie.
48Ceux-ci ne représentent que 38,2 % des actifs des deux sexes, et c’est l’arrondissement où leur part est la plus faible, le seul aussi où la Fabrique ne soit pas leur premier employeur, loin de là. Ce rôle revient en effet à l’habillement qui, à lui seul, occupe 44,7 % d’entre eux, soit 5 990 — presque 1 sur 2, et près de 3 femmes sur 4 (73,3 %), dispersés en 554 établissements, au service de 1 075 chefs d’entreprise. Le bâtiment vient ensuite, plus loin, avec 15 % et 2 043 ; avec 30 % des hommes, on retrouve donc le clivage qu’on avait noté aux Terreaux, mais sans intervention dirimante de la Fabrique ; celle-ci, en effet, y occupe moins d’1 ouvrier d’industrie sur 10, 9,9 % de l’ensemble. Sa part n’y avait jamais été forte, puisqu’en 1846 déjà, on n’y trouvait que 1 043 métiers actifs, et parmi eux, 973 d’unis : signe que les rares ateliers faisaient figure de survivance ; de surcroît, c’est sans doute l’aire urbaine où les travaux de Vaïsse ont chassé le plus grand nombre d’ouvriers en liquidant un fouillis de passages et de venelles, « ... ruelles nauséabondes et étroites qui (entouraient) l’Hôtel-Dieu... »35.
49« ...Passé le cours Napoléon, Perrache est un quartier neuf possédant des fabriques modernes... vouées à un grand avenir... ». Là, trois masses ouvrières, juxtaposées au reste de l’arrondissement : les métallurgistes — 1 033 — tous des hommes, et 15 % de la main-d’œuvre industrielle ouvrière masculine, dans 35 usines de fabrication mécanique et les 47 fonderies surtout, soit une moyenne de 13 par établissement ; les ouvrières : 819 sur 961 de la manufacture des tabacs, la plus forte concentration d’emploi féminin de toute la ville ; et les cheminots, 1 128 hommes, autour de la gare centrale, mais que le dénombrement sépare entre 369 ouvriers et les 759 « employés » du service d’exploitation.
50L’arrondissement de la noblesse et de la vieille bourgeoisie lyonnaise est donc aussi celui d’un prolétariat concentré et typique de la grande industrie. En fait, il y a juxtaposition de deux quartiers bien distincts : à Perrache, une masse ouvrière dont on n’a trouvé l’équivalent nulle part ailleurs, l’âge de l’acier et du chemin de fer ; à Ainay et à Bellecour, la tradition, et des éléments marginaux au service de la consommation d’une société aristocratique, déjà anachronique, même si elle demeure celle de beaucoup de petites villes françaises léthargiques.
51Le visage est cependant moins complexe que celui du 5e arrondissement, sur la rive droite de la Saône, qui a regroupé l’ancienne commune suburbaine de Vaise et le 5e canton d’avant 1852. L’empreinte la plus voyante y est sans doute celle des couvents et des maisons religieuses de tous ordres, sur les pentes orientales et septentrionales de Fourvière, et qu’on a laissées de côté dans les comptages. La part des ouvriers d’industrie — 42,2 % de la population active — est sans doute légèrement inférieure à la réalité : car, dans le textile — c’est-à-dire dans la soie —, contrairement à la Croix-Rousse —, il semble bien que les chefs d’atelier se soient comptés au nombre des patrons, 3 716, dont 1 799 hommes et 1 917 femmes. En les réintégrant aux ouvriers, on obtient un pourcentage de 57,6 % : la relation de 3 sur 5, quasiment, paraît plus conforme à la réalité.
52Si l’on retient cette rectification, le travail de la soie s’impose nettement comme le premier secteur d’emploi industriel, avec 7 787 ouvriers sur 13 993, donc plus d’1 sur 2 (55,6 %) ; car la « ...souche même de la Fabrique est encore enfouie... autour de la sombre cathédrale de Saint-Jean, dans les vieux quartiers de Saint-Georges et de Saint-Just... »36. En 1846, on y dénombrait encore 4 038 métiers actifs ou au repos, alors que le nouveau Vaise, où l’implantation avait été un temps « ...assez considérable... » n’en comptait déjà plus que 356, « ...la majeure partie des ouvriers... (s’étant) réfugiée à La Croix-Rousse » après les inondations de 184037. On y retrouve l’organisation classique, bien sûr ; mais la part relativement médiocre des compagnons — moins d’1 par chef d’atelier, soit 1 181 pour 1 799 — et la forte place des femmes chez les seuls ouvriers — 2 703 en tout, donc 1, ou presque, pour 3 hommes — révèlent un malaise qui est ici beaucoup plus grave que sur les pentes de La Croix-Rousse. En effet, « ...ces ouvriers travaillent généralement sur l’étoffe unie, dont le prix de façon est si modique pour un travail de 12 heures... » : en 1846, de fait, 8 sur 10 des métiers en activité — 2 976 sur 3 629 — lui restaient exclusivement consacrés, et l’arrondissement ne possédait que 274 mécaniques Jacquard. Saint-Paul et Saint-Georges sont donc les conservatoires de la Fabrique des années 1830-1840, où tradition est synonyme de routine et de misère ; et, note-t-on, dans leurs « ...rues étroites et boueuses que le soleil ne visite jamais, où la boue éternelle s’étend en couches corrompues en fumier limoneux, sur le pavé vivent, si l’on peut appeler cela vivre, des espèces de créatures difformes, vieux types des canuts d’autrefois », « ...que la misère étiole, que les privations physiques abrutissent... »38.
53Comme à Ainay, seule compte en dehors de la Fabrique la fabrication des vêtements : elle occupe 3 068 ouvriers, des femmes dans une proportion des cinq-sixièmes, avec son habituel éparpillement de couturières et de modistes à domicile, de lingères et de cordonniers. Pour le reste, peu de secteurs qui soient absents, mais aucun n’a beaucoup d’importance. La multiplication de leurs ateliers, de leurs chambres d’artisans, et des échoppes — car le commerce s’y éparpille en 1 981 établissements, dont 799 dans l’alimentation, plus qu’à la Croix-Rousse — a mutilé le visage d’un quartier dont l’essentiel avait été bâti aux siècles précédents. Il est devenu, comme le Marais à Paris, l’asile de toutes les petites industries urbaines qui ont occupé ses maisons en les ravaudant et les transformant pour mieux les utiliser, et les observateurs lyonnais se lamentent en évoquant le sort de ces « ...splendides hôtels des riches et des puissants d’autrefois... ». Hélas, ajoutent-ils, « ...la maison des François d’Estaing est maintenant une fabrique de bretelles..., des rouliers culottent leur pipe dans les chambres habitées jadis par le comte de Soissons et la reine de Suède... »39.
54Il est malaisé de mesurer la part que prend, dans chaque secteur, l’ancienne commune de Vaise, même si l’on sait qu’elle abrite la plupart des 1 144 ouvriers du bâtiment, la troisième activité, par importance, de l’arrondissement. Et, surtout, le second noyau de cheminots de l’agglomération classés, rappelons-le, dans le tertiaire, et qui ne compte pas moins de 367 ouvriers (auxquels il faut joindre 82 « employés »). Ils relaient ainsi les mariniers et les hâleurs (134 sur les 335 de la ville) et les rouliers (112 sur 125) pour assurer la forte place des 957 ouvriers des transports. Mais il semble que Vaise, loin des zones du dynamisme lyonnais, ait été gagné à son tour par l’engourdissement des quartiers auxquels l’ont rattaché sa position sur la rive droite de la Saône. Ce n’est pas un hasard si la part de la population flottante — 969 individus — y est considérable à l’échelle urbaine ; elle traduit surtout la latence du chômage et la présence d’ouvriers déclassés. Le destin de Vaise semble avoir été froudoyé par le rattachement ; « ...noire et renfrognée comme (la physionomie) d’un forgeron au travail... »40, l’ancienne commune n’a plus d’industrie qui vaille et esquisse son évolution de quartier-gare.
55A La Guillotière par contre — le 3e arrondissement — la multiplicité des secteurs et des métiers traduit le foisonnement des initiatives ; c’est là en effet que se sont installés à la fois les ouvriers des industries qui renouvellent le visage économique de l’agglomération et ceux des secteurs que sa croissance exige mais qui ne trouvent pas place dans les quartiers exclusifs et entassés de la Fabrique ; et aussi bien d’autres gens. Ville poussée à grande allure depuis les années 1840, sa physionomie est tout à fait différente de celle du reste de la ville, à l’exception des abords du pont Morand, îlot de bourgeoisie où ont essaimé un certain nombre de soyeux et « ...dont beaucoup de maisons sont magnifiques »41.
56Ce visage, on le connaît bien grâce à une série de daguerréotypes prises à l’occasion des inondations de 185642. Les rues Rabelais et Madame, les cours Lafayette et Bourbon tiennent encore du chemin de terre, entre des maisons basses à un seul étage, la plupart du temps. Bâties sans plan préconçu, agglutinées les unes contre les autres autour de cours intérieures encombrées de constructions adventices avec, ici et là, quelques arbres rabougris, elles ont poussé au petit bonheur, par adjonction de nouveaux corps de bâtiment élevés au gré des besoins. C’est ici le règne du pisé, pressé autour d’une carcasse de bois irrégulière qui affleure aux façades nues en un colombage inattendu et sans grâce. Sous ses toits de tuiles romaines crevés par les fenêtres à petits carreaux des mansardes, La Guillotière — qui flotte d’ailleurs encore dans ses limites communales et y abrite 2 012 chefs d’exploitation agricole — semble le finistère d’un Bas-Dauphiné rural qui tire ses maisons de la terre et réserve la pierre aux seuls soubassements, où la plupart des logements donnent directement sur la rue, comme la ferme sur la cour, et dont la crue du Rhône fait en 1856 un amas de murs rongés que hérissent poutres et planches effondrées. Sans monument qui vaille hors de quelques églises laides, autour d’une mairie que rien ne distingue du reste, ces « cannabae » de la cité ne se distinguent d’un énorme village que par leurs hangars et leurs ateliers dispersés, signalés ici et là par les hautes cheminées de briques rouges que le flot n’a pu renverser. Et, en toile de fond, les alignements rectilignes des nouvelles casernes d’artillerie construites en dur à la Part-Dieu prennent une allure formidable, au liseré de la campagne, au-dessus de la ville basse que l’inondation a presque ramenée au ras du sol.
57Il faut noter que ce tableau, aucun observateur lyonnais ou étranger du temps n’a pris la peine de le faire. Mais il n’en est pas un qui ne fasse allusion à la mauvaise réputation de ses habitants, en écho à l’opinion locale qui, si elle redoute moins de voir descendre La Croix-Rousse, craint de voir déborder la sentine de La Guillotière « ...centre habituel d’une population de vagabonds et de repris de justice... » avertissait le procureur général en 185043 ; et pour Audiganne, « ...là campe la partie la plus nomade de la population ; là se sont donnés rendez-vous les gens tarés et sans aveu, en un mot les éléments viciés qu’une grande agglomération d’hommes renferme presque toujours dans son sein »... Les mêmes mots reviennent sous la plume de F. Linossier et F. Cajani, qui insistent sur « ...la population flottante de la bohême mendiante venue de tous les pays... » dans cette Guillotière « ...redoutée par les Lyonnais... et en effet dangereuse... ».
58Cette population sans aveu apparaît pourtant bien ténue en 1866 : pas plus de 989 hommes et femmes. En fait, avant même de parler de classes dangereuses, on avait noté que « ...La Guillotière était habitée principalement par les ouvriers car l’industrie y avait établi des usines... »44. Ici, la peur sociale prend largement appui sur l’inconnu et sur le désarroi devant un milieu ouvrier qu’on ne connaisssait pas à Lyon, très rapidement aggloméré, et, surtout, qui mélange travailleurs des traditions locales — « canuts », maçons, tailleurs, etc. — et ceux des nouvelles industries, d’un type tout à fait différent. C’est d’une part la présence d’un prolétariat d’usine, d’autre part une extraordinaire variété qui font l’originalité véritable de La Guillotière45.
59On a vu la place que tenait le 3e arrondissement dans la fabrication des produits chimiques et de la céramique, la métallurgie, la construction des moyens de transports. Dans tous ces secteurs, l’essor de la main-d’œuvre a été très rapide depuis 1851 : en effet, en s’en tenant aux seuls hommes, l’effectif ouvrier a augmenté de 425 % dans la fabrication des objets de métal, en passant de 155 à 814, et celui des « manufactures diverses » (une catégorie de 1851) de 477 %, de 272 à 1 571 personnes46. La dispersion demeure encore forte dans la métallurgie — 6 ouvriers en moyenne par fonderie —, 9 par atelier de construction mécanique : même si ces niveaux recouvrent une inégalité certaine des établissements, ils sont nettement supérieurs à ceux qu’on a rencontrés dans les autres arrondissements. Et dans les fabriques de soude et d’acide, la moyenne se hausse à 15 ouvriers et à 77 dans celles de colle et de noir animal, à 97 pour celles de bougies, classées dans l’éclairage. Enfin, avec la céramique, on entre dans une industrie de grande unités : la rubrique masque l’importance des 3 grandes verreries, qui emploient à elles seules 592 ouvriers, et surtout celle de la cristallerie qui, dès 1850, était le second établissement du département par son importance, en rassemblant 439 personnes47. Et c’est la prépondérance des ateliers de la Buire que traduit la répartition des ouvriers employés à la fabrication des moyens de transport : les 2 usines de wagons en occupent plus de 3 sur 4, la Buire à elle seule en avait un millier vers 185748 et en aura 1 500 en 186849. Au total, chacun de ces secteurs représente une part médiocre des ouvriers d’industrie de La Guillotière ; les plus fortes sont celles de la construction des transports — 8,6 % — et des usines chimiques — 7,4 %. Mais l’ensemble s’inscrit à 25,60 %, et c’est là le seul arrondissement lyonnais où le prolétariat manufacturier prenne une telle place.
