Chapitre V. Les pratiques langagières orales
p. 193-242
Texte intégral
Introduction
1Pour comprendre les jugements émis par les enseignants sur l’« expression orale » de leurs élèves et, notamment, les jugements négatifs portés à l’égard des pratiques langagières orales des élèves d’origine populaire, il faut reconstruire une situation sociale complexe. Il s’agit de saisir ce que sont, d’une part les exigences scolaires en matière d’« expression orale », d’autre part la façon dont répondent à ces exigences des élèves issus de différents milieux sociaux. Cette reconstruction, qui passe par l’analyse d’observations diverses, ne peut se faire sans une discussion des approches sociologiques existantes en matière de langage et de classes sociales.
I – L’« oral » scolaire
1. Place et importance de l’« oral » à l’école
A – L’« oral » dans les documents officiels
2La question de l’« oral » à l’école n’est pas une question neuve. Le linguiste Michel Bréal, en 1872, critiquait le fait que l’on ne reconnaissait pas la parole des enfants qui entraient à l’école. Vers la fin du XIXe siècle, les pédagogues commencent à percevoir l’intérêt de l’« oral » contrôlé comme phase nécessaire à la préparation de la composition écrite. L’objectif central demeurait donc le même, à savoir les pratiques d’écriture : « il ne s’agit pas alors d’enseigner l’oral pour l’oral : c’est l’amélioration des pratiques d’écriture qui est explicitement visée, par exemple dans les « Conférences sur l’enseignement de la langue française » de l’Inspecteur général Irénée Carré (1887)1 ».
3Plus près de nous, le projet d’Instructions Rouchette2 soulignait l’importance à donner à la « communication orale ». Cependant, dans le même texte, on voit apparaître des restrictions : « La prégnance de plus en plus grande de la langue écrite, du texte écrit, qui transparaît progressivement dans ce texte amène à se poser des questions sur le principe « novateur » affirmé avec force au départ : “priorité à l’expression orale”3 ». Il s’avère, en effet, que l’« oral » considéré n’est qu’un point de départ, le point d’arrivée étant constitué par la « langue écrite », la grammaire, etc. Les temps d’« expression orale » sont des temps délimités et très particuliers. Les I.O. de 1972, s’inspirant des plans de rénovations, préconisent l’« entretien » entre le maître et l’élève qui doit permettre « à l’instituteur d’apprécier les ressources et les déficiences du langage dont disposent les élèves » ; le maître « clarifie au besoin en quelques mots des propos confus, dégage une information, pose une question, évite que l’entretien s’échauffe ou s’enlise dans un bavardage inorganisé4 ». Dans tous les cas, les paroles des élèves sont comparées à des structures grammaticalement correctes et à un vocabulaire « précis », « riche », etc. : l’enseignant localise les « erreurs », les « fautes » de langage, les « mal-dit », les « imprécisions », les « confusions » et revient sur ces points.
4Dans les rénovations, les débats pédagogiques, l’« oral » a, de plus, été associé à la « libération », la « motivation », la « spontanéité ». Les Contenus de formation à l’école élémentaire de 1977,1979 et 1980 reprennent la conception du « Plan de rénovation Rouchette » : il faut faire alterner « spontanéité » et « rigueur », « activité créatrice » et « entraînement systématique », « libération » et « structuration », « pratique naturelle » et « pratique contrôlée, améliorée, perfectionnée grâce à des activités plus spécifiques et systématiques5 ». L’« oral », conçu comme une pratique « naturelle », « spontanée », « libérée », c’est-à-dire comme une pratique langagière non-travaillée, « brute », est à l’opposé du travail scolaire sur la langue. Les I.O. de 1985 sont très explicites sur cette question : « L’enseignement de la langue française a pour objet (…) d’apprendre à maîtriser l’expression orale. Mais son caractère essentiel est de donner accès à l’écrit, premier degré d’instruction6.»
5Ce qui n’a pas fait l’objet d’un travail spécifique (entraînement systématique, analyse, construction, manipulation) est donc, pour l’école, en deçà du seuil minimal d’instruction, du côté du « spontané » et du « naturel ». Si les enseignants laissaient parler, « s’exprimer librement » les élèves, l’école n’aurait plus aucune raison d’exister. Le statut légitime de l’« oral scolaire » ne peut donc qu’être lié à l’exercice, la correction, la manipulation consciente, raisonnée, réglée, comme le soulignent les I.O. pour le collège de 1985 : « L’expression orale (…) perd la richesse qui doit être la sienne si elle est exclusivement associée à la spontanéité (…). L’oral doit donc faire l’objet d’exercices réguliers, systématiques et divers7 ». Se plaçant objectivement du côté du discours scolaire, Jean Peytard et Emile Genouvrier écrivaient en 1970 : « On ne parle bien sa langue qu’à partir de l’écriture. Il est évident que l’écriture suscite un type de langue orale qui prend source dans les livres. Il y a deux types d’« expression orale » : celle qui vient de l’apprentissage « naturel » et celle confectionnée pour connaître l’écrit et à partir de l’écrit8.»
B – Le discours des enseignants
6Dans les entretiens, les enseignants soulignent la difficulté à organiser des moments déterminés, délimités dans le temps, d’« expression orale ». Il invoquent, entre autres choses, le manque de temps, les programmes, mais surtout considèrent l’« expression orale » comme une pratique difficilement maîtrisable par eux, c’est-à-dire évaluable et susceptible de faire l’objet d’une progression scolaire contrôlable.
7Dès lors, soit les enseignants déclarent faire de l’« expression orale » tout le temps, en toute occasion (les élèves sont amenés à « s’exprimer » aussi bien en mathématiques qu’en éveil ou en grammaire) soit, au cours d’activités particulières (le vocabulaire, la lecture, l’« expression écrite »…) et pour parvenir aux objectifs scolaires classiques (« Mon objectif, c’est que le vocabulaire et l’expression orale doivent enrichir l’expression écrite »). L’« expression orale » est même parfois évaluée lors des séances d’exercices structuraux oraux (consistant à former, transformer, modifier partiellement… des structures de phrase), ce qui est révélateur de ce que les enseignants entendent par « bonne expression orale » ou « expression orale correcte » (« Je leur fais tous les jours des exercices structuraux en grammaire et en conjugaison, ce n’est pas pour les juger, c’est pour leur faire entrer des structures (…) eh bien cet exercice ça me permet d’avoir leur niveau en expression orale »).
8L’ambiguïté même du terme d’« expression orale », qui est dans le discours officiel comme dans le discours des enseignants (est-ce s’exprimer à l’« oral » en général ou bien un moment déterminé où l’on laisse parler « librement », ou bien encore un moment déterminé où l’on fait « s’exprimer » les élèves mais en gardant le contrôle et la direction de la discussion ?), explique donc que, selon les cas, 1’« expression orale » puisse être partout (« On parle en toute occasion ») ou nulle part (« Il n’y a pas de moment particulier prévu pour l’“expression orale” »). Les exercices structuraux oraux, les poésies apprises par cœur et récitées, la discussion collective sur un texte de lecture, un spectacle… ou les entretiens à proprement parler peuvent être considérés comme parties intégrantes de l’« expression orale ». Enfin, lorsque celle-ci est associée à la « libération », elle peut être conçue comme une perte de temps ou un luxe, d’autant plus que l’on progresse dans la scolarité primaire, puisqu’alors l’enseignant a l’impression de cesser d’exercer son action spécifique et de perdre du temps au regard de l’objectif que constitue le collège (« C’est vrai que plus ils sont grands et moins on fait de l’expression orale, au CP ils sont petits, ils ont besoin de parler mais après on a toute la grammaire, l’orthographe, l’expression écrite, si on devait les laisser s’exprimer ce serait peut-être mieux mais on ferait jamais rien, moi je dis qu’on n’a pas le temps surtout quand on voit les programmes du collège »). Dans tous les cas, l’école, pour exercer son action spécifique, ne peut se contenter de la simple « expression » (« Si on les laisse uniquement s’exprimer, on ne leur apprend rien… l’inspectrice est venue faire passer un C.A.P. à une jeune dans notre école et la conseillère pédagogique lui avait dit “Pas de directivité, laissez-les bien s’exprimer, écoutez-les bien, etc.” alors elle, elle l’a pris à la lettre, c’est-à-dire qu’elle était dans sa classe attentive à tout ce qui se passait mais sans organiser et elle ne tirait rien finalement de ce qu’elle laissait faire et l’inspectrice est arrivée en disant : “Ça ne va pas, votre jeune fille, elle n’a rien compris, ce ne sont pas des animaux sauvages, ce sont des enfants, les laisser d’accord, mais il y a un moment où il faut quand même structurer, organiser, il faut les rassembler et puis essayer de tirer quelque chose de tout ça” »).
9Il faut noter ici que le signe le plus flagrant du « flou » de la catégorie d’« expression orale » aux yeux mêmes des enseignants (du point de vue de leurs catégories sociales de perception) est le fait que ceux-ci abordent le plus souvent la question de l’« expression orale », avant même que le sujet ne soit abordé, à propos de la lecture, du vocabulaire ou de l’« expression écrite ». On voit combien la logique proprement discursive (associer l’« expression orale » à d’autres « choses ») est révélatrice des pratiques enseignantes9.
2. « Faire des phrases »
10Une des règles d’or des enseignants consiste à n’accepter en situation d’exercice de la part des élèves que des réponses ou des interventions verbales se présentant sous la forme d’énoncés grammaticalement complets (au minimum un sujet et un verbe), explicites et ne comportant aucune incorrection (« Je pense qu’il faut quand même exiger qu’ils vous répondent et qu’ils disent quelque chose dans une phrase correcte (…) par exemple, quand on pose une question, répondre à la question en formulant, en formant une phrase » ; « On demande quand même une certaine correction dans la façon de formuler la phrase (…) moi, quand je pose une question, je n’aime pas qu’on me réponde “parce que…”, je dis : “Une phrase ça ne commence pas par « parce que »”, qu’on reprenne au moins le début de l’élément de ma question (…) il faut les reprendre d’abord pour construire une phrase pour qu’ils ne répondent pas à une question par juste un mot »). L’insistance sur le caractère explicite et la forme syntaxique des énoncés est la preuve que les enseignants portent leur attention pour juger, évaluer et font porter l’attention des élèves lors des corrections sur les structures linguistiques, sur la manière de construire les énoncés plutôt que sur l’objet ou le thème de la discussion.
11De ces exigences découlent le refus systématique du geste, de l’intonation (« Moi, je leur disais toujours à certains moments : “C’est la leçon maintenant, hein ? On va apprendre à bien parler, on va essayer, alors on ne bouge plus, on ne montre plus” et à la limite, je leur disais : “Mettez vos mains sous la table ou n’importe où, attachez-les mentalement, dites leur de ne plus bouger et vous ne parlez qu’avec votre bouche et votre langue”. Alors là, là c’était dur parce que les gamins au CP ont vraiment envie de toucher, de montrer »), qui peuvent se substituer aux mots ou aux structures syntaxiques, ou de la réponse sous forme d’un groupe de mots isolé et ce, même lorsque les élèves montrent par leurs réponses qu’ils ont compris ou lorsque les réponses considérées comme « lacunaires » (syntaxiquement) ne sont pas des obstacles à une bonne compréhension (« Si je pose une question, je veux qu’on me fasse une phrase »). Au besoin, les enseignants peuvent jouer à faire comme si ils ne comprenaient pas (« Si je pose une question que tout le monde n’a pas entendue, par exemple “De quelle couleur est mon pull ?”, et qu’un élève qui a entendu répond “grise”, les autres ne peuvent pas reconstituer la question, par conséquent il faut les obliger à faire des phrases du type “Votre pull est gris” » ; « ”Où est-ce que tu as mis ton cahier ?”, “Là !”, je lui dis “Mais si je ne te regardes pas, je ne comprends pas « là ! », dis moi sur quoi tu l’as mis, à quel endroit ?” » ; « Très souvent, je joue le jeu de “Je ne comprends pas” (...) comment faire pour améliorer leur langage justement en leur disant très souvent, “Je ne comprends pas” ; alors des moments ça freine peut-être la spontanéité mais je pense qu’à certains moments il faut quand même en passer par là, sinon on appauvrit le langage, on est obligé de les reprendre, de les arrêter, de les provoquer, de dire “Non, là, je ne comprends pas”, alors qu’on comprend ce qu’ils veulent dire »). De plus, par des rappels explicites incessants, répétés (« Fais une phrase ! » ; « Essaie de faire une phrase »), les élèves sont placés dans une position réflexive vis à vis de leur propre production langagière qu’ils doivent maîtriser, contrôler (on ne parle pas « n’importe comment »).
12Attention portée sur le langage verbal en lui-même, maîtrise consciente de la construction des énoncés, utilisation d’énoncés grammaticalement complets, explicites, corrects, voilà ce que sont les exigences fondamentales des pratiques langagières orales scolaires que l’on peut tirer tout d’abord des entretiens avec les enseignants.
13Cette attention centrée sur les structures du langage entraîne inévitablement une pratique systématique de la reprise, du re-travail, de la correction. Les enseignants font, en effet, constamment éprouver aux élèves lors des échanges verbaux scolaires « le caractère contraignant de normes linguistiques péremptoires10 » comme disait Bakhtine, caractère contraignant, normatif, rajoutait-il, qui n’apparaît que dans des « situations anormales ou particulières11 » telles que l’« expression écrite » ou l’« étude d’une langue étrangère ». La correction peut être immédiate (« C’est vrai que, souvent, si on les reprend tout de suite ça leur coupe leur élan, mais des fois c’est tellement gros comme faute qu’il faut les reprendre au moment où ils le disent » ; « Quand c’est vraiment trop gros, quand même je les reprends tout de suite »). Elle peut être différée (points notés et retravaillés lors d’exercices structuraux futurs : « On les reprend après, ça se traite en exercices structuraux ») lorsque les multiples reprises empêcheraient toute parole ou même toute envie de communication (« Si c’est une histoire qu’on nous raconte dans le tas, je ne vais pas lui couper les phrases chaque fois » ; « Si ils viennent me raconter leur petite histoire, je les laisse, je ne vais pas les reprendre, alors là, du coup, ça leur couperait les ailes »), faite par l’enseignant (« Je leur dis “Ce n’est pas comme ça, tu reprends, tu répètes, tu cherches” »). Elle peut être faite par d’autres élèves à la demande de l’enseignant (« S’il y a une faute de négation ou de n’importe quel type d’exercice qu’on a pu apprendre, systématiquement je fais corriger, je ne corrige pas moi, je fais corriger par d’autres et en général ça marche (…) ils se corrigent entre eux »). Dans tous les cas, les enseignants conscients de faire un travail qui « freine la spontanéité », qui « coupe leur élan », etc., dédramatisent leur propre action en l’assimilant par exemple à un jeu (« En principe, on le fait beaucoup en s’amusant, bon il y en a un qui a dit une bêtise, il y en a toujours un ou deux qui ont entendu alors moi je travaille beaucoup par jeu »), en précisant qu’il ne s’agit pas d’une punition (« Bon, j’essaie quand même de leur faire remarquer qu’il faut faire un effort sans que ce soit une punition ») ou bien encore en employant des mots qui atténuent l’action de correction (« Je dis “Ben écoute ta phrase, tu vois, elle est pas très jolie” » ; « Si en trente secondes il y a trois fois « il y a », je lui dis “C’est bien ce que tu me racontes mais est-ce que tu peux dire ça autrement ?” ») et la légitiment – lorsqu’ils se sentent forcés de le faire lors de l’entretien – en disant « rendre service » aux élèves (« Améliorer leur langage », « Je ne pense pas que ça soit traumatisant de dire “Bon eh bien non, on ne dit pas ça”, c’est un service qu’on peut leur rendre ») malgré l’aspect parfois peu « souriant » de ce travail.
14En salle de classe, qu’il s’agisse de séances d’« expression orale » ou de « langage » à proprement parler ou de leçons de grammaire, conjugaison, vocabulaire, les élèves sont constamment « invités » par les enseignants à reprendre leur énoncé (1) lorsqu’il ne constitue pas une phrase, (2) lorsqu’il est jugé insuffisamment explicite (aux yeux de l’enseignant), (3) lorsqu’il comporte des « fautes de français » ou des « maladresses d’expression » diverses. Les incitations des enseignants s’exercent dans le but d’apprendre aux enfants à « faire des phrases », c’est-à-dire à produire du sens relativement indépendamment du contexte d’énonciation en explicitant verbalement ses gestes et éventuellement son intonation, ses mimiques, etc.12
Ainsi, par exemple, au cours des séances d’« expression orale » en classe d’adaptation (Instituteur, 13 ans de carrière) et avec des élèves de CE1 en « difficulté scolaire ».
Le maître, qui me dit lors d’une séance : « Je ne crois pas aux vertus pédagogiques de la non-intervention… de les laisser s’exprimer sans intervenir » et qui ajoute que le but de ces séances est de « faire entrer des structures », passe des diapositives et un texte enregistré au magnétophone et essaie de faire parler les élèves sur les diapositives en se servant des phrases du magnétophone :
Maître : Elle donne du pain à qui ?
Élèves : À l’oiseau !
Maître : Elle donne du pain à l’oiseau (il reprend la réponse en faisant une phrase puis fait un signe de la tête à un élève pour qu’il répète la phrase).
Élève : Elle donne à l’oiseau (c’était l’oiseau qu’il fallait « chercher », il ne répète pas « du pain »).
Maître : Qu’est-ce qu’elle donne ? (il veut faire compléter la phrase).
Élève : Du pain !
Le maître demande à nouveau à l’élève de formuler la phrase.
