Chapitre IV. 93 et l’expérience de la Commune
p. 107-131
Texte intégral
A. La Commune : l’affrontement du jacobinisme et de l’anarchisme socialiste
11870-1871 : ces années marquent-elles le retour des illusions ? En tout cas, la Révolution française est omniprésente dans les discours, manifestes et journaux.
2Cela s’explique sans doute d’abord par la vigueur du mouvement républicain et du mouvement socialiste : l’Empire est discrédité, le pouvoir reste à prendre. Cela s’explique ensuite et surtout par la situation extérieure : la France vaincue est sous l’emprise de l’Empire prussien, dont il s’agit de se libérer : comme en 1871, il faut combattre les armées monarchistes.
3Ce parallèle avec 1792 a été établi dès avant la Commune par l’Empire lui-même et par la bourgeoisie conservatrice de la Défense Nationale. L’utilisation de la « Marseillaise » comme chant de guerre, l’évocation répétée de Valmy en 1870 entretiennent l’idéologie jacobine.
4Ce sont de futurs Communards : Delescluze, de tendance jacobine, et le blanquiste Eudes qui, mélangeant les souvenirs de 1792 et la situation réelle de 1870 introduisent l’idée de Défense Nationale. Après des hésitations, l’Internationale opte pour un discours tout à fait inspiré de 93 et formule ainsi son message au peuple allemand :
« La France républicaine t’invite, au nom de la justice, à retirer tes armées : sinon, il nous faudra combattre jusqu’au dernier homme et verser à flots ton sang et le nôtre.
Nous te répétons ce que nous déclarions à la France coalisée de 93 :
« Le peuple français ne fait pas la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. »
Repasse le Rhin.
Sur les deux rives du fleuve disputé, Allemagne et France, tendons-nous la main.
Par notre alliance, fondons les États-Unis d’Europe.»1
5D’une manière plus générale, la Révolution française est constamment dans les esprits en 1871. Des ouvrages parus au cours des dix années précédentes témoignent de l’intérêt porté au courant jacobin. Nous avons parlé des Hébertistes de Tridon, mais nous pouvons aussi citer le Robespierre de Hamel ou le Marat de Bougeart. Comme en 48, sous la Commune, le titre de certains journaux s’inspire du souvenir révolutionnaire, à l’exemple du Père Duchêne.
6A l’intérieur du groupe majoritaire de la Commune, se dessine nettement une tendance jacobine. Ses représentants les plus illustres ont participé à 48 : Delescluze, Miot, Gambon et le plus décrié à juste titre : Félix Pyat, entêté dans ses positions et attisant sans cesse les querelles au moment où l’union des Communards est plus que jamais nécessaire. Les disputes journalistiques de Pyat et Vermorel sont demeurées célèbres et Pyat n’y brillait pas par sa bonne foi. Selon Arnould, homme de la minorité anarchiste, il
« se laissa aller même (...) à méconnaître de la façon la plus injuste [les] intentions [de la minorité], qui ne pouvaient être douteuses aux yeux d’aucun homme intelligent ou de bonne foi. »2
7Lissagaray le traite de « vieux comédien » capable de rallier par ses « perfidies » tous les romantiques en quête d’un passé : c’est dire combien tous les contemporains un peu lucides se rendent compte du danger de ce jacobinisme.
8Ils saisissent d’abord les risques d’une centralisation à outrance. Pour les fédéralistes, vouloir imiter la politique centralisatrice de la Convention dans une France hostile, où seule la capitale est acquise (mais pour combien de temps ?) condamne à l’échec :
« Quant à l’action révolutionnaire, elle était facile à la maîtresse des trois-quarts de la France, pouvant effrayer l’univers par l’énergie terrible de ses résolutions, de ses actes. Mais la Commune, réduite à agir dans l’espace de quelques kilomètres carrés, n’ayant aucun rapport avec le reste du pays, était privée même de ce redoutable moyen d’action, et c’est ce que beaucoup de membres de la Commune ne comprirent pas, parmi ceux qui voyaient le salut dans l’application des moyens employés en 92 et en 93. »3
9Cependant, pouvait-on se fier, comme le faisaient les fédéralistes, à la spontanéité populaire pour obtenir l’extension de la Révolution ? La Commune meurt des limites géographiques de son expérience. Dans les dernières semaines, la survie de la Commune n’est plus liée qu’à ses capacités de défense militaire.
10La centralisation jacobine s’accompagne inévitablement, le souvenir de 93 étant toujours tenace, de la création d’un Comité de salut public. Or celui-ci rappelle un passé trop sombre pour être populaire. Bien plus, c’est une perte de temps, au moment où s’organise une défense désespérée de la capitale.
11Reniant toute la dimension sociale de cette révolution originale, les Jacobins veulent la limiter à un pouvoir politique dangereux et qui a fait couler tant de sang il y a moins d’un siècle. Lissagaray s’en indigne :
« (...) mais que signifiait ce mot de salut public, parodie du passé, épouvantails à nigauds ? Il hurlait dans cette révolution prolétarienne, dans cet Hôtel de Ville d’où le Comité de Salut Public fit arracher Jacques Roux, Chaumette et les meilleurs amis du peuple. »4
12Il faut pourtant prendre du recul par rapport à ces affirmations passionnées des fédéralistes et constater que l’infiltration de Versaillais qui préparaient l’arrivée de l’armée ennemie était une réalité très dangereuse qui méritait des solutions radicales.
13Cependant, la Commune a perdu beaucoup de temps et d’énergie à vouloir imiter le passé. Alors que sa force, le socialisme naissant (fût-il utopique), faisait naître dans tous les domaines des idées vraiment révolutionnaires, les réalisations se limitaient à un domaine purement politique et ne manifestaient que très peu d’originalité. Nombreux sont les intellectuels (certes très souvent proches de l’anarchisme, bien plus que du socialisme) qui ont senti la menace du carcan jacobin et son incapacité en matière sociale. Nous avons cité Lissagaray et Arnould ; nous pourrions ajouter Gustave Lefrançais, ami de Vallès. Courbet formule avec brio l’anachronisme peu supportable :
« Je désire que tous titres ou mots appartenant à la Révolution de 89 ou de 93 ne soient appliqués qu’à cette époque. Aujourd’hui, ils n’ont plus la même signification, et ne peuvent plus être employés avec la même justesse et dans les mêmes acceptions. Les titres : «Salut Public, Montagnards, Girondins, Jacobins, etc... » ne peuvent être employés dans ce mouvement socialiste républicain. Ce que nous représentons, c’est le temps qui s’est passé de 93 à 71 (...) »5
14Celui qui exprime avec le plus de virulence sa haine des plagiaires et proclame le plus sarcastiquement son indépendance vis-à-vis des Jacobins est, sans aucun doute, Jules Vallès6 Cette résurrection de souvenir de 93 a été autrement néfaste : elle a servi les écrivains terrifiés par la Commune, qui n’ont eu qu’à reprendre les mythes contre-révolutionnaires les plus éculés, sans aucun scrupule d’exactitude historique.