60Le visage de la Fabrique elle-même est inhabituel. Ici, la progression du nombre des hommes, depuis 1851, — dans les industries textiles — de 1 332 à 3 606, est nettement moins forte — + 170 % — que pour d’autres activités. Le tissage, qui comptait 1 983 métiers actifs, dont 1 595 Jacquard, en 1846, semble ne pas avoir débordé « ...la partie des Brotteaux la moins éloignée de la Croix-Rousse... », où « ...un essaim (de canuts)... s’est transporté au-delà du Rhône... »50, à la fin des années 1840. A l’inverse, forte est la place des activités annexes qui occupent à elles seules 1 sur 5 ouvriers de la Fabrique, des hommes surtout — 892 sur 1 322 —, dans de véritables usines, puisqu’on en dénombre en moyenne 27 par atelier de teinture, et 13 dans l’apprêt des étoffes. Ainsi, les industries textiles demeurent au premier rang de l’emploi industriel, mais de justesse, et grâce aux autres fibres : avec 5 584 ouvriers des deux sexes, la soie ne représente que 23,7 % de l’ensemble, et se trouve assez nettement distancée.
61Car le secteur qui occupe le plus grand nombre est, à La Guillotière, le bâtiment : tout juste 1 sur 4 (257) de ses ouvriers d’industrie. Ses structures ne sont pas simplement artisanales, comme ailleurs : elles le demeurent pour les plâtriers-peintres, où l’on dénombre presqu’autant de patrons — 226 contre 293 — que d’ouvriers masculins51, ou pour les poêliers-fumistes — 126 pour 140. Mais la relation s’élargit avec force déjà pour la maçonnerie, où l’on compte 785 hommes pour 192 entreprises, donc 4 pour chacune d’elles, et la menuiserie, où le rapport est de près de 3 pour 1 : on devine une esquisse de concentration, déjà fortement affirmée dans les « travaux publics » — 800 pour 54 chantiers — dans une activité qui est traditionnellement importante dans l’arrondissement et qui a progressé de 208 % depuis 1851, où elle n’employait que 1 322 hommes.
62L’impression est la même pour l’ensemble des autres industries de consommation. Pour l’habillement d’abord, qui juxtapose le travail en chambre dans la lingerie — 319 « patrons pour 52 ouvriers et ouvrières —, la confection — 181 pour 169 — par exemple, et des ateliers plus vastes : dans la couture déjà, la relation est de 411 pour 226 entreprises, dans la chapellerie, de 230 pour 11 ; les 530 ouvriers, des deux sexes occupés au montage des parapluies sont concentrés — relativement — dans 35 établissements, les 99 de la parfumerie dans 3 ateliers seulement. On retrouve ce double visage dans l’ameublement, où il n’y a que 2 ouvriers pour 1 patron, dans l’ensemble, mais 4 fabriques de glaces pour 41 d’entre eux, et dans le travail des cuirs. Les seules activités à y échapper sont l’alimentation, le livre, et la fabrication des objets de luxe. Au total, les divers secteurs — sans le bâtiment — occupent donc environ 20 % des ouvriers d’industrie.
63Ainsi donc, il n’y a pas de secteur d’emploi véritablement dominant dans l’industrie de La Guillotière, et c’est son premier trait caractéristique : Fabrique et bâtiment l’emportent sur les autres activités, clairement, mais ne rassemblent à eux deux pas plus de la moitié de la main-d’œuvre, et leur place est à peu près égale. Comme celle des secteurs nouveaux d’une part, des industries de consommation d’autre part. En opérant ces regroupements, on peut conclure à une sorte de répartition quadripartite des ouvriers d’industrie. Le second trait est la coexistence d’une organisation artisanale et d’un prolétariat industriel ; sans doute leur part respective dépend-elle plus ou moins de la nature du secteur industriel : mais les deux clivages ne se recouvrent pas, et c’est à l’intérieur de chacune des activités que passe la ligne. Enfin, la présence de très grandes entreprises introduit une dimension supplémentaire et un type nouveau d’ouvrier. Si bien que la classe ouvrière n’a pas à La Guillotière un visage simple, et ce n’est pas un hasard si tous les observateurs du temps l’opposent à La Croix-Rousse, même s’ils n’analysent pas ses composantes et se réfugient derrière une généralisation facile. Le 3e arrondissement est un creuset où se côtoient une multitude de gens, de spécialités professionnelles et de niveau social différents mais confondus dans la même condition ouvrière, et où se fond sans doute un prolétariat de type moderne. Car la variété ne s’arrête pas aux frontières de l’industrie.
64Les ouvriers ne représentent guère que 43 % des actifs des deux sexes, c’est-à-dire moins que dans la plupart des autres arrondissements lyonnais. Car une part importante de la classe ouvrière y ressort du tertiaire : 6 055 hommes et femmes, dont 1 599 commis de boutiques et 4 075 domestiques ; les y joindre donne une idée plus juste de sa place véritable, 54 % des actifs. C’est laisser encore beaucoup, moins aux employés de divers ordres — 841 — qu’à ceux qui se sont donnés le titre de patrons : 9 573 dans le secteur secondaire — et ce sont les innombrables artisans que l’on a vus — et 12 446 dans les services ! Parmi ceux-ci, 9 469 tiennent un commerce : leur nombre même est gage de leur médiocrité ; et l’on ne compte pas moins de 5 138 boutiquiers d’alimentation, pour 2 781 magasins52. La pléthore de petits chefs d’entreprise est pareille dans le domaine des transports : 1 631 pour 566 firmes, et seulement 381 ouvriers. La distance paraît bien courte de l’ouvrier dépendant à l’artisan ou au boutiquier maître de son destin. Et, même là où se développe un prolétariat industriel, il baigne dans une certaine médiocrité sociale, qui est celle des gens au milieu desquels il vit, et qui empêche la ségrégation de coller à ses contours ; il n’est pas dit qu’elle ne trace pas non plus les voies d’une réussite à portée de main. On retrouve dans le strict — et cependant sommaire — langage du dénombrement l’intuition de G. Duveau, les fondements sociologiques de cette unité propre à la grande ville qui, selon son expression, « ...polarise les rêves »53.
65C’est en banlieue seulement qu’on retrouve un prolétariat de grande industrie grandi ex nihilo. Et, pour l’heure seulement au sud de la ville, à Oullins et dans la section de La Mulatière, à Sainte-Foy.
66Car des autres communes suburbaines, Caluire, au Nord, n’est que le déversoir du trop-plein de La Croix-Rousse, qu’elle prolonge à tous égards vers le plateau des Dombes. Par son allure, d’abord : tout le sud de cette commune encore rurale — et où subsistent jardins et clos maraîchers, aux mains de 382 chefs d’exploitation — a l’aspect urbain de la ville qu’il jouxte : sur 980 maisons, 852 ont 1 ou 2 étages, 102 en ont 3 et plus, et 26 seulement ne dépassent pas le rez-de-chaussée54. Par l’exclusivisme de la soie, ensuite, qui occupe 80 % de ses ouvriers d’industrie, hommes et femmes, selon l’organisation classique que révèle, à côté d’eux, la présence de 722 « chefs d’atelier ». Sur le plateau comme sur les rives du Rhône, il n’y a pas de discontinuité et les teintureries de Saint-Clair succèdent à celles du cours d’Herbouville, avec 244 ouvriers, dont quelques ateliers importants en 1850, un atelier d’impression sur foulards y constituant, avec 234 ouvriers, la cinquième usine du département55. Vers l’est, Villeurbanne demeure un gros village plat du Dauphiné — 438 de ses 1 006 maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, 414 un seul étage —- ; même si les ouvriers d’industrie y représentent déjà 40,6 % des actifs, ils y sont dispersés, entre le tissage de la soie — 398 sur 1 054 — et toute la gamme des industries de consommation, dont n’émergent guère que le bâtiment (158) et l’habillement (192). Tout en fait une annexe suburbaine de La Guillotière, semblable mais encore détachée. Enfin, Vénissieux demeure une commune agricole, où le travail de la terre occupe 851 hommes et femmes sur les 1 637 actifs, donc plus de la moitié. Ceux qu’on y met au rang des ouvriers d’industrie sont en fait les compagnons du traditionnel artisanat rural, à l’exception des 46 tisseurs de soie : avec, en outre, ses 156 chefs d’atelier à domicile, Vénissieux ressemble plus à maint bourg des Terres Froides ou du seuil de Rives qu’au faubourg d’une grande ville industrielle.
67Oullins et Sainte-Foy sont donc les seules aires de l’agglomération où le progrès de la population soit né d’un puissant et rapide appel de main-d’œuvre, masculine surtout, par une industrie de grandes unités. Dès 1850, les installations sidérurgiques d’Oullins, avec 281 ouvriers, et le haut fourneau de La Mulatière, avec 111, arrivaient, par leurs effectifs, aux 3e et 10e rang des entreprises du Rhône ; le dénombrement de 1851 n’y retrouvait pourtant que 50 métallurgistes domiciliés pour les deux communes56. Or, en 1866, leur nombre atteint 738, à peu près également partagés entre Oullins — 393 — et Sainte-Foy — 345 —, pour une progression de + 1 176 % ! Encore ne rend-elle pas totalement compte de la révolution qu’a représentée l’installation des ateliers du chemin de fer : on s’accorde à y trouver une main-d’œuvre de 1 100 à 1 200 personnes vers 1857-1859, gonflée un temps à 2 000 en 186057. Ce sont eux qui expliquent l’écrasante prépondérance des hommes parmi les ouvriers d’industrie — 858 sur 1 013 à Oullins, 613 sur 842 à Sainte-Foy ; dans chacune des deux communes, ils représentent à eux seuls 38,3 et 40,9 % de ceux des deux sexes, 45,8 % et 56,2 % des ouvriers et 20,3 % et 23,1 % de la totalité des actifs masculins. Hors du prolétariat métallurgique, seuls comptent les agriculteurs de toute condition, 29,1 % et 32,1 %. Car les ouvriers sont encore peu nombreux dans les industries de consommation, à l’exception de ceux du bâtiment que la croissance urbaine a attirés : à Oullins surtout, où ils représentent 27,9 % de la main-d’œuvre industrielle masculine, et qui est la seule commune de banlieue à entasser ses maisons : sur 638, il en est 324 à comporter 2 étages ou plus. Quant au vêtement, il est l’apanage à peu près exclusif des femmes, 149 sur 181 ici, 160 sur 180 à La Mulatière ; et la Fabrique n’est là que pour mémoire avec, en tout, 234 chefs d’atelier et compagnons des deux sexes. Villes prolétariennes en expansion rapide autour d’un unique secteur dynamique et moderne, l’industrialisation n’y a pas encore fait boule de neige pour diversifier les activités et les métiers.
2. Concentrations ou effritements : les équivoques d’une mutation (vers 1880-1914)
A. La métamorphose : une vue cavalière
68Dix ans plus tard, le dénombrement de 1876 ne détruit pas les grandes lignes de l’image, mais insiste sur les dynamismes internes qui sont en train de la retoucher progressivement, avant même que n’éclate la grande crise de l’économie lyonnaise58. La Fabrique, elle, demeure immobile, et continue à concentrer ses ouvriers sur le plateau et sur les pentes de La Croix-Rousse, avec les essaims des Brotteaux et de la rive droite de la Saône, semble-t-il59. Mais la conception du recensement professionnel60 interdit de prendre son exacte mesure et, parmi ses ouvriers, celle de la progression déjà sensible des usines d’apprêt et de teinture que tous notent, ici et là : peut-être y a-t-il désormais 7 000 ouvriers à y travailler, et un millier de femmes pour toute l’agglomération61. De même, dans la quasi-totalité des arrondissements urbains et à Caluire, les chefs d’atelier ont été mis au rang des patrons, et les chiffres d’ouvriers du textile sont squelettiques.
69Pour le reste, c’est-à-dire la plupart des communes de banlieue et La Guillotière — désormais scindée entre le 3e et le 6e arrondissements — les ouvriers d’industrie — les hommes seuls —62 atteignent les effectifs suivants :
OUVRIERS D’INDUSTRIE (HOMMES) EN 1876

70La stagnation des quartiers de la presqu’île ressort nettement de l’immobilisme des chiffres du 2e arrondissement, à quelques unités près. Au contraire, La Guillotière a gagné, en 10 ans, 3 674 ouvriers d’industrie. Le gain est de 25,7 % ; mais ce taux fait piètre figure à côté de ceux des communes de banlieue. Car, dans le même temps, la progression a été de 41 % (+ 352) à Oullins et Pierre-Bénite, de 42,4 % (+ 260) à Sainte-Foy — La Mulatière, de 69 % à Villeurbanne (+ 535) et de 210 % (+ 405) à Vénissieux, dont le rythme l’emporte de loin et qui fait plus que tripler ses effectifs. Ainsi, même s’il ne touche, à l’échelle de l’agglomération, qu’une part relativement minime des ouvriers d’industrie, le transfert vers la banlieue s’épanouit dès les premières années de la IIIe République, avant même que l’économie lyonnaise ne se transforme.
71La seule source globale dont on dispose par la suite est le recensement professionnel de 1891 ; malheureusement placé au début de la reprise, il ne permet qu’une esquisse des mutations qu’elle entraîne dans la répartition géographique et sectorielle de la classe ouvrière63. Il confirme, d’emblée, l’accentuation du déplacement — de l’éloignement, de la ségrégation ? — pendant la période de marasme64.
