L’aventure au coin du feu dans les premières années des Veillées des Chaumières
p. 153-174
Texte intégral
1L’explosion littéraire du XIXe siècle est un phénomène d’une ampleur telle que nous sommes loin encore de pouvoir en appréhender tous les aspects. Sans oublier pour autant ce que fut auparavant l’impact du livre, dans toutes les classes et jusque dans les campagnes les plus reculées1, on reste étonné par l’importance de l’événement.
2Deux raisons à cela : tout d’abord, bien sûr, les conséquences d’une alphabétisation croissante, notamment dans le public féminin, mais l’alphabétisation n’explique pas tout, car il est avéré qu’un seul liseur pouvait faire participer une maisonnée entière à l’accès au texte, par l’exercice de la lecture orale et communautaire. Il faut donc prendre aussi largement en compte les révolutions techniques survenues dans le domaine de l’imprimerie : découvertes, successivement exploitées au long du siècle, de la machine à papier continu, du papier en pâte de bois, des presses mécaniques, du stéréotypage, des flans, de la galvanoplastie, etc. qui permirent d’abaisser considérablement les prix de fabrication et donc d’ouvrir l’accès du livre et du périodique à un public massif pour lequel ils restaient encore, à l’exception des livrets de colportage, des objets d’un certain luxe dont on ne possédait généralement que de rares spécimens. Quelle est la part de l’une ou l’autre de ces causes ? Sans doute faut-il voir là une interaction : l’appétit de lecture est satisfait par la multiplication plus facile et moins onéreuse des publications, qui entraîne à son tour un besoin plus grand, appelant lui-même une production accrue.
3C’est moins en historienne littéraire que nous allons aborder notre sujet qu’en historienne du livre, c’est-à-dire en ne considérant pas seulement les problèmes propres au texte, mais ceux aussi du support (modes de publication, présentation, tirages), et ceux des lecteurs. Il convient donc, en premier lieu, de cerner les problèmes propres à l’édition populaire sous forme périodique. Deux questions se posent en effet à propos du thème de ce colloque : la définition du livre d’aventures, dont nous parlerons plus loin, et la définition de la littérature populaire. Sur ce dernier point de nombreuses positions peuvent être adoptées. Nous pensons, pour notre part, que les deux critères de prix modique et de fort tirage sont ceux qui permettent le mieux de se prononcer en faveur d’une lecture populaire. Les Veillées des chaumières répondent à cette double exigence et il nous faut, tout d’abord, les présenter et les intégrer dans le vaste mouvement dans lequel elles trouvèrent place.
4Les témoignages abondent sur le développement de la lecture dans les classes populaires durant la seconde moitié du XIXe siècle et sur l’éclosion de publications qui en résulta. Nous n’en citerons que quelques-uns, pour mieux situer le phénomène.
5Voici un rapport du Second Empire concernant la Charente inférieure. Marqué par son appartenance, il est établi en 1861 par l’inspecteur Gallix : « Comme partout, les journaux à 5, 10, 20, 25 centimes sont vendus à toutes les classes, mais principalement à la classe ouvrière. Après la révolution de 1848, les ouvriers lisaient avec une avidité non moins grande les journaux démagogiques publiés à cette époque, ce qui semble prouver qu’il faut à la classe ouvrière un aliment, quel qu’il soit »2.
6Voici l’éditorial du numéro spécimen de L’Ouvrier, paru le 15 janvier 1862 : « Tout le monde lit ; les ouvriers Usent ; les ouvriers des villes, les ouvriers des campagnes, tous. Ils lisent à l’atelier, à côté des instruments de travail, dans les champs, au milieu des travaux agricoles. Ils lisent au cabaret ; ils lisent partout ; ils lisent toujours. La presse est le grand véhicule que rien n’arrête, qui va loin, qui descend bas, et arrive à toute intelligence ».
7Voici encore ce qu’annonce l’éditorial du premier numéro du Samedi, daté du 6 août 1864 : « Le Samedi sera... une revue destinée à occuper utilement, par une lecture aussi variée qu’attrayante, les loisirs du dimanche, revue populaire que son bas prix ne saurait manquer d’introduire dans la mansarde aussi bien que dans la ferme et dans l’arrière-boutique, concurremment, sinon de préférence, avec les publications plus anciennes, mais aussi plus coûteuses. A une époque comme celle où nous vivons, où la lecture est devenue un besoin réel, où le désir d’apprendre, de s’éclairer, de s’instruire sur toutes choses, s’est infiltré dans toutes les veines du corps social, l’incessante apparition de journaux, de feuilles littéraires, de publications populaires s’explique naturellement et cesse d’être une concurrence fâcheuse : leur multiplicité devient une conséquence logique, une nécessité positive... ».
8Enfin voici un texte extrait du Peuple illustré, paru le 21 janvier 1865 : « Les feuilles périodiques renfermant des gravures dans le texte constituent la presse illustrée qui a définitivement acquis droit de cité en France. Parmi ces feuilles, dont l’ensemble embrasse toute la sphère de la pensée humaine, les journaux à cinq centimes ont pris une importance extrême, soit par le chiffre considérable de leur tirage, soit par la nature des ouvrages qu’ils publient, soit enfin par l’immense personnel littéraire, artistique et industriel qu’ils occupent. Nous n’avons pas la mission de mettre en relief leur utilité, leur nécessité, leur raison d’être, mais nous les considérons au point de vue de leur influence sur le public auquel ils sont devenus indispensables. Il est incontestable qu’il existe un nombre considérable de lecteurs qui alimentent leur intelligence par la lecture de ces feuilles, consacrées presque exclusivement à la publication des romans nouveaux, dus aux écrivains de tous les mérites, depuis le sommet jusqu’au plus bas degré de l’échelle littéraire... ».