15Le cas le plus flagrant nous paraît être celui de Taine.
B. L’outrance réactionnaire d’Hippolyte Taine
16Avec ses Origines de la France contemporaine (1875-1894), Taine se fait le porte-parole des partisans de l’Ordre et donne un élan nouveau et durable à l’historiographie la plus réactionnaire.
17Il a pourtant naguère loué la Révolution de 1789 et l’engagement généreux des Français7. Mais la défaite contre les Prussiens et la peur suscitée par la Commune durcit le discours, et l’ouvrage tout entier, sous les apparences d’une analyse rigoureuse et quasi-scientifique fait figure d’un pamphlet dont la puissance de style tient lieu d’argumentation.
18Malgré un discours aux intonations scientifiques et certains jugements assez lucides, Taine ne se soucie pas d’une argumentation objective. Pour démontrer la cruauté prétendûment naturelle de la foule, il recourt à des exemples qui tiennent lieu d’analyse. Or ils sont d’autant plus contestables qu’ils proviennent la plupart du temps de témoins contre-révolutionnaires. Au moment de la crise militaire, c’est Dumouriez qu’il cite sans cesse et non les partisans de la République.
19Certaines données historiques sont complètement passées sous silence, faussant la perspective. Ainsi, il défend les royalistes en masquant toute tentative de conspiration de leur part. Les sociétés royalistes ne sont que des cercles intellectuels ou, à la limite politiques, mais sans intention d’agir et, par là, injustement persécutés8. A partir de là, les visites domiciliaires n’ont plus aucune justification.
20Voulant prouver l’incompétence des républicains en matière économique, il décrit longuement l’inflation des assignats, sans se référer du tout au contexte de guerre et aux manœuvres de l’étranger9.
21Mais le silence qui nous a paru le plus énorme et le plus significatif de la mauvaise foi de Taine porte sur l’un des facteurs essentiels expliquant les événements de l’été 92 : jamais l’historien n’évoque la fuite du Roi et ses effets foudroyants sur l’opinion populaire.10
22Sous la plume de Taine, l’Histoire devient sarcasmes, condamnation impitoyable. Le peuple et ses dignes représentants n’apparaissent que sous les traits d’une bestialité féroce11. Les images, d’une force polémique rare, se substituent à toute analyse, comme dans cette évocation de 94 :
« Le creuset épuratoire a trop longtemps et trop souvent fonctionné ; on l’a trop chauffé ; on a évaporé de force tous les éléments sains ou demi-sains de la liqueur primitive ; le reste a fermenté et s’est aigri : il n’y a plus au fond du vase qu’un reliquat de stupidité et de méchanceté, l’extrait concentré, corrosif et bourbeux de la lie. »12
23La peinture des Jacobins en été 93 est si outrée qu’elle fait sourire aujourd’hui :
« Pour composer le parti, il n’y a plus guère, en juin 1793, que les ouvriers instables, les vagabonds de la ville et de la campagne, les habitués d’hôpital, les souillons de mauvais lieu, la populace dégradée et dangereuse, les déclassés, les pervertis, les dévergondés, les détraqués de toute espèce et, à Paris d’où ils commandent au reste de la France, leur troupe, une minorité infime, se recrute justement dans ce rebut humain qui infeste les capitales, dans la canaille épileptique et scrofuleuse qui, héritière d’un sang vicié et avariée par sa propre inconduite, importe dans la civilisation les dégénérescences, l’imbécillité, les affollements de son tempérament délabré, de ses instincts rétrogrades et de son cerveau mal construit. »13
24La virulence du style permet de mesurer la haine profonde de Taine pour la démocratie et ceux qui ont contribué à l’instaurer en France.
25La condamnation du principe démocratique est l’idée fondamentale qui se dégage de la lecture de l’ouvrage. Malgré son appartenance sociale, Taine défend l’idée d’un gouvernement par une élite, prouvant même l’inutilité de la Révolution française : un gouvernement éclairé, suivant le modèle proposé le 23 juin 1789 est l’idéal prôné. Il lui arrive, en cours d’analyse de regretter l’aristocratie qui, à part trois mille oisifs qui la discréditaient, était utile au bon fonctionnement du régime.
26Le suffrage universel lui paraît être particulièrement regrettable et contestable. Les électeurs finissent toujours par voter, selon lui, sous la pression d’un parti ou d’un pouvoir. Ainsi, en 1792 :
« A Paris, on a voté en pleine boucherie et pendant tout le cours de la boucherie, sous les piques des exécuteurs et sous la conduite des entrepreneurs. »14
27En novembre 92, les votes font l’objet de trucages, d’autant plus que certains sont faits à haute voix.15 Enfin, selon l’historien, la répétition des élections risque de lasser les citoyens et de les détourner de la politique.16
28Ainsi, tout parti démocratique est condamne sans grande pitié : les Girondins et les Cordeliers ont eu une influence aussi néfaste pour la France que les Jacobins. Cependant, l’écrivain établit des gradations entre ces différentes tendances et la plus détestée est sans aucun doute celle des Jacobins.
29Les Girondins ont au moins sur leurs adversaires une supériorité intellectuelle et culturelle.