72En quinze ans en effet, depuis 1876, c’est Villeurbanne qui détient cette fois-ci la première place, gagne 1 835 ouvriers d’industrie, augmente leur nombre de 153 % ; devant Oullins — Pierre-Bénite (+ 748 et 62 %) et Vénissieux (+ 391, 56 %) ; tandis que Sainte-Foy — La Mulatière semble s’essouffler et ne progresse que de 12 %, pour un gain de 106 ouvriers. Quant à Caluire, son niveau reste stagnant depuis 1866 — 815 au total contre 761 —, à l’image de la Croix-Rousse et des quartiers soyeux ? Au total, en un quart de siècle, la part des communes de banlieue est passée de 5,2 % des ouvriers d’industrie masculins en 1866 à 19,5 % (7 876) en 1891, soit quasiment 1 sur 5, alors que n’y vit guère plus d’un dixième de la population de l’agglomération. Elle traduit un gain de 4 686, donc de 147 %, qui contraste avec le recul de Lyon même : là, il y a non seulement baisse relative, mais perte absolue de 2 441 ouvriers, puisque l’effectif passe de 43 354 à 40 913. Si bien qu’au total la progression d’ensemble est assez médiocre, de 46 544 à 48 789, soit 2 245 et 4,8 % pour le grand Lyon ; or, dans ces 25 années, la population elle-même a gagné 136 495 unités, donc 41 %, et pour Lyon seul, 115 268 et 38 %. On peut donc conclure à une diversification certaine et des activités et de la stratification sociale, qui dépasse celle des seuls secteurs industriels.
73Car un second fait, tout aussi important, est la disparition de la primauté soyeuse. D’une part, l’emploi des textiles s’est effondré de 41,46 % à 15,4 % ; même si la féminisation du textile exagère cette chute calculée d’après les seuls hommes, celle-ci n’en est pas moins évidente et considérable. Désormais, c’est le bâtiment qui occupe le plus de bras, 31,0 5 % au lieu de 19,91 % en 1866. D’autre part, tous les autres secteurs sont en nette augmentation — à l’exception de l’habillement, où l’on sait aussi le rôle des femmes : la métallurgie, à laquelle est venue s’ajouter une « fabrication des métaux » négligeable en 1866, a fait plus que doubler, de 6,58 % à 14,82 % ; l’ensemble « produits chimiques, éclairage et céramique », qui est passé de 4,24 à 8,18 % et le bloc « moyens de transports, cuirs, bois », de 7,86 à 15,17 %, ont connu des rythmes presque semblables65. Si bien que les « canuts » sont devenus minoritaires : il y en avait 2 sur 5 ouvriers lyonnais en 1866, et 2 pour 1 travailleur du bâtiment ; désormais, on n’en trouve guère plus d’1 sur 6, et il y a 1 métallurgiste, 2 maçons ou charpentiers pour chacun d’entre eux.
74Les deux décennies qui suivent ne dévient pas des reclassements qui se font jour en 1891 ; elles les précisent et les amplifient. L’explosion de la banlieue et l’amoindrissement de la main-d’œuvre textile s’affirment ; ce sont les deux visages complémentaires de l’irrémédiable déclin de la Fabrique lancé dans les années 1880, et qui signifie bien plus qu’un simple chassé-croisé dans les secteurs de l’emploi. Cette chute est l’affranchissement d’une domination qui faisait l’unité du grand Lyon, imprimait fortement sa marque propre à la classe ouvrière, et rejetait dans l’exceptionnel tout ce qui n’était pas d’elle, quartier ou activité. Elle est aussi, en partie, mutation : Lyon seul et Villeurbanne y participent, les autres communes de banlieue prenant résolument des directions nouvelles. Il serait donc hasardeux de pousser plus loin une analyse globale de l’agglomération, tant les évolutions sont désormais divergentes.
B. Les nouvelles dimensions de l’unité lyonnaise
a) Lyon des années 1890 : une classe ouvrière multiple
75A Lyon même, à l’intérieur des limites communales, le recul absolu du nombre des ouvriers d’industrie ne doit pas masquer la progression quasi générale des principaux postes d’emploi entre 1866 et 1891. Les activités modernes de la grande industrie ont été les premières à en profiter. En gagnant 3 273 ouvriers en vingt-cinq ans, la métallurgie s’est avancée fortement, de 144 %, comme les cuirs et le bois, de 88 % avec un surplus de 2 877 unités. La chimie seule a stagné, n’a que 197 hommes de plus, tout juste 8,5 %. Mais, au total, l’ensemble de ces activités a progressé des 4/5 et emploie 6 347 ouvriers en sus de l’effectif de 1866.
76On retrouve cette vigueur dans les activités qui ont grandi avec les besoins de la ville. C’est l’une d’elles qui a connu le plus fort accroissement absolu : le bâtiment, qui a gagné 5 546 ouvriers, soit 64 %. Pour un nombre total moindre — le surplus est de 2 249 — le meuble, le livre et la fabrication des objets de luxe ont marché à une allure deux fois plus rapide : leur progression atteint 123 %. Sans doute ne faut-il pas trop attacher d’importance au recul absolu des effectifs du vêtement et de l’alimentation : c’est là que l’amélioration du partage entre vente et fabrication a entraîné le plus de transferts dans le recensement, et l’on sait que la part des femmes y est considérable.
77De cette place, il convient aussi de tenir compte pour apprécier le recul de la Fabrique. Même moindre qu’il ne paraît, il n’en reste pas moins considérable, et c’est l’effondrement de Lyon qui traduit la baisse de son rôle dans l’agglomération : en effet, l’emploi masculin s’y serait affaissé de 69 % en perdant 12 783 ouvriers sur 1866.
78Désormais, dans les limites communales, ce sont les industries de consommation qui, regroupées, prennent la meilleure part : elles y occupent plus d’un ouvrier d’industrie sur 2, 51 % de l’ensemble, alors que leur pourcentage ne dépasse pas 46 % pour l’agglomération tout entière. Et plus d’une fois sur trois, c’est un maçon ou un charpentier ; le bâtiment (34,51 %) est la spécialité qui a le plus fortement gagné sur 1866 : son avance est de 15 points contre 12 pour l’ensemble de la catégorie.
79A l’inverse, la part des grandes industries modernes — 34,54 % — est moindre à Lyon, en 1891, que dans l’ensemble de l’agglomération — 38,16 % : le partage des tâches, la différenciation d’avec la banlieue se précisent. Elles n’en constituent pas moins l’ensemble à avoir le plus vivement avancé en un quart de siècle : leur place a doublé (17,7 % en 1866), sous l’impulsion de la métallurgie, passée de 5,1 à 13,49 % pour un gain supérieur à 8 points. En nombre, elle se trouve donc désormais en troisième position des spécialités élémentaires de la classification professionnelle, à égalité avec la Fabrique.
80Car l’emploi masculin du textile n’est plus qu’à 13,93 % et il vient de 42,5 % : Lyon a donc été plus fortement atteint que les communes suburbaines, prises dans leur ensemble du moins. Que sont devenus les ouvriers de la soie ? Au total, plus que d’un transfert massif vers un ou deux secteurs de reconversion — et qui affecterait l’emploi, pas les individus : c’est une autre question —, le recul de la Fabrique correspond à une diversification de la classe ouvrière ; dans la ville, l’impression d’une tendance à l’émiettement sectoriel s’oppose tout à fait à l’image classique du rassemblement qu’opérerait l’industrialisation — et qu’elle provoque sans doute ailleurs.
81L’éclatement s’élargit si l’on se porte aux marches socioprofessionnelles de la classe ouvrière. Car le tableau serait incomplet — et faussé — si on ne replaçait pas celle-ci dans le contexte de l’économie et de la société urbaines. Le recensement de 1891 révèle alors deux changements d’importance : à l’horizontale, l’essor, en contraste, du nombre des ouvriers des services ; à la verticale, la multiplication des employés dans tous les secteurs, qui modifie la structure sociale d’ensemble où s’inscrit le prolétariat manufacturier.
82En effet, sans compter les domestiques, on arrive à un total de 18 798 ouvriers dans les différents postes du tertiaire en 1891, donc à presque 1 pour 2 de l’industrie. Le recul, attendu, du nombre des domestiques — de 2 238 à 2 927 — valide, dans une certaine mesure, la qualité du comput. Sans doute peut-on nuancer : parmi ces ouvriers des services, la place du « commerce » est considérable, et c’est lui qui, largement, soutient la progression, en passant, depuis 1866, de 4 398 à 13 359, alors que la rubrique des « transports » ne bouge à peu près pas, de 2 857 à 3 028. Il est donc vraisemblable qu’il y a eu des glissements vers le tertiaire, dans le vêtement, dans l’alimentation peut-être, qui ne correspondent pas à un véritable changement d’activité, mais à un meilleur partage entre vente et fabrication. Néanmoins, la dimension réelle de la classe ouvrière lyonnaise se situe plutôt, en 1891, à 59 711 hommes, par la réunion de l’industrie et des services. Dès lors, il y aurait bien eu gain sur 1866, d’au moins 7 707 unités, soit 14,8 %, qu’avait dissimulé la prise en compte du seul secteur secondaire ; ce serait d’ailleurs là un minimum, puisque tous les commis de boutiques avaient été mis au rang des ouvriers en 1866 dans nos propres récapitulatifs. Et de ce rôle essentiel qu’y ont joué les services, la preuve est dans le gonflement de certaines branches liées au développement de la vie de relation et faciles à isoler ; ainsi, les P.T.T. emploient 318 ouvriers en 1891 ; ils en avaient 8 en 1866 ; et le nombre des cheminots s’est accru de 84 % en passant de 809 à 1 486. Dans ces deux spécialités, la banlieue n’a qu’une part insignifiante, et l’essor s’est fait au seul profit de Lyon.
83La prudence doit être encore plus vive à mesurer l’effectif des employés ; le transfert, qui est là d’ordre social, y est particulièrement aisé, et impossible à déceler. Or, leur progression est considérable en tous secteurs, et particulièrement dans les services, où leur nombre a fait plus que décupler : de 2 220 à 22 972, le gain est de 934 %. En réalité, il est sans doute légèrement inférieur, puisque les postes du « commerce » et, loin derrière, des « transports » en constituent l’essentiel, et qu’on n’y avait pas compté d'employés en 1866. Mais son ampleur ne peut être contestée, et découle des rubriques où la comparaison est rigoureuse entre les deux recensements : ainsi, dans l’administration, le nombre des fonctionnaires rangés dans ce statut est passé de 1 659 à 3 311 : le gain est de 100 %, environ ; et il est de 140 % chez les salariés des professions libérales — 1 600 contre 666. Enfin, le nombre des employés a presque triplé dans l’industrie (+ 161 %), de 3 035 à 7 948 : on en trouve désormais presque 1 pour 5 ouvriers.
84Sans s’attacher à la rigueur de tous ces chiffres, dont l’apparente précision cache l’inexactitude, leur comparaison n’en définit pas moins les grandes lignes d’une évolution déjà largement engagée aux lendemains de la dépression des années 1880 : la complexité croissante de l’économie lyonnaise — qui déborde largement l’activité industrielle — entraîne un changement de statut pour un certain nombre de salariés, au dehors mais à côté de la classe ouvrière : sortis de son sein ou venus d’ailleurs ? C’est une autre question. Mais, dans la structure d’ensemble de la ville apparaît une mutation de ce que, faute de mieux, on est bien obligé d’appeler les « couches moyennes », dont la séparation sociologique n’est pas claire d’avec une classe ouvrière diversifiée. Car le monde des « employés » tend à y remplacer celui des « boutiquiers ». Sans doute ceux-ci se sont-ils renforcés dans le domaine commercial, où le nombre des petits patrons est passé de 10 512 en 1866 à 15 682 en 1891 : la progression est bien moindre, et, surtout, l’érosion de l’artisanat est claire, puisque dans l’industrie il y a eu recul absolu, dans le même temps, de l’effectif des chefs d’entreprises de plus d’un sixième, de 12 617 à 10 169. On s’éloigne, progressivement, du contexte de l’échoppe et de la boutique vers l’univers de l’usine, du magasin et du bureau.
b) Villeurbanne et l’héritage de la Fabrique
85En regard, l’évolution de Villeurbanne a été tout à fait opposée. C’est en effet la commune de l’agglomération qui a connu, de 1866 à 1891, la plus forte multiplication des ouvriers d’industrie après Saint-Fons - Vénissieux : leur nombre y a presque quadruplé, puisqu’il est passé de 765 à 3 035, soit un gain de 296 % ; et le caractère prolétarien de la ville s’affirme, puisque dans le même temps, l’effectif des employés d’industrie n’a pas connu la poussée qui s’est produite à Lyon : il a évolué à peu près au même rythme — + 293 % — que celui des ouvriers, de 77 à 303. Villeurbanne est donc bien de cette banlieue qui attire désormais à elle les industries et leur main-d’œuvre ; il y est d’ailleurs venu presqu’autant d'ouvriers nouveaux (2 270) que dans toutes les autres communes suburbaines (2 362).
86Mais — et c’est là une différence fondamentale —, cet accroissement s’explique par la multiplication de ceux du textile, c’est-à-dire de la soie. Car, dans le même temps, leur nombre a augmenté beaucoup plus vite et plus fort, de 223 à 1 557, donc de 598 %, et ils représentent les trois cinquièmes du gain. Alors qu’elle n’abrite que 6,2 % des ouvriers d’industrie du Grand Lyon en 1891, la ville a 20,6 % — plus d’1 sur 5 — de ceux de la Fabrique : elle ne dépassait guère le centième (1,2 %) en 1866. A l’intérieur de ces limites, la primauté est nettement affermie : plus d’1 sur 2 (51,3 %) des ouvriers villeurbannais travaille la soie ; c’est une place sans égale dans les autres circonscriptions de l’agglomération, même à Caluire, dont on sait la stagnation, et où elle ne dépasse guère le quart (26,7 %).
87Les autres secteurs de l’emploi ne sont pourtant pas restés bloqués : le nombre des métallurgistes, notamment, a progressé de 761 %, donc plus rapidement, de 39 à 326 ; dans les cuirs et le bois, l’essor a été de 367 % (537 au lieu de 115) ; mais les activités liées à la chimie semblent avoir disparu, et, au total, la part relative des secteurs nouveaux a légèrement reculé, de 30,9 % des ouvriers d’industrie en 1866 à 28,7 % en 1891. La seconde place leur est cependant largement acquise, car l’absence d’une tradition urbaine se marque à la position médiocre des industries de consommation, en net recul, de 38,3 à 19,3 % seulement ; et le doublement d’effectifs de la plus importante d’entre elles, le bâtiment, (331 au lieu de 156) s’est traduite, par un effondrement relatif, de 20,3 à 10,9 %.
