Introduction
p. V-VIII
Texte intégral
1Partir d’un problème, aimait à répéter Lucien Febvre. Or, est-il d’énigme plus troublante, sur le moment, que l’effondrement du mouvement ouvrier français dans le tragique été 1914 ? En quelques jours, la classe ouvrière réintègre la communauté nationale dont elle semblait se dissocier, progressivement, de rupture en rupture, depuis plusieurs décennies — Pourquoi ? Mais l’avait-elle jamais quittée ? Il faut bien avouer que si problème il y a, il nous est apparu comme tel après coup, lorsque certains éléments d’explications étaient déjà dégagés à nos yeux. C’est-à-dire lorsque nous avions commencé à regarder vivre les hommes, en essayant de démêler les fils des travaux et des jours : l’histoire — par essence totale — peut-elle avoir d’autre définition ?
2Deux préoccupations fondamentales ont guidé la recherche ; étroitement liées l’une à l’autre. D’une part, la constatation qu’assez curieusement l’histoire ouvrière est restée largement étrangère au renouvellement des perspectives imposées depuis un quart de siècle par l’école française ; qu’elle est demeurée souvent au niveau d’une trame événementielle justement récusée en attendant de réhabiliter l’événement, tout aussi judicieusement, dans une perspective sérielle ; qu’entre le « tableau », souvent très réussi de la vie ouvrière, et la description minutieuse des débats d’idées et des conflits d’idéologies, dont il n’est pas question de nier l’importance, il n’y avait qu’une faible place pour une histoire sociale de la classe ouvrière elle-même. Soit que, tard venue, l’histoire ouvrière ait un retard à combler, et que l’établissement des faits eux-mêmes soit encore en partie à dresser : en cours de route, c’est une lacune que nous avons aussi rencontrée ; soit qu’elle ait été longtemps œuvre de militant, pour le meilleur — on parle bien de ses raisons de vivre — et pour le pire — à quel moment ce qui se veut science du devenir se mue-t-il en espérance augustinienne ? Faut-il ajouter que le regard froid qu’on a prétendu y substituer a aussi ses choix — conscients — et sans doute ses partis-pris, c’est à d’autres de le dire.
3D’autre part, l’histoire ouvrière — plus clairement, encore, celle du mouvement ouvrier — a pris une autonomie assez étrange, souvent oublieuse de la société qui l’entoure. N’est-ce-pas, dans une certaine mesure, se condamner à une vision partielle des choses ? En tout cas, nous avons eu la volonté délibérée de ne voir, dans la classe ouvrière, qu’un groupe social parmi d’autres, toujours intégrée à une structure d’ensemble, sans une définition a priori, dont la rigueur théorique peut se justifier, mais qui ne correspond guère au quotidien. Comme telle, on l’a soumise à la géhenne de toutes les méthodes d’une histoire globale, pour la réinsérer dans l’ensemble de l’évolution économique et démographique aussi bien que dans celles des niveaux et des modes de vie, des comportements, des mentalités et des sensibilités collectives.
4Pour répondre à nos intentions, il fallait voir large, dans l’espace et dans le temps. Si la date de 1914 s’imposait pour terminer, celle de 1848 avait été choisie un peu arbitrairement : parce qu’elle était commode, l’institution du suffrage universel permettant de saisir plus aisément l’expression politique ; le travail terminé, elle ne s’impose plus, on le verra, aussi nettement : disons qu’on a commencé dans les années 1840, quitte à intégrer bien des éléments antérieurs. L’essentiel était de saisir un devenir de plusieurs décennies, condition nécessaire pour cerner les évolutions diachroniques et la marche des divers temps de l’Histoire. D’autre part, il ne pouvait être question de trop en restreindre la géographie si l’on voulait embrasser le prolétariat et non un prolétariat ; le cadre national était hors de portée pour un projet aussi multiforme ; celui de la région lyonnaise, au sens large, ne se justifiait pas seulement pour des raisons d’opportunité* : d’une part, le rayonnement de la métropole du Sud-Est, fort ancien et multiple lui assurait une unité profonde, renouvelée au XIXe siècle par l’injection des capitaux et des initiatives économiques, l’attirance des hommes et le rayonnement des organisations et des idées ; d’autre part, elle offrait suffisamment de variété, étonnant raccourci de l’industrialisation française, passée en quelques décennies d’une dominante textile dont le visage était celui de toujours aux applications précoces de l’électricité, après avoir joué un rôle pionnier dans l’extraction houillère et dans la grosse métallurgie ; et associant étroitement industries rurales dispersées et fabrications urbaines.