30Les Jacobins sont en revanche des êtres non seulement incultes mais aussi souffrant d’un déséquilibre mental. Les termes médicaux semblent accréditer les accusations les plus injustifiables :
« Considérons leur structure intime : ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il n’y a qu’à suivre leur dogme à fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu’à la couche psychologique où l’équilibre normal des facultés et des sentiments s’est renversé.»17
31En dehors de cette analyse psychologique peu probante, Taine propose en revanche une analyse sociologique et politique assez poussée. Celle-ci ne cesse de mettre en valeur la lutte des classes et la force de la poussée populaire dont les Jacobins ne sont guère aptes à tenir compte. L’historien montre avec une certaine précision l’organisation des clubs jacobins leur permettant d’assurer en partie du moins, le contrôle de l’opinion à Paris et dans les villes de province :
« Chaque club affilié obéit au mot d’ordre qui lui est expédié de Paris, et du centre aux extrémités, comme des extrémités au centre, une correspondance continue entretient le concert établi. Cela fait un vaste engin politique, une machine aux milliers de bras qui espèrent tous à la fois sous une impulsion unique, et la poignée qui les met en branle est rue Saint-Honoré aux mains de quelques meneurs. »18
32Ce pouvoir, les Jacobins ne se contentent pas de l’exercer sur les clubs : après le 10 août, ils étendent leur influence sur l’Assemblée :
« Ainsi s’achève la deuxième étape de la conquête jacobine : à partir du 10 août, pendant trois mois consécutifs, du haut en bas de la hiérarchie, les Jacobins ont élargi et multiplié les vacances pour les remplir. D’abord au sommet des pouvoirs publics, la faction installe des représentants qui ne représentent qu’elle, sept-cent-quarante-neuf députés omnipotents, une Convention qui, n’étant bridée ni par des pouvoirs collatéraux ni par une constitution préétablie dispose à son gré des biens, de la vie et de la conscience de tous les Français.»19
33Même si dans la réalité, l’influence des Jacobins sur cette Assemblée ne fut pas aussi grande que Taine l’affirme, l’accroissement de puissance des Jacobins est assez bien analysé. Il en est de même de leur emprise sur les esprits, au moyen de ce qu’on pourrait appeler une propagande adéquate, bien qu’ici, l’explication trahisse un fort mépris de classe :
« Dans un cerveau brut d’ouvrier surexcité, la politique ne peut entrer qu’à l’état d’images rudement découpées, coloriées, comme en fournissent la Marseillaise, la Carmagnole, le Ça ira. On fabrique à son usage la légende requise ; sous ce verre grossissant et déformé, la plus débonnaire figure lui apparaît avec un aspect diabolique.»20
34Aucune place chez Taine à l’engagement spontané : tout n’est que le résultat d’un véritable lavage de cerveau.
35Le jacobinisme s’empare des esprits et, par là, porte atteinte à la liberté individuelle. D’ailleurs, il assimile totalement chose publique et chose privée. Même si cela est exagéré pour le régime de 93, c’est la constitution d’un État totalitaire avant la lettre qui est dénoncée ici :
« Selon le Jacobin, la chose publique est à lui, et, à ses yeux, la chose publique comprend toutes les choses privées, corps et biens, âmes et consciences ; ainsi, tout lui appartient : et par cela seul qu’il est Jacobin, il se trouve légitimement tsar et pape. »21
36Si Taine défend les libertés de l’individu, c’est qu’il obéit sans doute à une idéologie de classe : celle de la bourgeoisie d’affaires. S’il oppose à la mainmise de l’État jacobin sur la vie individuelle, c’est au nom d’un libéralisme hostile à tout contrôle de l’État sur l’économie. Lorsqu’il condamne la mise en place du maximum sur le prix des denrées, il se place du point de vue du possédant, vendeur ou producteur :
« Peu importe qu’à ce taux le marchand ou l’industriel ne fasse pas ses frais ; si, après l’établissement du maximum, il ferme sa manufacture ou abandonne son commerce, nous le déclarons suspect ; nous l’enchaînons à sa besogne, nous l’obligeons à perdre. »22
37Cette mainmise de l’État sur l’économie, notamment à travers les entreprises publiques, est d’autant plus grave que, selon les calculs de l’historien, elle coûte cher à la Nation :
« Même en un pays probe comme la France, on a calculé qu’une entreprise, si elle est conduite par l’État, coûte un quart de plus et rapporte un quart de moins que si elle est conduite par un particulier. Partant, si l’on retirait le travail aux particuliers pour en charger l’État, il y aurait, en fin de compte, pour la communauté, moitié de perte. »23
38Bien plus, une politique centralisatrice suppose que l’État supporte les frais de fonctionnement de la capitale. Au mépris de toutes les circonstances politiques (province souvent gagnée à la cause contre-révolutionnaire) et économiques (difficulté de ravitaillement de la ville en temps de guerre), il condamne impitoyablement cette charge nouvelle :
« Le nouveau régime a fait de lui un chancre monstrueux appliqué sur le cœur de la France, un parasite dévorant qui, par ses six cents mille suçoirs, dessèche ses alentours sur quarante lieues de rayon, mange en un mois le revenu annuel et reste maigre, malgré les sacrifices du Trésor qu’il épuise, malgré l’épuisement des provinces dont il se nourrit. »24
39Par une mainmise idéologique et économique, l’État jacobin bouleverse l’équilibre social de la Nation et supprime les hiérarchies. Le très conservateur Taine se met à regretter un âge d’or dont il ne précise pas l’époque :
« Le laisser-aller des parents et le sans-gêne des enfants n’avaient pas encore énervé l’autorité et aboli le respect de la famille. On ne voyait point les associations utiles et naturelles écrasées dans leur germe ou arrêtées dans leur développement par l’hostilité systématique de la loi. La facilité et le bon marché des transports, la promiscuité des écoles, l’échauffement des concours, l’appel de tous à toutes les places, l’exaltation croissante des ambitions et des convoitises ne multipliaient pas au-delà de toute mesure les déclassés mécontents et nomades malfaisants. »25
40Ce regret d’une société hiérarchisée et d’ordre moral révèle bien vite une peur actuelle devant la montée des socialismes :
« Le socialisme égalitaire ne veut pour citoyens que des automates, simples outils aux mains de l’État, tous semblables, de structure rudimentaire, (...) sans conscience, visée, initiative, curiosité ou honnêteté personnelle ; quiconque s’est cultivé, a réfléchi, pense et veut par lui-même, dépasse le niveau et secoue le joug. »26
41Taine se fait donc tout à fait l’expression d’une bourgeoisie qui connaît une prospérité grandissante et qui a été terrifiée par la Commune. A une époque où la République est encore balbutiante, il se fait son détracteur, et surtout le détracteur du socialisme.