9Deux grandes dates ont marqué, au XIXe siècle, l’histoire de la presse et son évolution. C’est d’abord, en 1836, la naissance du Siècle et de la Presse, quotidiens politiques qui introduisent la pratique du roman-feuilleton. C’est, plus tard, en 1863, la fondation du célèbre Petit Journal, qui faisait la part belle au fait divers, à l’illustration, et également au roman-feuilleton : le succès en fut énorme et le tirage atteignait 259.000 exemplaires à la fin de 1865.
10Mais à côté de ces cas bien connus et toujours cités, une multitude de périodiques variés se partageaient les faveurs du public : « Chaque mois, depuis plusieurs années, voit naître et mourir une foule de journaux à 10 ou 5 centimes le numéro » constate L’Écho des feuilletons à la fin de son tome XXI (1861).
11De ces publications, citons-en quelques-unes, dont l’énumération aidera à comprendre le contexte dans lequel virent le jour les Veillées des chaumières. Il y a Le Journal du dimanche (1855-1901)3, Le Journal du jeudi (1860-1870), Le Samedi (1864-1865), Le Journal de la semaine (1859-1891), Les Bons romans (1860-1890), Le Peuple illustré (1865), Le Roman (1859-1864), Le Passe-temps (1856-1893), Roger Bontemps (1857-1870), Le Siècle illustré (1862-1870), Le Juif errant (1860-1865), Le Conteur (1862-1892), L’Omnibus (1855-1870), Les Veillées parisiennes (1860-1869) et, titre qui a peut-être inspiré le nôtre mais semble n’avoir paru qu’une année, Les Veillées de la chaumière (1861). Bien d’autres encore... Tous possèdent des caractéristiques communes. Ils sont de format in-4°, comportent 4 feuillets, donc 8 pages, ont une parution hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, coûtent 5 centimes et ont une mise en pages uniforme : sous le titre, accompagné de diverses indications, est présentée une image de taille plus ou moins grande et, parfois, le début du premier roman. Les pages suivantes offrent, sur deux ou trois colonnes, des textes compacts, dans une typographie serrée. Quelques vignettes peuvent occasionnellement les agrémenter et l’image, unique ou plurielle, souvent belle, est le seul luxe que se permettent ces publications dont le papier, d’une qualité très médiocre, est devenu aujourd’hui fragile, jauni, cassant. Deux ou trois romans-feuilletons se partagent chaque numéro et sont, quelquefois, mais non nécessairement accompagnés de contes, d’anecdotes, de faits divers, de nouvelles judiciaires, de conseils, de causeries, d’aperçus géographiques ou historiques, de bons mots, de poésies, de chansons. Quantitativement le roman est néanmoins, de beaucoup, le ressort essentiel de ces publications. Ses auteurs sont multiples : il y a, bien entendu, Alexandre Dumas, Ponson du Terrail, Xavier de Montépin, Eugène Sue, Eugène Scribe, Paul Féval, Henry Murger mais beaucoup d’autres encore tels Pierre Zaccone, Léo Lespès, Paul de Kock, Henry de Kock, Louis Enault, Charles Deslys, Clémence Robert, A. de Gondrecourt, Adolphe Nouville, Méry, Elie Berthet, Emmanuel Gonzalès, Amédée Achard, Jules de Saint-Félix, Paul Ferney, Eugène Berthoud, Emile Souvestre, Léon Gozlan, Camille Périer, Jules Janin, Ernest Capendu, etc. etc.
12Cette littérature ne nous semble pas aujourd’hui profondément subversive, même si certains romans, comme ceux d’Eugène Sue, se réclament d’une politique d’opposition. Elle n’était pas non plus vraiment immorale – on a vu beaucoup mieux depuis. Mais très nettement le goût du public, donc le succès commercial, favorisait la pure distraction aux dépens de toute idéologie, et certaines feuilles le déclaraient sans ambages, comme Le Samedi du 6 août 1864 : « Étranger aux choses politiques, Le Samedi n’a pas la moindre velléité de changer la face du monde et de résoudre la société dans un moule de sa fabrique... Il n’apporte dans les plis de ses langes ni une charte du passé, ni une constitution de l’avenir... Pour qu’un journal vive, s’élève, grandisse et prospère, il n’est pas absolument indispensable de le bourrer de tartines politiques, de passades philosophiques, ou d’entre-filets économico-sociaux... On sait combien est considérable le nombre de journaux morts des suites de ce régime dangereux... La littérature pure et simple ne comporte pas ces dangers... Elle présente un aliment suffisamment substantiel pour assurer aux journaux qui savent s’en contenter toutes les garanties désirables d’une longévité calme et sereine... ».
13Mais cet aliment, si substantiel soit-il, reste un aliment de pure évasion et l’on ne saurait dire qu’il porte l’esprit humain aux plus hauts sommets de la connaissance, de la philosophie ou de la spiritualité. Ainsi peut-on voir, par exemple, dans la première année des Veillées parisiennes cette gravure illustrant Un monsieur très tourmenté de Paul de Kock : elle représente une servante assise, dans une cuisine, sur les genoux d’un gaillard en uniforme et elle a pour légende « L’innocente Madeleine est assise sur les genoux d’un pompier, et chante en ce moment une chanson très décolletée ».