88Ainsi, avec la diminution de ses effectifs, la Fabrique a entamé une nouvelle migration à l’intérieur de l’espace urbain comme elle avait débordé de Saint-Georges et de Saint-Paul à la fin du XVIIIe siècle sur la presqu’île, et, avec les métiers Jacquard, sur la colline de La Croix Rousse au début du XIXe siècle. Villeurbanne est donc bien une de ces communes industrielles suburbaines, mais en prise directe sur les activités traditionnelles de Lyon et sur les mutations de celle qui fit longtemps sa fortune. C’est, en fait, une simple circonscription extra muros de la rive gauche, où s’inscrit désormais le destin économique de la ville, donc celui de sa classe ouvrière. On est inégalement armé pour le suivre après 1890.
89Pas de nouvelle source globale, donc ; il faut se cantonner au tableau pointilliste : il confirme les reclassements sectoriels esquissés en 1891, il précise les nouvelles répartitions géographiques et le visage du Lyon ouvrier, toujours mais différemment multiple, et que ne pouvait dévoiler les nombres d’ensemble du recensement.
c) De l’atelier à l’usine
90Le déclin du tissage à bras, la désertion de la ville par les mécaniques entraînent en effet la chute rapide du nombre des « canuts ». Dès 1884, on n’en comptait pas plus de 15 000 à 16 000 sur les 45 000 personnes qu’employait la Fabrique ; et l’ensemble du tissage, avec toutes ses activités préparatoires de dévidage, d’ourdissage, etc., s’inscrivait entre 29 000 et 33 000 personnes. Ce sont là approximations grossières, et jamais justifiées : elles n’en marquent pas moins un recul d’un tiers sur les estimations analogues des années 186066. Celui-ci semble régulier, mais lent, jusqu’aux environs de 1900 : si l’on se fonde sur le rapport de 2 pour 1 métier, il n’y aurait alors pas plus de 18 000 hommes et femmes occupés aux diverses spécialités du tissage à Lyon. Puis il s’accélère : le tulle, qui avait jusque-là mieux résisté s’effondre soudain de 1 800 à 1 200 — 1 500 entre 1903 et 1905 et, à la veille de la guerre, on peut estimer que l’effectif global est inférieur à 6 000. De fait, l’Enquête parlementaire sur l’industrie textile relève, en 1903, des nombres de même ordre, compte, selon les témoignages, entre 3 500 et 5 000 canuts, donc entre 7 000 et 10 000 ouvriers et ouvrières du tissage à bras. Augagneur, tout en soulignant qu’il n’y a pas de « ... statistique absolument exacte... » estime que ces chiffres sont encore exagérés67.
91L’érosion du nombre s’est accompagnée de la liquidation progressive des « compagnons », amorcée de loin, puisque dès les années 1860, « ... le chef d’atelier a diminué (leur) nombre..., puis il a cessé d’en prendre, les remplaçant par sa femme et ses enfants... ». En 1884, ils étaient déjà devenus rares, et en 1903, leur disparition est attestée par Augagneur ; elle transparaît à travers les effectifs qu’il donne : pour 4 600 « chefs d’atelier » du tissage à bras, il n’y a que 1 000 ouvriers, y compris tous ceux des activités annexes ; donc un peu plus de 2 pour 10, contre 2 pour 1 encore en 1891. D’autre part, la féminisation s’est accélérée, et on l’estime supérieure à 60 % dans le tissage à bras au début du XXe siècle ; dans la guimperie, dès 1878, il y avait 9 femmes pour 1 homme, et c’est parmi elles seules que se sont recrutées les nouvelles spécialités de « retoucheuses », « raccommodeuses », « chenilleuses », etc. que nécessitent, dans les années 1880, la mécanisation des tulles68.
92Ainsi disparaît une organisation séculaire, et avec elle une certaine classe ouvrière associée au nom de Lyon. C’est une survivance étrangère à la nouvelle Fabrique qu’évoque encore le préfet, en 1895, avec « ... ses trois éléments distincts qui concourent pour une part égale à la production... ». Les efforts, équivoques, sont vains, qui tentent de la resssusciter, et avec elle ont été entraînées les activités traditionnelles de complément : dans la guimperie par exemple, dès 1886-1887, on notait la liquidation rapide des petits ateliers à 1 ou 2 rouets69. En 1903, les commissaires parlementaires n’ont pas rencontré de jeunes ouvriers, mais que « ... des vieux ménages qui finissent leur carrière à la Croix-Rousse et ne pensent plus entreprendre aucun travail... » ; et de conclure « ... il ne se fait plus de jeunes apprentis ; c’est donc à brève échéance la ruine complète et définitive du tissage à Lyon.. »70.
93Cet effondrement des « canuts » n’est pas compensé par un appel de main-d’œuvre du tissage mécanique, dont on sait les préférences rurales. En 1882, un état — incomplet — n’y comporte pas plus de 2 485 ouvriers, et en 1904, un recensement par établissement tout juste 2 645, en accord avec l’Enquête parlementaire de 1903, qui en recensait 2 300. A l’exception de quelques cadres, la main-d’œuvre y est à peu près exclusivement constituée de jeunes filles reculées, comme à la campagne, dès qu’elles ont atteint l’âge légal71. Celle des ateliers de teinture et d’apprêt est au contraire à forte prépondérance masculine, à 85 % et 90 % estime-t-on vers 1903. Mais leur mécanisation et leur attention à l’innovation les ont empêchés d’entraîner un appel d’hommes qui corresponde à la place qu’ils tiennent dans la fabrication. Sans doute les effectifs y ont-ils doublé — vraisemblablement — entre les années 1870 et la guerre : en 1876, les teintureries occupaient 4 580 personnes, dont 2 670 au noir et 1 910 aux couleurs ; en 1890, 5 479 et, en y incluant les usines d’apprêt, 8 361 en 1904 ; en 1910 enfin, on évalue l’effectif, avec moins de précision, à 9 000 personnes pour Lyon et Villeurbanne72. Mais, d’une part, la demande s’est étalée dans le temps, d’autre part, à l’échelle de la ville, son volume demeure médiocre.
94Si bien qu’au total, il n’y a sans doute guère plus de 15 00 à 16 000 personnes à la Fabrique dans les années qui précèdent la guerre. La chute est, depuis le milieu du XIXe siècle, des deux tiers sinon des trois quarts. Les actes d’état civil la traduisent à peu près dans les mêmes proportions : alors que le nombre des unions a augmenté avec la population de Lyon et de Villeurbanne entre 1851 et 1911, celui des ouvriers en soie à convoler s’est-effondré de 688 à 241. C’est là le premier fait à souligner. Or, parmi eux, la part des tisseurs est passée de 84 % à 33 %, celle des apprêteurs, teinturiers et imprimeurs sur étoffes de 10 à 55 %, le reste étant constitué par divers métiers annexes ; c’est le second changement important : le type nouveau de l’ouvrier en soie lyonnais du XXe siècle naissant n’a plus rien de commun avec le « canut » d’antan, tant par la spécialité professionnelle que par le cadre du travail.
95Car l’ouvrier d’usine a remplacé le compagnon. Sans doute le tissage mécanique n’est-il pas totalement dégagé de l’ancienne Fabrique ; 400 « chefs d’atelier » ont su s’y reconvertir, et en 1906 encore, il n’y a pas moins de 227 établissements pour se partager les 1 807 tullistes : on en compte moins de 10 dans 193 d’entre eux, de 10 à 25 dans 23 autres, et tout juste 102 dans le plus vaste73. Mais pour toutes les autres étoffes, la concentration est de règle, aussi bien dans les 16 usines qui appartiennent aux fabricants que dans celles — 26 — qui battent à façon pour eux. En 1904, 8 sur 10 ouvriers du tissage mécanique travaillent dans des établissements de plus de 100 personnes, même si ceux de moyenne taille — entre 25 et 100 — dominent en nombre, soit 25 sur 33 ; et près de 2 sur 5 (38 %) dans les deux plus vastes, qui en ont respectivement 500 et 51274. Le visage de la teinturerie de soie n’est pas différent ; la primauté est semblable des usines moyennes — 21 sur 44 en 1890, 27 sur 41 en 1893 et en 1910 —, semblable est la force des grandes manufactures avec, tour à tour, 80, 77 et 78 % de l’effectif ; plus large est encore la place des deux plus puissants, de 48 % en 1890 à 51 % une vingtaine d’années plus tard. La concentration semble un peu moins accentuée dans l’apprêt : sa prise en compte en 1904 ne modifie pas la répartition par catégories, puisque la part des maisons moyennes demeure égale, 34 sur 70 ; mais celles-ci prennent une place plus forte, puisque les usines qui dépassent les 100 personnes — une quinzaine — n’accaparent plus que 52 % de l’effectif total. Les grands traits de la nouvelle Fabrique n’en sont pas altérés ; ils semblent être fixés dès les années 1890, et, par la suite, les retouches sont minimes. Tout au plus peut-on deviner le recul des petits ateliers : la part de ceux qui comptent moins de 50 ouvriers baisse de 13,7 à 10,9 % de l’effectif, et aucun n’en a moins de 10 à la veille de la guerre75.
96La Fabrique rentre donc dans le rang et ne se distingue plus des autres activités ; comme elles, elle progresse dans le cadre de grandes unités et quitte son acropole pour se fondre dans les nouveaux quartiers industriels de la ville76.
97La Croix-Rousse des pentes et du plateau perd sa position privilégiée sur la carte industrielle de Lyon et cesse d’être la plus importante concentration ouvrière de l’agglomération. On sait l’amenuisement du nombre des « canuts ». De la fièvre d’antan, il ne subsiste qui vaille qu’une douzaine de tissages mécaniques au début du XXe siècle : leurs 883 ouvriers ne représentent pas plus du tiers de l’effectif lyonnais dans le secteur. L’usine Gindre de la rue Hénon est la seule installation d’importance et occupe 500 ouvriers ; à l’exception de Bouvier, rue Coustou, et de Bonnet, qui en ont 110 et 82, les autres établissements sont médiocres, en général inférieurs à 25 personnes. Ils se sont implantés sur les pentes orientales du plateau, où ils côtoient quelques ateliers d’apprêt, rue des Capucins, rue Neyret — Rabut a la moitié d’un effectif qui ne dépasse pas la centaine en 1903 — et des cartonneries, serrées autour de la place Croix-Paquet, au service de la Fabrique : deux d’entre elles atteignent une cinquantaine d’ouvriers. Quelques ateliers de petite métallurgie ne comptent pas ; donc, hors du tissage mécanique, à peu près rien.
98L’activité s’est réfugiée au pied de la colline, le long des deux fleuves qui l’enserrent. La rive gauche de la Saône prend une part active au renouvellement de la teinturerie, moins à Saint-Vincent que dans son prolongement, en amont, car le vieux quartier où l’on teignait les flottes de soie n’a que de médiocres ateliers, sur le quai, rue de la Muette, montée de la Butte, rue Vieille Monnaie : les 4 principaux d’entre eux n’ont pas plus de 67 ouvriers à eux tous en 1890 — 125 trois ans plus tard en y incluant les apprêteurs —, et tout juste une cinquantaine en 1910. Mais sur le quai de Serin, l’usine des Gillet est un des plus importants établissements industriels de la région, emploie 2 000 personnes dès 1890, 1 350 en 1903 et 1 600 à la veille de la guerre ; Montessuy en a une soixantaine, et dans les premières années du siècle, on compte plus de 300 ouvriers à l’apprêt des étoffes chez Bussy (180), Reverchon et Morel. Si bien que l’ensemble du quartier Saint-Vincent — Serin concentre dans les années 1890, près de 2 ouvriers sur 5 à travailler dans la teinture lyonnaise, soit 38,8 % et 2 127 individus.
99Au même moment, pour être moins forte — 12 % et 660 ouvriers — la part de la rive droite du Rhône, entre la place Tolozan et la montée des Soldats est tout aussi remarquable ; d’autant plus qu’elle ne tient pas à un seul très grand établissement. En 1890, on y dénombre une douzaine d’usines de teinture ; les plus importantes s’échelonnent le long du fleuve, Cours d’Herbouville — 5, dont Fayolle, qui occupe 170 ouvriers —, place de la Boucle (2), et, sur Caluire, dans la grande rue de Saint-Clair (3, et 110 personnes chez Meurer) ; les autres se pressent dans les petites rues adjacentes, rue des Actionnaires, rue de Dijon, — qui abritent aussi, en 1903, une demi-douzaine d’ateliers d’apprêt, rue Mascrany et rue Sainte-Marie.
100A la veille de la guerre, les deux quartiers n’en sont pas moins en perte de vitesse : sur la Saône, le nombre des ouvriers est tombé à 1655, qui ne représentent plus que 30,7 % de la main-d’œuvre lyonnaise de la teinturerie ; et, de fait, Gillet avait transféré ailleurs, dès les années 1890, une partie de ses spécialités. Quant à l’ensemble Herbouville - Saint-Clair, son recul est aussi fort, à 9 %, et il ne compte plus que 487 ouvriers et 9 usines en 1910, les deux plus importantes n’employant que 130 et 110 personnes. Car la nouvelle géographie des industries et de la concentration ouvrière s’inscrit, en fait, hors des cadres de la ville tels qu’ils avaient été tracés au milieu du XIXe siècle, et dont La Croix-Rousse était le centre : sur la rive gauche du Rhône, dans l’ancienne commune élargie de La Guillotière et à Villeurbanne ; secondairement, à Vaise et aux marches de la presqu’île à Perrache.
101Sur la rive gauche du Rhône, le partage des activités ne se calque pas sur les limites communales : il suit, en gros, d’ouest en est, le tracé du cours Lafayette.