42Et pourtant, curieusement, Taine jouit d’une autorité qui s’étend bien au-delà des adversaires de la démocratie. Même auprès de la gauche et à l’étranger, son prestige est immense. Plusieurs années sont nécessaires pour effacer son influence. Madame Alice Gérard écrit :
« Nulle œuvre (...) n’a stimulé davantage, par son agressivité, l’historiographie républicaine. Au moment où, à partir de 1880, la République est enfin aux républicains, il reste à lever cette hypothèque. Toute une génération, l’école d’Aulard en avant-garde, va s’y employer.»27
43Avant Mathiez ou Aulard, des écrivains ont cependant eu le mérite de rétablir la Commune dans son contexte historique, de tenter d’effacer les mythes les plus réactionnaires sur la Révolution.
44Face à la majorité des écrivains jadis socialistes et désormais aigris, effrayés, Hugo a ce courage.
C. Le livre-bilan : Quatrevingt-treize, de Victor Hugo
45Malgré son implication dans l’histoire du XIXe siècle, Hugo mérite une place à part dans notre étude. Plus que tout autre romancier, il propose une lecture de 93 qui échappe presque totalement aux grilles d’approche que nous nous étions fixées.
46Transfigurée sous la plume de Hugo, l’année 93 devient à elle-seule un véritable Mystère, né d’une poétique de l’Histoire, que nous ne pouvons évoquer qu’à travers une démarche particulière. Pour éclairer la vision de la Révolution que propose Quatrevingt-treize (1874), nous nous référerons quelquefois aux Misérables (1864) qui contiennent les prémisses d’une réflexion sur le sens de l’Histoire et, plus particulièrement, d’une révolution.
47Le souvenir révolutionnaire est extrêmement vivace et auréolé de la gloire d’un passé exceptionnel qui transmet son énergie à l’époque présente. Cela se vérifie surtout pour la Convention. C’est un Conventionnel qui révèle une des rares faiblesses de Monseigneur Myriel. Sous le poids des préjugés, celui-ci a un mouvement de recul à l’idée d’aller assister dans la mort celui qui lui apparaît comme un « hors-la-loi, même hors-la-loi de charité»28. Mais en l’approchant, l’ecclésiastique se trouve comme fasciné et illuminé par une révélation :
« L’évêque sentit, sans se l’avouer peut-être, que quelque chose en lui était atteint. »29
48Le renversement est tel qu’il finit par demander la bénédiction du Conventionnel.
49En début de roman, cet épisode place directement l’action dans la suite logique de l’idéal conventionnel et oriente, en partie du moins, l’interprétation du comportement de Monseigneur Myriel et de Jean Valjean.
50Dans Quatrevingt-treize, la Convention revêt une importance telle qu’elle est l’occasion d’une très longue digression qui occupe tout le premier chapitre du Livre Troisième, qui porte d’ailleurs son nom comme titre. Le début de ce chapitre est dithyrambique :
« Nous approchons de la grande cime.
Voici la Convention.
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.
Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.
La Convention est peut-être le point culminant de l’Histoire. »30
51Toujours dans ce roman, la représentation des grands personnages de l’époque ne renouvelle pas vraiment les clichés établis. Leur apparition simultanée dans un chapitre respire l’artifice romanesque, les personnages semblent des idées vivantes et perdent leur dimension humaine. Leur caractère est figé : Marat ne pense qu’au châtiment, Danton se sent proche du peuple, Robespierre a la froideur du dictateur.31
52Mais au-delà de ces passages, qui s’intègrent d’ailleurs assez mal au roman, la représentation quasi poétique de la Révolution est en revanche beaucoup plus originale, résultant d’un réseau très cohérent d’images qu’il est intéressant d’analyser ; elles suivent une dualité très signifiante.
53De prime abord, l’univers hugolien apparaît comme un perpétuel jeu d’ombre et de lumière. Dans les deux œuvres que nous étudions, cette opposition revêt un sens politique et social.
54Dans le premier roman, l’ombre est associée à la misère, physique et morale : ombre effrayante de la forêt pour Cosette, de la statue de l’éléphant pour les petits protégés de Gavroche ; ombre plus protectrice du couvent, obscurité meurtrière de l’auberge Thénardier, et, surtout, des égoûts. A cette ombre s’oppose la lumière de l’âme, d’une manière très explicite dans les titres. L’apothéose du roman, évoquant la mort misérable de l’ancien bagnard racheté par son abnégation porte pour titre : « Suprême ombre, suprême aurore ». La révolution participe de cette lumière, même si elle ne concerne pas directement le héros. Les métaphores employées pour la désigner sont significatives. Seuls les préjugés enfoncent la Révolution dans l’ombre de la criminalité alors qu’elle n’est que lumière, comme le découvre Marius :
« La république, l’empire n’avaient été pour lui jusqu’alors, que des mots monstrueux. La république, une guillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans la nuit. Il venait d’y regarder et là, où il s’attendait à ne trouver qu’un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau, Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, et se lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Il reculait, aveugle de clarté. »32
55Dans Quatrevingt-treize, c’est le monde hostile à la Révolution, celui des Vendéens, qui est tissé de labyrinthes, d’obscurité et de nuit. Les hommes se cachent, comme si la lumière était effrayante. Ils se tapissent dans des émousses ou dans les bois. Toute une vie souterraine s’établit. L’ombre semble influer alors mystérieusement sur l’âme humaine :
« La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises (...) on pourrait presque dire qu’il y a des lieux scélérats. »33
56Le chef Lantenac est lui-même une force nocturne. Son voyage se fait au milieu de la tempête et de l’orage. Il débarque au crépuscule et vit caché dans la cabane du Caimand.
57Par opposition, le monde révolutionnaire est celui de l’extérieur, à l’image de la nouvelle vie parisienne :
« On vivait en public. On mangeait sur des tables dressées devant les portes ; les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manœuvre ; il y avait dans tous les carrefours des armuriers en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains. »34
58Pourtant les forces du pouvoir sont encore des forces de la nuit : Danton, Marat, Robespierre se concertent dans un lieu clos et secret, réincarnant les juges de l’Enfer antique ; la salle de réunion de la Convention ne laisse pas passer la lumière, enfermant les révolutionnaires dans les ténèbres.