14De tels spécimens alarment une fraction de l’opinion et c’est ainsi que naît L’Ouvrier, futur père de nos Veillées des chaumières, issu d’une volonté chrétienne, et plus exactement catholique, de se situer sur le terrain même de ces publications appréciées en proposant, sous une forme identique, des romans et des causeries porteurs d’une référence chrétienne. Avec netteté, le numéro de 1862 que nous avons cité plus haut, précise cette intention : « Ce serait un bien immense si la presse portait au peuple des idées vraies, des pensées justes, des sentiments honnêtes... Il n’en est pas ainsi : les plus mauvaises lectures sont présentées chaque jour au peuple par des milliers de feuilles. Des romans corrupteurs, pleins de théories fausses, de passions coupables, d’images dangereuses, vont troubler les esprits, émouvoir les sens, souiller les imaginations... ». D’où la réponse proposée : « Il faut donner à l’ouvrier de bonnes lectures, l’intéresser, l’amuser, le distraire, l’instruire, sans le corrompre ».
15Lancée sous le patronage de Mgr. de Ségur, la publication annonce la collaboration du comte de Montalembert, de Louis Veuillot, d’Augustin Cochin, d’Émile Keller et d’autres. Elle se conforme aux caractéristiques que nous avons décrites précédemment : format in-4°, 8 pages, parution hebdomadaire le samedi, prix de 5 centimes le numéro, texte sur deux colonnes, présentation classique de la première page, avec une gravure entre le titre et le début du texte. Le journal déclare s’adresser « à tous, aux habitants des campagnes comme aux habitants des villes ». L’essentiel du texte est constitué par des romans-feuilletons, mais on y joint des éphémérides, de courtes biographies, des évocations historiques, des causeries, des conseils touchant la jurisprudence du travail, des poésies. Le premier numéro est daté du 4 mai 1861.
16Après huit mois d’existence, L’Ouvrier tire à 20.000 exemplaires et ses lecteurs ont la possibilité de réassortir les collections car, pour suffire à de nouvelles demandes, on fait clicher tous les numéros parus. L’abonnement coûte 5 francs par an et on peut se procurer, à la fin de l’année, un cartonnage, un faux-titre, une page de titre et une table des matières permettant la conservation en volume. Notons que L’Ouvrier propose un certain nombre de romans d’aventures, notamment ceux d’Alexandre de Lamothe dont certains (Le Cap aux ours, Le Secret du pôle, Les Secrets de l’Équateur, Les Secrets de l’Océan, etc.) se ressentent de l’influence de Jules Verne.
17Une quinzaine d’années plus tard, le numéro daté du 10 novembre 1877 annonce un événement de taille : la naissance des Veillées des chaumières, journal hebdomadaire illustré paraissant le mercredi, « imprimé sur papier glacé avec de belles illustrations ». Cette naissance est d’ailleurs plutôt un dédoublement, dont les motifs nous sont donnés : « Depuis longtemps, des lettres pressantes nous demandaient de faire paraître L’Ouvrier deux fois par semaine ; elles nous disaient : de toutes parts on fonde des bibliothèques paroissiales, des cercles de jeunes gens, des comités de propagande ; les publications populaires à bon marché deviennent une des nécessités du jour, donnez un second numéro de L’Ouvrier, et vous aurez doublé la somme de bien que fait votre journal... ». Mais deux raisons jouaient contre une publication bi-hebdomadaire. La première tenait à la loi sur la presse qui imposait des contraintes et un cautionnement aux journaux paraissant plus d’une fois par semaine. La seconde était que nombre d’abonnés de L’Ouvrier n’auraient pu supporter de dépenser 10 francs par an au lieu de 5, renseignement intéressant quant au public dans lequel se recrutaient les lecteurs. Le problème se posait aussi pour des personnes ou des associations souscrivant plusieurs abonnements afin de les distribuer et ne pouvant se permettre un effort double.
18Une solution avait donc été trouvée dans la création d’une seconde publication hebdomadaire alternant avec la première, conçue exactement sur le même type et dépendant de la même maison d’édition, la Librairie Blériot4. Les lecteurs pouvaient n’être abonnés qu’à l’une des deux revues, dont les romans-feuilletons restaient distincts, ou s’abonner à l’une et à l’autre et suivre chaque semaine deux séries de romans.
19Le titre choisi, Les Veillées des chaumières, était peut-être inspiré de l’œuvre de Mme de Genlis, dont Les Veillées du château (1784) avaient été célèbres et fréquemment rééditées, et qui avait également publié en 1823 un ouvrage intitulé Les Veillées de la chaumière. Ce dernier titre, nous l’avons vu, avait déjà été emprunté par un périodique paru en 1861. Quoiqu’il en soit Les Veillées des chaumières étaient promises à un grand et durable succès5.
20Le premier numéro parut le 7 novembre 1877 et il s’y trouvait le début de trois romans « à suivre », que L’Ouvrier annonçait de façon engageante : Le Juif-errant, par Paul Féval (« un drame saisissant, auquel la tradition et la légende ajoutent encore un intérêt étrange, palpitant, terrible, sans en exclure le comique») ; La Fille Sauvage, par Raoul de Navery (« Le pathétique et le terrible se succèdent dès les premières scènes, et conduisent le lecteur haletant jusqu’au dénouement de l’ouvrage ») Les Fiancés de Manzoni enfin, dont quelques « nuances » avaient été modifiées afin que le texte puisse être mis, selon la formule, entre toutes les mains.