Élève : Elle donne du pain à l’oiseau.
(…)
Élève : Alice donne du pain au oiseau.
Maître : Non pas « au oiseau », à l’oiseau
Élève : Alice donne du pain…. à l’oiseau.
(…)
Maître : Qu’est-ce qu’il y a sur l’estrade ?
Élève : Un seau
Maître : Fais une phrase !
Élève : Il y a un seau sur l’estrade.
Maître : Il vaudrait mieux « Sur l’estrade, il y a un seau. » Allez recommence !
Élève : Sur l’estrade, il y a un seau.
(…)
Maître : Qu’est-ce qu’il y a par terre ?
Élève : Il y a par terre…
Maître : Non pas « Il y a par terre ».
Il coupe donc l’élève avant qu’il ne dise vraiment ce qu’il y a par terre puisque ce n’est pas cela qui importe au fond mais la façon dont la réponse sera formulée : on a affaire typiquement dans ce cas à ce qui a été appelé soit « questions-tests » (Labov), « pseudo-questions » ou « questions fermées » (Barnes), « questions convergentes » (Postman et Weingartner)”, c’est-à-dire à des questions qui ne sont pas des « demandes d’information » mais qui visent ici à tester l’aptitude à faire des phrases correctes et explicites.
Élève : Par terre, il y a un manteau.
(…)
Maître : Où vont les enfants ?
Élève : Dans la forêt.
Maître : Non ! (les enfants vont bien dans la forêt mais la négation porte sur le refus d’accepter une phrase incomplète)
Élève : Ils vont dans la forêt (l’élève a, dans ce cas, bien décodé le refus du maître).
Maître : Ils vont dans la forêt, (le maître évalue positivement la réponse en répétant la phrase).
15Lors d’une séance d’« expression écrite » en classe de CE2 (Instituteur13,15 ans de carrière), le maître ne cesse de répéter aux élèves de « faire des phrases » (une dizaine de fois au cours d’une séance d’une demi-heure).
3. Mots du vocabulaire précis et définitions métalinguistiques
16Liée à l’exigence fondamentale de production d’énoncés grammaticalement corrects, explicites et ne comportant aucun « mal-dit », on trouve l’insistance sur le vocabulaire utilisé par les élèves. Les mots du vocabulaire doivent non seulement être utilisés dans les contextes verbaux adéquats mais, de plus, être précis (« Au lieu de dire le “truc”, le “machin”, j’essaie de faire parler avec des mots précis, on parlait de la neige, bon eh bien : “le flocon de neige” ») et maîtrisés consciemment, méta-linguistiquement (mots à propos desquels l’élève doit être capable de donner des définitions verbales explicites). L’importance d’un vocabulaire précis (donc « riche ») participe de l’exigence générale d’explicitation : l’usage de mots trop « flous » ou trop « généraux » ne permet pas de se faire totalement comprendre. L’exigence d’une maîtrise consciente, métalinguistique des mots de vocabulaire est présente dans toutes les leçons de vocabulaire : les enseignants expliquent les mots, font expliquer les mots (« On explique chaque mot, on lit la liste des mots ensemble et on explique »). L’emploi du dictionnaire va dans le même sens (« On explique les mots difficiles d’un texte et puis il y a tout un travail sur le dictionnaire, ils savent chercher les mots dans les dictionnaires, il y a une période où à la fin de chaque fiche de lecture je choisissais un mot de la lecture qui était un peu plus difficile et il fallait qu’ils me le cherchent dans le dictionnaire et ils cherchaient le mot, ils copiaient la définition du dictionnaire14 »).
17Alors que tout être social est capable d’utiliser un mot dans un contexte adéquat, c’est-à-dire dans une situation particulière, au cours d’un dialogue déterminé, associé à des mimiques, des gestes, pris dans un énoncé verbal global, la capacité à maîtriser consciemment la signification du mot, c’est-à-dire à fournir une définition verbale explicite s’apprend de manière systématique, continue et répétée à l’école15.
18Lorsque des mots jugés « nouveaux » ou déjà étudiés sont utilisés (par les élèves ou par eux), les enseignants soit expliquent la signification du mot, soit demandent aux élèves de l’expliquer. Dans les deux cas, l’explication jugée correcte est du type de la définition du dictionnaire. Montrer (lorsque c’est possible) ou donner un exemple, c’est-à-dire répondre à la demande en utilisant le mot dans un énoncé particulier, ne sont pas considérés comme des réponses adéquates par les enseignants qui ajoutent généralement dans ces cas : « Oui, alors, qu’est-ce que cela veut dire ? », qui signifie grosso modo : « Oui, tu me montres que tu as compris comment on peut se servir de ce mot mais tu ne me dis pas ce qu’il signifie, tu ne formules pas dans une phrase explicite la signification de ce mot. » Lorsque les enseignants demandent des exemples, ils attendent, là encore, des exemples qui expliquent, explicitent suffisamment la signification du mot visé.
— Extrait d’observations en classe d’adaptation, instituteur : 13 ans de carrière, avec des élèves de CE1
Maître : C’est quoi une ombre ?
Élève : (il se lève et montre du doigt sur l’un des murs de la classe sa propre ombre) C’est ça !
Maître : Oui, alors qu’est-ce que c’est ?
Élève : (il se rapproche du mur, touche son ombre sur le mur comme si le maître n’avait pas vu ce qu’il montrait) C’est ça !
(…)
Maître : Alors une lettre qu’est-ce que c’est ?
Élève : C’est ça là-bas ! (il montre la lettre sur la diapositive)
Maître : Oui et alors ?
De même, les enseignants refusent l’emploi de mots-valises (truc, machin, etc.) et cherchent à faire employer par les élèves un vocabulaire précis, exact (et non « approximatif », « flou », etc.), voire même châtié.
— Extraits d’observations en classe de CM1, institutrice : 10 ans de carrière
Élève 1 : Je suis navré d’avoir taché votre chemisier.
Maîtresse : Oui on peut être « navré » dans ce cas.
Élève 2 : Je suis navré de la mort de ma grand-mère.
Maîtresse : C’est encore plus fort dans ce cas.
Élève 3 : Je suis profondément affecté.
Maîtresse : Oui répète-le plus fort !
(…)
Maîtresse : « On fait des touches. », qui trouve un synonyme ?
Élève : On lance des touches.
Maîtresse : Ah non ! On lance le ballon depuis la touche.
4. L’« oral scolaire » : école et linguistique structurale
19Dans une étude portant sur un état antérieur du champ scolaire (les années 1950), Frank Marchand avait montré l’importance donnée par l’école aux structures linguistiques et, par conséquent, à l’explicitation verbale et à la correction grammaticale des énoncés. Les rapports d’inspecteurs de cette époque étudiés par F. Marchand étaient assez éloquents à cet égard : « “la maîtresse ne se laisse pas entraîner par la facilité et elle ne perd pas de vue le but de la leçon. Elle a le souci de faire parler correctement les enfants, de faire varier la construction des phrases” (Rapports 1953-CE)16 » ; ou encore : « Il est bon cependant de ne pas se contenter des bribes de phrases en guise de réponses17 ».
20Cependant, les résultats d’études nord-américaines ou anglaises montrent que ces exigences scolaires en matière d’« expression orale » ne sont pas le fait d’une tradition française qui serait particulièrement tatillonne sur la question de l’« expression ». Toutes ces études montrent le souci constant, de la part des enseignants, à faire répondre les élèves par des phrases, à obtenir des énoncés les plus explicites possibles, compréhensibles en dehors de la référence à la situation immédiate d’énonciation. Les enseignants des premières classes essayent de faire passer leurs élèves d’un langage ancré dans un contexte spécifique (avec usage du geste, de l’intonation, de la mimique, des déictiques) à des « constructions indépendantes du contexte18 », qui supposent une maîtrise plus formelle, plus consciente, plus intentionnelle du langage verbal. Ces recherches ont mis en évidence l’importance fondamentale donnée par l’école à la capacité des élèves à se détacher du contexte immédiat (« to detach themselves from the immediate situational context19 »), c’est-à-dire à montrer de manière incessante leur aptitude à traiter le langage en tant que tel (« to deal with language as a thing in itself20 »).
21Pareil au linguiste saussurien qui considère théoriquement le langage hors de toute référence à une quelconque situation concrète d’énonciation, l’instituteur privilégie pratiquement la syntaxe et l’explicitation verbale des énoncés produits par les élèves, les forçant à faire comme si ils n’étaient pas ancrés dans une situation particulière de communication, comme si ils se trouvaient en situation d’écriture d’un texte21. Dans la mesure où toute la méthodologie linguistique est liée à l’objectivation dans l’écrit22, l’« oral » (ou l’« oralité ») dont nous parlent les linguistes structuraux ne peut être que faussé d’emblée. L’« oral » est mis en texte et étudié avec les mêmes instruments d’analyse que pour l’étude d’un texte. De la façon dont elle traite le langage en général, la linguistique structurale ne peut concevoir l’« oral » que comme une production de même nature que l’« écrit » et, du même coup, comme une production « moins évoluée », « moins complexe », « plus pauvre », etc., que la production écrite. En effet, en mettant en texte une production orale quelconque (un énoncé particulier, un dialogue, un récit oral…), la linguistique structurale retrouve une substance qu’elle connaît, sur laquelle elle peut appliquer un ensemble d’opérations : étude du lexique, de la syntaxe, de la morpho-syntaxe, etc., substance qui se distingue de la « langue écrite » par sa grammaire particulière et son registre de vocabulaire généralement jugés, dans leurs rapports à la grammaire et au lexique de la « langue écrite », « moins complexes », « moins évolués ». Au lieu d’étudier les différents modes socio-historiques d’appropriation, d’utilisation du langage, la linguistique structurale convertit son propre mode d’utilisation du langage en mode universel d’appropriation du langage.
22L’« oral » est donc considéré comme un code particulier, une grammaire particulière, des structures particulières. Et c’est le modus operandi du linguiste structural, sa manière de traiter le langage, les pratiques langagières qu’il met en œuvre pour appréhender une réalité langagière par ailleurs très mal définie (l’« oral »), qui produisent la pauvreté. En supprimant le contexte immédiat (l’horizon spatial des locuteurs), les gestes, les mimiques, les déplacements, l’intonation, les signes d’intensité, le rythme des discours et le savoir partagé par les interlocuteurs réels d’une interaction verbale particulière, les linguistes produisent toutes les conditions dans lesquelles des énoncés oraux vont pouvoir être considérés comme des ellipses, c’est-à-dire, en quelque sorte, comme les parents pauvres des propositions écrites grammaticalement correctes, explicites, précises, « riches », etc. Les grammairiens sont (socio-) logiquement amenés à considérer l’énoncé « Vous ici ! » comme une « ellipse » par rapport aux expressions grammaticales explicites du type « Vous êtes ici ! » ou mieux (puisque l’« exclamation » y est explicitée) : « Je m’étonne que vous soyez ici23 ».
23Or, l’école est le lieu où l’on traite justement la parole des élèves comme la combinaison d’une syntaxe et d’un vocabulaire. Toute parole est jugée, évaluée, mesurée à l’aune de la syntaxe (correcte/incorrecte, complexe/simple) et du lexique (riche/pauvre, précis/imprécis). Pour comprendre totalement à la fois les pratiques langagières « orales » à l’école primaire et les discours pédagogiques sur l’« oral » et 1’« écrit », il est nécessaire de mettre en question les conceptions linguistiques-grammairiennes-structurales (et, parfois, structuralistes) et formalistes, et tout particulièrement les concepts de « langue » (« orale », « écrite », « populaire ») ou de « code » (« oral », « écrit ») qui explicitent, sans le savoir, les conceptions scolaires inscrites dans les pratiques. En effet, c’est en quittant le terrain de l’analyse de la « langue » pour celui de l’analyse des pratiques langagières (des genres discursifs, des jeux de langage, des types d’interaction comme on voudra) et des rapports au langage impliqués par ces pratiques langagières, que l’on peut dépasser l’opposition classiquement faite entre « oral » et « écrit », opposition qui réduit l’« oral » à « ce qui se prononce ».
II – L’évaluation et syntaxe scolaire du langage
1. Vocabulaire et syntaxe « pauvres » : reconstruire une situation sociale complexe
24Le problème principal, selon les enseignants interviewés, des élèves des milieux qualifiés de « défavorisés », est, en matière d’« expression orale », la « pauvreté du vocabulaire » et la « pauvreté syntaxique » (« Ils ont très peu de vocabulaire, c’est très limité, on parle, on rectifie, ça reste très simple » ; « Ce sont des mots, vous savez, qu’on jette comme ça, ce sont des réponses brèves, il n’y a pas de construction, rien du tout, comme ils se parlent entre eux, on répond très vite, ils ne cherchent pas à réfléchir pour faire la phrase »).
25Pour les enseignants, un des indices de la « pauvreté de vocabulaire » de ces enfants est le fait qu’ils ne sont « pas capables » d’« expliquer des mots simples » (« Quand ils lisent, souvent je m’arrête sur des mots qui, pour nous, paraissent simples, mais je leur demande de m’expliquer ça pfff ! ils sont incapables »). Ils ne sont pas « capables » non plus de trouver des mots lorsqu’on leur demande (« J’ai dix-neuf élèves et des enfants qui ont d’énormes problèmes entre autres en français, un vocabulaire extrêmement pauvre (…) quand je leur ai demandé ce qui me semblait être le plus simple, “Faites-moi la liste de toutes les voies de communication qui peuvent exister”, ça s’est borné à la rue, la route et l’autoroute, pour arriver à faire dire « avenue »… (...) c’est vraiment très très pauvre, particulièrement la classe que j’ai cette année, depuis le CP on sait que ce sont des enfants à problème »). Cette « pauvreté » se marque aussi, selon les enseignants, par le fait que les enfants parlent avec des mots passe-partout, des gestes, des onomatopées, autant d’éléments scolairement dévalorisés (« J’ai des gamins qui ne sont pas capables dans une conversation courante de faire une phrase avec des mots c’est-à-dire ils vont me dire “Hein ben le truc tu vois là !”, alors il y a plein d’onomatopées mais je n’ai aucune phrase et alors les mots qui décrivent quelque chose, alors ça ils ne connaissent pas (…) c’est terrible le “truc”, le “machin”, bon mais le vocabulaire pour des choses extrêmement courantes de tous les jours, ils ne savent pas (…) j’en ai un qui a treize ans, qui ne peut pas faire une phrase à part “truc”, “machin” et puis les gestes et puis “Tu vois !” et puis par des petits morceaux de phrases comme ça, “Tu vois, tu comprends” »).
26La « pauvreté de langage » est parfois interprétée comme « pauvreté de pensée » (« Manque de vocabulaire, pas de structure, pas de pensée, il n’y a rien, quand on n’a pas le mot derrière, il n’y a pas de pensée »).
27La concordance des témoignages de ces enseignants, ainsi que la discordance entre ceux-ci et ceux qui enseignent dans des milieux à dominante professions intermédiaires et cadres et professions intellectuelles supérieures, doit amener le sociologue à prendre au sérieux le constat de « pauvreté » ou de « manque », et non à mettre ces déplorations au compte, par exemple, d’une déploration générale et idéologique d’une « baisse de niveau ».
28« Prendre au sérieux » signifie, pour nous, ne pas considérer les propos des enseignants comme une simple illusion qu’une discussion « scientifique » sur les notions de « manque », de « pauvreté » ou de « complexité » réfuterait. Cependant, cela ne signifie pas qu’il faille prendre le discours pour argent comptant. Le sociologue doit tenir deux propos apparemment contradictoires : d’une part, la proposition « Le vocabulaire et la syntaxe des enfants de milieux défavorisés sont pauvres » a une pertinence, un sens et n’est pas une illusion idéologique et d’autre part, cette proposition ne peut être tenue pour vraie au sens où elle amènerait à conclure que les élèves considérés ont un vocabulaire et une syntaxe pauvres en-soi. La tâche spécifique du sociologue doit être de reconstruire l’ensemble des relations sociales qui rendent possible ce discours et, du coup, de délimiter son champ de pertinence. En traitant le discours de cette façon, on peut comprendre qu’étant donné les formes de relations sociales au sein desquelles les élèves sont amenés à parler, étant donné le rapport au langage de ces élèves et étant donné les catégories de jugement et d’évaluation des enseignants, ceux-ci ne peuvent que constater une « pauvreté de vocabulaire » et de « syntaxe ». La pauvreté a, si l’on peut dire les choses ainsi, ses conditions sociales d’apparition, de réalisation, elle est le produit d’un rapport entre deux cultures.
29Le constat de « pauvreté » lexicale et syntaxique émis par les enseignants les amène à penser que les « parents ne parlent pas à leurs enfants » (« À la maison, je ne sais pas comment ça se passe, enfin je me doute un peu comment ça se passe, mais je ne sais pas si les enfants parlent beaucoup avec leurs parents (…) il me semble que les enfants ne vivent pas dans un bain de langage, c’est-à-dire qu’on leur parle très peu chez eux (…) moi j’ai l’impression que, je ne dis pas ça pour tous les parents, pour toutes la familles, que les enfants parlent de moins en moins avec leurs parents (…) étant donné qu’il y a peu de verbalisation, ils parlent par le geste et avec peu de mots et ils arrivent très bien à se comprendre ») et, plus généralement, qu’ils ne s’« occupent pas d’eux » (« Ce qui est important, c’est l’attitude des parents, si ils s’en occupent à la maison, si ils regardent ce qu’il fait, si le gamin sent que son travail est suivi, parce que il y en a, on voit que les parents ne s’en occupent pas »).