102Au nord de cette ligne, les Brotteaux de Lyon — le 6e arrondissement — et les Charpennes de Villeurbanne concentrent la plupart des établissements de la nouvelle Fabrique : dès 1890, leurs teintureries occupent respectivement 659 et 1 410 ouvriers, soit 12 et 25,7 % de la main-d’œuvre occupée dans la spécialité. Les 11 usines lyonnaises sont, pour la plupart, de taille modeste, d’un effectif qui dépasse rarement la trentaine, à l’exception de la maison Corron-Baudouin, près du Rhône, rue Godefroy, qui occupe 200 personnes, et de Pignan, à l’extrémité orientale du cours Vitton, qui a des dimensions à peu près semblables. Les autres ateliers s’alignent le long des rues Montbernard et Sully, à proximité du Parc de la Tête d’Or, et au sud du cours Morand, rue de Sèze et rue Bossuet. Il n’y a pas d’autre séparation avec les Charpennes que la ligne du chemin de fer ; mais on y est un ton au-dessus, et l’atelier y fait déjà place à la grande usine, comme Camus, qui concentre 400 ouvriers autour de ses bacs, dans le prolongement du cours Vitton, ou Bonnet, Ramel et leurs associés qui en ont 650 dans leurs établissements de la route de Vaulx ; et Renard esquisse un déplacement vers les marches de la ville en allant chercher cours de la République l’espace nécessaire à ses 215 ouvriers.
103Une douzaine d’années plus tard, Villeurbanne accentue cette marche à l’est ; on y dénombre alors 2 845 ouvriers dans la teinture, et l’apprêt, il est vrai ; pour 13 manufactures principales, il n’en est plus que 6, de moyenne importance, aux Charpennes, mais 5 dans le quartier de La Villette, derrière la Part Dieu, et les deux plus grandes usines, qui accaparent à elles seules les deux tiers de la main-d’œuvre communale — 890 et 950 personnes — sont à la périphérie urbaine, Vulliod-Ancel sur le cours de la République et Gillet au chemin Sautin. En même temps, Villeurbanne affirme sa vocation soyeuse, puisque travaillent dans ses 22 usines, les deux-tiers des tisseurs mécaniques de l’agglomération, partagés entre les 742 des Charpennes et les 1 020 du reste de la ville. Là, pas de clivage territorial par la taille de l’emploi : si le plus grand des établissements est un peu marginal — c’est celui de Martin et Charbin, qui compte, sur le chemin Saint-Victorien, 512 ouvriers —, ceux des Charpennes sont aussi de belle taille, de part et d’autre de la Grande Rue et du cours Vitton prolongé : on en dénombre 200 chez Crochet, impasse Lassalle, et chez Bergier, chemin de la Villette, 180 chez Denis, rue Colin, et plus de 50 chez la plupart des autres. A la veille de la guerre, Villeurbanne a encore augmenté sa place : là où l’on peut la mesurer, et la comparer — c’est-à-dire dans la teinturerie —, l’effectif s’est accru à 2 018 personnes soit 37,7 % de l’agglomération : en 20 ans, on est donc passé du quart au tiers ; les principales usines sont désormais à La Villette dans le quartier des Maisons Neuves ; et Vulliod et Ancel emploient 1 143 ouvriers à eux seuls.
104A cette expansion correspond le recul relatif des Brotteaux, qui n’ont plus en 1909 que 492 ouvriers — et 9,2 % du total — dans 9 usines : les deux plus importantes, Montaigu, sur le cours Lafayette, et Lullion, rue Bossuet n’ont rien à voir avec la taille des maisons de Villeurbanne : elles emploient respectivement, 141 et 75 personnes. La teinture, après un temps d’hésitation, se replie donc d’un quartier lié, au milieu du XIXe siècle, à La Croix-Rousse, comme elle le fait en même temps de Saint-Clair - Herbouville et de Saint-Vincent. Mais industries et ouvriers ne désertent pas les Brotteaux, loin de là ; simplement, ceux-ci diversifient leurs activités : l’apprêt, notamment, semble compenser, et au-delà, le départ des teinturiers ; en 1903, il semble nettement l’emporter, et dans la mesure où l’on peut faire la distinction — beaucoup de maisons se livrent aux deux activités — ; il aurait compté alors une douzaine d’usines principales, de forte taille souvent, comme Rivat, rue Sully (250 ouvriers), Garnier, rue Boileau (380), Montaigu sur le cours Lafayette (140) et Vignet, rue Montbernard (135) ; pour un effectif avoisinant les 1 200. D’autre part, dans les dernières années du XIXe siècle, on y trouve une dizaine d’ateliers métallurgiques notables, où l’on fabrique machines textiles et chaudières : entre le cours Morand et le cours Lafayette, ils ont 200 ouvriers, et 250 autres travailleurs aux cuirs, notamment chez Servajean, rue Molière, et chez Perrin (150). Malheureusement, on ne sait rien de la décennie qui suit.
105Par là, cependant, la physionomie des Brotteaux, et leurs directions se calquent, au fur et à mesure qu’on va vers le sud, sur celles de La Guillotière.
d) La Guillotière et les usines du XXe siècle
106Son visage n’a guère changé, et, en 1906, Ardouin-Dumazet en fait un tableau fort semblable à celui des années 1850 ; il ne reprend pas un mot sur sa précédente édition, antérieure de dix ans. Elle a simplement étendu ses constructions aux dimensions de la plaine rhodanienne, et étiré ses « ... rues longues parfois de plusieurs kilomètres, sales et boueuses, bordées de maisons basses, crûment bariolées de rouge, de bleu et de gris, legs des barbouilleurs italiens qui monopolisaient autrefois la peinture en bâtiment77. Seules ses grandes artères « ... se bordent peu à peu de maisons de 6 étages... ». Les maisons sont venues s’ajouter les unes à côté des autres, pour abriter la main-d’œuvre des usines qui se sont implantées au gré des espaces libres, perpétuellement attirées par les marges rurales du quartier Saint-Louis et de La Villette, puis de Montplaisir, enfin de Montchat et de Gerland, et perpétuellement rejointes et ennoyées dans le tissu urbain. Ce n’est pas un hasard si la rive gauche et La Guillotière concentrent la majorité des ouvriers du bâtiment78.
107On le sait, c’est aussi le berceau des industries mécaniques : dès 1882, on y comptait 1 680 ouvriers dans les 5 principaux ateliers, outre une centaine d’autres métallurgistes au moins, dans le seul quartier de la place du Pont et du Cours des Brosses ; de leur côté, à Saint-Louis, La Madeleine et Gerland, 1 chaudronnerie occupe 164 ouvriers chemin des Culattes, 4 fonderies, 145, et 250 autres sont dispersés dans des ateliers de spécialités variées. Dix ans plus tard, les chantiers de la Buire, rue Rachais, demeurent la plus grande usine de La Guillotière, avec 1 200 ouvriers ; mais dans la construction mécanique et la chaudronnerie, certains établissements se hissent nettement au-dessus du lot, comme Patiaut, Lagarde et Compagnie dont l’effectif, boulevard de la Part-Dieu, dépasse 250, et Buffaud-Robatel qui emploie 150 personnes à la fabrication des chaudières, chemin de Baraban. Parmi les fonderies, celle des frères Thévenin, entre la rue Dunoir et le cours de la Liberté, est à peu près de même taille79.
108La part est difficile à déceler que prend La Guillotière dans la progression très rapide, dans les dernières années du siècle, de la fonderie et du moulage des métaux non ferreux (il y a 1 500 tourneurs-robinettiers à Lyon en 191280), et de l’ensemble des constructions mécaniques (10 000 ouvriers en 1906, et 8 500 dans les fonderies, 12 000 en 191181). Elle y est à coup sûr considérable, et dans les premières années du siècle, « ... chaque année voit naître des établissements nouveaux... » dans le 3e arrondissement82. De fait, à ce moment-là, les deux robinetteries Seguin y ont 400 ouvriers à elles seules, tout comme la boulonnerie Fargier et Compagnie qui s’est mise, à La Mouche, à la fabrication des essieux, et l’usine des câbles électriques en a plus de 300. Et, surtout, c’est à La Guillotière que naît et se développe l’industrie automobile : la masse de main-d’œuvre y augmente rapidement, de 1 200 à 2 000 en 1905-1906 à 4 000 en 1912, pour une dizaine d’usines seulement. Parmi elles, La Buire revigorée en concentre 1 550 à 1 600, sur un effectif total de 1 900, toutes spécialités réunies ; à la veille de la guerre, en 1913, Berliet en emploie de son côté 1 250 déjà dans ses vastes établissements — 15 000 nr — de Montplaisir83.
109Le développement de l’emploi est peut-être moins fort dans les usines chimiques, puisque les principales firmes vont s’installer dans la banlieue méridionale. Il n’en est pas moins certain : en 1882, il y avait une quinzaine d’ateliers modestes, puisqu’ils ne réunissaient pas plus de 250 ouvriers, le long du chemin de Gerland, de part et d’autre de l’avenue des Ponts, impasse Gerland, chemin de la Scaronne et rue des Culattes ; or, en 1906, la seule usine Coignet, à Montplaisir, occupe 345 personnes, et Antoine Lumière y fait travailler 800 ouvriers à la confection des plaques photographiques : à ses débuts, en 1883, il en avait 10. Quant aux verreries, elle stagnent, de 972 en 1887 à un peu plus d’un millier en 1911 ; sous des raisons sociales changeantes, leurs 4 — puis 5 — établissements n’en constituent pas moins des unités de bonne taille : le plus important, Mesmer, rue des Culattes, a 320 ouvriers au début du siècle, Béroud et Sadler, route de Vienne et Jayet, chemin de Gerland en occupent chacun 250 ; et c’est autour d’elles que s’articulent l’essor industriel et le peuplement ouvrier de Gerland84.
110Enfin, La Guillotière attire à elle une fraction non négligeable de la nouvelle Fabrique. Alors qu’en 1882 n’y travaillaient que quelques dizaines de personnes à des activités annexes, et une centaine dans les tissages mécaniques du quartier de la Madeleine, on en dénombre plusieurs centaines dans la teinturerie — dont 300 chez Cadgène, chemin de la Rize — et l’apprêt — où l’emporte Du Clozel, qui concentre 250 ouvriers chemin de Gerland. En 1903, les 4 usines principales de l’arrondissement en rassemblent à elles seules 660 : l’expansion se nourrit du trop plein de Villeurbanne, vers La Villette — Elmer y est à la tête de 150 personnes — et Montchat, où Bertrand en réunit 350 sur le chemin des Pins. Et, en 1910, les 430 ouvriers de la seule teinturerie représentent une part de 8 % dans l’ensemble de l’emploi lyonnais du secteur.
111Le tableau ne s’arrête pas là, car plus que tout autre quartier, la Guillotière traduit « ... l’entrée définitive de Lyon dans la catégorie des villes d’industries multiples... »85, et, serait-on tenté d’ajouter, dans la grande industrie, tout simplement. En effet, pêle-mêle, il faut noter la part prise par la tannerie — Perrin, cours Lafayette, n’occupe pas moins de 150 ouvriers en 1893 — ou dans les industries alimentaires — la fabrication des pâtes, notamment, dont Lyon est un des premiers centres français — avec Rivoire et Carret qui en a plus de 100. La présence d’activités plus marginales accroît la diversité de La Guillotière, mais ne modifie pas son visage : c’est 300 ouvriers qu’emploie la manufacture d’équipements militaires Estival, rue de Montplaisir, et on en compte 228 au dépôt PLM dans les années 1890. Et c’est bien là que vivent la plupart des ouvriers du nouveau Lyon industriel, prolétaires concentrés dans et autour des grandes usines du XXe siècle. Avec elles, ils ont glissé insensiblement vers la périphérie de la ville ; Gerland, La Mouche, Montplaisir, Montchat ont remplacé La Croix-Rousse dans la toponymie du Lyon populaire. Au-delà des limites communales, ils se soudent avec la banlieue méridionale qui, à son tour, prend le relais.
e) Le nouveau Vaise ouvrier
112Car en dehors de La Guillotière et, d’une manière générale de la rive gauche, les autres aires du Lyon de naguère sortent du champ ; à l’exception de Vaise. Perrache même s’étiole, par manque de place, alors que dans les années 1880, à la veille de la grande dépression lyonnaise, il rassemblait quelques-uns des établissements les plus importants : l’arsenal, rue Bichat, et ses 659 ouvriers, les 400 de l’usine à gaz du cours Rambaud, les 840 de la Manufacture des Tabacs, et à peu près 730 autres dispersés dans une trentaine d’usines métallurgiques ou textiles ; en tout, donc, en 1882, près de 3 000 ouvriers seraient dans la grande industrie à Perrache, en incluant ceux — 398 — des ateliers du P.L.M. Or, dix ans plus tard, ceux-ci n’ont plus qu’un effectif réduit à 150, et à 170 en 1906. Le plein semble avoir été précoce, et l’essor se brise. En dehors d’une manufacture de cuirs — Dailly, avec 130 ouvriers, sur le quai des Etroits — on ne signale pas de nouvelles créations par la suite ; et les teintureries de la Quarantaine, de l’autre côté de la Saône, — l’une d’elles, Bredin, occupe 170 personnes en 1890 — ne sont plus assez importantes pour être recensées à la veille de la guerre, si elles n’ont pas simplement disparu86.
113A Vaise au contraire, la reprise industrielle s’est développée à partir des années 1870-1880, après deux décennies d’atonie, et sur le modèle de La Guillotière. En 1882, on y recense environ 650 ouvriers dans les principaux établissements dont plus de 500 métallurgistes de la chaudronnerie (22), d’une fonderie (50), rue de la Pyramide, et surtout de 4 importants ateliers de constructions mécaniques. La vieille fabrique d’aiguilles de la rue de la Claire, qui a longtemps végété avec une main-d’œuvre d’enfants assistés l’emporte, avec 250 personnes. Dans les années suivantes, sous la raison sociale de « Teste et Compagnie », reconvertie à la tréfilerie et à la câblerie, elle va s’enfler à 700 ouvriers en 1906, en même temps que la chaudronnerie Bonnet, du quai de l’Industrie qui dépasse les 300 dès 1893 et que les constructeurs de machines Piguet et Compagnie, qui atteignent le même niveau en 1901. Au début du siècle, Teste et Compagnie serait la plus forte concentration de Vaise, sans le dépôt du P.L.M. qui dépasse 800 ouvriers depuis les années 1890. Enfin, le quartier a des ateliers de tannerie non négligeables, rue du Bourbonnais, rue Gorge de Loup — avec une centaine de personnes en 1893 —, et il prend une part modeste, mais réelle, au renouvellement de la Fabrique : en 1903, il y a 250 ouvriers dans les usines d’apprêt installées quai Pierre-Scize, dont 180 chez Bussy, contre une centaine vingt années auparavant87.
f) De quelques inconnues
114La diversification professionnelle de la classe ouvrière et la complexité accrue de la société urbaine correspondent donc à Lyon, dans la plupart des branches industrielles, à l’avènement de la grande usine, longtemps l’exception ? Voire : oui, et non. Car la documentation dont on dispose privilégie l’établissement de forte taille ; d’autre part, elle se limite, la plupart du temps, aux activités nouvelles de l’industrie moderne.