21C’est là, si l’on veut, trois romans d’aventures, mais tout dépend du sens que l’on attribue à ce mot, qui, au bout du compte, n’est pas si aisé à définir qu’il n’y paraît. Certes, les romans de mœurs ou les romans sentimentaux ne sont pas des romans d’aventures, encore que des éléments aventureux puissent y être introduits. Mais un roman historique, un roman de cape et d’épée — qui d’ailleurs, est souvent aussi roman historique —, ou un roman « judiciaire » ne sont-ils pas des romans d’aventures ? Il est bien difficile de définir le terme lorsque l’on se trouve en face de la variété des exemples et que l’on voit à quel point les frontières sont mal délimitées. Un fait, du moins, est certain : Les Veillées des chaumières ne se sont pas intéressées à l’aventure vécue mais uniquement à la fiction et elles n’ont pas même présenté de textes s’apparentant à des explorations romancées, dans le genre des ouvrages de Jules Verne, ce qui fut plutôt le partage de L’Ouvrier.
22Nous tâcherons de définir plus loin les quelques types de romans d’aventures que l’on peut discerner dans les premières années des Veillées des chaumières, mais déjà les trois romans qui inaugurent la publication conduisent à parler des principaux auteurs dont deux, Paul Féval et Raoul de Navery, sont ainsi présents dès la naissance du journal.
23Paul Féval (1817-1887) est bien connu. Il avait déjà écrit environ deux cents ouvrages lorsque survint, en 1876, le fait qui valut aux Veillées des chaumières l’avantage de l’avoir pour auteur : sa conversion, conversion assez profonde et entière pour qu’il entreprît de racheter les droits de ses ouvrages et de les réviser, afin de les donner désormais à la littérature populaire catholique. La Fille du Juif errant est l’un de ces textes revus, qui reprend un ouvrage antérieurement paru sous le titre Le Vicomte Paul. Il y aurait là tout un champ de recherches textologiques à explorer pour voir quels changements ont été pratiqués en vue de ces rééditions, mais il est en tout cas certain qu’en pleine possession d’un style vif, alerte, plaisant, Paul Féval a donné aux Veillées des chaumières certaines de leurs meilleurs publications, comme La Garde noire, Le Loup blanc, Le Chevalier Ténèbre, Le Poisson d’or.
24Raoul de Navery (1831-1885) est en réalité une femme, Eugénie Chervet, née Saffray. L’emploi d’un pseudonyme, masculin ou féminin, est alors assez fréquent chez les femmes auteurs, encore qu’il ne soit pas de règle et qu’il entre largement aussi dans les usages des écrivains hommes. Raoul de Navery était une Bretonne. Mariée jeune, elle voyagea beaucoup et s’inspira de ses souvenirs et de ses lectures pour créer une oeuvre abondante et multiple, dans le ton des romans-feuilletons de l’époque. Elle donne aux Veillées des chaumières, dans les premières années de leur existence, La Fille sauvage, L’Enfant maudit, Les Vautours du Bosphore, Les Victimes, Le Naufrage de Lianor, Le Serment du Corsaire, Le Val-perdu et L’Évadé.
25Alexandre de Lamothe (1824-1897) est le troisième de ces grands auteurs de romans d’aventures. Il semble avoir vécu en Pologne et en Russie, à un poste officiel, et utilise cette expérience pour écrire des romans d’actualité contemporaine. Il fut également archiviste du Gard, mais destitué de ce poste lors des décrets de 1880. Doué, lui aussi, d’une plume fertile, il donna aux Veillées des récits intéressants tels que Fœdora la nihiliste, Nadiège, Le Puits sanglant, Quinze mois dans la lune, Gabrielle, La Fiancée du Vautour-Blanc. Il fait preuve d’une inspiration originale et possède un style d’une meilleure tenue que la plupart des feuilletonistes.
26Viennent enfin sur cette liste des auteurs moins largement représentés, tels Etienne Marcel (Mme Caroline Thuez) qui publie Les Jours sanglants, La Ballade du lac et Le Roman d’un crime’, le vicomte Oscar de Poli, zouave pontifical, avec Mariola et Petit Capet ; Gabrielle d’Arvor (Gabrielle Isnard de Belley), avec De Chute en chute ; Anatole Posson avec La Fiancée de la mort ; Charles Deslys (Charles Collinet), avec Le Capitaine Minuit ; Albert Trévad, avec Le Carrefour de la mort.
27L’étude du roman d’aventures ne doit pas nous faire oublier que, parallèlement, les Veillées publient aussi avec Maryan6, Zénaïde Fleuriot, Marie Maréchal, d’autres encore, des romans plus familiaux, plus psychologiques, où l’aventure pour être surtout intérieure n’en est pas moins intéressante, et qui constituent sans doute la meilleure part de la production littéraire des Veillées.
28Parmi les romans d’aventures on peut distinguer cinq grandes catégories : le roman fantastique, le roman historique, le roman d’actualité contemporaine, le roman d’aventures contemporaines, et enfin l’aventure-utopie. A l’aide d’un exemple précis nous allons chercher à mieux cerner et définir chacun de ces grands types.