30« S’occuper de son enfant » signifie, bien entendu, s’occuper de façon pédagogique, quasi scolaire, dans une forme de relation sociale pédagogisée (« Il y en a qui savent tout déjà en arrivant, ça c’est le milieu culturel très favorisé, ce sont des parents qui ont fait quelques études et qui s’occupent de leurs enfants d’une manière éducative, mais qui leur parlent beaucoup ») ; « parler avec ses enfants » signifie prêter attention aux formes de l’expression, à la correction, la précision, de ce qui est dit. Dire que les parents « ne s’occupent pas » de leurs enfants ou « ne parlent pas avec » ou « à » leurs enfants, c’est dire que les enfants sont laissés en état de semi-nature, abandonnés. S’il n’y a « pas eu éducation » (« Si l’éducation a été faite avec les parents ça va, mais lorsqu’il n’y a pas eu éducation… »), c’est bien qu’on est dans le domaine du pré-éduqué, d’une espèce de sauvagerie (« Ces enfants sont livrés à eux-mêmes »). On voit combien est tenace l’opposition éducation/nature lorsque les enseignants ont affaire à des enfants ou des parents des milieux populaires.
31Les parents ou les milieux sont donc classés, implicitement ou explicitement, en « bons » et en « mauvais », en « évolués » et en « pas très évolués », selon la « réussite » ou l’« échec » scolaire des élèves (« un très bon milieu où les parents s’en occupent »). Les enseignants sont même amenés à se demander si il ne faudrait pas « éduquer les parents » car ils sont « infantilisés » (« Il y a de gros problèmes de langage parce que les familles ne sont pas très évoluées (…) le travail à la maison, il ne faut pas y compter (…) les parents ne sont pas raisonnables, c’est toute une éducation, je crois que ce qu’il faudrait faire, c’est éduquer les parents avant d’éduquer les enfants, le gros problème je crois que c’est ça, ce sont un peu des parents infantilisés, ils ont l’attrait de la télévision et ils se laissent bercer par la télévision et puis c’est tout, ils ne lisent pas, ils ne cherchent pas »).
32Mais tous les enseignants ne se plaignent pas de l’« expression orale », du langage, du vocabulaire de leurs élèves et de l’action éducative des parents, et ceux qui s’en plaignent ne mettent pas tous les enfants dans le même sac. Ils ont parfois eu des expériences d’enseignement dans de « bons milieux » (« On a des enfants à 5 ans qui apprennent tout seuls, on ne sait pas comment, ça c’est merveilleux (…) il y a quand même une intelligence complète quoi, une forme d’intelligence qui est capable de tout absorber, ça ne veut pas dire que les autres soient bêtes mais il y a quand même des formes d’intelligence qui sont plus abstraites et qui sont capables de plus généraliser, plus raisonner, juger (…) je crois que la catégorie qui vient en tête c’est l’ingénieur, si les pères ne sont pas directeurs, ils sont responsables, ib sont sous-directeurs, chefs de… (...) et puis des gens très concernés par l’éducation de leurs enfants et leur instruction (…) ils ont, c’est vrai, un niveau de langage qui est quand même assez ahurissant quelquefois, ils ont un raisonnement, ce n’est pas seulement le vocabulaire, qui vous sidère et ça c’est quand même… » ; « J’ai travaillé pendant trois ans dans une école maternelle à S., bon S. pour la plupart des enfants, les professions des parents c’était docteur, dentiste, psychiatre, eh bien au niveau du langage, il y avait un vocabulaire qui était beaucoup plus étendu que mes CE2 ici, j’avais des gamins de quatre ou cinq ans et qui avaient un vocabulaire je dirais deux fois plus étendu que la moyenne des gamins de CE1 ici »). Ils ont des classes parfois socialement contrastées (« Je le vois au CP, on voit tout de suite qu’il y a des gamins qui sont habitués à un langage plus riche que d’autres et qui n’ont pas de difficulté pour s’exprimer, pour trouver leurs mots, pour dire ce qu’ils ont envie de dire (…) des phrases mieux construites, un vocabulaire plus riche, ce qui fait qu’ils ont plus d’aisance ») et se réfèrent même à leurs propres enfants lorsqu’ils en ont (« La mienne, elle a de la culture, ce qu’on appelle la culture, elle a le vocabulaire, on parle d’un truc elle sait ce que c’est, il n’y a pas besoin d’expliquer, il y a l’éveil autour d’elle, elle, ce n’est pas la peine de lui apprendre les structures de phrases, elle sait parler, elle sait l’écrire parce qu’elle entend parler correctement » ; « J’ai des exemples personnels ou des enfants vivant dans un bain de langage assez important ont un langage très structuré à quatre ans alors pourquoi qu’un enfant de dix ans ne l’aurait pas, si a dix ans il ne l’a pas, c’est qu’il ne l’a jamais eu »). Ge sont ceux qui ont enseigné en début de carrière dans des « milieux favorisés », puis par la suite dans des « milieux défavorisés », « peu évolués », qui auraient tendance à traduire leur trajectoire professionnelle en baisse générale du niveau ou en changement de civilisation.
2. Maîtrise pragmatique et maîtrise métalinguistique du vocabulaire
A – Une « pauvreté de vocabulaire » relative
33Nous l’avons vu, l’une des raisons qui amène les enseignants à conclure que les enfants n’ont pas de vocabulaire est la suivante : lorsqu’on leur demande d’expliquer ce que signifie un mot, ils n’y parviennent pas. Parmi les situations scolaires dans lesquelles les élèves sont amenés à montrer qu’ils maîtrisent le vocabulaire, on a donc affaire à la situation tout à fait particulière de demande d’explication verbale d’un mot. Ne pas pouvoir expliquer verbalement la signification d’un mot est immédiatement traduit par les enseignants comme « ne pas le connaître », ne pas le « posséder » dans son « bagage de mots ».
34Or il y a maîtrise et maîtrise. Les élèves dont parlent les enseignants n’ont pas pas un « manque » de vocabulaire en-soi, un « bagage de mots », comme disent certains enseignants, plus faible que celui d’autres élèves, ils éprouvent des difficultés à expliciter verbalement des mots qu’ils peuvent tout à fait bien maîtriser par ailleurs, c’est-à-dire dans des contextes déterminés.
— Extraits d’observations en classe de perfectionnement première année
Moi : (Je dicte un texte à un élève et m’arrête pour demander des « explications ») Qu’est-ce que ça veut dire que la neige est « épaisse » ?
O. (11 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) : C’est plat (en même temps il fait un geste avec sa main tendue placée horizontalement au dessus de la table. Le geste donne une information plus juste, adéquate que l’énoncé « C’est plat », en indiquant l’épaisseur spatialement).
(…)
Moi : Qu’est-ce que ça veut dire qu’elle a de la peine ?
O. (11 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) : Ça veut dire qu’Yves joue pas avec elle, elle a de la peine (O. se contente de répéter, en ajoutant la raison que donne le texte. Il n’explique donc pas ce que signifie « avoir de la peine », il n’en donne pas un équivalent verbal mais rappelle ce que l’évidence de la situation nous dit).
— Extraits d’observations en classe de perfectionnement deuxième année
Maître : « Autant que » qu’est-ce que ça veut dire ?
K. (10 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) : Moins que ! (il donne une expression voisine pour montrer qu’il connaît le mot).
Maître : « Autant que » ça peut pas vouloir dire « moins que ».
S. O. (11 ans, père : O.S., mère : sans profession) : « Plus que » !
Maître : Vous dites n’importe quoi ! je vous demande « autant que » qu’est-ce que ça veut dire ?
K. (10 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) : Jean a autant de pièces que
Pierre. (K. donne un exemple de situation dans laquelle on peut employer « autant que », il montre qu’il maîtrise le mot en l’employant adéquatement).
Maître : Alors qu’est-ce que cela veut dire ? (le maître n’est cependant pas satisfait de la réponse, il attend une explication).
K. (10 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) : Ben j’l’ai dit !
La réponse de K. est tout à fait intéressante dans la mesure où elle n’est généralement pas possible dans d’autres classes. Les rapports « amicaux » même dans les conflits entretenus volontairement par le maître rendent possible la contestation par les élèves. K. trouve bizarre ou peut-être même absurde l’insistance du maître. Ayant donné un exemple, K. juge qu’il ne peut pas faire plus pour dire ce que « autant que » veut dire. Le sens découle directement de la situation construite par l’énoncé.
— Extraits d’observations en classe d’adaptation, élève de CE1
Maître : C’est quoi le vent ?
Élève : C’est ça (il gonfle les joues et souffle).
Maître : Oui mais dis-moi ce que c’est !
Élève : (silence)
(…)
Maître : « Cou » c’est quoi ?
Élève : (il montre avec la main son cou)
Maître : Je ne vois pas, dis-moi ce que c’est (le maître se cache les yeux pour rendre inefficace le geste de l’élève).
Élève : C’est là ! (il continue à montrer son cou en le tenant à deux mains).
— Extraits d’observations en classe de CM1-CM2
Je suis à côté d’un élève M. (12 ans, CM2, père : ouvrier, mère : ouvrière) qui a des difficultés en lecture. Je l’écoute lire oralement son texte. Il bute sur le mot « vient ». Je lui lis et lui demande : « Qu’est-ce que ça veut dire ? ». D’une certaine façon, la question est totalement absurde. Qui ne sait pas ce que signifie « venir » ? Mais c’est ce type de question qui est généralement posé à l’école.
Ai. : C’est par exemple quand je viens ici (en me montrant avec son bras la porte de la classe).
On voit bien ici la difficulté à fournir une explication verbale chez un élève qui a parfaitement compris ce que l’action de « venir » voulait dire. L’élève ne me donne pas une définition mais un exemple de situation dans laquelle on peut « venir ».
B – Vocabulaire et rapport au vocabulaire
35Employer un mot dans un énoncé particulier et dans une situation de communication particulière, c’est-à-dire au cours d’une activité quelconque qui n’est pas tournée vers la production du langage en tant que tel, et donner une définition possible de ce mot sont deux tâches tout à fait différentes. Pourtant, les enseignants sont amenés à déduire d’un « échec » à une demande d’explication la non-maîtrise, en général, du mot de vocabulaire considéré. Comme l’écrit M. Merleau-Ponty, « Je commence à comprendre le sens des mots par leur place dans un contexte d’action et en participant à la vie commune24 » ou encore : « Quant au sens du mot, je l’apprends comme j’apprends l’usage d’un outil, en le voyant employer dans le contexte d’une certaine situation25 ».
36M. Merleau-Ponty, comme de nombreux auteurs (M. Bakhtine, L. S. Vygotski, L. Wittgenstein), souligne bien l’ambiguïté du terme « acquis » et remet en cause les conceptions intellectualistes concernant le langage, en expliquant que l’on peut utiliser un mot sans se « représenter » ce mot, qu’on peut prononcer des mots sans avoir à les maîtriser sur le mode réflexif, intentionnel et, nous rajouterions, métalinguistique. Cependant, l’école est intellectualiste par nature et en pratique, elle ne se satisfait pas d’un sujet parlant qui « se jette dans la parole26 » au lieu de faire de la parole un objet d’étude et d’interrogation et elle refuse d’appeler maîtrise ce qui est maîtrisé pré-réflexivement. Si, comme l’écrit Roman Jakobson à propos du sémioticien Charles Sanders Peirce, « Peirce donne une définition incisive du principal mécanisme structural du langage quand il montre que tout signe peut être traduit par un autre signe dans lequel il est plus complètement développé27 », il faut ajouter que Peirce décrit surtout le fonctionnement scolaire du langage et non le « mécanisme structural du langage » en général.
37Par conséquent, pour les élèves qui ont appris à parler dans des formes de relations sociales impliquant le plus souvent une maîtrise des mots en pratique, en situation, en interaction, en réaction, c’est-à-dire dans des formes de relations sociales au sein desquelles les actes de parole n’impliquent pas nécessairement que la parole devienne en elle-même un objet de conscience (des formes sociales orales), le passage à l’école modifie radicalement les règles des jeux de langage et, du même coup, le rapport au langage.
38La difficulté à fournir des explications verbales est, de même, assez proche de la difficulté inverse à chercher des mots à partir d’une « définition verbale ». Ainsi, lorsqu’une institutrice (citée) de CM1 juge le vocabulaire des élèves « pauvre » en donnant pour exemple leur incapacité à faire « la liste de toutes les voies de communication qui peuvent exister », elle ne saisit pas la spécificité de la situation dans laquelle elle place les élèves : chercher des mots consciemment, intentionnellement, systématiquement sur la base d’une définition verbale, c’est-à-dire hors-contextes d’emplois au sein d’activités plus larges. Ce type de situation implique que l’élève tire, abstraie de ses multiples expériences verbales particulières, dans lesquelles il a pu entendre utiliser ou utiliser lui-même, des mots répondant à un critère explicite commun (ils désignent tous des voies de communication). En effectuant une telle opération, l’élève est conduit à devenir le taxinomiste, le classificateur (comme dans d’autres cas le grammairien) de ses propres expériences verbales.
39Cela ne signifie pas que tous les élèves possèdent le même vocabulaire ou le même nombre de mots de vocabulaire. Par exemple, plus les élèves lisent et plus ils sont en mesure d’acquérir des mots scolairement rentables : précis, rares, châtiés, etc. On pourrait dire, inversement, qu’un grand nombre de mots de vocabulaire (qualifiés d’orduriers, de vulgaires, etc.) sont interdits d’emploi à l’école. Mais l’important est de souligner, contre l’idée mécaniste d’un vocabulaire en-soi, d’un stock ou d’un bagage de mots, que ce sont les manières de traiter les mots qui sont déterminantes. Ceci apparaît tout à fait clairement lorsque, au lieu de demander d’expliquer un mot de vocabulaire pouvant être ignoré par les élèves, on formule la même demande à propos de mots dont on sait qu’ils sont parfaitement maîtrisés par les élèves : là encore, les élèves montrent des difficultés à expliciter ce qu’ils maîtrisent verbalement mais pré-réflexivement.
40À des demandes d’explicitations verbales de définitions, d’explications, c’est-à-dire qui essaient de développer l’aptitude métalinguistique à donner des équivalents verbaux, des traductions verbales de certains mots en faisant fonctionner le « mécanisme structural du langage », les élèves des milieux populaires répondent en montrant, en mimant, en donnant des exemples de situations possibles, c’est-à-dire en mettant en œuvre une appréhension pragmatique, dialogique du langage28.
41Catherine Doublé met en évidence la même difficulté à expliciter de la part d’enfants d’ouvriers scolarisés en CM2, mais à propos de la géométrie. Si l’on substitue le « tracé » au « mot », on retrouve le même type de situation. Alors que « presque tous les enfants ont été capables de faire un tracé correct en choisissant les instruments adéquats, ces mêmes enfants ont été incapables d’expliquer correctement la démarche du tracé qu’ils ont suivie29 ». De la même façon, « Lorsqu’une explication est demandée, ils fournissent presque toujours une réponse sous forme d’exemple, c’est-à dire de cas particulier30 ». De même qu’il y a une discontinuité entre l’aptitude à employer un mot pris dans un contexte global d’interaction non organisé en vue de centrer les interlocuteurs sur le langage per se et l’aptitude à définir métalinguistiquement ce même mot, il y a discontinuité entre l’opération du tracé géométrique et le moment de verbalisation (définitions, explications, etc.). La similitude des « situations d’échec » dans des matières apparemment très différentes, montre bien que les exigences scolaires ainsi que les résistances provenant (essentiellement) des enfants de milieux populaires ont souvent la même logique, à savoir qu’elles mettent en cause le rapport scriptural-scolaire au langage.
3. Explicite, implicite et groupes sociaux
A – Code élaboré, formes sociales scripturales et groupes sociaux
42Le constat, fait par les enseignants, d’une expression plus ou moins « explicite », « structurée », « riche », « évoluée », « réfléchie » chez les élèves est le point de vue qu’ils sont amenés à adopter dans une situation sociale complexe mettant en présence une logique scolaire (un mode scolaire d’utilisation du langage, un rapport scolaire au langage et, au-delà, une forme scolaire de relations sociales) et des êtres sociaux – les élèves – qui sont eux-mêmes pris dans des formes de relations sociales spécifiques (des modes d’utilisation du langage spécifiques) et qui entretiennent un certain type de rapport au langage.
43Des anthropologues, des ethnologues ou des historiens ont montré que la socialisation des enfants et, au-delà, que l’ensemble des relations sociales pouvaient très bien ignorer l’explicitation verbale formalisée (ce qui ne signifie pas s’effectuer en dehors de toute production verbale). Des sociologues de l’éducation, sociolinguistes, ethnographes de la communication, etc., ont mis en évidence des différences entre groupes sociaux ou classes sociales du point de vue de cette explicitation. Enfin, de nombreux chercheurs ont établi que l’importance conférée au verbe, à l’explicitation verbale par l’école n’avait rien d’une évidence. M. Stubbs, s’appuyant sur des recherches à propos des enfants amérindiens, écrit par exemple : « De telles données ethnographiques sur différentes cultures font ressortir la croyance de notre société selon laquelle le langage écrit ou oral est la voie fondamentale par laquelle le savoir scolaire devrait être transmis. Ce n’est pas là une caractéristique nécessaire ou naturelle de l’apprentissage31 ».