115Or, on sait, par le recensement de 1891, que la première place revient désormais aux secteurs liés à la consommation ; rien n’interdit de penser que leur essor s’accentue avec les besoins de la population dans les deux décennies postérieures. Ainsi, dans le vêtement, où l’on sait clairement que la fabrication des corsets a connu une expansion considérable entre 1875 et 189588. ces industries traditionnelles mais primordiales, il arrive de suivre la règle commune : pour 3 500 cordonniers en chambre en 1905, on compte aussi 3 000 ouvriers en chaussures réunis en usines, une vingtaine ; à côté des tailleurs et des couturières à domicile, en 1912, une dizaine de manufactures de confection rassemblent 3 000 personnes89.
116Néanmoins, la concentration n’est pas exclusive de la dispersion : mieux, elle marche souvent de pair avec elle en partageant les divers stades d’une fabrication. D’autre part, certains secteurs restent dominés par l’éparpillement des ateliers ou des entreprises, comme le meuble, l’alimentation et le bâtiment : là aussi, c’est leur multiplication que relance, avec l’essor global de l’emploi, la croissance de la ville. Ainsi, en 1905, on ne compte pas moins de 65 patrons ébénistes, mais ils occupent 650 ouvriers ; 650 boulangers en 1906, mais plus de 1 600 mitrons90, en 1911, pour 350 maîtres, il y a 4 000 maçons, et les divers spécialistes du bâtiment, eux aussi écartelés par un grand nombre de chantiers ou de firmes, sont aussi nombreux — une dizaine de milliers — que les métallurgistes des constructions mécaniques91. Pour tous, ce n’est pas l’usine, mais le métier et ses contraintes qui, toujours, tracent le cadre ; la ville et surtout le nombre y ajoutent de nouvelles dimensions. Plus que la manufacture, la concentration géographique de travailleurs dispersés est peut-être le véritable visage de la classe ouvrière lyonnaise, même s’il est muet parce que peu familier aux observateurs qui ne saisissent pas la mutation de qualité qui sort du rassemblement.
117Enfin, il est difficile de passer sous silence le développement rapide d’un emploi souvent peu qualifié — d’ouvriers donc — qu’entraîne l’essor des fonctions de direction de la ville ; on verra à quel point certains espaces ouvriers des années 1850 en sont bouleversés. Le recensement de 1891 n’en saisissait que les racines et, au passage, on a intégré certaines spécialités — les cheminots des dépôts, par exemple — aux quartiers où ils vivent et travaillent. Faut-il rappeler que Lyon est, jusqu’aux années 1890, le principal entrepôt européen de redistribution des soies asiatiques, et que s’il cède la première place à Milan, il n’en conserve pas moins, au second rang, une fonction commerciale considérable dans les premières années du XXe siècle92, qu’en essaimant ses métiers dans toute la région, il développe une activité d’animation qui s’étend de l’Auvergne à la frontière italienne, du Jura aux abords du Comtat Venaissin et entraîne la création de tout un réseau d’échange et de transports : les vieilles rues de la Fabrique, ce sont, désormais, le soir, « ... des files de lourds chariots, attelés de chevaux vigoureux... (qui) s’ébranlent dans toutes les directions ; ce sont les fourgons-postes. Dans leurs flancs sont entassées les matières premières que les usines ou les métiers des ouvriers travaillant chez eux vont transformer. Dès le matin, à de grandes distances, à Chambéry, par exemple, ces fourgons... ont pu distribuer l’ouvrage, reprendre les produits achevés et rentrer le soir à Lyon... »93 ; sans le développement de ces expéditions, comment expliquer la présence de 1 200 ouvriers occupés à monter des cartons en 1906 ?94. Pourquoi, avec d’autres, les exclure du prolétariat urbain parce qu’on ne les voit guère et qu’on ne peut réellement les compter ?
118Leur multiplication est inséparable de celle des employés du commerce et des services : qui dénombrera l’emploi de ces banques qui de tous temps ont soutenu la Fabrique, s’appliquent maintentant à irriguer l’ensemble de l’économie régionale95. Ceux-ci sont hors de la classe ouvrière, c’est certain ; mais ils sont à côté d’elle, pas très loin, occupent les quartiers dont elle est chassée, la suivent là où elle s’installe avec tout l’appareil commercial et financier qui accompagne désormais l’activité des grandes usines. A l’intérieur de la ville au moins, « l’employé de soierie » par exemple, est au début du XXe siècle un type de plus en plus fréquent. Lui et ses semblables contribuent à créer un environnement sociologique particulier au milieu urbain : pour feutrer ou pour acérer les clivages sociaux ?
C. Une banlieue étrangère
119Rien de tel par contre dans les communes de la banlieue méridionale devenues des satellites industriels de la ville, et d’une manière quasiment exclusive. Même si la proximité lyonnaise introduit une nuance, elles représentent des communes projetées directement de l’agriculture à l’industrie dans un modèle théorique — et sans doute imaginaire — d’une révolution industrielle, tardive il est vrai. Elles esquissent cette couronne de population ouvrière qui enrobe à l’est le Lyon d’aujourd’hui.
120Le recensement de 1891 révélait déjà la concentration d’un prolétariat moderne, rassemblé dans les grandes unités des industries de pointe. En effet, alors qu’elles n’entraient que pour 5 °7o dans la population de l’agglomération, elles avaient 20,8 % — soit 1 301 — des ouvriers de la métallurgie, Oullins et La Mulatière, à elles deux, 19,8 % ; et 47,6 % de ceux des usines de produits chimiques — 887 —, concentrés à Saint-Fons et à Vénissieux (44,4 %).
121Tout, dans la suite, laisse deviner leur dynamisme accru, sur la rive gauche comme sur la rive droite du Rhône. Les ateliers du P.L.M. emploient déjà 1 600 à 1 750 ouvriers autour de 1887-1890, dont 1 100 à 1 200 à l’entretien du matériel roulant et 500 à 550 à la construction des voitures, en deux vastes établissements de 19 et 8 hectares, entre le fleuve et la route de Saint-Etienne. Leur personnel et les familles constituent, dit-on, la majeure partie des habitants d’Oullins ; et en 1906, l’effectif dépasserait 2 000 métallurgistes et carrossiers. Dans le même temps, celui des verriers a quintuplé, de 102 à plus de 500, dont 200 chez Veuve Saumont et Compagnie et 300 à la Cristallerie Carré ; en 1910, il s’élève à 565. Quant au nombre des tanneurs et corroyeurs — chez Ullmo, surtout —, il aurait progressé de 300 en 1882 à 800 en 1906. A La Mulatière, la fabrique d’instruments de pesage Trayvou emploie 270 ouvriers « balanciers » au début du siècle, et l’usine de bouteilles Bovagnet plus de 400 souffleurs et aides contre 264 une quinzaine d’années auparavant96. De l’autre côté du fleuve, on comptait en 1882 un peu moins de 800 ouvriers dans les usines de produits chimiques de Saint-Fons, dont 550 chez Saint-Gobain ; à la fin du siècle, il y en a plus de 1 200, et 593 à la veille de la guerre dans les seuls établissements Laprévote et Coignet, 120 environ à la Société française des électrodes, à Vénissieux97.
122Ces faubourgs exclusivement manufacturiers « ... ont perdu leur caractère agreste... », et leur paysage s’apparente à celui des communes industrielles de la Loire plus qu’à la ville voisine, bien que « ... sur près de 2 kilomètres, les deux routes de Givors (sur la rive droite) (soient) bordées de constructions... véritable prolongation de Lyon et appartenant à la grande ville par leur industrie... » ; et la grande rue de La Mulatière est faite de « ... maisons noircies par la fumée des fabriques... »98. Le tableau vaut pour l’autre rive. La seule différence est dans la hauteur des maisons, comme si l’on avait pris malgré tout garde à conserver les modes traditionnels de bâtir. A l’ouest en effet, Oullins et La Mulatière s’entassent, à l’exemple lyonnais : 1 bâtiment sur 2 (499 pour 997) y comporte au moins 2 étages en 1891 ; à l’est, Saint-Fons étire au contraire le long de la route de Vienne ses maisons basses, puisque 3 sur 4 d’entre elles (255 sur 314) ne dépassent pas le premier étage. Mais, surtout, — sauf à Oullins qui s’est élargi autour du vieux bourg anciennement urbanisé — la faible part des ateliers parmi les logements habités (moins d’1 sur 6) révèle la médiocrité du travail artisanal, laisse paraître la rareté du compagnon et, a contrario, la prédominance du prolétariat manufacturier99.
D. A la veille de la guerre, une autre ville ouvrière
123A la veille de la guerre, la Chambre de Commerce dresse un inventaire des industries de sa circonscription et de leur main-d’œuvre. Elle n’indique pas ses sources, ni son mode d’élaboration, elle déborde l’agglomération lyonnaise et, hélas ! résume ses résultats en un graphique imprécis. Mais tel quel, unique et exceptionnel, il est irremplaçable ; bien que ses catégories n’aient pas exactement la même composition, il mesure le chemin parcouru depuis 1866, précise ce qu’on avait entrevu en 1891 et deviné par la suite100.
124Désormais, 1 sur 3 des ouvriers d’industrie des deux sexes — 104 802 en tout, pour 11 262 établissements : ce sont les seuls chiffres livrés en clair — travaillent dans les grandes activités modernes de la métallurgie et de la chimie : soit environ 34 400 au total, avec des effectifs respectifs de 22 000 (dont 20 200 à la construction mécanique) et 12 400. Leur part s’élève à 33 % ; le Lyon ouvrier du XXe siècle est en place, les principales spécialités des industries de consommation viennent aussitôt après, à 30 %, pour les 31 500 ouvriers du vêtement, de l’alimentation, du bâtiment, de la papeterie et du livre101. Et le textile ne s’inscrit plus qu’à 26 %, avec guère plus d’1 ouvrier — 27 200 en tout — sur 4.
125Sa place tient d’ailleurs à l’embauche de 17 200 femmes : avec 63 % de la main-d’œuvre, le textile est désormais l’un des rares secteurs où elles l’emportent. Avec, bien sûr, le vêtement, où on en compte 87 % : si bien que tous deux concentrent à eux seuls la quasi totalité — 93 %, et 33 000 sur 35 600 — de l’emploi féminin. A l’inverse, hors le bâtiment où l’on n’occupe qu’eux, la part des hommes est quasiment exclusive dans la métallurgie (92 %) et l’emporte largement partout ailleurs, à la chimie (76 %) et à l’alimentation (66 %) comme à la papeterie et au livre.
126Enfin, si la répartition des secteurs et des sexes a été profondément modifiée, la multiplicité des petits établissements éparpille toujours la classe ouvrière lyonnaise. 98 % d’entre eux ont moins de 100 ouvriers, 93 % moins de 20, et près des trois quarts entre 1 et 5. Par secteurs, la prédominance est générale de ces ateliers qui n’emploient que quelques compagnons : elle n’étonne pas dans l’alimentation (96 %) ni dans le vêtement (75 %), et la bâtiment (71 %) son ampleur est beaucoup plus surprenante dans les constructions mécaniques : 71 % aussi, c’est-à-dire plus que dans le textile (66 %). L’essor des secteurs nouveaux a donc entraîné comme on le pressentait, une marche parallèle de l’usine et de l’atelier, alors que la mutation des activités traditionnelles s’inscrivait sous le seul signe de la concentration ? C’est une hypothèse ; elle n’a pas valeur générale, puisque la chimie, au contraire, s’est développée dans le seul cadre de la manufacture : les micro-ateliers n’y entrent que pour 56 %. L’image reste floue, en l’absence de la ventilation des effectifs par taille des établissements.
127Quant à la place de la classe ouvrière dans la société lyonnaise, elle s’inscrit, avec des déplacements géographiques au travers de la répartition socio-professionnelle des nouveaux mariés102 : le trait est grossier, il faut s’en tenir aux grandes catégories des possédants, des employés et des ouvriers, et, pour ceux-ci, au partage entre la Fabrique, les autres industries et les services103.
128En 1911, donc, 2 054 des hommes qui se marient pour la première fois peuvent être mis au rang des ouvriers : soit 20 % en sus des chiffres de 1851, où l’on n’en comptait que 1 705. La progression reflète donc l’essor industriel de l’agglomération en une soixantaine d’années, qui marque fortement son caractère de toujours, puisqu’un sur deux, ou presque (47,5 %) des nouveaux mariés est un ouvrier. Mais en 1851, il y en avait 2 sur 3 (65,3 %), et le nombre total des actes utiles est passé de 2 610 à 4 319 : donc, en augmentation de 65 %. Le recul relatif de la population ouvrière est un fait d’évidence, en même temps que la diversification de ses grands secteurs d’emploi : si l’on n’avait pris que les industries proprement dites, le gain n’eût été que de 9,5 % entre 1851 et 1911.
129A près des 3/5, c’est la multiplication des employés qui soutient l’essor du nombre des actes : il en est 1 309 à se marier dans l’agglomération, en 1911, contre 309 en 1851 ; soit près d’un sur 3 des nouveaux époux, contre guère plus d’un sur 10, et leur nombre s’est enflé de 324 %. L’état-civil traduit donc d’une manière éclatante la marche occulte des nouvelles « couches » moyennes dans le cadre urbain, et le nouveau paysage social où s’inscrit la classe ouvrière lyonnaise.