29Le roman fantastique fait intervenir des éléments surnaturels. C’est le cas de La Fille du Juif errant et il faut l’habileté et l’humour de Paul Féval pour faire d’une histoire aussi rocambolesque un récit plaisant et d’une lecture agréable. L’intrigue peut se résumer ainsi : Isaac Laquedem, le Juif errant, parcourt le monde en compagnie de sa fille qui, de fait, est double, tantôt vapeur blanche flottant derrière lui, tantôt enfant ou adolescente qu’il peut laisser dans une vie plus terrestre. Lui-même meurt et renaît tous les cent ans et ceux qui lui ont offert l’hospitalité pour cette transmutation sont dès lors favorisés par la chance. Mais il y a aussi de mauvais Juifs errants, parmi lesquels Ozer, qui a le pouvoir de prendre, de temps en temps, possession du corps d’un homme, au grand dam de ses proches qui voient se transformer un honnête individu en un affreux ivrogne, bretteur, joueur, jureur et pis encore — car Ozer utilise pour lui-même l’enveloppe chamelle tandis que l’âme est envoyée dans un corps de rebut destiné à croupir au fond d’une mine allemande. La famille du jeune vicomte Paul de Savray fait ainsi successivement l’expérience du bon Juif errant et du mauvais, jusqu’à ce que, après nombre de péripéties, Isaac Laquedem ait reconstitué la personnalité du comte de Savray, dissociée par le sinistre Ozer, et qu’il laisse au vicomte sa fille pour épouse.
30Même pour un amateur de fantastique, il faut reconnaître que l’intrigue et l’imbroglio sont tels qu’il y aurait eu là de quoi dégoûter de la lecture le moins exigeant des abonnés aux Veillées des chaumières si le talent et le style de Paul Féval n’enlevaient allègrement le tout, tantôt avec ironie, tantôt avec une pointe méditative comme dans le passage suivant :
« L’univers vieillit. On dit que les saisons se troublent. La lune, sensiblement détériorée, donne des inquiétudes à l’Observatoire. Dieu seul n’a pas d’âge.
« Tout en haut, tout en haut de la cathédrale antique, il y avait un homme qui contemplait la ville folle, occupée à chasser un vieillard au profit d’un autre vieillard.
« Cet homme, depuis dix-huit siècles, marchait jusqu’au genou dans la démence humaine. Il savait ce que gagne la misère aux plaidoyers sanglants de ses avocats. Il songeait.
« Et, mélancolique image du monde lui-même qui ne sait s’arrêter, ayant atteint le faîte de la tour, le Juif errant fut contraint de redescendre.
« Les enfants rient à regarder l’écureuil affairé qui tourne dans sa cage. Ils disent que l’écureuil travaille.
« Voilà dix-huit cents ans que ce Juif regarde sans rire la cage tournante où travaille l’humanité. »
31Autre type de roman, le roman historique n’est peut-être pas alors considéré à proprement parler comme un roman d’aventures. Ainsi les Veillées désignent-elles elles-mêmes La Fiancée du vautour blanc, d’A. de Lamothe, comme un « roman historique entremêlé d’aventures héroïques ». Mais l’aventure, de fait, y est toujours présente. L’histoire est ou bien l’inspiratrice directe de l’action, comme dans Petit Capet, qui relate de façon romancée la vie et la mort de Louix XVII, ou bien le décor d’une intrigue située dans le passé, comme c’est le cas pour Le Naufrage de Lianor qui se déroule dans l’Inde portugaise du XVIe siècle.
32Prenons le cas des Vautours du Bosphore, de Raoul de Navery. L’action se passe au XVe siècle, Constantinople est déjà tombée aux mains de Mahomet II et c’est la chute de l’empire de Trébizonde qui constitue la trame du roman. Le dénouement en est particulièrement dramatique : l’impératrice Hélène Cantacuzène qui, avec son mari, l’empereur David Comnène, et leurs sept fils, n’a pas voulu apostasier sa foi, doit assister au massacre de tous les siens mais est laissée en vie ; elle retrouve leurs dépouilles sur la grève de San-Stefano et, luttant contre les vautours, réussit à les enterrer avant de succomber elle-même à la fatigue et à la douleur. Une jeune princesse captive, la Panagia, et le neveu de David Comnène, El-Schériff, donnent une sépulture à l’impératrice avant de s’enfuir vers l’exil.
33Voici un extrait de cette dernière scène :
« La grève de San-Stefano, couverte d’un sable fin, étincelait comme de l’argent, et le flot qui déferlait mollement sur ses rives semblait les envelopper d’une caresse harmonieuse.
« Cette grève était déserte, hors un point sombre tranchant sur son éclat métallique, et qui semblait un assemblage effrayant et bizarre de vêtements couverts de toiles lugubres et de formes humaines que l’œil ne parvenait pas à distinguer, mais dont la masse remplissait l’esprit d’une terreur soudaine pareille à celle que causerait l’apparition d’un groupe de fantômes.
« Tout à coup une créature vivante s’avança sur la grève. Elle se traînait plutôt qu’elle ne marchait. La tête, douloureusement courbée, se penchait sur sa poitrine, ses bras tombaient le long de son corps. Cette créature était vêtue d’une grossière robe de toile grise qui cachait à peine ses pieds nus et sanglants, dont le sable brûlant envenimait les blessures. Elle alla droit au point sombre tachant la pureté du sable argenté, et, quand elle fut auprès, elle tomba sur ses genoux et cacha son visage dans ses mains. Elle pleura longtemps ; puis, essuyant ses larmes, elle étendit ses bras tremblants et commença à soulever les cadavres entassés devant elle.