44Toute considération théorique mise à part, on peut dire que la caractérisation par Basil Bernstein de ce qu’il a appelé « langage formel » ou « code élaboré » décrit de manière tout à fait fidèle les pratiques langagières scolaires visées par les enseignants. Qu’il s’agisse de la précision de l’organisation grammaticale et de la syntaxe, des nuances logiques et insistances véhiculées par une construction de la phrase grammaticalement complexe et spécialement par l’utilisation d’une série de conjonctions et de propositions subordonnées, de l’usage fréquent de prépositions qui indiquent des relations logiques, comme de prépositions indiquant la proximité spatiale et temporelle, du choix rigoureux des adjectifs et des adverbes ou de l’explicitation des impressions individuelles verbalisées par l’intermédiaire de la structure des relations entre les phrases et à l’intérieur de la phrase32, Bernstein décrit bien les exigences scolaires en matière d’usage du langage : usage explicite qui privilégie la verbalisation par rapport à l’usage de l’intonation, du geste, des mimiques et qui implique que soient donc développées les articulations strictement verbales et la précision du vocabulaire. De plus, il dégage de manière pertinente le rapport au langage qu’implique un tel mode d’utilisation du langage, à savoir « de faire du discours l’objet d’une attention spéciale et de développer une attitude réflexive à l’égard des possibilités structurales d’organisation de la phrase33 ».
45B. Bernstein a montré aussi que le langage formel était pratiqué essentiellement par les membres des classes supérieures. D’autres recherches complémentaires font apparaître que, dans leurs familles, les enfants des classes moyenne et supérieure beaucoup plus que les enfants de classes populaires utilisent quotidiennement le langage selon un mode tout à fait proche du mode d’usage scolaire. Dans sa recherche sur les manières d’enseigner des mères à leurs enfants entre cinq et six ans, Jean-Pierre Pourtois montre que dans les milieux sociaux « favorisés » comme à l’école, la parole, mais aussi les actes de l’enfant, font l’objet d’une attention particulière. La mère pose des questions, fait expliciter le propos de son enfant, l’évalue, reprend son propos pour l’expliciter ou reformuler de manière plus explicite, etc.34 L’explicitation verbale est tout à fait centrale dans le comportement des mères avec leurs enfants. Sans que les jeux de langage mère-enfant soient scolaires au sens strict du terme (la mère ne demande pas à son enfant de lever le doigt avant de parler, n’a pas affaire à un groupe d’enfants mais uniquement au(x) sien(s), ne vise pas un objectif pédagogique déterminé ni ne suit une progression pédagogique déterminée, etc.), ils permettent toutefois à l’enfant d’adopter une attitude à l’égard de son propre langage et du langage des autres qui l’aide à d’affronter les exigences fondamentales de l’école en matière de langage.
46Des recherches montrent tout aussi clairement que les enfants des classes moyenne et supérieure produisent des récits oraux beaucoup plus explicites, c’est-à-dire épurés de tous les déictiques inadéquats, à l’intérieur desquels les liaisons entre faits, actions sont explicitées verbalement et les personnages, lieux, moments clairement nommés, situés, décrits35. De plus, le style oral explicite est tout à la fois totalement lié (de multiples façons) aux situations de récits écrits et est une condition de réussite lors du passage à la narration écrite proprement dite, comme le montrent J. Collins et S. Michaels à propos des performances orales et écrites d’élèves scolarisés dans un « fourth-grader » aux États-Unis36.
47Que l’on parle de langage formel, de code élaboré, de style oral explicite ou plus directement avec les enseignants d’un « langage bien structuré » et « riche », on s’aperçoit que ce mode d’utilisation du langage est fondamentalement lié à des formes sociales scripturales. Contrairement à ce qui est souvent pris comme une évidence, à savoir l’antériorité ontogénétique de la « parole » sur l’« écriture », il faut insister sur le fait que la culture écrite gouverne les pratiques langagières orales de certains groupes sociaux et que les enfants issus de ces groupes sociaux ont une parole indissociable de cette culture écrite.
48Autrement dit, nous pensons que les pratiques langagières orales considérées (les pratiques orales scolaires comme celles des familles les plus fortement dotés scolairement) ne prennent leur sens que si on les rapporte à des formes sociales scripturales, c’est-à-dire à des formes de relations sociales qui ont été historiquement rendues possibles par des pratiques de l’écriture, des savoirs scripturaux et le rapport au langage et au monde qui en est indissociable, formes sociales qui, à leur tour, ne prennent leur sens que dans le cadre d’une configuration sociale d’ensemble (avec des restructurations de l’ensemble des univers sociaux, des formes d’exercice du pouvoir…). C’est dire combien la question des modes d’utilisation du langage ne peut se traiter qu’en situant chaque mode d’utilisation au sein d’une sorte d’espace des pratiques langagières, espace qui a une histoire.
B – Les limites d’une saisie négative des pratiques langagières orales des élèves d’origine populaire
49Si les différents travaux cités rendent compte de manière pertinente de l’usage scolaire du langage et des pratiques langagières des classes supérieure et moyenne, ils caractérisent le langage pratiqué par les membres des classes populaires de la même façon que le font les enseignants. Ils adoptent un point de vue similaire à celui des enseignants vis-à-vis du langage des enfants des milieux populaires.
50Par exemple, si l’on considère les couples d’opposés par lesquels B. Bernstein entend rendre compte des différences dans les pratiques de langage, on s’aperçoit que le type de langage pratiqué dans les milieux ouvriers est systématiquement constitué comme pôle négatif : le « langage commun » s’oppose au « langage formel », le « code restreint » au « code élaboré », la phrase « grammaticalement simple » à la phrase « grammaticalement complexe », la « syntaxe simple » à la « précision syntaxique », les significations « grossièrement différenciées » aux significations « finement différenciées », l’agencement du langage qui n’est pas « délicat et subtil » à celui qui l’est, le niveau de conceptualisation « relativement faible », « bas » au niveau de conceptualisation « élevé », « haut », la « forme linguistique qui décourage la verbalisation des sentiments délicats » à celle qui l’« encourage », etc.37
51Le concept de code socio-linguistique, qui privilégie la description de la structure verbale des énoncés, est particulièrement inadapté pour rendre compte de l’usage du langage par les enfants des classes populaires. Sans le vouloir, B. Bernstein répète, traduit dans l’ordre théorique la conception scolaire du langage (le privilège donné à la structure verbale que l’on retrouve dans les caractéristiques du code socio-linguistique), de même qu’il répète le rapport des enseignants aux productions verbales des enfants de classes populaires.
52Pour comprendre positivement (ce qui ne signifie pas qu’on inverse par un simple volontarisme éthique et une générosité populiste, autre forme d’ethnocentrisme, les rapports de domination socialement existants) les pratiques langagières des enfants de classes populaires, il faut donc théoriquement cesser de se concentrer exclusivement sur les phénomènes verbaux, la structure verbale, la grammaire et le vocabulaire. Comme l’indique Gilles Fauconnier, on ne peut déduire directement une complexité de production du sens (d’espaces mentaux) d’une complexité syntaxique, linguistique : « nous utilisons des principes relativement simples pour la construction d’espaces, mais leur itération peut produire des configurations complexes ; une phrase grammaticalement simple peut en tant qu’énoncé être liée à la mise en place de configurations spatiales diverses et complexes38 » et l’erreur « consisterait à vouloir refléter dans la structure même de la phrase la complexité et la diversité des configurations potentielles auxquelles elle peut contribuer39 ». Dans le domaine des oppositions théoriques, nous dirions qu’il faut quitter les conceptions autonomisantes des faits de langage pour les conceptions pragmatiques, contextuelles des faits de langage.
III- Les jeux de langage des élèves des classes de perfectionnement
« A travers la barrière, entre les vrilles des fleurs, je pouvais les voir frapper. Ils s’avançaient vers le drapeau, et je les suivais le long de la barrière. Luster cherchait quelque chose dans l’herbe, près de l’arbre à fleurs. Ds ont enlevé le drapeau et ils ont frappé. Et puis ils ont remis le drapeau et ils sont allés vers le terre-plein, et puis il a frappé, et l’autre a frappé aussi. Et puis, ils se sont éloignés et j’ai longé la barrière. Luster a quitté l’arbre à fleurs et nous avons suivi la barrière, et ils se sont arrêtés, et nous nous sommes arrêtés aussi, et j’ai regardé à travers la barrière pendant que Luster cherchait dans l’herbe. » (William Faulkner, Le Bruit et la Fureur).
« Le mot “jeu de langage” doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie. » (Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques) « Il faudrait prendre au sérieux la formalité d’autres pratiques que celles de l’“écriture”. » (Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire)
1. Jugements scolaires sur le langage des élèves
53Nous avons pu, durant trois années consécutives, observer des élèves scolarisés en classe de perfectionnement première et deuxième année. Tous ces élèves, issus des fractions les plus dominées (du point de vue du capital économique et scolaire) des milieux ouvriers (généralement, père : ouvrier non qualifié, mère : sans profession), semblent présenter, d’une certaine façon, au vu des jugements scolaires, de manière accentuée les mêmes caractéristiques de langage qui sont attribuées par les enseignants à l’ensemble des élèves d’origine ouvrière : langage « pauvre » (syntaxe et vocabulaire), « mal structuré », « incompréhensible », fait de « gestes », d’« onomatopées », etc. (« J’ai des gamins qui ne sont pas capables dans une conversation courante de faire une phrase avec des mots, c’est-à-dire ils vont me dire « hein ben le truc tu vois le… », alors il y a plein d’onomatopées mais je n’ai aucune phrase et alors les mots qui décrivent quelque chose, alors ça ils ne connaissent pas (…) ils montrent, ils font beaucoup de gestes, ils sont enfin… physiquement… si je leur demande une explication, ils me la montrent, ils ne l’expliquent pas, ils ne se servent pas de mots, ils se servent de leur corps pour raconter leur histoire, enfin plus facilement comme ça, il y en a très peu qui arrivent à raconter quelque chose avec une phrase, ils bougent énormément, alors raconter une histoire écrite ils n’y arrivent pas du tout puisque là il faut manifestement les mots et ils n’y arrivent plus du tout (…) alors des onomatopées, tout un tas de bruits, de bruitages mais en ce qui concerne la vie de tous les jours ils n’ont aucun vocabulaire » ; « Ils communiquent en faisant référence à telle ou telle émission ou en utilisant le type de langage de tel ou tel héros, si on n’a pas vu l’émission on ne les comprend pas »).
54Dans les dossiers scolaires de ces élèves concernant leur langage, on souligne les « Difficultés d’expression dues à une très grande pauvreté de langage », le fait que tel élève « ne fait pas de phrases, juxtapose des mots, n’utilise aucune liaison » ou que tel autre à un « vocabulaire (qui) reste pauvre ».
2. Le primat de l’action et de la situation pratique dénonciation
55Il est important de préciser que, pendant les deux premières années surtout (84/85, 85/86), nous avons observé des élèves de classe de perfectionnement première année qui disposaient d’une grande « liberté de parole ». Les deux enseignants ayant en charge les élèves de cette classe étaient particulièrement souples avec des enfants jugés par eux trop « en échec » pour leur faire respecter une discipline scolaire stricte, qui pourrait les « bloquer » davantage. Les élèves avaient donc le droit de parler tout en travaillant, de se déplacer dans la classe et ce, dans des limites assez larges. Seules les violences physiques entre élèves et les violences verbales destinées aux enseignants étaient considérées comme inadmissibles.
56Dans ces conditions, nous avons pu observer, jour après jour, le discours familier des élèves entre eux, c’est-à-dire les discours produits sans demandes formelles (scolaire ou expérimentale) préalables, mais issus des rapports entre les élèves. De plus, nous avons enregistré les élèves par petits groupes de trois ou quatre pour raconter des histoires et lors de séances d’« expression orale ». Ces enregistrements et les données de l’observation permettent d’essayer de décrire leur mode d’utilisation du langage et d’en analyser les principes de fonctionnement.
57Lors d’interactions entre l’enseignant et les élèves ou entre moi-même et les élèves, il apparaît tout à fait nettement que, même lorsqu’ils possèdent les mots du vocabulaire, les élèves n’emploient pas forcément ceux-ci lorsque le contexte immédiat, visible de renonciation ne l’exige pas.
Lors d’une séance d’éveil dans la classe de perfectionnement première année, les élèves dessinent sur des grandes affiches les différents continents et les colorient. Je suis avec O. (11 ans, père : ouvrier, mère : sans profession) qui finit son travail de copie. Il me dit :
O. : On prend les trucs sur les pays ?
Moi : (je fais comme si je n’avais pas compris son énoncé) Quels trucs ?
O. : Derrière toi !
L’institutrice qui assiste à la scène lui demande :
– Oui mais qu’est-ce que c’est ces trucs ?
O. : Les feuilles.
Institutrice : Oui des feuilles et qu’est-ce que c’est que ces feuilles ? (comme moi, l’institutrice essaie de faire prononcer le mot de « carte » que O. connaît bien pour l’avoir employé au cours de séances précédentes)
O. : (il reste muet)
58Voilà donc le genre de scène typique qui se déroule entre des enseignants et des élèves en « difficulté scolaire ». L’élève utilise un mot-valise (« truc ») qui est scolairement mal perçu et l’enseignant tente par des questions de lui faire préciser son propos ; alors l’élève précise, de façon toute pragmatique, l’endroit où se trouvent les « trucs », mais l’enseignant cherche, lui, la précision lexicale et repose des questions. L’élève finit par ne plus ouvrir la bouche du tout. En fait, l’élève, qui connaît parfaitement le mot qu’on veut lui faire dire, privilégie l’action (passer à autre chose, prendre les cartes et dessiner, colorier) par rapport à la précision verbale de son énoncé. Il est d’ailleurs beaucoup plus pertinent dans cette optique là que l’enseignant ou que nous-mêmes lorsque, au lieu d’interpréter « Quels trucs ? » comme une demande de précision lexicale, il énonce la position des « trucs » par rapport à moi (« Derrière-toi ! »). Sachant que nous savons très bien de quoi il parle, O. peut penser qu’on se moque de lui40.
59Ceci est renforcé par les artifices que les enseignants mettent en œuvre pour « faire comme si » l’explicitation verbale était toujours nécessaire pour se comprendre : mettre les mains sous les tables ou dans son dos pour ne pas montrer, prétexter le bruit, « faire comme si » on ne voyait pas ou « jouer », comme c’est le cas dans l’interaction citée, à celui qui ne comprend pas. De plus, ces élèves privilégient l’efficacité pratique de la communication sur la correction ou l’incorrection du vocabulaire ou des formes syntaxiques qu’ils emploient.
60Lors des interactions entre élèves (le matin en entrant en classe, au moment des pauses entre exercices et même durant les exercices écrits) qui ont pour thème des faits de la vie de l’école (bagarre dans la cour, événements de classe…), de la vie des élèves en dehors de l’école (les émissions télévisées, les sorties ensemble, les activités extra-scolaires) ou des histoires drôles, blagues, etc., on se rend compte de l’importance que prennent les gestes, les mimiques, les déplacements, les intonations, les onomatopées, le rythme et l’intensité de la voix dans la production du sens. La production verbale n’est qu’une partie, et pas toujours la plus importante, des moyens langagiers utilisés pour raconter des histoires vécues ou imaginaires. De même, lorsque dans la classe je demande (sans enregistrement et au cours de leur discours entre eux) : « Tu peux me raconter une histoire ? », la première chose que fait l’enfant c’est se lever et, à ce moment-là, tout me « dit » l’histoire, des pieds à la tête :
Les élèves sont censés faire des exercices de français (compléter des phrases), ils se parlent très souvent entre eux :
Ad. (11 ans) raconte aux autres élèves un fait qui s’est déroulé à l’école. Une canalisation d’eau a éclaté et l’eau s’est mise à sortir par jets : Y avait un trou et puis (il déploie ses bras, bombe le torse, tend le cou et utilise des onomatopées pour mimer la sortie violente de l’eau).
S. qui s’adresse à moi parlant de O. : (T’sais un jour avant que t’es là) (t’ sais avec V.41 il était là) (elle était malade) (c’était un replacement) (t’sais O. i savait pas un mot) (comme moi j’savais bien écrire) (O. i savait pas écrire un mot) (j’dis « Ah ! tu sais pas écrire ! ») (après le maître, le remplaçant, il est venu tout) (i dit « O. viens là ! Qu’est-ce que tu sais pas écrire ? ») (« Ah non ! non ! rien, j’iui ai demandé s’il avait pas une gomme, j’iui ai prêté une gomme tout ») (i dit « Non t’es un menteur ! ») (t’sais il l’attrape) (t’sais il le prend comme ça [il montre]) (t’sais y a le cadre dessous I’bureau) (il le prend il le met dessous) (il est comme ça) (il fait comme ça [il montre la position de O. sous le bureau]) (il était maladroit) (il était comme ça) (O. i voulait s’remettre) (t’ sais i faisait comme ça [il mime la scène, O. donnant des coups de pieds pour sortir de dessous le bureau et rit]).
3. Récits oraux implicites : revivre l’événement et faire participer
61Un matin, dans la classe, la maîtresse est partie un moment chercher des papiers et me laisse seul avec les élèves un instant. S. est en train de raconter une histoire, il est entouré de quelques élèves :
S. : Le chien i faisait ouah ! ouah ! et la fille ah ! ah ! i la mordait ici tu vois (il prend son mollet avec une main mise « en forme » de croc).