5993, année destructrice, année de l’ombre, vue sous un certain angle. Cimourdain est à son image, même si la flamme révolutionnaire éclaire son visage. Seul Gauvain est être de lumière ; il va même jusqu’à nier l’ombre, ne voyant que la bonté du monde après le sauvetage des trois enfants :
« Et l’on pouvait dire : Non, la guerre civile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existe pas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance. »35
60Gauvain est être de lumière parce qu’il a la foi en une humanité meilleure, unique raison de son engagement. Cependant toute lumière comporte une ombre, et la mort simultanée des deux personnages est l’affirmation victorieuse de la dualité :
« Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. »36
61A cette dualité de la lumière et de l’ombre s’ajoute celle du mouvement et de l’immobilité. La Révolution s’abat comme une tourmente sur le monde. Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre sur un épisode d’une violence particulière : celui de la caronade. Ces chapitres ne sont pas seulement porteurs de la menace de Lantenac et de sa prodigieuse volonté de chef : ils sont le symbole même de la Révolution, éclairé par la reprise de l’image traditionnelle du navire représentant le pays à gouverner.
62Certaines phrases concernant la caronade pourraient être comprises à double sens :
« Ceci est le plus redoutable peut-être des événements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver à un navire de guerre au large en pleine marche. »37
« Sous eux, le flot, aveugle, dirigeait le combat. »38
63Cette description trouve des échos étranges dans l’évocation de la Convention :
« Esprits en proie au vent.
Mais ce vent était un vent de prodige.
Etre un membre de la Convention, c’était être une vague de l’océan. »39
64A ce mouvement irrépressible, s’oppose l’immobilité sereine de la nature, à laquelle plus d’un personnage du roman est sensible. Hugo écrit à propos de Lantenac :
« Cet homme, bien que plein de préoccupations violentes, s’abîmait dans l’inexprimable mansuétude de l’infini.»40
65C’est cette même nature qui protège le sommeil des trois petits prisonniers, à la veille d’un combat sanglant.
66A ce contraste du mouvement et de l’immobilité se superpose celui du Verbe et du silence, même si la dualité est, nous le verrons, parfois très mouvante.
67Cette opposition thématique n’est qu’une des multiples formes de la dualité dans le roman, ce goût des contrastes est sans doute peu surprenant de la part de l’auteur de la Préface de Cromwell ; ce qui est plus original, c’est que dans la représentation du conflit révolutionnaire, la dualité est mouvante.
68Dans Les Misérables, cette dualité n’est pas exactement au centre de la représentation révolutionnaire. Certes, Monseigneur Myriel représente l’Ancien Régime, le Conventionnel l’avenir républicain ; mais, par ailleurs, les jeux d’opposition se situent dans un contexte social (le policier terrible/le bagnard ; l’aubergiste crapuleux/le jeune noble aux idées généreuses etc...) sans qu’il existe de véritable vision manichéenne : le policier devient généreux et rejoint le bagnard dans sa souffrance.
69Dans Quatrevingt-treize, en revanche, c’est au milieu même du combat révolutionnaire que se situe la dualité sous ses différentes formes. Elle est encore plus mouvante et complexe. Lantenac et Cimourdain représentent les deux pôles de la Révolution mais ils forment à eux deux une figure unique, même si elle est contrastée : la dualité converge vers l’unité :
« Disons-le, ces deux hommes, le marquis et le prêtre, étaient jusqu’à un certain point le même homme. Le masque de bronze de la guerre civile a deux profils, l’un tourné vers le passé, l’autre tourné vers l’avenir, mais aussi tragiques l’un que l’autre. Lantenac était le premier de ces profils, Cimourdain était le second ; seulement l’amer rictus de Lantenac était couvert d’ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avait une lueur d’aurore. »41
70Gauvain et Cimourdain sont avec leurs idéaux pourtant très différents, la même incarnation de la Révolution et ce n’est pas un hasard s’ils meurent ensemble dans un contraste d’ombre et de lumière. Cette dualité n’est pas gouvernée par un manichéisme quel qu’il soit. La relativité du Bien et du Mal est sans cesse affirmée. Ainsi, les idéaux que Lantenac et Cimourdain défendent projettent des ombres fort semblables : la Tourgue et la Guillotine se font symboliquement front, en une « confrontation tragique». Le Caimand a sauvé en Lantenac un homme qui a massacré un village et il en conclut :
« Une bonne action peut donc être une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis.42
71Et pourtant, Lantenac n’est pas seulement loup. En sauvant les enfants de la Tourgue en feu, il révèle son humanité : « In Daemone Deus »43. De même, Cimourdain n’est pas un monstre d’insensibilité, puisqu’il sait aimer. Seul l’Imânus se damne par son geste criminel, mais encore sacrifie-t-il sa vie pour défendre son chef.
72Ainsi, toute opposition a ses réserves, tout contraste se résorbe, les extrêmes finissent par se rejoindre. L’unité se fait aussi sur un plan purement romanesque, par cette forme à la fois double et une qu’est le dialogue. A travers les dialogues Marat-Robespierre ou Marat-Danton, l’esprit de 93 finit par se dessiner d’une manière très complète. De même, les dialogues entre Cimourdain et Gauvain au soir de la prise de Dol ou la veille de l’exécution du jeune chef définissent toute la complexité de l’idéal jacobin.
73Une telle représentation de l’Histoire nous invite à une lecture sinon symbolique, du moins morale et mystique de la Révolution et, en particulier, du jacobinisme.
74La lecture des deux romans met en évidence l’importance du Destin dans le déroulement de l’Histoire. Celui-ci se manifeste parfois ouvertement, comme à Waterloo :
« Hoc erat in fatis. (...) La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. La panique des héros s’explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus que du nuage, il y a du météore. Dieu a passé. »44
75Chaque moment historique comporte son propre dépassement, suivant l’axe du Destin. Le pouvoir de l’homme sur l’Histoire est très relatif, même dans les révolutions, pourtant résultat d’une intervention massive d’êtres humains :
« Imputer la révolution aux hommes, c’est imputer la marée aux flots.
La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. (...)
La révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité. »45
76Si la Révolution n’est pas imputable aux hommes, c’est qu’elle est manifestation divine. Pour Hugo, elle est « le plus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ »46. Le christianisme a apporté aux hommes une bonne définition de Dieu en exaltant son amour. La Révolution permet à cet amour de se réaliser sur la terre, en apportant progrès et fraternité aux hommes.
77Elle est œuvre de rédemption. Sous l’Ancien Régime, l’Humanité, comme en témoigne l’univers de L’Homme qui rit, connaît injustices et cruautés : on peut mutiler impunément un enfant et le vendre ; l’aristocratie vit repliée sur ses privilèges ; elle rejette impitoyablement l’homme venu du peuple. Pour rénover ce monde, pour la seule et unique fois dans l’Histoire, le recours au Mal est nécessaire : telle est la constatation à laquelle on parvient vers la fin de Quatrevingt-treize, prévu comme le troisième volet d’une trilogie dont le premier volume aurait été L’Homme qui rit :
« La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve (...). (Elle) ampute le monde. De là cette hémorragie, 93 »47.