5Le cadre une fois défini, les intentions une fois affirmées, il restait à mettre au point la méthode : on a délibérément écarté la monographie, une juxtaposition d’études particulières ne pouvant rendre compte d’un comportement global qui peut d’ailleurs être parfaitement contradictoire d’un cas spécifique ; il n’y a été fait recours qu’en cas de sources massives, parmi lesquelles il fallait bien choisir, pour de simples raisons pratiques. L’autre difficulté tenait à un certain poids de la ville de Lyon, encore accentué par la précocité de l’organisation ouvrière ; et dont, précisément, l’histoire est mieux connue, avant 1871 au moins. Les déséquilibres sont donc souvent voulus : il paraissait inutile de répéter, à partir des mêmes sources — sauf quand la lecture en était différente — ce que d’autres avaient dit, et souvent fort bien ; qu’on nous permette de renvoyer à eux.
6Restait à faire l’inventaire des sources — et les présenter rapidement. Disons tout de suite qu’il n’en est pas de nouvelles : la quête des archives privées a été épuisante, mais vaine ; celles des organisations ouvrières n’offrent pas grand intérêt, ne permettent en tout cas aucun éclairage nouveau ; celles des entreprises sont rarissimes, presque toujours émiettées — à deux exceptions près ; celles des Forges et Aciéries d’Allevard — et nous remercions leurs dirigeants, qui ont accepté de nous accueillir — et celles des Compagnies houillères de la Loire, dont l’abondance donne le vertige et que nous avons laissées de côté, nous réservant d’y revenir pour un travail ultérieur. Dans les archives publiques elles-mêmes, il a été nécessaire de faire un tri ; plutôt qu’un dépouillement forcément rapide des sources de chaque dépôt, nous avons choisi l’examen exhaustif des mêmes sous-séries, du même type de documentation dans chacun des 8 départements et aux Archives nationales ; quant à la presse, elle aussi surabondante, elle a été utilisée par sondage pour se révéler finalement décevante dans la perspective qui était la nôtre. Dépouillement lacunaire cependant, avec la mauvaise conscience de négliger à tout instant des mines de documentation, au fur et à mesure que la recherche avançait et que de nouvelles perspectives éclataient dans toutes les directions.
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7L’évolution de la condition ouvrière est inséparable des attitudes collectives, dans quelque sens qu’on en veuille saisir la relation ; et c’eût été arbitrairement déchirer le tissu du devenir historique que de les voir les unes sans les autres : plus que des choses, on est parti des hommes.
8Leur destin collectif, comme groupe social, est relativement aisé à saisir à travers la mise en série selon une méthode éprouvée, de cet événement spécifique qu’est la grève ; « petite crise », le plus souvent, du consensus social apparent, elle met à jour des contraintes et des tensions objectives que masque le quotidien ; révélation d’un comportement, elle indique comment le groupe les ressent, en permettant une approche psychologique, voire psychanalytique ; occasion exceptionnelle de se retrouver ensemble, elle marque l’étendue et, éventuellement, les limites d’une conscience collective, du conflit isolé aux agrégats des grandes vagues revendicatives par où passent l’élaboration, ou les reculs, et les incertitudes d’une conscience de classe qui est, du moins au niveau des idéologies du temps, une catégorie fondamentale de l’analyse.