130La banlieue seule échappe encore à cette mutation104 : là, c’est bien le dégagement progressif, hors du compagnonnage de la Fabrique, d’un prolétariat usinier que reflètent les actes de mariage. En 1911, dans les quatre communes les plus transformées, au cours des deux décennies antérieures, par l’industrialisation — Oullins, Pierre-Bénite, La Mulatière et Saint-Fons — il y a 67 ouvriers (et 63 ouvriers d'industrie) pour 100 nouveaux mariés. Pour la totalité de la banlieue méridionale, leur place s’inscrit à 62 contre 37,4 % en 1851, dont un dixième de « canuts » (10,4 %) ; ceux-ci ont à peu près totalement disparu — pas plus de 7 pour mille — La mutation est d’autant plus profonde et c’est là que les gains relatifs — + 30 points ! — sont les plus forts de toute l’agglomération, et de loin. Le caractère prolétarien s’affirme par la faible place — 15 %, donc deux fois moins que la moyenne — des employés et des possédants de tous ordre (13 %). Saint-Fons est d’ailleurs la seule commune où l’on ne fasse référence à aucune spécialité professionnelle pour se dire simplement « ouvrier d’usine ».
131L’empreinte est tout aussi forte à Villeurbanne ; en 1911, 66 époux sur 100 sont des ouvriers, et 62 travaillent dans l’industrie ; les gains sur 1851 sont plus modérés : 7,7 et 5,8 points de plus, mais l’étroitesse de l’échantillon de départ interdit une trop grande fermeté des conclusions. La grande différence tient à la place des teinturiers, des apprêteurs et des tisseurs : plus de 18 pour cent, presque au même niveau qu’en 1851 — 18,5 pour 20,5 %, et ils sont huit fois plus nombreux. La présence de la Fabrique n’est nulle part aussi forte et valide, dans une certaine mesure, la qualité de la source et de la méthode. Mais, surtout, on dénombre plus de 19 employés sur 100 : il n’y en avait aucun en 1951. Villeurbanne est déjà atteinte par la grande mutation de la société lyonnaise.
132En effet, à Lyon même, il n’y a guère plus d'ouvriers à se marier en 1911 — 1 596 — qu’au milieu du XIXe siècle — 1 623 —, et moins d’ouvriers d'industrie : 1 395 au lieu de 1 532. Si bien que leur part respective est tombée, d’une coupe à l’autre, de 66,3 à 44,4 % et de 63,7 % à 38,2 % seulement. C’est une preuve flagrante de la désertion relative de la ville, qui perd de cette marque ouvrière par laquelle elle s’était imposée à l’attention sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire. Or, il n’en résulte pas une affirmation numérique de la bourgeoisie : professions libérales, fabricants, rentiers et négociants n’ont progressé dans le même temps que de 16 à 19 %, et l’essor du petit commerce suffit à en rendre compte. Les gagnants, ce sont bien les cadres de l’industrie et des services : en 1911, sur 3 Lyonnais qui se marient, il y a désormais 1 employé, et leur part est passée à 32,6 % contre 12,5 % en 1851.
133L’évolution n’a pas été uniforme à l’intérieur des limites communales. Et La Guillotière et les Brotteaux demeurent des quartiers ouvriers, plus fortement que les autres : à la moitié des actes (49,8 %), et, le nombre des ouvriers à s’y marier a triplé depuis 1851, presque, de 381 à 964 en 1911. Mais ils constituent l’exception, et les mairies du 3e et du 6e arrondissement accueillent désormais plus de 3 sur 5 de ceux qui se marient dans toute la ville, au lieu d’1 sur 5 au milieu du XIXe siècle ! Incontestablement, la ségrégation géographique s’est affirmée, et la rive gauche du Rhône a progressivement concentré ceux que la ville rejetait et que ses usines accueillaient : ainsi se confirme la description partielle qu’on a pu faire de ses nouvelles implantations industrielles. Et, de fait, la poussée des couches moyennes y est nettement moins affirmée qu’ailleurs : mais faut-il retenir que les employés n’y fournissent que 27,3 % de nouveaux époux, ou qu’ils n’étaient que 12 sur 100 en 1851, tandis qu’on comptait alors 7 ouvriers sur 10 (68,5 %) et que leur nombre absolu est passé de 68 à 529 ?
134L’hésitation n’est pas de mise pour les quartiers de la presqu’île et la rive droite de la Saône. Le centre de la ville — les 1er et 2e arrondissements, des pentes de la Croix-Rousse à Perrache, et le 5e, de Saint-Just à Vaise — a achevé, ou en tout cas fortement avancé, cette élimination des ouvriers qui se faisait jour dès les années 1860. En 1911, on en trouve moins de 2 sur 5 (37,9 %) au lieu de 3 sur 5 en 1851 (61,3 %), malgré un net progrès de leur emploi dans les services, de 2,5 à 7,3 % de l’ensemble des actes utilisés ; tous les secteurs industriels sont en recul, mais la Fabrique s’effondre d’un peu plus du cinquième (22,7 %) à moins du vingtième (4,5 %)105. Le rôle essentiel de sa crise et de ses mutations s’affirme sur le plateau de La Croix-Rousse, dans le 4e arrondissement : une certaine tradition survit, il y a 15 « canuts » sur 100 mariés en 1911 ; mais il y en avait 72 en 1851 et en parler comme d’un quartier d’ouvriers à la veille de la guerre n’a plus le même sens, puisque leur part est tombée de 89 à 42,7 %.
135« La ruche ouvrière a quitté le plateau et ses rampes d’accès... », et La Croix-Rousse « ... n’héberge plus guère aujourd’hui qu’une modeste population de petits employés... », note A. Kleinclausz en 1913. De fait, leur part est de 37,3 % sur le plateau en 1911, de 38,8 % dans le reste de Lyon traditionnel : c’est-à-dire qu’ils fournissent proportionnellement autant et plus de jeunes époux que la classe ouvrière. La sophistication de l’économie lyonnaise a fait de la presqu’île et des pentes une « city », et les innombrables bureaux et magasins des marchands de soie, des banquiers et des fabricants de tous ordres y ont développé plus rapidement l’emploi que les créations industrielles.
Notes de bas de page
1 Cf. Pouthas (Ch.), La population française pendant la première moitié du XIXe siècle, p. 101, qui calcule sur la population totale et englobe donc les gens comptés à part à partir de 1851. Par la suite, tous les nombres cités sont ceux de la population municipale seule, donc plus proches de la réalité économique et sociale ; mais il faut se garder de les comparer terme à terme avec ceux du début du siècle.
2 Sur la population des communes suburbaines avant 1851, cf. supra, chap. I, note 153.
3 Kleinclausz (A.), Histoire de Lyon, t. 3, p. 264 et suiv. Le décret de rattachement est du 24 mars 1852 ; la loi du 19 juin 1851 en étendant les pouvoirs de police du préfet aux communes de Caluire, Oullins, Sainte-Foy, Villeurbanne, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Bron délimite, avec beaucoup de préscience, la future banlieue de Lyon. Pour l’ensemble du paragraphe, cf. aussi Kleinclausz (A.), Lyon des origines à nos jours, La formation de la cité, particulièrement les deux premiers chapitres.
4 A.M. Lyon, 2 S.263, Plan de la ville de Lyon et de ses environs, par J.M. Darnet, 1834 et 2 S.289, Plan topographique de la ville de Lyon et de ses environs, par E. Rembielinsky et L. Dignoscyo, 1848, révisée 1852 ; cf. aussi le plan annexé (1848) à Montfalcon (J.B.), Histoire de Lyon... et la carte d’Etat-Major, non datée mais levée vers 1853-1854 (3 S.690) et très attentive aux surfaces bâties.
5 Chambet, Guide des étrangers, Lyon descriptif..., 1860, à propos des fortifications de la Croix-Rousse : « ...des meurtrières sont disposées en face de chaque rue, de façon à pouvoir mitrailler et balayer la Croix-Rousse dans tous les sens... ».
6 Cf. Garden (M.), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, p. 10 et suiv.
7 D’après les daguerréotypes des A.M. Lyon, 2 Ph. 4, no 81 à 120.
8 Audiganne (A.), Les populations ouvrières de la France, t. 1, 1re édit., p. 225 et suiv.
9 A.M. Lyon, 2 S 68, Nouveau plan de la ville de Lyon et d’une partie des communes voisines, par M. Bouteille..., 1875.
10 Ardouin-Dumazet, Voyage en France, 7e série, région lyonnaise, 1re édit., 1896, p. 3 et suiv.
11 A.M. Lyon, 2 S.415, Création d’une route et établissement d’un tramway électrique de la Croix-Rousse à Fourvière et Saint-Just, carte des environs de Lyon..., 1895, et A.D. Rhône, M, Dénombrement de 1891, instructions et id., 1911, Plan général de la commune de Lyon, 1908.
12 Et qui constituent la banlieue telle qu’on la retiendra tout au long du chapitre.
13 Cf. la démonstration, qui porte d’ailleurs surtout sur les recensements postérieurs, de Bienfait (J.), La population de Lyon à travers un quart de siècle de recensements douteux, 1911-1936, R.G.L., t. 43, 1968, p. 63-94 et p. 95-132.
14 Pour les taux d’accroissement quinquennaux des communes de banlieue, voir le tableau annexe no 17 ; quant aux moyennes annuelles des naissances et décès, elles s’inscrivent ainsi :
N | D | |
1901 - 1905 | 8 079 | 8 552 |
1906 - 1910 | 8 194 | 8 119 |
et parlent d’elles-mêmes.
15 Cf. Pouthas (Ch.), ouvr. cit., p. 101 ; Arminjon (J.), La population du Rhône..., p. 70 et suiv., et Statistique générale de la France, Résultats... du recensement... 1906, T. 1, 1re partie, p. 58 et suiv. Le Rhône tout entier gagne 340 946 habitants en passant de 574 635 à 915 581 ; l’arrondissement de Lyon, 286 903 à lui seul, de 410 139 à 697 042 ; c’est donc à 95 % que s’inscrit la part de l’agglomération lyonnaise. Pour les taux d’accroissement entre deux recensements, cf. supra, note 14, et pour l’ensemble du paragraphe, graphiques 28 et 29.
16 Les sources sont les résultats officiels imprimés des recensements quinquennaux (cf. bibliographie).
17 Dans la mesure où les chiffres dont on dispose sont exacts, puisqu’un document préfectoral (A.D.R., M, 29.10.1876, cité par Chatelain (A.), La formation de la population lyonnaise..., R.G.L., t. 29, p. 93) estime que « le recensement de 1872 fut fait très superficiellement à Lyon... » et que « ... ce n’est pas à moins de 30 000 âmes qu’on peut évaluer le chiffre de la population au-dessous duquel resta dans notre ville le relevé officiel... ».
18 Les sources de ce paragraphe sont constituées, pour l’essentiel, par les résultats des recensements de 1866, et de 1851, conservés aux A.D. du Rhône, ou du moins ce qu’il en reste, dans la série M, non classée ; les liasses sont sous la cote provisoire de 5 M, et intitulées : Dénombrement de 1866, registres de dépouillement par professions et âge, cantons de Neuville, Villeurbanne et Saint-Genis-Laval, et Lyon, Ier à 5e arrondissement ; « dénombrement de 1851, états récapitulatifs », auxquels il faut ajouter les listes nominatives, 1 registre par canton outre ceux de Lyon, Vaise, La Croix-Rousse et la Guillotière : la récapitulation socio-professionnelle se trouve sur la dernière page de chaque cahier. Pour 1866, les états sont complets et très détaillés : on a pu ainsi séparer, dans certaines rubriques d’industrie (les transports par exemple) ce qui appartenait réellement au secondaire et ce qui devait être compté dans le tertiaire, où ont été mis tous les domestiques, sauf ceux de l’agriculture. On a exclu de la population active et des familles les rentiers de tous ordres, les pensionnés et la population flottante, qui n’entrent donc pas dans le total ici calculé.
19 La différence d’avec 100 correspond aux 873 ouvriers agricoles, dont 537 hommes et 336 femmes, pour 3 722 exploitants ; à l’échelle lyonnaise, ce sont des nombres négligeables.
20 Le dénombrement aboutit donc à un ordre de grandeur analogue à celui de l’Enquête industrielle de 1860, qui estimait la main-d’œuvre de la Fabrique à 50 000 personnes, Cf. Statistique de la France, 2e série, t. XIX, p. XXI et suiv. Cependant, d’autres évaluations de l'emploi (A.M. Lyon, 1, 2, 47, A, 165) parlent de 59 397 individus en 1866, contre 63 153 en 1856, et 50 268 en 1870.
21 A.D.R. 9 M, Situations industrielles, au X-1865, Commissaire spécial, 17.6.1858 ; l’Enquête de 1860 parle de 3 000 ouvriers dans les ateliers de teinture et 800 dans ceux d’apprêt ; mais on sait qu’il s’agit de simples évaluations, non justifiées par des documents précis.
22 Cf. supra, chap. II.
23 Cf. Reybaud (L.),... Condition des ouvriers en soie..., p. 157 et suiv. : « ... elles arrivent à la tâche entière comme les compagnons. La seule différence est dans le prix des salaires. Le gouvernement de ces ouvrières est aussi facile que celui des ouvriers l’est peu. Elles sont douces, polies, obéissantes... et ne se rebutent ni ne se plaignent... les chefs d’atelier leur donnent... la préférence. Point de débat avec elles, point de temps perdu en propos... ».
24 Annuaire du Rhône... 1846, tableau h.t., « dénombrement de la population de Lyon et des villes suburbaines..., 1846 ».
25 Cf. carte no 10.
26 Linossier (F.) et Cajani (F.), Les mystères de Lyon... t. 2, p. 24, et p. 53 : « ... construite pour les ouvriers en soierie, (la Croix-Rousse) n’est habitée que par eux ; du 1er étage à la mansarde de la maison, on ne voit que des métiers d’étoffe... ».
27 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 224.