78Le genre humain doit affronter cette violence pour son propre salut :
« C’est avec de l’enfer qu’il commence ses cieux »48.
79Le révolutionnaire se reconnaît en Satan. Dans La Fin de Satan, l’archange déchu incarne déjà l’humanité en quête de liberté et de progrès. Dans le projet final de ce poème, la rédemption devait constituer une apothéose après la prise de la Bastille. Satanisme et Révolution sont donc intimement liés, la Liberté est à la fois fille de Satan et de Dieu. C’est elle qui permet à Satan d’obtenir le pardon divin et de redevenir Lucifer, ange de Lumière.
80Le Jacobin, plus généralement le révolutionnaire, prend donc des dimensions gigantesques. Il est, à l’image du peuple dont il émane, une force surnaturelle. 1793 a des dimensions titanesques, constituant les
« Jours du peuple cyclope et de l’esprit titan »48.
81Danton est le titan qui parle, c’est
« Un torrent de parole énorme...
Un verbe surhumain, superbe, engloutissant
S’écroule de sa bouche en tempête »48.
82Le révolutionnaire est celui qui va surmonter le Mal à la rencontre de Dieu. Il tient à la fois de Prométhée, de Caïn et de Satan. Avec sa jeunesse et sa foi ardente, Enjolras apparaît souvent comme un démon, un archange ou un dieu de la Révolution. Cimourdain est traité de Caïn par Lantenac qu’il appelle pourtant à la conciliation. Mais c’est sans aucun doute Marat qui concentre la malédiction et l’anathème. Dans le projet de Quatrevingt-treize, Hugo présentait Marat, Robespierre, Danton comme les « trois dragons au service d’un archange ». Marat est parmi eux l’être le plus satanique : il « hait », se « venge », mu, comme Satan, par l’« envie ». L’allusion à Caïn est même explicite, mais Marat lui-même se compare à la conscience de l’humanité :
« Je suis l’œil énorme du peuple, et, du fond de ma cave, je regarde. Oui, je vois, oui, j’entends, oui, je sais. »49
83Pourtant, la haine qui l’habite le condamne à être un Caïn repoussant ; Danton répond à Marat :
« C’est vrai, (...) depuis six mille ans, Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre ;le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat. »50
84Comme Caïn ou Satan, le révolutionnaire agit dans les bas-fonds du Mal et de la violence, mais il aspire à la lumière. Il a pleinement conscience d’œuvrer pour le salut de l’Humanité. Cimourdain illustre parfaitement la complexité de ces mythes chez Hugo.
85Cimourdain n’est pas un Caïn seulement pour Lantenac. Il tue son « frère » révolutionnaire, Gauvain. Mais ce n’est pas un meurtrier. C’est un justicier terrifiant. Il tue en Gauvain celui qui a voulu entraver la destruction de l’ancien monde. Son acte est justifié, même s’il tue le frère angélique, l’âme - « sœur tragique ». Mais Cimourdain n’est pas seulement Caïn. Il est aussi Satan. Comme lui, il a, à travers Gauvain, son fils spirituel, engendré la Liberté. Gauvain meurt, mais la Révolution continue à vivre à travers ses prophéties. Gauvain incarne l’avenir :
« Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d’autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux la défense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.»51
86Ainsi, la Révolution triomphe. Les âmes de Gauvain et de Cimourdain peuvent s’élever ensemble. Cimourdain-Satan a rejoint Dieu dans son amour. Cependant la rédemption n’est pas réservée aux seuls révolutionnaires. Satan est l’être qui découvre l’Amour. Ce peut être le forçat Valjean qui, à travers les bas-fonds et les égouts, agit par amour et parvient à la lumière. C’est aussi l’être de l’Ancien Régime, Lantenac, qui laisse parler son cœur en sauvant des enfants et se rachète ainsi devant Dieu :
« Le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste.»52
87Lantenac se bat pour la cause royaliste mais le bouleversement de 93 semble l’avoir atteint dans son humanité. C’est que 93 est gestation de l’Amour divin.
88Aux yeux de contemporains tels que Vallès, Quatrevingt-treize a pu apparaître comme une réhabilitation de la violence révolutionnaire et, par là même, de la Commune.
89La bourgeoisie traumatisée s’était empressée de recourir aux théories anciennes, à Joseph de Maistre ou à Taine pour interpréter et condamner l’effusion révolutionnaire et pour donner un caractère régénérateur à son gouvernement de l’Ordre.
90Hugo répond à l’interprétation mystique de de Maistre par une autre interprétation mystique. Oui, la Révolution est un mal nécessaire, mais pour fonder un monde de liberté et d’humanité. Titan, Caïn ou Satan, le révolutionnaire de 93 travaille à la rédemption de l’homme ; il est animé par le souffle divin.
91Par son imagination et par la profusion de ses images, le romancier renouvelle et enrichit la mythologie révolutionnaire, dans un jeu complexe d’ombres et de lumières, d’immobilité et de mouvement, de métamorphoses d’actions humaines en forces cosmiques. Quatrevingt-treize a les dimensions d’une épopée : celle de la naissance de la Liberté et du Progrès.
D. Jules Vallès : condamnation et permanence de l’idéologie jacobine
92Hugo ne s’est pas engagé dans la Commune : il en a été le spectateur lointain mais attentif et enclin à la compréhension.
93Les anciens Communards lui sauront gré d’une telle position. Vallès est parmi ceux qui lui rendent hommage, dans une critique de Quatrevingt-treize. Et pourtant, sa vision des Jacobins et de 93 est beaucoup plus critique que celle de Hugo : il a en mémoire les discours stériles de tous ceux qui, depuis 48, se réclament du jacobinisme et qui sévissent encore trop à son gré sous la Commune.
94Il tient à définir la Révolution sociale comme radicalement différente de l’expérience de 93.
95Cette exigence est au centre de ses articles comme de ses romans, témoignages de l’Histoire révolutionnaire du XIXe siècle.
96Or, si critique soit-il à l’égard des mythes jacobins, il en est la première victime, et son style le trahit à chaque page, surtout dans la période qui précède la Commune.