62À partir de cette histoire, entendue partiellement, je décide de faire des enregistrements avec des petits groupes d’élèves sur des récits, des histoires. Malgré les précautions méthodologiques prises en prenant exemple sur le travail de W. Labov42, à savoir que j’enregistre dans une salle libre les élèves en petits groupes et non individuellement pour qu’ils puissent interagir entre eux, que je n’interviens pas pour les reprendre sur les mots « grossiers » ou sur la forme syntaxique de leur discours, qu’ils me connaissent depuis deux mois environ et savent que je ne fais aucune discipline, la situation d’enregistrement transforme la façon dont les histoires sont racontées. Pour enregistrer le plus correctement possible, je leur demande de s’asseoir et de ne pas trop parler pendant que l’un d’entre eux raconte. Du même coup, je suis amené à reproduire des éléments de la situation scolaire : être assis sur une chaise (ici pour être près du micro), ne pas trop se couper la parole parce que, comme les enseignants, je prête (pour des raisons différentes) une attention particulière au matériau verbal. En leur demandant de ne pas trop se couper la parole, je modifie aussi les règles habituelles de leurs jeux de langage. En effet, lors des interactions entre élèves tout le monde peut, à tout moment, « se battre » pour avoir la parole et être écouté des autres. Ceci n’est toutefois pas totalement absent dans l’enregistrement. Le morceau d’histoire que j’avais entendu à propos d’une fille mordue par un chien et que je fis reprendre par les élèves qui l’avaient raconté (S. et A.) différait quelque peu de celui que j’ai obtenu pour toutes ces raisons : la version entre eux faisait appel aux gestes, aux mimiques, aux intonations, aux déplacements du corps dans l’espace et au langage verbal, la version suscitée et enregistrée faisait davantage intervenir le langage verbal et beaucoup moins les déplacements corporels.
63Le premier enregistrement met en scène S., A. et O. (tous trois de père ouvrier et de mère sans profession). S. et A. ont assisté à la scène qu’ils racontent. Ils sont les deux leaders de la classe, au sens où ils sont craints physiquement mais aussi verbalement par les autres ; ils prennent davantage la parole que les autres, savent mieux s’imposer dans les moments où les élèves parlent entre eux ; ils se voient aussi en dehors de l’école pour jouer ensemble et c’est à l’occasion d’une sortie commune qu’ils ont assisté à la scène qu’ils racontent :
A. : (Tu sais y avait un jour) (un jour y a une fille eh ben elle dormait) (c’ était la nuit-la nuit) (y avait un loup qui l’était là) (i marchait i marchait) (il a touché la fille) (et la fille elle a regardé) (elle a fait « Ouah ! ») (elle a crié) (après y a le chien du garde il est venu).
S. : (Le chien du garde il est mort).
A. : (Non le chien du garde…) (ouais il est mort parce que le loup il l’a croqué là là là [il montre son mollet]) (et après le lendemain matin on allait boire le déjeuner moi et S.) (tu sais on allait s’amuser des fois dans l’herbe) (on a trouvé des traces-des traces de loup) (c’est vrai hein des traces de loup) (après on a appelé tous les moniteurs « Regardez y a un loup c’est pour ça la fille hier nous et S. qu’on a entendu… ») (parce qu’on était avec la fille) (parce que on faisait un peu…[rire]) (alors après on suivait ses traces) (et après tout d’un coup c’était dans l’herbe alors on pouvait plus reconnaître).
Moi : Et qu’est-ce qui s’est passé ?
S : Après i z’ont appelé les gendarmes.
Moi : Ils ont appelé les gendarmes ?
A. : Ouais.
Moi : C’est tout ?
S. et A. : Ben oui !
S. : À toi rasé ! (c’est le surnom de O. qui a la tête presque entièrement rasée)
64Le récit de A. est rempli d’implicites divers. Pratiquement à chaque nouveau fait énoncé on pourrait demander des précisions : A. ne dit pas où l’action se situe, qui est cette fille, où elle dormait (« le loup qui était là ») pour qu’un loup puisse la toucher, de quel garde il s’agit, etc. De plus, A. ne dit pas explicitement au départ où il se situe dans l’histoire : est-ce qu’il a entendu l’histoire, est-ce qu’il était présent et ce dans quelles circonstances, etc. ? On découvre, au fur et à mesure du discours de A., des indices permettant de reconstituer l’histoire plus ou moins complètement : A. et S. étaient « là », avec des moniteurs et l’on suppose qu’il s’agissait d’une sortie en groupe menée par des moniteurs-animateurs ; on peut supposer aussi que les enfants ont dormi sous des tentes (mais peut-être n’est-ce pas le cas) ; on apprend aussi que A. et S. étaient avec la fille.
65A. utilise des déictiques (« un loup qui l’était là », « il l’a croqué là là là »…), accompagnés une fois de gestes, utilise le volume de sa voix (il feutre sa voix lorsqu’il énonce le moment où le loup marche – i marchait i marchait –, il crie lorsque la fille a peur et fait « Ouah ! »), il passe sans rupture du dialogue direct rapporté au récit (« regardez y a un loup c’est pour ça la fille hier nous et S. qu’on a entendu parce qu’on était avec la fille parce que parce que on faisait un peu… »), le morceau « parce qu’on était avec la fille » est entre le dialogue (adressé au moniteur) et le récit (adressé aux auditeurs présents), la suite étant clairement destinée aux auditeurs. Si A. ne termine pas son énoncé et rit (avec S.), c’est sans doute parce qu’il suivait avec S. la fille et qu’il ne veut pas en dire plus. A. utilise aussi une répétition pour intensifier l’action ou pour indiquer que l’action dure (« c’était la nuit-la nuit » = nuit noire ; « i marchait i marchait » ; « il l’a croqué là là là » = plusieurs fois ; « des traces de loup, c’est vrai hein des traces de loup »). Malgré l’usage important du langage verbal en comparaison de la première version, ce récit est typiquement considéré négativement par les enseignants : implicites, gestes, confusions, énoncés interrompus, fautes de français, autant de faits scolairement sanctionnés.
66La suite de l’enregistrement montre à la fois comment O. a du mal à prendre et à conserver la parole et comment les élèves racontent des émissions télévisées et, en particulier, des séries télévisées qu’ils ont tous vues :
O. : « La loterie » euh tu sais…
A. : Tu sais…
O. : (À la loterie quand i commencent les autres) (la dame elle venait des commissions) (elle avait Pchat).
S. : Un chat vert.
O. : Ouais et après il a dit…
S. : (« Vous avez bien un chat, un billet de loterie ») (« Oui, oui. Ah oui j’l’ ai donné à l’autre ») (il y va-il y va) (« Oh j’l’ai donné à une petite fille ») (tu vois le garçon, le bonhomme ils ont tous été avec la loterie) (« Ah le… ») (après le bonhomme).
A. : Ouain ! il l’a donné à l’autre fille.
S. : (Sa fille elle faisait du basket) (elle dit « Attendez elle arrive, elle arrive ! ») (« Où t’as mis le billet d’ioterie qu’i t’a donné ») (i dit comme ça « Ah j’l’ ai donné à ma prof pour son anniversaire ») (il y va).
A. : « Ah non ! j’l’ai donné à un vieux ».
S. : Un jardinier !
A. : (« Ouais un jardinier qui m’a planté bien ») (et l’autre il a) (la dame elle lui a donné une loupe pour craquer les trucs là) (pas une loupe un…).
S. : Ciseau !
O. : Un ciseau pour couper les…
A. : (Et après l’autre i l’a donné à la dame vieille pour acheter le ciseau, le grand ciseau) (et après la vieille elle l’a donné à l’autre dame le premier là)
(elle l’a donné au premier).
S. : (Après le chat i dit comme ça « Ah i faut qu’tu t’en débarrasses de ce chat j’en veux plus ») (« Ah mais tu m’as dit d’m’en débarrasser ») (« Ah non ! non ! ») (après « Mais crois-moi pas, mais j’te dirais jamais que non ») (et il était dans l’placard) (et il court) (et i s’danse avec) (i tombe là l’billet) (« Vous avez gagné «) (« Hiii ! ! » [cris de joie]).
O. : C’était super marrant.
67Le récit composé par les enfants est encore plus incompréhensible que le précédent. Les personnages ne sont pas désignés, distingués (« il », « elle », « ils », « l’autre », « le garçon », « le bonhomme », « l’autre fille »), les actions confuses, mal distinguées, les dialogues rapportés mal situés (on ne sait plus qui parle et l’on ne sait pas parfois si ce qui est dit est de l’ordre du discours rapporté ou du récit), les objets mal définis (par exemple, « l’chat », « un chat vert » n’est pas un véritable chat mais une sorte de « tirelire » ou encore le « ciseau » est un « sécateur »), des phrases commencées et non terminées (« la dame, elle lui a donné une loupe pour craquer les trucs là… pas une loupe un… », « un ciseau pour couper les… »).
68Si l’on veut résumer scolairement le feuilleton (que nous avons vu) et expliciter le discours des élèves, on peut le faire de la façon suivante : le feuilleton américain, La loterie, présente rituellement les mêmes héros, deux hommes, l’un travaillant au service d’un organisme de loterie, l’autre au service des impôts. Ils doivent à chaque épisode remettre un chèque à des gagnants de la loterie et rencontrent généralement une série d’embûches avant d’y parvenir. Dans le cas précis, le billet de loterie gagnant a été placé par une personne dans une tirelire (le « chat vert »), tirelire qui est passée de main en main pour revenir à son point de départ, un couple marié. Or, au début de l’épisode, le mari se met en colère contre les dépenses de sa femme qui est revenue avec la tirelire et lui demande de s’en débarrasser. Lorsqu’à la fin de l’histoire on lui apprend que le billet était dans la tirelire, il dit alors à sa femme qu’il ne fallait pas l’écouter. Elle lui dit qu’elle ne l’a pas fait (en lui mentant) et lui montre la tirelire. Ils dansent ensemble et les deux héros leur disent : « Vous avez gagné. »
69Ce que l’on trouve particulièrement confus et incompréhensible lorsque l’on n’a pas vu l’épisode, s’éclaire un peu mieux dès lors qu’on l’a vu. On a tendance alors à « boucher les trous » laissés par les implicites des élèves à l’aide de l’expérience télévisuelle qu’on a fait. Cependant, même en ayant vu le film, on se perd vite dans le dédale des dialogues, des personnages, des actions, etc. Il faut toutefois remarquer que, dans ce genre de récits oraux, les élèves qui y participent plus ou moins activement ne font aucune évaluation du type « De qui tu parles ? », « À quel moment ? », etc. Au contraire, ils interviennent pour aider celui qui parle à continuer, prouvant ainsi qu’ils suivent très bien ce qui nous apparaît incohérent, confus, incompréhensible. Ce que l’on peut dire, c’est que être explicite ou demander des explications ne font pas partie des principes implicites du jeu de langage qu’ils pratiquent.
70Leur discours a tendance à renforcer les liens entre ceux qui ont vécu la même expérience et à exclure ceux qui ne l’ont pas vécue. On peut même dire que leur discours n’est pas vraiment un récit : l’histoire est plus revécue, rejouée, mimée que racontée. Ce n’est pas une parole à écouter mais une parole à vivre, à laquelle on participe. L’usage des dialogues rapportés, de l’intonation qui retrouve les émotions et les évaluations de la situation que font les personnages, du geste, des mimiques ou du déplacement corporel qui miment les actions, des onomatopées qui reproduisent de manière stylisée les bruits, les sons contribuent à cette re-présentation d’un événement, d’une histoire et engage ceux qui ne l’ont pas vécue à y participer. On retrouve ici les « récits d’expériences personnelles43 » dont parle W. Labov à propos des adolescents noirs des ghettos, dans lesquels « les locuteurs se consacrent tout entiers à reconstruire voire à revivre des événements de leur passé44 ». Pour faire une comparaison qui nous paraît éclairante, on peut dire que l’élève ne parvient pas totalement à être le narrateur de sa propre pratique comme certains poètes grecs (Hésiode par exemple) ont pu être les narrateurs de la praxis rituelle. Comme l’écrit P. Bourdieu, « Dès le moment où un rite est raconté, il change de sens et on passe d’une praxis mimétique, d’une logique corporelle orientée vers des fonctions à un rapport philologique45 ». Or, les élèves doivent scolairement et dans leur biographie opérer le même type de passage que celui, historique, qui mène du rite au récit du rite. Il doivent sortir de la logique de l’expérience vécue (vue, ressentie, agie) pour faire le récit explicite de cette expérience. De même que ces élèves ne parviennent pas à être les grammairiens de leurs propres pratiques langagières, de même ils montrent des résistances à être les narrateurs de leurs propres expériences sociales.
71Cependant, les élèves ne changent pas les modalités de leur expression lorsqu’ils parlent aux autres élèves d’un fait vécu par eux seuls ou lorsqu’ils racontent des blagues ou histoires drôles qui, par définition, sont imaginaires. Ils font donc appel, là aussi, à la possibilité de « faire comme si on y était », de faire comme si on avait vécu, vu, participé à la même expérience. De même, qu’ils soient seuls ou plusieurs à raconter, les élèves tiennent des propos plus évocateurs de situations (imaginaires ou réelles, vécues par tous ou par quelques-uns seulement) que descripteurs et narrateurs de ces situations.
72On peut se demander comment fonctionne à leurs yeux le langage pour qu’ils produisent et trouvent acceptables, recevables des discours qui « nous » semblent incompréhensibles.
73Dans l’ensemble des récits enregistrés, les élèves utilisent tous les moyens autres que verbaux qui leur permettent de faire revivre les situations (gestes, mimiques, intonations, onomatopées), rapportent des dialogues entre les protagonistes non nommés, non désignés, font des précisions rétrospectives, commencent à énoncer une action mais en évoquent d’autres qui se sont déroulées avant, puis reprennent où ils en étaient, opèrent des « raccourcis » en sautant des moments importants pour ceux qui n’ont pas vu l’épisode, etc. L’histoire se « lit » donc autant sur les corps que dans les cadres verbaux développés.
74Pour arriver à comprendre des discours de ce type, il faudrait reconstruire pour chaque morceau de discours les situations qu’il invoque ou évoque avec leurs personnages, l’enchaînement des actions dans des lieux différents, etc. Les mots n’ont de valeur et de sens que si on les prend comme des indicateurs, des éléments de situations plus complexes, d’une expérience globale, pré-supposés par celui qui parle et non comme des éléments construisant ensemble un inonde cohérent, c’est-à-dire des éléments suffisamment précis et explicitement articulés entre eux pour donner lieu à un récit scolairement acceptable. Le locuteur énonce une série de faits, d’événements, d’actions… qui apparaissent au fur et à mesure de leur énonciation : « il aura tendance à se perdre dans les détails à la faveur d’un incident particulier, et c’est cet incident à son tour qui lui fournira les nouveaux cadres de son discours, lui permettant d’y faire figurer des événement supplémentaires46 ».
4. Rapport aux événements racontés, rapport à l’auditoire et à la situation immédiate dénonciation et rapport au langage
75Si nous avons mis en exergue les premières lignes de l’ouvrage de William Faulkner, Le Bruit et la Fureur, c’est parce qu’il existe une étrange similitude entre l’écriture de l’auteur et les récits oraux des enfants les plus éloignés de la logique de l’univers scolaire. Faulkner produit une écriture aux phrases inachevées, pleine d’implicites (les lieux non indiqués, les personnages désignés par de simples pronoms…), qui livre souvent une suite d’actions sans autres transitions que les « et », « et puis » (classiquement stigmatisés scolairement) et dans un ordre qui n’est pas forcément chronologique47 ou logique mais lié à l’association des idées et des souvenirs qui peuvent venir pêle-mêle à l’esprit d’un personnage.
76Comme nous l’avons dit, on peut se demander quels sont les principes de production des jeux de langage de ces élèves de milieux ouvriers, pour qu’ils produisent et trouvent acceptables, recevables des discours qui « nous » semblent incompréhensibles ; c’est-à-dire qu’au lieu de s’en tenir à une définition négative, il nous faut comprendre la logique qui rend possible une telle modalité d’utilisation du langage.
77Il est utile avant tout de rappeler une évidence souvent oubliée, à savoir que le langage verbal n’est bien souvent ni l’objet d’une attention centrale, ni le matériau langagier le plus important48. À l’école, au contraire, le langage verbal est l’objet d’une attention spécifique et est considéré comme le matériau organisable, articulable de façon à produire du sens. Tout doit être dit, verbalisé, explicité verbalement et ne pas rester non-dit, implicite, présupposé. Si aucun acte de parole ne peut se réaliser sans présupposés, sans implicites, comme le rappelle E. Goffman49, l’école exige toutefois que l’élève parle en faisant des phrases pour savoir de qui et de quoi on parle, ce qui arrive, où, à quel moment… et qu’il raconte en précisant le moment, le lieu, les personnages, les objets, les actions… de manière à ce que ce qu’il dit soit compréhensible par n’importe quelle personne ignorant tout de son passé et du contexte immédiat de renonciation.
78Les discours des élèves que nous avons recueillis présupposent beaucoup de choses et, notamment, la présence d’un auditoire dans un contexte immédiat et l’ensemble des expériences, savoirs… plus ou moins partagés par l’auditoire. Les modalités de leurs discours, lors des récits, résultent de toutes ces choses à la fois. Chaque morceau de discours prend sens dans une situation du passé ou dans une situation imaginée et dans une situation immédiate d’inondation (usage des gestes, des mimiques, des intonations, des onomatopées qui s’entendent et se voient au moment de renonciation). C’est parce qu’il fait référence à tout cela, le visible immédiat, le passé partagé (ou dont on se sert comme s’il avait été partagé), le savoir partagé (ou supposé tel), que le discours peut fonctionner par petites touches, apparemment sans rapport les unes avec les autres, qui ne font qu’évoquer, autant par les mimiques, le geste, l’intonation, l’onomatopée que par le verbe.