9Derrière le groupe en tant que tel, les individus. Leur approche paraît plus difficile : il n’est pas possible d’utiliser une documentation et des méthodes qu’une histoire sociale désormais sûre de sa démarche dépouille et met en œuvre pour les classes dirigeantes. Les ouvriers ne font pas de contrat de mariage — ou rarement —, ne rédigent point de testament, et leurs déclarations de succession sont d’une insigne pauvreté ; la mise en œuvre de celles-ci ne se concevait pas sans une analyse globale de la société dont la classe ouvrière est partie : pour des raisons faciles à comprendre, il n’était pas possible de la faire ici ; à Lyon, d’ailleurs, d’autres s’y sont livrés, en démontrant l’extrême médiocrité de son apport à la richesse publique. On a donc cherché ailleurs. D’abord vers les registres bien connus de l’autorité militaire, qui, en recensant les hommes, précise un certain nombre de caractères anthropologiques ; et vers ses « registres matricules », plus récemment découverts, qui permettent de suivre le conscrit pendant les vingt-cinq ans où il demeure à la disposition de l’armée, de tout savoir de ses déplacements, de sa santé, de ses relations avec l’autorité publique, la justice notamment.
10Mais, surtout, les actes de mariages, longtemps considérés comme un document exclusivement démographique se révèlent, au XIXe siècle, une source sociologique de tout premier ordre. Ils traduisent la rencontre, au début de la vie active le plus souvent, de deux destins — et ce qu’ils disent des ouvrières, si difficiles à saisir, n’est pas le moins intéressant —, où la part du hasard, on le sait depuis longtemps, est bien mince ; grâce à eux émergent, de l’immense armée anonyme de la classe ouvrière, des personnes de chair et d’os qui sont la trame de l’Histoire.
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11Tel quel, voici un état de la question, une tentative d’histoire sinon totale, du moins globale, et peut-être « dialectique » pour reprendre une distinction de Robert Mandrou. Il s’ordonne autour de trois thèmes : la formation de la classe ouvrière, l’évolution de sa condition, ses comportements et ses organisations collectives. Faut-il souligner qu’il s’inscrit dans la réflexion commune à un groupe rassemblé par les mêmes exigences, et par beaucoup d’autres liens, aussi. C’est au Centre d’Histoire économique et sociale de la région lyonnaise que méthodes et conclusions se sont progressivement précisées par une constante confrontation et qu’on a puisé aussi, souvent, des raisons de continuer. C’est dire tout ce qui est dû à Pierre Léon, son fondateur et son animateur, qui a eu largement l’idée de cette recherche et l’a dirigée ; tous ceux qui l’ont connu savent ce qu’était son affectueux magistère. Il était juste que ce travail soit dédié à sa mémoire, lui qu’un sort cruel nous a enlevé trop tôt. Il aurait aimé, je crois, que lui soient associés ses élèves, Maurice Garden, Gilbert Garrier, Georges Durand, Henri Morsel, Pierre Cayez, Jean Lorcin, et tous les autres participants de son séminaire. A eux j’ajouterai mes étudiants de maîtrise : ils reconnaîtront au passage ce qui leur est dû, clairement signalé ; les responsables des services d’archives qui ne m’ont pas marchandé leur aide : citer plus particulièrement Mademoiselle Jacqueline Chaumié, conservateur aux Archives Nationales et Messieurs Mariotte et Gabion, des Archives départementales de la Haute-Savoie ne diminue en rien ma gratitude envers les autres ; Messieurs les Procureurs de la République auprès des tribunaux de Lyon, Saint-Etienne et Vienne, qui ont bien voulu m’autoriser à consulter l’Etat-Civil contemporain ; les miens, enfin, pour leur aide et leur patience : ils savent que sans eux, ce livre n’aurait jamais été écrit.
Notes de fin
* Cf. LEON (P.), La région lyonnaise dans l’histoire économique et sociale de la France ; une esquisse (XVIe-XIXe), Revue Historique, janvier-mars 1967, p. 31-62 ; nous l’avons définie par les huit départements actuels de la région Rhône-Alpes, bien qu’au XIXe siècle, le Sud de l’Ardèche échappe à l’attraction lyonnaise qui s’étend par contre à une partie des Monts du Brionnais et du Charolais, en Saône-et-Loire, à l’arrondissement d’Yssingeaux, en Haute-Loire, voire à une partie du Puy-de-Dôme, autour d’Ambert, au Sud du Département du Jura et à une fraction des Hautes-Alpes où pénètrent, on le verra, les métiers à soie de la Fabrique.
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