« Cette femme était Hélène Cantacuzène, la veuve de David Comnène, empereur de Trébizonde. »
34Le roman d’actualité contemporaine s’apparente au roman historique mais le déplacement, au lieu de se faire dans le temps, s’effectue dans l’espace. C’est le cas de Foedora la nihiliste et de Nadiège d’Alexandre de Lamothe, qui se font suite durant l’année 1879-1880. Le même auteur avait déjà eu recours à ce type d’aventures en présentant aux lecteurs de L’Ouvrier, en 1867-1868, deux romans dont l’action était liée à l’histoire polonaise, Les Faucheurs de la mort et Les Martyrs de la Sibérie. C’était maintenant la Russie qu’il prenait pour théâtre, en dévoilant les arcanes des sociétés secrètes nihilistes. Le numéro des Veillées daté du 22 octobre 1879, qui annonçait la prochaine publication de Foedora insistait sur l’intérêt que présentait le fait de connaître les événements de Russie non plus de l’extérieur, par la nouvelle d’attentats ou d’incendies, mais de l’intérieur même, en saisissant les ressorts du fonctionnement des sociétés nihilistes.
35L’histoire, en effet, tourne entièrement autour d’un groupe de conspirateurs. Riche orpheline, la petite comtesse Foedora, a été élevée par une institutrice, Nadiège, devenue révolutionnaire à la suite de la déportation de sa famille en Sibérie, causée par une dénonciation injuste. La gouvernante influence l’enfant puis continue ses pressions sur la jeune fille, en vue de rallier à son parti un élément riche et influent. Les complots, dès lors, se succèdent. Foedora est arrêtée mais pour Nadiège, la lutte continue. Elle aide enfin à mettre au point un attentat contre le tsar, auquel celui-ci n’échappe que de fort peu.
36Le récit s’achevait le 20 octobre 1880, et les lecteurs des Veillées des chaumières durent se remémorer ces aventures initiatiques lorsqu’ils apprirent qu’Alexandre II avait été victime de l’attentat du 13 mars 1881, moins de six mois après la fin de la publication.
37Le ton de ces deux romans est précis, presque documentaire : « A cet effet, des caisses de dynamite, des revolvers, des poignards, accompagnés de ballots d’instructions secrètes et de brochures en langue russe, avaient été adressés directement au nom de l’un des principaux chefs de la douane impériale de Pétersbourg, et déposés à l’abri de toute recherche de la police, par cet employé infidèle, dans les bâtiments de la Couronne ». Toutefois le style du genre ne manque pas de réapparaître de place en place : « L’horreur, l’épouvante la gagnaient, elle poussa un cri étouffé, un de ces cris qui sortent d’une poitrine sur laquelle pèse un cauchemar terrible et qui ressemblent à un sanglot.»
38Le quatrième type d’ouvrage, que nous avons appelé roman d’aventures contemporaines, ne se rattache ni à l’histoire ni à l’actualité historique. L’action se passe au XIXe siècle, dans des lieux divers, et donne heu à une cascade d’événements peu courants : enfants enlevés, familles dispersées mais destinées à se regrouper lors de l’épilogue, intrigues diverses, voyages en mer inévitablement accompagnés d’un naufrage, pilleurs d’épaves, vols, assassinats, etc.
39Voici l’exemple de De Chute en chute de Gabrielle d’Arvor, qui présente l’intérêt d’être particulièrement médiocre. Le titre, pourtant, est prometteur, et comme l’affaire commence déjà très bas on se demande dans quelles profondeurs elle va tomber, mais elle procède plutôt à la façon d’un yoyo, et pour justifier de nouvelles chutes, la situation se restaure épisodiquement, de manière complètement artificielle d’ailleurs.
40Voici donc une enfant sauvage, Marthe — laquelle ne retrouvera pas même ses vrais parents à la conclusion de l’ouvrage — que recueillent Pierre, jeune paysan pauvre des Pyrénées et sa vieille veuve de mère. Lorsque Marthe a grandi, l’amour naît entre elle et Pierre, mais Alexis, un hussard peu scrupuleux, convoite aussi la belle. Bien des drames se succèdent : une inondation, la misère, la maladie, la mauvaise humeur croissante de la vieille, etc. Pierre connaît des aventures héroïques et descend notamment chercher une herbe rare dans un précipice où il a l’occasion de se battre avec un ours, tandis que le fourbe Alexis se rend coupable d’un vol chez des tantes à héritage, et un peu plus tard, tue un oncle, à héritage également, ce qui le contraint de fuir en Espagne et permet à Marthe et Pierre de convoler en justes noces. Ceux-ci, débarrassés de la vieille mère qui devenait de plus en plus acariâtre, réussissent à triompher de la pauvreté puisque la seconde partie les retrouve sur un vaisseau faisant route vers les Indes, et sur lequel, par un hasard surprenant, voyage aussi Alexis qui vient de commettre une nouvelle indélicatesse et en qui renaît la sourde passion de jadis. Lorsque le navire a fait l’inévitable naufrage, une lutte sans merci se déroule au sein des flots furieux, mais les trois protagonistes gagnent néanmoins les Indes où Alexis s’ingénie à faire péricliter les entreprises de Pierre. Le jeune couple va alors s’installer dans la jungle auprès d’un Anglais dont la fille, Liana, est aimée sans retour d’un jeune officier, Alfred Gilson, elle-même s’étant éprise, lors d’un voyage à Calcutta, de l’ancien et pervers hussard. Ce dernier arrive à susciter une insurrection, menée par un fakir, au cours de laquelle Pierre est poignardé. Assisté de Gilson, le groupe d’Européens tente de s’enfuir, bivouaque dans la jungle, est attaqué par des tigres, mais sauvé par des éléphants, ce qui vaut au lecteur un passage d’une touchante psychologie : Liana ayant passé « sa main blanche sur la tête des deux colosses », pour les remercier, ils répondent à ses caresses et, de leur trompe, effleurent ses blonds cheveux, au grand désespoir de Gilson qui n’a jamais osé rêver d’un tel privilège et qui, « avec un amer sourire », s’exclame « Heureux éléphants ! ». Mais tout finit par s’arranger. Reconnu pour traître, l’infâme Alexis est victime de cruelles représailles : les Indiens l’abandonnent dans la jungle attaché à un arbre ; il a faim, il a soif, il a peur, il est à des milliers d’années-lumière de chez lui ; un lion et deux tigres se disputent cette pitance inattendue et, au lever du jour, il ne reste plus de lui que « quelques restes sanglants dédaignés par des fauves repus ». Quant aux deux couples, Liana et Gilson enfin réunis, Marthe et Pierre également réunis car ce dernier n’était pas vraiment mort, ils sont appelés, semble-t-il, à connaître un bonheur sans mélange.