79J. Vendryes écrivait que « Ce qui caractérise le langage parlé, c’est qu’il se borne à mettre en valeur les sommets de la pensée ; ceux-ci émergent seuls et dominent la phrase, tandis que les rapports logiques des mots et des membres de phrases entre eux ou bien ne sont marqués qu’incomplètement avec le secours, s’il y a lieu, de l’intonation et du geste, ou bien ne sont pas marqués du tout et doivent être supplées par l’esprit. »50 Mais, ce qu’il appelait « pensée » ou « esprit » n’est autre que les situations sociales, les contextes sociaux qui peuvent être reconstruits par les interlocuteurs. Les différents énoncés verbaux qui composent les récits oraux des élèves, sont comme les infimes parties visibles d’icebergs dont la plus grosse partie demeure invisible, présupposée. En ce sens, les élèves manipulent plus des situations globales, évoquées, indiquées par des énoncés verbaux, qu’ils n’essaient de construire une situation par l’articulation explicite des multiples éléments de discours. Dès lors qu’on ignore les parties immergées des icebergs (les situations plus globales, le passé, les expériences vécues…) et qu’on cherche une cohérence formelle, interne entre les éléments du langage (les petites parties émergentes des icebergs), on ne peut voir que « pauvreté », « incohérence », voire même « pathologie » dans ces discours. La partie verbale n’est autre que la partie émergente d’un iceberg, elle ne peut se comprendre indépendamment de la partie immergée, non-dite. Les discours implicites sont donc le signe que, pour les énonciateurs, le langage est indissociable des situations auxquelles il se rattache et qu’il présuppose.
80Pour éliminer les implicites dans ces récits (de faits imaginaires ou réels), l’élève a donc tout d’abord besoin d’entretenir un autre rapport aux situations, histoires, événements racontés : il doit les reconstruire en construisant les mailles verbales d’un filet (le récit verbal explicite). Du même coup, il est amené à transformer son rapport au langage : il doit cesser de manipuler un langage indissociablement lié à une situation complexe pour organiser les mots du langage de telle manière que cette situation apparaisse comme l’effet de construction de son discours. Les situations, le passé, les expériences, les histoires dont parlent les élèves doivent cesser de gouverner de façon invisible (implicite, sous-entendue, présupposée) leur discours pour devenir les effets de leur construction discursive ; les élèves doivent reconstruire explicitement, verbalement les faits plutôt que de produire une parole qui les présuppose. Enfin, pour produire un récit tout à fait explicite du point de vue de son organisation verbale, l’élève doit entretenir un autre rapport aux événements racontés et à la situation immédiate d’énonciation, en convertissant verbalement ses gestes, ses mimiques, ses déplacements corporels et même certaines intonations. Au lieu de jouer, mimer les émotions, évaluations, actions, gestes, réactions des personnages, « comme si il y était », comme s’il revivait des faits vécus ou participait aux faits rapportés même imaginaires, l’élève doit narrer et décrire verbalement explicitement, ce qui exige, là encore, de sa part une attention tout à fait particulière à l’organisation spécifiquement verbale.
IV – Des genres de récits oraux socialement contrastés
1. Situation d’énonciation, population, interrogations et critères de lecture
81Nous avons travaillé à partir de quarante récits oraux produits par les élèves de deux classes de CM2, sous la responsabilité de deux maîtres (l’un s’occupant plutôt du français, l’autre plutôt des mathématiques). Le matériau verbal sur lequel nous avons pu travailler n’a pas été suscité par nous. Il est recueilli par l’un des enseignants (Instituteur-Directeur, 22 ans de carrière) pour juger de l’« expression orale » des élèves. Celui-ci explique de quoi il s’agit : « Je les fais passer ici, devant un magnétophone, donc ils ont préparé leur truc, ils passent dans le bureau avec le magnétophone et après j’écoute les vingt-cinq gamins les uns après les autres (…) bon les gamins je ne les prend pas en traître non plus, ils savent qu’on va avoir ça et il y a une liste de sujets auxquels ils ont tout à fait le droit de réfléchir, évidemment on se heurte au problème de ceux qui sont super aidés à la maison et alors les parents leur ont fait préparer, alors là on l’entend immédiatement, ils récitent une introduction, un développement, une conclusion, je ne peux pas aller contre… c’est un signe de sérieux parce qu’il y a eu un travail défait mais il n’y a pas besoin de le dire, on l’entend tout de suite ».
82Les élèves sont donc passés chacun à leur tour dans le bureau du maître-directeur qui jouxte la salle de classe. Même si, comme le maître l’indique, beaucoup ont préparé leur discours, ils ne disposent d’aucun support écrit. Le maître leur met en marche l’appareil, leur dit « Quand tu as fini, tu appuies sur le bouton-pause » et laisse l’élève (seul en face de l’appareil) raconter son histoire, pour retourner s’occuper du reste de la classe.
83Les interventions verbales étaient particulièrement intéressantes pour nous, dans la mesure où elles permettaient des comparaisons entre élèves de milieux sociaux contrastés. Parmi les 40 élèves, on trouve 26 enfants dont le père est ouvrier (les informations auxquelles nous avons pu avoir accès concernant la profession des pères ne permettaient pas systématiquement de faire la part entre ouvriers qualifiés et ouvriers non-qualifiés) et la mère sans profession, 5 enfants dont le père est employé, parmi lesquels 4 dont la mère est sans profession et 1 dont la mère est profession intermédiaire (il est important de bien préciser qu’il n’y a aucun cas de personnel de service mais qu’on a affaire à des employés d’administration) et 9 enfants dont le père est profession intermédiaire parmi lesquels 3 dont la mère est profession intermédiaire, 3 dont la mère est sans profession, 2 dont la mère est employée, 1 dont la mère est ouvrière.
84Parmi ces 40 enfants, 25 sont « à l’heure », 10 ont un an de retard et 5 ont deux ans de retard. Parmi les 26 enfants dont le père est ouvrier, 12 sont « à l’heure », 9 ont un an de retard et 5 ont deux ans de retard. Tous les enfants sont nés en France et, parmi eux, 18 enfants sur 40 ont un père de nationalité française, 13 de nationalité algérienne, 4 de nationalité portugaise, 3 de nationalité tunisienne, 1 de nationalité espagnole et 1 de nationalité turque. 20 des 22 enfants dont les parents ont une nationalité autre que française ont un père ouvrier, 14 des 15 enfants « en retard » scolairement ont un père ouvrier et la totalité des enfants ayant deux ans de retard (5) ont un père ouvrier. Enfin, les enfants dont le père a la nationalité française et est ouvrier sont plutôt plus « en retard » (un tiers ont un an de retard et un tiers ont deux ans de retard) que les autres enfants dont le père est ouvrier et a une nationalité autre que française (35 % ont un an de retard et 15 % ont deux ans de retard).
85Avant de détailler les différents critères retenus pour faire une lecture systématique des interventions verbales, nous pouvons énoncer les interrogations qui ont orienté cette lecture. Les élèves sont placés dans une situation de communication orale proche d’une situation de rédaction écrite. Ils doivent produire un monologue plus ou moins long, seuls, face à un mini-cassette, avec la décision volontaire de commencer et de finir ce discours sans appuis ni aides extérieurs d’un auditoire. L’intervention verbale doit, par ailleurs, répondre à un certain nombre de critères explicites ou implicites pour être scolairement évaluée positivement : elle doit être essentiellement explicite, cohérente et correcte grammaticalement et lexicalement. Si c’est un récit (ce qui est le cas de la majorité des interventions verbales), il doit respecter l’ordre chronologique, être cohérent du point de vue de l’alternance des temps, porter sur un événement et non sur une multitude de faits disparates, comporter le moins de répétitions possibles et, dans le meilleur des cas, posséder une chute qui boucle l’histoire sur elle-même.
86Les élèves sont en CM2 et ont donc un minimum de quatre ans d’école primaire derrière eux (cinq ans pour dix d’entre eux, six ans pour cinq d’entre eux). Ils ont donc à maintes reprises entendu des récits scolairement considérés comme corrects lors des diverses lectures et ont subi de multiples reprises concernant leur langage : être plus explicite, « faire une phrase », employer des mots plus corrects, moins flous, « parler français » (lors des fautes de syntaxe), ne pas parler de tout à la fois, etc. On peut se demander dans quelle mesure ces différentes contraintes discursives ont été intériorisées par les élèves. L’enseignant place des élèves dans une forme de relation sociale qui nécessite de prêter une attention particulière au langage per se, à la logique spécifiquement discursive. Comment réagissent-ils à une telle situation ? Nous avons voulu vérifier l’hypothèse selon laquelle les élèves dont le père est profession intermédiaire ou employé (hors personnel de service) répondent mieux aux exigences de la situation scolaire et des critères d’évaluation scolaires que les élèves dont le père est ouvrier.
87Cependant, nous avons cherché aussi à voir si les enfants d’ouvriers ne produisaient pas, certains d’entre eux en tout cas, des discours mixtes et à essayer de préciser cette mixité. En cherchant dans ce sens, nous avons voulu tout d’abord éviter les caricatures qui classeraient trop grossièrement les récits en « réussis » et « ratés » (ou, comme le fait B. Bernstein, en récits relevant d’un code restreint ou d’un code élaboré). Ensuite, nous voulions mettre à l’épreuve des faits l’idée de dualité, d’ambivalence des principes de production des discours au sein d’un même discours qui caractériseraient des êtres sociaux forcés à vivre des modes de socialisation et donc dans des formes de relations sociales différents et même contradictoires. Même à travers les « échecs », aussi répétés et importants soient-ils, les élèves (d’origine ouvrière surtout) ont bien dû adopter un comportement particulier face aux exigences scolaires. Le « choc des cultures », le temps passé dans un espace social étranger ne peut laisser les êtres sociaux indemnes, inchangés. On ne traverse pas des relations sociales en restant le même. L’ambivalence, la dualité, la mixité se marquent-elles par une tentative malheureuse d’employer des éléments de langage scolaire (vocabulaire, syntaxe…) ou bien par le succès sur certains critères et l’« échec » sur d’autres ? Seule une analyse du matériau verbal peut permettre de commencer à apporter une réponse à ces questions.
88Enfin, les critères de lecture retenus sont tous des critères de lectures scolaires. Notre objectif est, ici, de reproduire le point de vue de l’enseignant, c’est-à-dire de faire une lecture des productions verbales du point de vue légitime des catégories scolaires de perception. En faisant cette lecture, nous ne voulons pas légitimer à nouveau des actes d’institutions (juger, évaluer, sanctionner, noter, etc. : « les enseignants ont raison, les enfants de milieux populaires parlent mal, ils commettent des fautes… ») mais reproduire, par construction scientifique, les conditions sociales de production de l’« échec scolaire », de la « médiocrité scolaire ». La restitution sociologique de la réalité doit permettre au lecteur de comprendre les processus sociaux complexes qui font qu’il ne peut en aller autrement, que les enseignants étant ce qu’ils sont (l’école étant ce qu’elle est), les élèves des différents milieux sociaux étant ce qu’ils sont, la distribution des « bons » et des « mauvais » points scolaires ne peut être autre chose que ce qu’elle est. C’est seulement si l’on adopte un point de vue scientiste qu’on peut considérer que le sociologue a à définir des indices linguistiques, des critères de lecture qui lui sont propres, qui sont « rigoureusement » définis et à partir desquels il mesurera toute réalité. Cette démarche de recherche est le meilleur moyen de réintroduire des critères de lecture légitimes non perçus comme tels mais constitués comme critères scientifiques (engageant toute la légitimité de la science), reproduisant sans le savoir (et c’est cela qui pose problème) un acte social. Il y a donc une différence entre reconstruire l’ensemble des éléments qui composent une situation sociale (en précisant le statut de construction de cet acte scientifique) et reproduire, répéter avec toute l’illusion que procure une foi inconsidérée en la force rationnelle de la science, une pratique sociale. Ce type de lecture n’est pas le seul possible, nous l’avons montré précédemment : le sociologue doit à la fois rendre raison du fait que telle pratique ne peut, dans une série de situations sociales déterminées, apparaître que négativement et montrer que cette pratique ne se réduit pas à ce qu’elle n’est pas, à ce qu’elle ne parvient pas à être (point de vue scolaire) mais qu’elle est une pratique particulière, possédant ses propres principes de production.
890) Ton :
90– L’élève emploie le ton du récit oral (R.O.). OUI-NON
91– L’élève emploi le ton de la récitation d’un texte écrit ou d’une lecture (R.L.). OUI-NON.
92– L’élève alterne Ton-R.O. et Ton-R.L. Ton-Mixte (M). OUI-NON.
931) Le discours de l’élève est ponctué de nombreux silences relativement longs (indiquant un embarras). OUI-NON.
942) L’élève emploie des mots de vocabulaire dans un contexte inadéquat. OUI-NON.
953) L’élève emploie des mots de vocabulaire, expressions ou formes syntaxiques scolairement valorisés. OUI-NON.
964) L’élève commet des fautes de syntaxe. OUI-NON.
975) L’élève commet des fautes de conjugaison des verbes (« je parta », « il partirent »…). OUI-NON.
986) Le discours se concentre sur un événement, un fait (et donc n’énonce pas une suite disparate de petits faits). OUI-NON.
997) L’élève raconte ou décrit des actions en respectant un ordre chronologique de présentation. OUI-NON.
1008) Le discours comporte de nombreuses répétitions. OUI-NON.
1019) Le discours comporte un début et une fin. OUI-NON.
10210) Le début et/ou la fin du discours s’adressent à un interlocuteur (mini-cassette) (ex : « Voilà c’est terminé ! »). OUI-NON.
10311) Lorsque le discours est un récit, il comporte une chute formelle qui permet de boucler l’histoire sur elle-même. OUI-NON.
10412) Du point de vue de l’alternance des temps :
105– La cohérence est totale (T). OUI-NON.
106– La cohérence est partielle (il y a quelques passages où l’alternance des temps n’est pas respectée) (P). OUI-NON.
107– La cohérence est nulle (tout au long du discours l’élève commet des erreurs dans l’alternance des temps) (N). OUI-NON.
10813) Du point de vue des implicites :
109– Il n’y a aucun implicite important (A). OUI-NON.
110– Il y a des implicites qui n’obscurcissent toutefois que partiellement la compréhension du discours (P). OUI-NON.
111Il y a des implicites importants qui rendent difficile voire impossible la compréhension du discours (I). OUI-NON.
11214) L’élève utilise des déictiques inadéquats dans le cadre du discours. OUI-NON.
11315) L’élève se corrige immédiatement après avoir commis une faute de français (un mot trop familier, un mauvais accord, une faute de syntaxe) ou commente son propre discours (pour le préciser par exemple). OUI-NON.
2. Performances aux différents critères
114Sur tous les critères concernant spécifiquement l’organisation discursive, le groupe des enfants dont le père est ouvrier a des performances toujours moins bonnes scolairement que les autres groupes d’enfants :
115Ils sont moins nombreux à concentrer leurs interventions verbales sur un événement, un fait et juxtaposent donc davantage des faits sans en développer aucun. Ils sont moins nombreux à raconter ou décrire des faits dans l’ordre chronologique. Ils sont plus nombreux à produire des discours qui comportent de nombreuses répétitions. Ils sont plus nombreux à produire des discours qui ne comportent pas à la fois un début et une fin. Lorsque leur discours est un récit, ils sont plus nombreux à ne pas utiliser une chute formelle permettant de boucler l’histoire sur elle-même. Ils sont plus nombreux à produire des discours avec une mauvaise alternance des temps (notamment avec le passage entre les temps du discours – présent, passé composé, imparfait, futur – et les temps du récit – passé simple, imparfait, plus que parfait). Ils sont, enfin, plus nombreux à produire des discours comportant des implicites importants qui rendent difficiles leurs compréhensions.
« Alors c’est un jour, y a… y a cinq personnes elles sont là pour aider des gens et puis y a une dame elle leur téléphone et puis elle dit euh « J’ai un problème y a le gars qu’y a chez moi i veut m’espousser (m’expulser) », alors elle leur téléphonait pour qu’eux i z’essaient de faire quelque chose pour elle alors après quand ils ont fait quelque chose pour elle, elle est toute contente, elle les remercie et puis c’est comme ça qu’ils sont devenus célèbres, ils ont été en… ils l’ont aidé en donnant un autre appartement un appartement mieux où on peut pas l’espousser Voilà ! »
116Le fait que les élèves dont le père est ouvrier ont du mal à se centrer sur un événement ou un fait particuliers, à introduire ou à conclure leur discours, à employer des chutes formelles (c’est-à-dire à finir l’histoire pas seulement sur la fin « réelle » d’une action, « fin de journée », « fin de vacance », « fin de bagarre », etc., mais sur une fin qui dénoue la situation narrative), met bien souvent l’auditeur en situation de se poser la question « Oui, et alors ? », c’est-à-dire de se demander où les élèves veulent en venir, pourquoi ils racontent une telle histoire. Leurs récits ne sont pas construits comme des petits univers autonomes qui comporteraient explicitement à la fois l’indication précise des lieux, moments, personnages, objets et les raisons pour lesquelles l’histoire est racontée (ce qui nécessite de se centrer sur un événement au lieu de faire un inventaire de faits pas toujours énoncés dans l’ordre chronologique mais parfois au fur et à mesure des souvenirs, des évocations, etc., et de bien introduire et conclure)51.
117Ces discours sous forme de juxtapositions non explicites de faits euxmêmes non explicites du point de vue des lieux, moments, personnages, objets dont on se demande la « raison d’être » (la juxtaposition fait qu’il n’y a aucune raison pour que le discours s’arrête là où l’élève décide de l’arrêter) ont été repérés par de nombreux chercheurs comme caractéristiques des récits, discours produits à l’école par les élèves d’origine populaire. L’une des caractéristiques du code restreint pour B. Bernstein était d’ailleurs l’« incapacité de s’en tenir à un sujet défini pendant un énoncé, ce qui facilite la désorganisation du contenu de l’information52 ».