97Le journaliste et l’écrivain à ses débuts sont fortement influencés par toute une imagerie jacobine véhiculée depuis l’enfance. Cette imagerie naît d’une tradition à la fois orale et écrite et reflète tout à fait l’idéologie de la bourgeoisie du XIXe siècle. Dans les articles de cette période, Robespierre apparaît sous les traits d’un puritain à la froideur inquiétante et inhumaine :
« La plus belle partie de notre histoire a été écrite dans ce temps et sous ce soleil et la génération qui tint la plume, c’est-à-dire le glaive, fut criminelle par vertu, et non par immortalité. L’odieux Robespierre fut maître, parce qu’on le dit incorruptible. Je préfère les corrompus. »53
9893 est l’année sanglante. Malgré son aspect totalement mythique reconnu par Dumas lui-même, l’image de Santerre battant son tambour devant la guillotine reste particulièrement vivace chez lui54.
99D’autres images tout aussi réactionnaires et sans plus de réels fondements historiques se multiplient au cours de ses articles : André Chénier se frappant la tête avant d’être exécuté, la tête de Charlotte Corday rougissant sous l’injure du bourreau, Mademoiselle de Sombreuil buvant un verre de sang humain pour obtenir la grâce de son père, etc...
100Quelle est l’origine de toutes ces images chez Vallès ?
101La lecture des historiens, sans aucun doute ; non pas tant Louis Blanc, jugé trop robespierriste, que Michelet dont les cours prestigieux attirent la jeunesse de 48. La lecture de Taine semble avoir été également particulièrement marquante.
102Enfin, la condamnation de l’autoritarisme chez les chefs jacobins prend très certainement sa source chez Proudhon, pour lequel Vallès ne cache pas son admiration.
103Plus que les historiens ou philosophes, certains romanciers ont, par leur représentation de la Révolution française, très certainement frappé l’imagination de l’écrivain dans sa jeunesse. C’est le cas en particulier de Dumas avec Ange Pitou. Quant à Erckmann-Chatrian, il est, malgré les critiques du jeune journaliste, à l’origine de plus d’un cliché sur l’héroïsme révolutionnaire.55
104Pourtant, pour le journaliste d’avant 1869, le jacobinisme et les valeurs qu’il prône sont très suspects : il les accuse de véhiculer dès le collège une idéologie dangereuse, qui n’est autre que celle de la bourgeoisie. La contestation du jacobinisme et celle du collège sont étroitement liées.
105En effet, Vallès a la conviction que les grands révolutionnaires n’ont jamais été que des bons élèves imitateurs de leurs modèles scolaires. Les versions latines et Plutarque abondent d’exemples d’héroïsme sanglant et incitent à la violence. Cette violence s’accompagne le plus souvent de tyrannie. Le journaliste garde présent dans sa mémoire le souvenir sombre de 48. Le discours jacobin des Louis Blanc ou autres imitateurs de 93 est déconsidéré aux yeux de tous les Vingtras qui se sont sentis floués d’une révolution un certain 2 décembre. Dès juin 48, les massacres de Cavaignac étaient une conséquence funeste de l’imitation jacobine.
106Avant 1871, le mot « jacobinisme » finit par désigner chez Vallès, à la limite, toute attitude politique. Or, à cette époque, le journaliste se détourne du discours politique, dissociant très curieusement le social du politique. Pour lui, la littérature vaut mieux que l’action politique :
« J’aime mieux, après tout, la littérature qui refait les mœurs que la politique qui fait les lois. »56
107Ainsi, l’attitude de Vallès à l’égard du jacobinisme s’explique par une méfiance à l’égard non seulement des valeurs bourgeoises mais aussi de toute politique.
108Cependant, la mythologie du patriotisme jacobin est terriblement persistante dans le langage du journaliste, malgré tous les efforts de celui-ci pour s’en débarrasser.
109En voulant démystifier le combat pour la démocratie, il fait renaître l’image du combattant républicain :
« Il ne faut pas être un sacristain, mais un soldat de la démocratie. »56
110Les réfractaires deviennent très paradoxalement de nouveaux volontaires de l’an II :
« Nous voici un régiment (...). En face des armées permanentes de la tradition que commandent, képi en tête, écharpe au flanc, auréole au front, les députés, les philosophes, les poètes, nous représentons, nous, la liberté d’allure des volontaires, et la France est pour les volontaires et la liberté. »57
111Dans ses articles, une image revient sans cesse : celle du bataillon de la Moselle, vague mais tenace souvenir de Madame Thérèse.
112Dès 1869, s’amorce, avec la montée des oppositions, un changement dans le discours du journaliste qui s’oriente davantage vers une action politique.
113Plus d’un homme est traité par lui de Jacobin, souvent abusivement. L’image du Jacobin réapparaît chaque fois qu’il est question d’un républicain modéré, représentant une bourgeoisie aux revenus confortables. Pelletan et Millière sont rangés parmi eux58. Ils n’ont pourtant politiquement rien à voir avec ceux qui effectivement ont voulu ressusciter le souvenir de la Commune de 93 : Delescluze, Vermorel, Félix Pyat...
114Pour le journaliste et, plus tard, pour l’auteur de L’Insurgé, ils ont des convictions toutes livresques qui les aveuglent, les empêchent de percevoir la réalité populaire et les ferment à toute réelle révolution sociale.
115Ce n’est donc pas avec ces imitateurs des Jacobins que peut se faire la Révolution, mais avec ceux qui ont un contact immédiat avec la réalité : les gens du peuple. Seul, le « Parlement en Blouse », le Comité des Vingt Arrondissements, a la confiance du journaliste parce qu’il a la simplicité d’action de tout travailleur :
« C’est le Travail en manches de chemise, simple et fort, avec des mains de travailleur : le travail qui fait reluire les outils dans l’ombre (...) »59
116Dans ces Communards-là, Vallès place toute sa confiance, parce qu’ils sont la force pure et originelle (force des mains) et en même temps vigilante, attentive à la moindre menace (les outils reluisent dans l’ombre, dans l’attente de la révolte éclatante).