41Le style est à la mesure du récit. En voici un échantillon : « Alexis pensa que la torture qui lui était infligée le châtiait en un instant de tout le mal qu’il avait pu faire dans sa vie ; il souffrait comme un damné qui entrevoit une partie des délices du paradis. La jalousie, la colère, la vengeance, semblables à des vipères, lui dévoraient le cœur, ses yeux secs brûlaient d’une fièvre intense, sa gorge serrée ne pouvait proférer un son ; par un mouvement irréfléchi, il allait s’élancer sur son rival, mais il se contint. Pressant son front de ses mains, il ferma les yeux pour ne plus voir ce bonheur qui insultait à son désespoir... ».
42Il n’y a qu’un seul exemple de roman illustrant le thème de l’aventure-utopie, mais il est très curieux. Il s’agit de Quinze mois dans la lune, d’Alexandre de Lamothe. L’histoire commence comme un récit d’aventures à la mode de Jules Verne et se situe d’ailleurs nommément dans la postérité d’Autour de la lune. Un nouveau boulet va être lancé et cinq personnes y prennent place : un Français, le docteur Durand, qu’accompagne son valet de chambre noir, Jupiter, un espion prussien chargé d’annexer la lune, Fritz de Sigmaringen, un plénipotentiaire américain, John Suffolk, et enfin un diplomate français, Pipe-en-Terre, particulièrement peu subtil puisqu’il croit partir pour une quelconque république africaine du nom de Luna. L’obus arrive à destination, et les voyageurs s’aperçoivent bientôt que le satellite est habité, et par des hommes, car on s’y bat. De fait, la lune est identique à la terre, mais, ayant sur elle cent ans d’avance, elle montre ce que sera l’avenir. C’est en Prusse qu’est tombée la fusée, ou plus exactement dans l’Empire de Fer, dont le ministre, Septimarck, est un successeur lointain de Bismarck. La production d’armements est poussée à l’extrême et le pays militarisé au point que les Ferriens naissent soldats ou soldates. Le lecteur est d’ailleurs convié à une visite de la nourricerie des officiers, où les opérantes gagnent un chevron à chaque campagne de nourrissage, après quoi les enfants sont transmis à l’atelier de sevrage. Dans ce pays, règne une autorité quasi totalitaire : « La machine gouvernementale est tout ici, elle aborde tout, le ferrien n’est plus un homme, c’est un soldat, un rouage que la manivelle appelée discipline force bon gré mal gré à tourner toujours dans le même sens ». La force prime le droit. Chacun travaille, mais est mal payé, mal traité et la pénurie règne. La seule détente possible s’obtient par d’épisodiques beuveries.
43La France, ou Orygie, est à peine mieux partagée. Gouvernée par des sectaires incapables, elle a produit une société qui vit pour l’argent et le luxe. Paris s’appelle Gachiville, Metz Ville-Trahie et Lyon, où règne la Peste de l’or, Krakville. Les fonctionnaires s’occupent davantage de la chasse aux sorcières – en l’occurence les frères des Écoles chrétiennes – que des problèmes d’intérêt général. Les agriculteurs sont écrasés par le budget de l’État, les impôts, le poids mort des fonctionnaires et des spéculateurs. Les enfants ne supportent plus la discipline et se révoltent contre leurs professeurs. Ce sont les protégés des députés qui obtiennent et gardent les postes. Les églises sont transformées en écoles publiques ou en casinos. On prépare une loi qui accordera à l’État la propriété du sol et des biens mobiliers et immobiliers. La famille a disparu. Les émeutes succèdent aux émeutes... En somme, un tableau peu optimiste de la France de Jules Grévy et de son avenir, où Victor Hugo lui-même est l’objet, sous le nom de Père La Lyre, d’une satire fort peu respectueuse. Toujours vivant, malgré ses 180 ans, il s’adresse à ses visiteurs en ces termes : « C’est là que je travaille, car je suis un travailleur de la pensée, là que, loin du bruit comme l’aigle planant dans les solitudes empyrées, je me replie sur moi-même et je pense. Dites aux enfants de la terre que vous êtes entré dans l’atelier de l’humble poète, que vous avez touché la plume avec laquelle il a écrit l’Ane, contemplé dans ce modeste laboratoire le tableau où le grand-père est représenté entre ses deux petits-enfants, la gloire du passé veillant sur l’espérance de l’avenir, dites-leur que vous l’avez vu, déjeunant comme un simple mortel ; et que devant vous il a daigné faire jouer le ressort de cette statue, hommage d’admiration des peuples séléniens ». Sur ces mots, il actionne une statue en or qui le représente et est posée sur son bureau : la main se soulève, touche le front et il en jaillit une étincelle. « Pour un homme de talent, finir ainsi, c’est triste », conclut le docteur Durand.