28 Annuaire du Rhône... 1853, p. 31.
29 Linossier (F.) et Cajani (F.), ouvr. cit., t. 2, p. 24.
30 Annuaire du Rhône... 1846, tableau h.t. cit.
31 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 224 et suiv.
32 Cf. Charrière (Ch.), Les crises de l’économie lyonnaise à la fin de la Monarchie de Juillet, MM, Lyon, p. 25 et suiv.
33 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 225.
34 Id., p. 224.
35 Annuaire du Rhône... 1853, p. 32.
36 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 224.
37 Annuaire de Lyon... 1846, tableau h.t., et id., 1853, p. 112.
38 Annuaire, id. et Linossier (F.) et Cajani (F.), ouvr. cit., t. 2, p. 33-34.
39 Id., t. 1, p. 48.
40 Id., t. 2, p. 109.
41 Annuaire de Lyon... 1849, p. 112.
42 A.M. Lyon, 2 albums, inondations de 1856 : quelques-uns d’entre eux sont reproduits dans Kleinclausz (A.), Lyon des origines à nos jours..., ouvr. cit., p. 58 notamment.
43 A.N., BB 30 379, proc. gal Lyon, 26.10.1850.
44 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 224 et suiv., et Linossier (F.) et Cajani (F.), ouvr. cit., t. 3, p. 8.
45 Le couple classes laborieuses - classes dangereuses, et leur assimilation par certains observateurs sont devenus, bien sûr, un lieu commun de la littérature historique depuis l’ouvrage de Louis Chevalier (cf. bibliographie). Il faut noter qu’à La Guillotière, il existe tout de même certaines raisons de confusion : le quartier connaît la plus forte densité de mauvais lieux de Lyon, autour de la place du Pont, rue Monsieur, et l’on a pu récemment y déterminer un véritable « triangle du crime » (Chassin A., La délinquance à Lyon à la fin de la Monarchie de Juillet, M.M., p. 114 et suiv.).
46 A.M. Lyon, dénombrement de 1851, listes nominatives, La Guillotière... La progression est d’ailleurs plus forte pour les « manufactures diverses », car la rubrique de 1851 inclue des catégories en sus qu’on ne peut pas isoler en 1866 : on s’y est tenu aux principales d’entre elles.
47 A.N., F 20 501, préfet Rhône, 28.9.1850.
48 A.D.L, 52.M.39, Bulletin du Maréchal de Castellane, 13.8.1858.
49 A.N., BB 30 379, proc. gal Lyon, 28.12.1868.
50 Audiganne (A.), ouvr. cit., t. 1, p. 224 et suiv.
51 Il est préférable de faire la relation entre les hommes seuls, car il semble que les agents recenseurs aient compté comme actives les épouses des patrons ; ce qui est une option fort contestable.
52 En 1851 déjà, il y aurait eu 705 débits de boisson, alors même que la population était bien moindre, d’après Lusset (E.), La population des communes suburbaines de Lyon au milieu du XIXe siècle, M.M. Lyon, t. 1, p. 86-87.
53 Duveau (G.), La vie ouvrière en France sous le Second Empire, p. 226.
54 A.D.R., 5 M, Dénombrement de la population, 1866, récapitulatifs des ménages et des maisons.
55 A.N., F. 20 501, préfet Rhône, 28.9.1850.
56 A.N., id., et A.D.R., 5 M., Dénombrement..., 1851, registres listes nominatives Oullins et Sainte-Foy-lès-Lyon.
57 A.N., BB 30 379, proc. gal Lyon, 10.7.1859 et 5.4.1860 et A.D.L, 52 M 39, bulletin du Mal de Castellane, 10.4.1859.
58 A.D.R., 5 M, Dénombrement de 1876, tableau E, par commune : « population générale classée par professions ».
59 A.N., C 3021, Enquête parlementaire..., 1872, Conseil Hygiène Lyon.
60 Puisque l’industrie n’y est subdivisée qu’en deux rubriques : « grande industrie » et « Arts et métiers ».
61 A.N., C 3021, Enquête parlementaire..., 1872, et F.12 4532, préfet Rhône, 16.10.1872 ; en 1874, un rapport de police (A.D.R., M, grèves antérieures à 1879) parle de 6 à 7 000 teinturiers et d’un total de 15 000 personnes, qui semble exagéré.
62 On sait les variations du concept d’activité féminine d’un recensement à l’autre ; il est donc préférable de s’en tenir aux effectifs de la seule main-d’œuvre masculine.
63 A.D.R., 5 M, Dénombrement de 1891 tableaux récapitulatifs des professions, par commune.
64 Sur la crise économique elle-même, cf. supra chap. 2, pour la comparaison avec 1866, cf. tableau no 18.
65 Les rubriques de 1891 ne sont pas tout à fait les mêmes que celles de 1866, et il y a eu des transferts de métiers de l’une à l’autre ; la comparaison est donc possible surtout au niveau des grands ensembles.
66 A.D.R., 9 M, Chambre Commerce Lyon, 7.9.1883 et A.N., F.12 4511 B, Documents Parlementaires, juin 1885, p. 2307.
67 Chambre des Députés..., 1904, Enquête sur la situation de l’industrie textile..., t. 3, réponses de la Chambre syndicale des tisseurs de Lyon, p. 101 et 129, de la Caisse de Prêts aux chefs d’atelier, et d’Augagneur, maire de Lyon, p. 135.
68 A.N., F.12 4511 B. Documents parlementaires, 1885, juin, p. 2307 ; F.12 4654, préfet Rhône, 8.5.1879 et F.12 4662, extrait du Cri du peuple, 5.2.1887 ; cf. aussi Bonnevay (L.), Les ouvrières lyonnaises à domicile..., p. 20 et suiv.
69 A.N., F.12 4662, cf. supra, note 76 ; A.D.R., M. Grèves, 1895, préfet Rhône, S.D. ; Rey (S.) La transformation du tissage à Lyon, C.R.S. Eco. Pol., 1908, p. 228 et suiv. Laferrère (M.), Lyon, ville industrielle..., p. 184, note 29.
70 Chambre des Députés,... 1904, Enquête sur... l’industrie textile, t. 3, p. 88, réponse du Comité des Chambres syndicales ouvrières de Lyon, et p. 153, dépositions des commissaires ; Turquan (V.), Géographie du Rhône,... p. 77.
71 A.D.R., 9 M., Situations industrielles..., 1882 et M, grèves, 1901-1904, police, 20.12.1903 et 2.1.1904 ; Chambre des députés, 1904, Enquête sur... l’industrie textile, t. 3, p. 20 (réponse Association de la Soierie lyonnaise) et p. 148-150 (réponse Augagneur).
72 A.D.R., M., grèves antérieures à 1879, préfet, 5.10.1876 ; id., 1888-1891, police, 17.6.1890 ; id., 1893, police, s.d. ; id., 1909-1910, préfet, s.d. ; d’après Lyon en 1906, t. 2, p. 350, le nombre des ouvriers s’élève à 6 255 dans la teinturerie et Augagneur parle de 10 000 à 12 000 pour l’ensemble apprêt-teinture en 1904 (cf. note précédente).
73 A.D.R., M. Grèves, 1906, Commiss. spéc., 10.2.1906.
74 Id., Grèves, 1900-1904, « Note sur la situation de la Fabrique lyonnaise », s.d. (fin 1903).
75 A.D.R., M., grèves, 1888-1891, police, 17.6.1890 ; id., 1901-1904, police, s.d. (fin 1903) et id., 1909-1910, préfet, s.d. (début 1910) ; id., M., Premier Mai 1893, préfet, s.d. Il faut noter que l’on retrouve, pour l’apprêt du tulle, la même dispersion que pour le tissage en 1903, ses 692 ouvriers s’éparpillent en 22 établissements dont 19 en emploient moins de 50 et 15 moins de 25 ; le plus important ne dépasse pas 80 (A.D.R., M., Grèves, 1901-1904, police, 24.11.1903).
76 Sauf exception — signalée — les sources principales sur la description des concentrations ouvrières de Lyon et Villeurbanne sont A.D.R., 9 M., Situations industrielles..., 1882, tableau des usines de l’agglomération, par quartiers : id., M, Grèves, 1888-1891, police Lyon, 17.6.1890 ; id., M, 1er mai 1893, tableau préparatoire aux mesures d’ordre adressé aux commissaires de police ; id., M., grèves, 1901-1904, préfet, s.d. (1903) et id., M., Grèves, 1909, préfet, s.d. (fin 1909) ; nous y renvoyons une fois pour toutes, en même temps qu’aux cartes nos 19 à 24, nécessaires à la clarté des paragraphes qui suivent.
77 Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., p. 47.
78 A.D.R., M., grève générale du bâtiment, 1897, Commiss. spécial, 10.8.1897.
79 Id., M., grèves, 1891, police, 28.11.1891.
80 Et 440 mouleurs d’aluminium ; sur un total de 1 800 tourneurs et mouleurs de métaux (A.D.R., M., Grèves, 1905, préfet, 11.4.1905, et id. 1906, préfet 10.6.1906.
81 A.D.R., Grèves, 1912, préfet, décembre 1912 ; et id., 1906, préfet, 13.6.1909.
82 Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., p. 161.
83 A.D.R., M. Grèves, 1906-1910, préfet, 12.7.1905, 23.4.1906 et 24.12.1910 ; cf. aussi Lyon en 1906, t. 2, p. 489 et suiv., p. 513 et suiv., et Laferrère (M.), ouvr. cit., p. 361 et suiv. Sur Berliet et La Buire, A.D.R., M., Grèves, 1910, Commissaire spécial, 24.12.1910.
84 A.D.R., M., Grèves, 1886-88, préfet, 10.10.1887 ; id., 1906, préfet, 1.9.1906 et id., 1911, préfet, 3.10.1911 ; Lyon en 1906, t. 2, p. 381-383 et Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., p. 161.
85 Auguste Isaac, président de la Chambre de Commerce (Lyon en 1906, t. 2, p. 571).
86 A.D.R., M., Grèves, 1891, police, 17.7.1891 et Lyon en 1906, t. 2, p. 471 et suiv.
87 A.D.R., M., Grèves, 1891, police, 17.7.1891 et id., 1901, Commissaire spécial, 26.11.1901 ; Lyon en 1906, t. 2, p. 489 et suiv.
88 Bonnevay (L.), ouvr. cit., p. 47 ; en 1895, la seule industrie du corset emploie 6 000 femmes, toutes à domicile.
89 A.D.R., M., Grèves, 1905, préfet, 14.12.1905 et id., 1912, préfet, 24.11.1912 : en 1906, il n’y avait encore que 2 000 ouvriers dans la confection.
90 A.D.R., M., Grèves, 1905, préfet, 8.2.1905 et id., 1906, police, 17.7.1906.
91 Parmi eux, 2 000 charpentiers (A.D.R., M., Grèves, 1911, préfet, 31.3. et 17.8.1911).
92 Cf. Gueneau (L.), Lyon et le commerce de la soie, p. 55 ; Lyon en 1906, t. 2, p. 19 ; Lequin (Y.), Aspects économiques des industries lyonnaises de la soie..., p. 116 et suiv. et Garcin (J.), La Fabrique lyonnaise de soieries... p. 16, p. 23 et suiv.
93 Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., p. 51.
94 A.D.R., M., Grèves, 1905, préfet, s.d.
95 Cf. dans Labasse (J.), Les capitaux et la région..., p. 22 et suiv., l’essor des opérations de la succursale lyonnaise de la Banque de France et celui du réseau de la Société Générale et du Crédit Lyonnais.
96 A.N., F.7 12531, préfet Rhône, 24.4.1906 ; A.D.R., 9 M, Situations industrielles, 1882 et 1888—1892 ; id., M., Grèves 1886-1888, préfet, 10.10.1887 ; id., 1906, préfet, s.d. ; id., 1909, 20.6. et 20.11.1909, préfet ; Lyon en 1906, t. 2, p. 471 et suiv. et p. 489 et suiv.
97 Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., 2e éd., p. 268 et p. 273-275, A.D.R., 9 M, Situations industrielles, 1882 et id., M, Grèves, 1911, préfet, 9.5 et 1912, préfet, 12.3.
98 Ardouin-Dumazet, ouvr. cit., p. 161 et suiv.
99 A.D.R., M., Dénombrement de 1891, état des maisons et locations par commune. Pour la place des logements ateliers, les chiffres sont les suivants :
On saisit d'emblée la différence d'avec Lyon.
100 Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon pour l’année 1914, « consistance économique des groupes industriels de la circonscription », tableau h.t.
101 La place réelle des industries de consommation est sans doute supérieure ; les effectifs recensés du bâtiment sont en effet étonnamment faibles : environ 4 800 hommes. N’a-t-on pas compté les seuls ouvriers permanents dans une activité où l’embauche saisonnière joue un rôle considérable ?
102 Pour 1911, la source est constituée par les registres d’actes de mariages conservés au greffe du Palais de Justice de Lyon, pour les arrondissements urbains et les communes de banlieue. On a opéré les regroupements géographiques nécessaires à la comparaison d’avec 1851. (A.D.R., Série E, mariages, 1851, cf. Sources et bibliographie), après dépouillement exhaustif des deux années. Les hommes seuls sont pris en compte pour la détermination des structures sociales, et toutes les mentions socio-professionnelles équivoques ont été écartées ; sur les qualités du document, cf. infra, 2e partie, chapitre 5. Enfin, les années 1851 et 1911 ont été retenues parce qu’elles correspondent aux dénombrements qui encadrent la période.
103 Ces classements sont faits d’après la déclaration des nouveaux mariés : ils définissent eux-mêmes métiers et statuts, et à partir d’eux, on a reconstitué la catégorie des ouvriers, où l’on a mis — dans les services — les garçons de magasins ; les employés — qui se disent tels la plupart du temps — constituent donc, dans notre classification, une catégorie sociale et non économique.
104 Pour la banlieue et pour les divers ensembles de Lyon, cf. tableau hors texte annexé au graphique no 30.
105 Et encore la prise en compte — inévitable — de Vaise, dont on connaît le renouveau industriel, feutre-t-elle le mouvement et réduit son ampleur.
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