118Mais c’est S. Michaels, dans une étude sur les récits scolaires à l’école primaire, qui a mis particulièrement en évidence les différences entre les récits scolairement escomptés par l’enseignant et les récits des enfants noirs issus de la « lower-class ». Pour l’enseignant, le discours de l’enfant doit nommer, décrire les objets dont il traite, doit situer les faits, événements explicitement dans le temps et dans l’espace et doit se centrer sur un sujet, un thème. Pour S. Michaels, ce type de discours relève d’un « style centré sur un thème ». Un autre style de discours, le « style associant des thèmes » produit par les enfants de la « lower-class » consiste en une série, une suite d’événements, d’épisodes non reliés explicitement entre eux et à propos desquels l’auditeur n’est pas toujours en mesure d’établir les rapports qu’ils ont entre eux. Ce type de discours produit chez l’enseignant l’impression qu’il n’y a aucun sujet véritable et que l’élève passe sans suite d’un fait insignifiant, banal à un autre53. Discours banal, sans ligne directrice apparente, à propos duquel on se demande où l’élève veut en venir. Pour changer le discours de l’élève, l’enseignant insiste sur l’importance que doit avoir le propos et souligne le fait que l’élève doit parler d’une seule chose (ex : « Celena I want you to tell us about one thing that’s very important54 »).
119Cependant, l’importance ou la banalité ne sont pas liées aux faits rapportés en soi, ils sont les produits d’un style rhétorique particulier qui consiste à glisser de thème en thème, d’événement en événement, de fait en fait, de moment en moment sans se centrer particulièrement sur l’un d’entre eux et sans faire apparaître explicitement les liens qui les unissent. Les multiples interventions de l’enseignant, visant à faire expliciter le propos et à le centrer sur un fait, donnent l’impression à l’élève que l’enseignant ne s’intéresse pas à ce qu’il lui dit, comme en témoigne l’entretien avec une élève plus d’un an après : « Le sharing time m’énervait. Elle était toujours en train de m’interrompre en me disant “Ce n’est pas assez important” alors que j’avais à peine commencé à parler55 ». En définitive, l’enseignant ne juge pas l’« importance » que les faits racontés peuvent revêtir aux yeux des élèves mais juge l’effet d’importance produit par l’organisation du discours. Le fait que seule la « bonne expression », la construction formelle du discours soient prises en compte scolairement, quels que soient le sujet, le thème du discours, enferme déjà en lui-même toute la conception scolaire du langage.
120Une moitié des enfants dont le père est ouvrier ne cesse de glisser d’une stratégie discursive à une autre en terme de formes temporelles. En effet, commençant leur discours comme un récit, avec les temps propres au récit (passé simple/imparfait essentiellement), ils retournent aux temps du discours (présent/passé composé/imparfait essentiellement) qui impliquent un autre rapport aux événements rapportés et à l’auditoire (nous développerons plus longuement ce point dans le prochain chapitre consacré aux productions écrites) pour revenir peu après au temps du récit et ainsi de suite. Là encore, cela produit un effet d’incohérence et d’instabilité de la position de l’énonciateur dans son discours.
121C’est uniquement parmi les locuteurs dont le père est ouvrier (23 %) que l’on trouve des débuts et/ou des fins de discours (surtout des fins) qui, au lieu d’être l’introduction ou la conclusion de l’histoire (ce qui n’empêche pas la présence d’introductions et de conclusions) sont adressées à l’auditoire présent (représenté par le mini-cassette). L’élève énonce dans ce cas des énoncés tels que : « Terminé ! », « Voilà ! », « Ben voilà j’ai fini ! », « Je m’appelle… », « Merci au revoir ! », « Au revoir ! », « Fin ! », ramenant par là l’auditoire à la réalité présente.
122Du point de vue du vocabulaire et de la syntaxe, les élèves de milieux ouvriers produisent, là encore, généralement des discours susceptibles d’être évalués négativement ou, dans certains cas, moins positivement que ceux produits par les élèves dont le père est employé ou profession intermédiaire. Cependant, la différence est moins marquée que dans le cas de l’organisation discursive et est, parfois, inexistante. Les élèves dont le père est ouvrier sont plus nombreux (39 %) à utiliser des mots de vocabulaire dans un contexte inadéquat (ex : « un incendie apparu gravement », « un commando » pour « un commandant », « pas de discute » pour « pas de dispute », « alpinistes » pour « équilibristes », etc.) que les enfants de père employé (20 %) ou profession intermédiaire (0 %).
123Ils sont aussi moins nombreux (46 %) à employer des mots de vocabulaire, expressions, formes syntaxiques scolairement valorisés, à savoir des mots ou expressions rares, châtiés, des adjectifs, adverbes, noms qui sont précis, des comparaisons, des mots indiquant la cause ou la conséquence, la simultanéité… des actions (car, puisque, pendant que, alors que, etc.) que les enfants d’employés (60 %) ou de professions intermédiaires (89 %) (ex : « un bruit sourd », « nous accourons », « une somme débitée », « faire leurs propositions », « dans l’ordre croissant », « fou furieux », « s’élança », « des clochettes qui tintaient », « lueur éblouissante », « quel splendide bateau ! », « clairière », « endroit ombragé », « se désaltérer », « nous barbotons comme des canards », etc.).
124Les différences sont moins nettes et même inexistantes (73 % des enfants d’ouvriers, 80 % de ceux d’employés et 45 % de professions intermédiaires commettent des fautes) en ce qui concerne les fautes de syntaxe, « mal-dit » (ex : « mon père il a dit… », « je vais au boulanger », « il m’oblige de le porter », « ils disent à son oncle » (leur), « je ne suis plus jamais y allé », « j’me suis amusé avec mes copains mais dehors on jouait à la poupée » (et puis), « a eu » (il y a eu), « si je peux pas y aller », etc.). Il en va de même en ce qui concerne les fautes de conjugaison (« je parla », « il y fut » (alla), « la police laissèrent », « il ressorta », « il se fut manger » (se fit), « il faut que vous tondez la pelouse », « le monsieur les appelèrent », etc.). Les enfants dont le père est ouvrier sont moins nombreux à en commettre (27 %) que les enfants d’employés (80 %) et se rapprochent des enfants dont le père occupe une profession intermédiaire (22 %).
125En ce qui concerne l’usage inadéquat de déictiques (« il alla après ce bâtiment », « elles sont là », « plein de coups de pieds, plein comme ça », etc.), si on les rencontre exclusivement dans les discours produits par les enfants dont le père est ouvrier (15 %), ceux-ci sont toutefois peu nombreux à en employer. De même en ce qui concerne les nombreux silences relativement longs au cours du discours, qui sont les signes d’une grande difficulté à s’exprimer dans une telle situation d’énonciation, seulement deux élèves (8 %) dont le père est ouvrier se trouvent dans ce cas (ex : « C’est les douze salopards [silence de 15 secondes] c’est un jour dans un film de guerre y avait eu douze salopards qui ont été choisis par un commando de l’armée américaine et il voulait faire [silence de 4 secondes] il voulait faire une guerre contre les allemands et un jour les douze salopards ils apprendu [5 secondes] tous les sports qu’y avait c’t’à dire euh [silence de 20 secondes] le sport qu’ils ont appris c’t’à dire à manier le revolver, les mitrailleu…, les mitraillettes56 »).
126Le critère no 15 nous permet de voir, même grossièrement, que les élèves de tous les milieux sociaux (58 % des enfants d’ouvriers, 60 % de ceux d’employés et 44 % de ceux de professions intermédiaires) ont bien intériorisé la tension de la situation en matière de « bonne expression », d’expression correcte dans la mesure où ils s’auto-corrigent en reprenant leur discours pour changer un mot, une expression qu’ils sentent trop familiers, trop imprécis ou incorrects (ex : « il alla de l’autre côté de cette… de la rue », « ils le fêta… ils le fêtèrent », « cette moto tenait un sac… ceux qui étaient sur la moto tenaient un sac », « ils rigolèrent bien… ils rièrent bien », « j’me suis ma (rré)… j’me suis amusé », « elle était vachement… elle était beaucoup glacée »…). Si les enfants dont le père est profession intermédiaire sont moins nombreux à s’auto-corriger, c’est essentiellement parce que ils sont moins nombreux à commettre des fautes.
127Enfin, le fait que des élèves de tous les milieux sociaux (père ouvrier : 54 %, père employé : 80 % et père profession intermédiaire : 67 %) adoptent, sans que l’enseignant le leur ait demandé, le ton chantonnant de la récitation ou de la lecture, avec des baisses de ton au moment des « points », est bien l’indicateur du fait que les élèves ne sont pas dupes de la situation de quasi-composition écrite dans laquelle ils sont placés. Il faut noter que c’est seulement parmi les discours des enfants d’ouvriers que l’on rencontre des tons qui essaient de se rapprocher du ton-lecture ou récitation mais qui ne parviennent pas à le maintenir jusqu’au bout (12 %).
128Lorsque l’on considère un à un les critères retenus, on se rend compte que, sur les points décisifs concernant l’organisation d’un récit : l’aptitude à centrer son intervention sur un fait, un événement, à raconter dans l’ordre chronologique, à respecter une cohérence temporelle, à mettre un début et une fin à leur histoire, à réduire le plus possible les implicites, à utiliser une chute formelle, à éviter les répétitions, les enfants d’ouvriers se distinguent très nettement des enfants d’employés et de professions intermédiaires. Ils sont plus souvent que les autres en « échec » sur ces différents points. L’hypothèse selon laquelle les élèves dont le père est profession intermédiaire ou employé répondent mieux aux exigences de la situation scolaire est donc tout à fait vérifiée. Cependant, on peut se demander si les mêmes élèves cumulent les « avantages » ou les « désavantages » sur de nombreux critères ou bien si certains élèves sont plus performants sur certains critères et moins sur d’autres.
3. Cohérence et mixité
129Partant des plus performants, les enfants dont le père est profession intermédiaire, on peut essayer de constituer la liste des « avantages » qu’ils cumulent, puis comparer ces élèves aux élèves des autres milieux sociaux pour voir si ces derniers cumulent aussi les mêmes « avantages ».
Ainsi, la totalité des élèves dont le père est profession intermédiaire (9 élèves) (première liste) :
– se concentre sur un événement (6-OUI).
– raconte ou décrit des faits, actions dans un ordre chronologique (7-OUI).
– ne laisse pas d’implicites importants (13-A).
– n’utilise aucun déictique inadéquat (14-NON).
– ne laisse pas de nombreux silences assez longs dans leur discours (1-NON).
Il reste 8 élèves si on rajoute à cette liste le critère 3-OUI (deuxième liste) :
– l’élève emploie des mots, expressions, formes syntaxiques scolairement valorisés.
Il reste 8 élèves si on rajoute à la première liste le critère 9-OUI (troisième liste) :
– le discours comporte un début et une fin.
Il reste 7 élèves si on rajoute à la première liste le critère 12-Totale ou Partielle (quatrième liste) :
– la cohérence temporelle est Totale ou Partielle.
Il reste 7 élèves si on rajoute à la première liste le critère 5-NON (cinquième liste) :
– l’élève ne commet pas de fautes de conjugaison.
Il reste 5 élèves si on rajoute à la première liste les critères (sixième liste) : 3-OUI, 9-OUI, 12 T ou M, 5-NON, 2-NON (n’emploie pas inadéquatement des mots de vocabulaire).
Sur 5 enfants dont le père est employé :
– 3 enfants répondent aux critères de la première liste.
– 3 “ “ “ “ “ “ deuxième liste
– 2 “ “ “ “ “ “ troisième liste
– 2 “ “ “ “ “ “ quatrième liste
– 2 “ “ “ “ “ “ cinquième liste
– Aucun enfant ne répond aux critères de la sixième liste
Sur 26 enfants dont le père est ouvrier :
– 2 enfants répondent aux critères de la première liste
– 1 enfant répond aux critères de la deuxième liste
– 2 enfants répondent aux critères de la troisième liste
– Aucun enfant ne répond aux critères de la quatrième liste
– 1 enfant répond aux critères de la cinquième liste
– Aucun enfant ne répond aux critères de la sixième liste
130Il apparaît donc très clairement que c’est, premièrement parmi les élèves de père profession intermédiaire et, secondairement parmi les enfants de père employé que l’on trouve les élèves produisant des discours qui réunissent un grand nombre de caractéristiques scolairement rentables. On peut donc parler ici de cohérence entre les diverses caractéristiques du « bon récit scolaire ». Ces élèves, non seulement ont tendance à se concentrer sur un événement, mais aussi à respecter l’ordre chronologique et à éviter les implicites et à mettre un début et une fin et à utiliser des mots, expressions scolairement valorisés, etc.
131En revanche, parmi les enfants dont le père est ouvrier, si 22 n’utilisent aucun déictique inadéquatement, 19 ne font aucune faute de conjugaison, 16 ne font pas d’erreur de vocabulaire, 15 suivent un ordre chronologique de présentation des faits, 15 mettent un début et une fin à leur histoire, 14 respectent une cohérence temporelle totale ou partielle, 14 ne font pas de nombreuses répétitions, 12 emploient des mots, expressions… scolairement valorisés et 10 ne laissent aucun ou que quelques implicites, dès que l’on cherche à cumuler les critères on se rend compte qu’à la différence des enfants de profession intermédiaire et d’employé ces enfants ne cumulent pas ces différents « avantages ». Il n’y a pas, parmi le groupe des enfants de père ouvrier un sous-groupe d’une dizaine d’enfants qui réuniraient dans leur discours de nombreux « avantages ». Les différents discours mêlent donc des caractéristiques positives et des caractéristiques négatives. Les discours ne sont pas tous blancs ou tous noirs, il y a bien une mixité entre aspects scolairement positifs et négatifs au sein des mêmes discours.
132Les élèves dont le père est ouvrier et qui prennent ou essaient de prendre le ton d’une lecture ou d’une récitation, adoptant ainsi l’une des caractéristiques les plus facilement imitables mais aussi les plus apparentes du récit scolaire, « échoue » pourtant, et parfois dans leur grande majorité, aux principales caractéristiques verbales de celui-ci :
Sur 17 enfants adoptant ou essayant d’adopter le ton récitation-lecture :
4 parviennent à se concentrer sur un événement, 10 parviennent à raconter dans l’ordre chronologique, 7 parviennent à raconter sans laisser d’implicites importants, 8 parviennent à respecter plus ou moins bien la cohérence temporelle.
Sur 15 enfants qui suivent un ordre chronologique :
7 ne laissent pas trop d’implicites, 6 parviennent à respecter plus ou moins bien la cohérence temporelle, 5 parviennent à se concentrer sur un événement, 8 parviennent à raconter sans faire trop de répétitions.
Sur 10 enfants qui ne laissent aucun implicite important :
5 respectent plus ou moins bien la cohérence temporelle, 6 enfants se concentrent sur un événement.
Sur 14 enfants qui respectent plus ou moins bien la cohérence temporelle :
2 parviennent à se concentrer sur un événement, 5 ne laissent pas d’implicites importants, 6 parviennent à raconter dans l’ordre chronologique.
133Même lorsque l’on sélectionne les élèves qui ont de bonnes performances sur les critères les plus sélectifs, ces derniers ne cumulent pas forcément d’autres « avantages ». Ainsi, sur 6 enfants qui se distinguent des autres en se concentrant sur un événement, 2 laissent des implicites importants, 4 ne respectent pas du tout la cohérence temporelle et 2 ne mettent pas un début et une fin à leur récit.
134Les deux critères qui sont les plus liés sont le fait de laisser des implicites importants et de ne pas se concentrer sur un événement. Parmi les 16 enfants qui laissent des implicites importants, 14 ne se concentrent pas sur un événement précis. Cela se comprend si l’on considère que plus l’enfant passe d’un événement à un autre, d’un fait à un autre et plus il a une chance de laisser implicites les liens qui les unissent.
135Une partie des difficultés des élèves de milieux ouvriers semble provenir de la tentative « malheureuse » de maîtrise de formules, formes temporelles, formes syntaxiques ou mots scolairement valorisés. Ainsi, par exemple, sur les 14 enfants qui respectent plus ou moins bien une cohérence temporelle, seuls 2 d’entre eux utilisent les temps du récit (imparfait/passé simple). Cela signifie que c’est lorsqu’ils tentent d’utiliser les temps du récit que les élèves « échouent » et aboutissent à un discours incohérent temporellement. De même, lorsqu’ils essaient d’utiliser une expression, un mot, etc., qui leur semblent posséder les caractéristiques de l’expression ou du mot « scolaires », les élèves commettent des maladresses, des contresens dus parfois à une application trop mécanique. C’est le cas de 15 élèves sur 26.