44Après quinze mois de séjour et nombre de péripéties, les Terriens peuvent quitter la lune, mais ils ne sont plus que deux. John Suffolk et Pipe-en-Terre sont morts, Sigmaringen trouve l’Empire de Fer encore préférable à la Prusse, et seuls le docteur Durand et Jupiter s’embarquent, le 1er juin 1883, dans l’obus qui va les ramener de la lune à la terre.
45Le domaine du roman d’aventures offrait donc aux lecteurs des Veillées des chaumières des distractions variéés, dans des tons très divers, mais il est néanmoins possible de dégager quelques caractéristiques communes à l’ensemble des textes. Ainsi peut-on remarquer que l’aventure y est, généralement, mêlée à une ou à plusieurs intrigues sentimentales. Ainsi, d’une façon constante, la morale est-elle toujours respectée : ce ne sont certes pas les mauvais exemples et les mauvaises actions, les personnages ténébreux, les horribles complots et les crimes en tous genres qui manquent, mais la façon dont ils sont présentés n’est pas faite pour entraîner la sympathie. Partout, au contraire, on tend à montrer que c’est dans la droiture, la bienveillance et, naturellement, dans la mise en pratique de la foi que se trouvent les vraies satisfactions et les possibilités d’épanouissement. On rappelle qu’il est à tout moment facile de retrouver cette voie, si elle a été délaissée. On dénonce en conséquence l’anticléricalisme et les gouvernements qui le prônent. En politique l’option n’est certes pas révolutionnaire et tend plutôt à un royalisme modéré, mais à y regarder de plus près la ligne est moins simple qu’il n’y paraît et, partant du principe de base que la recherche des biens matériels n’est pas l’essentiel de la vie, on fustige les jeux de la finance, la spéculation en bourse et l’oppression industrielle tout autant que les théories socialistes. L’idéal recherché semble donc se situer dans une entente nationale autour de la foi.
46Telles qu’elles étaient, Les Veillées des chaumières connurent le succès, contrairement à nombre de publications de formule analogue dont la carrière fut brève. A la fin de la cinquième année, la rédaction annonçait un tirage de 55.000 exemplaires et, à la fin de la onzième, un tirage de 100.000, supposant, avec exagération sans doute, que ce chiffre correspondait à un million de lecteurs, lecteurs qui semblent avoir été, pour la plupart, recrutés dans les milieux populaires de province.
47Peu à peu, le roman sentimental et le roman d’étude de mœurs devaient l’emporter sur l’histoire et l’aventure, qui devenaient plutôt l’apanage de L’Ouvrier. Ce dernier ne devait pas survivre à la guerre 1914-1918 et, après avoir encore brièvement paru sous le titre de Fils de France, il sombrait définitivement en 1920, ayant connu malgré tout près de soixante ans d’existence. Les Veillées, elles, publiaient René Bazin et Maurice Barrès et connaissaient dans les années trente un renouveau de succès avec la série des Brigitte, de Berthe Bemage. Mais un certain affadissement se dessinait au fil des années et le genre de Delly l’emportait sur celui de Maryan. La publication n’en continuait pas moins et, ayant perdu leurs chaumières, les Veillées fêtaient en 1977 leur centenaire avec ce slogan prometteur : « Nous avons veillé cent ans, nous veillerons encore autant ! »7.

Illustration de Yan d’Argent pour La Fille du Juif errant de Paul Féval.

Illustration de Castelli pour Le Naufrage de Lianor de Raoul de Navery.

Frontispice d’Alexis Lemaistre pour le roman
De chute en chute de Gabrielle d’Arvor

L’arrivée sur la lune.
Illustration de Ferai et Babilotte pour Quinze mois dans la lune d’Alexandre de Lamothe.
Notes de bas de page
1 « Le Livre aux champs », Histoire de l’édition française, tome II, Le Livre triomphant (à paraître).
2 Archives nationales, F18 297 (cité par l’Histoire générale de la presse, tome II, p. 286).
3 Les dates de parution, données seulement à titre indicatif, correspondent à celles des collections conservées à la Bibliothèque nationale.
4 Une vingtaine d’années plus tard et les circonstances s’étant sans doute modifiées, L’Ouvrier passait le 13 octobre 1894 à une publication bihebdomadaire et Les Veillées des chaumières faisaient de même le 3 novembre 1894.
5 Durant l’hiver 1882-1883, Charles Blériot devait s’associer à Henri Gautier. Ce dernier resta seul à la tête de la maison – qui gardait la raison sociale de Librairie Blériot, Henri Gautier successeur – de juillet 1885 aux débuts de 1918, où il s’associa à son tour avec son neveu, Maurice Languereau.
6 Sur Maryan (Mme Marie Deschard, née Cadiou) voir : Sauvy Anne, Maryan - Une romancière oubliée, une littérature perdue. (A paraître dans la Revue française d’histoire du livre).
7 Illustrations de cet article p. 171 à 174.
Auteur
C.N.R.S.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014