Exemples :
– « je demande à mes parents si je peux pas y aller ils me répondirent “Avec volontiers !” » ; « et le lendemain c’est la veille » ; « un incendie apparu gravement » ; « mon frère voulait aller avec nous donc il était malade » ; « il se fut manger » ; « il faut que vous tondez » ; « personne savait où j’étais et car tout le monde à la maison était inquiet » ; « elle était vachement… elle était beaucoup glacée » ; « Il était une fois j’étais en train de.. » ; « Que c’était très affreux ! »
136Ces situations semblent très proches de celles relevées dans des copies d’étudiants dans les Universités et que les auteurs de Rapport pédagogique et communication appréhendaient sous le terme de « rhétorique du désespoir » : « Contraints d’écrire une langue mal comprise et mal maîtrisée, nombre d’étudiants sont condamnés à une sorte de rhétorique du désespoir qui tient sa logique de la fonction de réassurance qu’elle remplit. Par une sorte de conduite incantatoire ou sacrificielle, ils tentent d’évoquer et de restituer, hors de raison et de propos, avec une obstination qu’il serait trop facile d’imputer à la servilité, au prix de simplifications, de dégradations ou de restructurations logiques (…) les tropes, les schèmes ou les mots qui leur paraissent les plus caractéristiques de la langue magistrale57.» De plus, l’effet de l’emploi de mots, expressions… scolairement valorisés est presque toujours annulé par l’effet inverse produit par les fautes de syntaxe, les « mal-dit », les contresens, etc. Parmi les 12 enfants qui utilisent des mots, expressions scolairement valorisés, 10 font dans le même temps des fautes de syntaxe et/ou de conjugaison et/ou utilisent inadéquatement des mots.
137À regarder donc de près les discours des élèves de milieux ouvriers, on se rend vite compte qu’on a affaire à des réalités complexes qui s’entrecroisent, se mêlent. En ce sens, à prendre les propos de B. Bernstein à la lettre, on peut dire que c’est une minorité des discours qui relève au sens strict du code restreint. En effet, B. Bernstein précise bien le fait que c’est l’ensemble des caractéristiques dont il fait la liste qui doit être présent dans les discours pour parler de code restreint58. Ce sont donc plutôt les récits oraux des élèves des classes de perfectionnement qui correspondent le plus complètement à la définition du code restreint. En ce qui concerne les discours des élèves scolarisés en classe de CM2, les choses sont beaucoup plus complexes et seule une analyse caricaturale pourrait partager en deux grandes classes l’ensemble des discours.
138Si l’hypothèse d’une différence assez nette entre les enfants d’ouvriers et les autres est vérifiée (une grande partie des enfants dont le père est ouvrier « échouent » face aux exigences les plus caractéristiques du récit scolairement acceptable), il faut aussi noter l’ambivalence, la mixité au sein d’un grand nombre de discours produits par ces mêmes élèves. Tout se passe comme si, les élèves se concentrant sur un aspect, une dimension de leurs discours, ils ne pouvaient de ce fait « réussir » sur l’ensemble des autres aspects. S’efforçant de respecter un ordre chronologique dans la présentation des faits, événements, ils sont nombreux à laisser de forts implicites, à ne pas respecter l’alternance des temps, à glisser d’un fait à l’autre, à juxtaposer des événements. S’ils parviennent à expliciter leur récit le plus possible ils sont nombreux à ne pas respecter l’alternance des temps et à ne pas se concentrer sur un événement. Lorsqu’ils respectent relativement bien la cohérence temporelle de leur discours, ils sont nombreux à laisser des implicites importants, à ne pas se concentrer sur un événement, à ne pas raconter dans l’ordre chronologique, et ainsi de suite.
139Il existe aussi une volonté évidente, de la part de nombreux élèves dont le père est ouvrier, de se conformer aux exigences du récit scolaire, ne serait-ce que par souci de survie au sein des formes scolaires de relations sociales la moins pénible possible59. Ils sont ainsi très nombreux à prendre le ton de celui qui récite ou lit, ton qu’ils connaissent bien pour l’avoir entendu lors des multiples lectures ou lorsque les enseignants (depuis le CP) leur racontent des histoires. Ils sont, de même, très nombreux à s’essayer aux temps du récit même si cette tentative est la cause essentielle de l’incohérence temporelle dans leur discours ; à tenter d’utiliser des mots ou expressions scolairement valorisés même si, dans le même temps, ils commettent des fautes de syntaxe, des contresens ou des maladresses d’expression ; à éliminer les déictiques de leurs discours ou, enfin, à s’auto-corriger lorsqu’ils s’entendent commettre une faute de français, utiliser un mot relevant d’un registre trop familier ou énoncer une action trop imprécise même si, là encore, dans le même temps, ils laissent des fautes, des incorrections, des imprécisions non corrigées.
140Les « échecs » sur certains points sont même parfois ambigus. Ceux qui « échouent » sur la cohérence temporelle sont ceux qui ont essayé d’utiliser les temps du récit qu’ils maîtrisent insuffisamment pour éviter de faire des retours aux temps du discours. Ce sont donc ici ceux qui essaient le plus d’être scolaires qui sont conduits à un relatif « échec ». La coexistence au sein des mêmes discours de temps du récit et de temps du discours, de mots ou expressions scolairement valorisés et de fautes de français, incorrections, maladresses diverses, d’un ton du type récitation-lecture et d’« échecs » aux caractéristiques verbales, structurales du récit, de la « réussite » sur un critère et de l’« échec » sur d’autres peut être interprétée comme le signe d’une ambivalence, d’une dualité des formes de l’expression dans une situation scolaire d’« expression orale ».
141Dans leurs discours produits dans une situation sociale particulière, la situation scolaire, les enfants d’ouvriers donnent donc à entendre une dualité plus ou moins forte entre des formes d’expression, des genres de discours différents et, du même coup, entre des rapports au langage différents, des formes de relations sociales différentes. Leurs discours objectivent la contradiction qu’ils vivent en donnant une image assez fidèle de ce que peut être cette « “conversation” interne entre les différents segments du Moi60 » dont parlaient Peter Berger et Thomas Luckmann. Les caractéristiques de nombreux discours montrent que ces élèves font « cette expérience dangereuse qui consiste à vivre en même temps dans des univers différents61 » comme l’écrivait Robert Park62. La mixité, l’ambivalence sont produites sous l’effet d’une imposition et d’un contrôle scolaires. Le plus difficile, dans ces cas de mixité, d’ambivalence, de dualité sociale (individuelle ou collective), est évidemment de déterminer quel pôle l’emporte sur l’autre, même dans l’oscillation constante. Peut-être que la seule façon de répondre à ces questions serait de mener des études diachroniques pour suivre le trajet scolaire des élèves de milieux populaires.
Conclusion
142En conclusion de ce chapitre, nous voudrions tout d’abord souligner les liens entre les performances scolaires dans des domaines apparemment très différents. Si l’on compare les performances des élèves des classes de perfectionnement dans différentes matières, on se rend compte que les mêmes élèves éprouvent des difficultés d’analyse de la chaîne sonore, font de « mauvais découpages », ont des difficultés en lecture-compréhension, montrent des signes de désinvestissements scolaires, des difficultés dans les exercices structuraux ainsi que des difficultés à maîtriser méta-linguistiquement les mots, se réapproprient pragmatiquement-dialogiquement les demandes grammaticales et ont, aux yeux des enseignants, un vocabulaire et une syntaxe « pauvres », une expression implicite (« confuse »). Ces « échecs » aux différentes tâches scolaires ont tous pour principe un type de rapport au langage inadéquat dans les formes scolaires de relations sociales63. L’analyse des relations entre ces différentes performances permet donc de dire qu’une disposition générale à l’égard du langage sous-tend la réussite à l’ensemble des tâches scolaires : un rapport réflexif au langage qui permet de centrer son attention sur le langage verbal en tant que tel, dans ses aspects spécifiques (phonologiques, lexicaux, syntaxiques, sémantiques, etc.)64.
143Enfin, il faut souligner encore le fait que les dispositions mentales (sociales), des « bons » et des « mauvais » élèves doivent être systématiquement mises en relation pour en saisir totalement la signification. Entre ceux qui parviennent à être les narrateurs de leurs expériences (réelles ou imaginaires) et ceux qui éprouvent des difficultés à être les narrateurs de leurs pratiques, il y a une relation d’interdépendance virtuelle qui se constitue. Les compétences (socialement constituées) des uns signifient prise de pouvoir sur les autres. La référence rapide aux Grecs (Chapitre I - III) et, notamment, au passage historique des praticiens du rite aux narrateurs (aux théoriciens…) du rite n’est pas innocente : on sait la transformation des rapports de domination que va connaître la Grèce en faveur de tous ceux qui sortent du mythe vécu, du rite agi, de la mimesis pour en faire le récit ou la théorie65.
Notes de bas de page
1 A. Chervel, « L’école peut-elle enseigner la langue maternelle », Histoire de l’éducation, no 22, mars 1984, p. 89.
2 De 1963 à 1966 la commission ministérielle « Rouchette » (du nom de son président) va élaborer un « Projet d’Instructions » qui sera expérimenté dans de nombreuses écoles durant trois ans. La réflexion des acteurs de cette expérimentation débouchera sur un « Plan de rénovation ».
3 J. Chobaux & M. Segré, L’Enseignement du français à l’école élémentaire, Paris, P.U.F., 1981, p. 98.
4 Cité in J. Chobaux & M. Segré, op. cit., p. 206.
5 Contenus déformation à l’école élémentaire, cycle élémentaire, Paris, C.N.D.P., 1980, p. 28.
6 Programmes et Instructions, école élémentaire, Paris, Ministère de l’Education nationale, C.N.D.P./Le Livre de poche, 1985, pp. 27-28.
7 Collèges, Programmes et instructions, Paris, Ministère de l’Education nationale, C.N.D.P./Le Livre de poche, 1985, p. 20.
8 E. Genouvrier & J. Peytard, Linguistique et enseignement du français, Paris, Larousse, 1970, p. 11.
9 En ce sens, il est important que le sociologue laisse ses interlocuteurs développer leur propre logique (sémantique et sociale) au lieu de faire comme si les mots étaient pour l’essentiel clairs en privilégiant, sans s’en rendre compte, son propre mode de compréhension du monde et, du même coup, sa propre logique sociale. Si le sociologue possède des méthodes, des schèmes, des techniques, etc., qui lui sont propres, ceux-ci ne doivent pas lui faire oublier que c’est la logique sociale propre aux êtres sociaux étudiés qui doit être appréhendée et non la logique scientifique d’appréhension du monde.
10 M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Paris, Ed. de Minuit, 1977, p. 102.
11 Op. cit., p. 103.
12 Voir A. V. Cicourel, La Sociologie cognitive, Paris, P.U.F., 1979, pp. 201-203.
13 M. Stubbs, Langage spontané-langage élaboré – Parole et différences à l’école élémentaire, Paris, A. Colin, 1983, p. 85.
14 Comme nous l’avons vu, l’école est le lieu par excellence de l’explication verbale, de la formulation verbale. Voir S. Scribner & M. Cole, The Psychology of Literacy, Harvard University Press, 1981, p. 121 et p. 123.
15 Ainsi, si « l’enfant formule mieux ce qu’est la loi d’Archimède qu’il ne définit ce qu’est un frère », explique L. S. Vygotski, c’est qu’il « n’a pas assimilé le concept de “loi d’Archimède” de la même manière que le concept de “frère” ». D’un côté, il a appris à maîtriser le terme de « frère » en l’entendant et en l’employant dans des contextes spécifiques, de l’autre, il a appris la définition verbale explicite donnée par l’enseignant. L. S. Vygotski, Pensée et langage, Paris, Messidor/Ed. Sociales, 1985, p. 224.
16 F. Marchand, Le Français tel qu’on l’enseigne, Paris, Larousse, 1971, p. 55.
17 Op. cit., p. 56.
18 A. V. Cicourel, op. cit., p. 224.
19 H. D. Simons & S. Murphy, « Spoken language and reading acquisition », The Social Construction of Literacy (J. Cook-Gumperz), Cambridge University Press, 1986, p. 193.
20 J. Cook-Gumperz, « Introduction », The Social Construction of Literacy, op. cit., p. 13.
21 C’est bien pour cela qu’à force de « faire comme si », les élèves peuvent se retrouver dans la même position que certains adultes décrits par A. V. Cicourel « qui s’habituent chaque jour davantage à des conversations et à une correspondance formelles, à cause de leurs devoirs professionnels » et qui « en viennent à utiliser ce langage, même dans le contexte des conversations quotidiennes. », A. V. Cicourel, op. cit., pp. 119-120.
22 J. Cosnier, « Communications et langages gestuels », Les Voies du langage – Communications verbales, gestuelles et animales, (J. Cosnier et al.), Paris, Dunod, 1982, pp. 300-301 et B. Lahire, « Iinguistique/écriture/pédagogie : champs de pertinence et transferts illégaux », L’Homme et la société, no 101, 3/1991, pp. 109-119.
23 Voir J. Vendryes, Introduction linguistique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1968, p. 168.
24 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard-Tel, 1983, p. 209.
25 Op. cit., p. 462.
26 Op. cit., p. 461.
27 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Ed. de Minuit, Coll. « Double », 1981, p. 41.
28 Voir pour des exemples semblables C. Jean, « Les performances linguistiques des enfants de milieu dit “défavorisé” et la mesure des aptitudes scolaires : la situation de test », Le Handicap scolaire en question, Paris, E.S.F., 1981, p. 75.
29 C. Doublé, L’Apprentissage des mathématiques chez les enfants d’ouvriers, Thèse de 3ème cycle en sociologie, Université de Nantes, nov. 1984, p. 239.
30 Op. cit., p. 270. C’est nous qui mettons en italique pour indiquer la similarité de ces faits avec ceux que nous présentons.
31 M. Stubbs, op. cit., p. 98.
32 B. Bernstein, Langage et classes sociales, Paris, Ed. de Minuit, 1975, pp. 30-31.
33 Op. cit., p. 30.
34 J.-P. Pourtois, Comment les mères enseignent à leurs enfants 5-6 ans, Paris, P.U.F., 1979, pp 170-190.
35 S. Michaels, « Narrative présentation : an oral préparation for literacy with the first graders », The Social Construction of Literacy, op. cit., pp. 94-116.
36 J. Collins & S. Michaels, « Speaking and writing : discourse stratégies and the acquisition of literacy », The Social Construction of Literacy, op. cit., p. 215.
37 B. Bernstein, op. cit., pp. 25-60 ; de même en ce qui concerne J.-P. Pourtois, op. cit., p. 220.
38 G. Fauconnier, Espaces mentaux, Aspects de la construction du sens dans les langues naturelles, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p. 12.
39 Op. cit., p. 12.
40 M. Stubbs fait le même type de remarque à propos des tests consistant à faire expliciter une histoire en images, et où les enfants (âgés de 5 ans) de classe ouvrière produisent des récits plus implicites que les enfants de classe supérieure : « L’expérience pourrait indiquer que les jeunes enfants C.S. jouent mieux le jeu, c’est-à-dire font mieux semblant de croire que l’expérimentateur ne pouvait pas voir les images. » (M. Stubbs, op. cit., p. 35).
41 Enseignant-remplaçant.
42 W. Labov, Le Parler ordinaire, Paris, Ed. de Minuit, 1978, pp. 118-124.
43 W. Labov, op. cit., p. 289.
44 Op. cit., p. 289.
45 P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Ed. de Minuit, 1987, p. 138.
46 L. Schatzman & A. Strauss, « Social class and modes of communication », American Journal of Sociology, University of Chicago Press, vol. LX, no 4,1955, cité in Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 2ème éd., 1973, p. 232.
47 Ou bien qui l’est trop : parfois, les actions sont écrites telles qu’elles apparaissent effectivement au personnage, ce qui donne un aspect totalement décousu à la situation (une parole est « coupée » par une action qui se déroule dans le même temps, puis reprend, etc.).
48 Cf. notamment M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Paris, Ed. de Minuit, 1977, p. 137 et E. Goffman, Façons de parler, Paris, Ed. de Minuit, 1987, 277 p.
49 Op. cit., pp. 205-271.
50 J. Vendryes, Le Langage – Introduction linguistique à l’histoire, Paris, Albin-Michel, 1968, p. 168.
51 Voir, pour des récits similaires, L. Schatzman, A. Strauss, op. cit., p. 228.
52 B. Bernstein, op. cit., p. 40.
53 S. Michaels, op. cit., p. 109.
54 Op. cit., p. 108. C’est nous qui mettons en italique.
55 Op. cit., p. 110. C’est nous qui traduisons.
56 L’intervention verbale est citée dans son intégralité.
57 P. Bourdieu, J. C. Passeron, M. de Saint-Martin, Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton, 1965, p. 14.
58 B. Bernstein, op. cit., p. 41.
59 C’est ce que souligne Louis Pinto à propos de certains auteurs de dissertations philosophiques : « Coincé dans une situation qu’il n’a pas voulue, il lui faudra du moins chercher à “survivre” : gagner du temps, mimer des gestes savants, lancer des formules (le nom d’un auteur qui, peut-être, fera l’affaire), éviter de se mettre à dos le détenteur de l’autorité en manifestant une sorte d’obséquiosité culturelle… », P. Champagne et al, Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1989, p. 40.
60 P. Berger & T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 103.
61 Cité dans U. Hannerz, Explorer la ville, Paris, Ed. de Minuit, 1983, p. 360.
62 On peut même les comparer à certaines formes d’expression des Indiens du Mexique entre le XVIe et le XVIIIe siècle étudiées par S. Gruzinski, soumises aux divers effets d’acculturation de la colonisation espagnole. S. Gruzinski, La Colonisation de l’imaginaire – Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988, pp. 155-156.
63 Ce que nos observations et nos différentes analyses de matériaux scolaires nous livrent sous la forme d’une image assez claire d’une cohérence globale des multiples situations d’« échec scolaire », certaines études plus ponctuelles le confirment par l’analyse des corrélations chez les mêmes élèves entre différentes aptitudes. Ainsi, H. D. Simons et S. Murphy montrent la corrélation entre les compétences à lire, la conscience phonologique et l’aptitude à utiliser le langage relativement détaché de la situation d’énonciation (H. D. Simons & S. Murphy, op. cit., pp. 185-206).
64 Op. cit., p. 201.
65 Cf. chapitre I-III.
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