117Cependant ce peuple n’échappe pas à une certaine idéalisation qui révèle l’influence persistante de Michelet. Le peuple devient le héros d’une épopée gigantesque : le journaliste s’inscrit alors dans la lignée de tous les faiseurs de mythe lorsqu’il écrit dans le premier numéro du Peuple un hymne à la gloire de tous les républicains :
« Il suffit à tout, contre l’eau, le vent, la terre, l’eau et le feu, ce peuple héroïque et misérable. »60
118Contre toute attente, ce peuple est également idéalisé dans la guerre patriotique du début de 1871, avec des accents qui rappellent Erckmann-Chatrian, dont il a pourtant naguère dénoncé les clichés :
« A travers les derniers malheurs, le Peuple a fait gravement son devoir.
Dès qu’il vit la nation en péril, l’honneur en jeu, il accourut, demandant des armes, la levée en masse, le combat sans fin :
Amour sacré de la patrie ! »61
119Dans L’Insurgé surgissent d’autres réminiscences d’Erckmann-Chatrian, et par là d’autres clichés jacobins, dont celui de la cantinière.
120C’est qu’il est bien difficile pour un intellectuel de se libérer de son romantisme révolutionnaire. Du côté du peuple et de la Révolution, se trouvent, selon Vallès, le droit, la morale et la vertu.
121Mais à force d’idéalisation, l’expérience se trouve parfois fort éloignée de l’image chérie. Le peuple n’a peut-être pas besoin de chef ni de pouvoir centralisateur, mais le 28 avril 1871, le journaliste réclame un Comité Central de Contrôle. Le peuple lui-même, si actif soit-il, demande avec un air de reproche ses projets à Vingtras, au moment le plus crucial de la Commune, celui où le grand affrontement avec les Versaillais va avoir lieu :
« Allez rejoindre les autres, constituez-vous en Conseil, décidez quelque chose ! Vous n’avez donc rien préparé ? »62
122Même en rejetant le discours jacobin et le culte de 93, Vallès n’a pas toujours pu faire coïncider l’image qu’il avait du peuple, encore toute intellectuelle, avec la réalité. Il rendait responsable l’héroïsme jacobin et la mythologie bourgeoise de la guerre, mais la confrontation avec la révolution lui enseigne que ce n’est pas aussi simple. La violence fait partie intrinsèque de la révolution : telle est la leçon de la Commune.
123Celle-ci voit l’anéantissement de toutes les théories terriblement intellectuelles tenues par le passé. Les certitudes de 1865, lors de la guerre du Mexique :
« Je ne crois point que la liberté se conquiert à la pointe ensanglantée des armes. »63
124paraît bien dérisoire devant les combats de la terrible Semaine.
125Le journaliste a délaissé sa plume pour devenir un soldat, plutôt efficace d’après les témoignages.
126L’hostilité de Vallès à l’égard du jacobinisme est l’expression d’une révolte du réfractaire, à tout jamais profondément individualiste et anarchiste, qui a un compte à régler avec le Collège qui l’a formé et qu’il rend responsable de ses difficultés à s’intégrer dans la révolution populaire.
127Avec la ténacité de ses leitmotive et son ironie démystificatrice, il dénonce le caractère bourgeois du jacobinisme, tout empreint de mysticisme et d’héroïsme antique à la fois, qui substitue l’éloquence violente et factice de ses discours à l’action sociale et à la révolte contre la misère. Mais contrairement à ce qu’il pense, la violence révolutionnaire n’est pas vraiment une conséquence de ces discours et cette critique ne résout pas les contradictions du journaliste et de l’écrivain.64
Notes de bas de page
1 Cité dans La Commune de 1871, de Burhat, Dautry, Tersen, Paris, Éditions Sociales, 1970.
2 Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Lyon, J.M. Laffont et associés, 1981, p. 154.
3 Ibid., p. 154.
4 Cité dans La Commune de 1871.
5 Cité dans La Commune de 1871.
6 Voir le quatrième paragraphe du Chapitre : « Jules Vallès, condamnation et permanence de l’idéologie jacobine ».
7 Hippolyte Taine, Histoire de la Littérature anglaise, 1865.
8 Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, La Révolution, Paris, Hachette, 1904, t. 5, R. III, p. 100.
9 Ibid., t. 5, R III, p. 119.
10 Ibid., t. 5, R II, Ch. IV et V.
11 Voir Deuxième Partie, premier chapitre.
12 Taine, op. cit., t. 8, R V, p. 14.
13 Ibid., t. 6, R IV, p. 255-256.
14 Ibid., t. 6, R IV, p. 141.
15 Ibid., t. 6, R IV, p. 168.
16 Ibid., t. 5, R III, p. 50 et sq.
17 Ibid., t. 5, R III, p. 21.
18 Ibid., t. 5, R III, p. 68.
19 Ibid., t. 6, R IV, p. 129.
20 Ibid., t. 5, R III, p. 244.
21 Ibid., t. 7, R V, p. 6.
22 Ibid., t. 7, R V, p. 128.
23 Ibid., t. 7, R V, p. 175.
24 Ibid., t. 8, R VI, p. 304.
25 Ibid., t. 8, R VI, p. 171.
26 Ibid., t. 8, R VI, p. 208-209.
27 A. Gérard, La Révolution française, Mythes et interprétations, p. 64.
28 Victor Hugo, Les Misérables, Première Partie, I, Ch. X, p. 51.
29 Ibid., Ch. X, p. 54.
30 Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Lausanne, Éditions Rencontre, 1967, Première Partie, III, Ch. I, p. 173.
31 Ibid., Première Partie, II, Ch. I, p. 145.
32 Victor Hugo, Les Misérables, Troisième Partie, I, Ch. VI, p. 752.
33 Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Troisième Partie, I, Ch. VI, p. 228.
34 Ibid., Deuxième Partie, I, Ch. I, p. 125 (les mots sont mis en italiques par nous-même).
35 Ibid., Troisième Partie, VI, Ch. II, p. 406.
36 Ibid., Troisième Partie, VII, Ch. VI, p. 455.
37 Ibid., Première Partie, II, Ch. IV, p. 41.
38 Ibid., Première Partie, II, Ch. V, p. 46.
39 Ibid., Deuxième Partie, III, Ch. I, p. 197.
40 Ibid., Première Partie, IV, Ch. II, p. 92.
41 Ibid., Troisième Partie, II, Ch. XI, p. 291.
42 Ibid., Troisième Partie, VII, Ch. VI, p. 447448.
43 Ibid., Troisième Partie, II, Ch. V, p. 261.
44 Victor Hugo, Les Misérables, Deuxième Partie, I, Ch. XIII, p. 410.
45 Victor Hugo, « Révolution », Toute la Lyre.
46 Victor Hugo, Les Misérables, Première Partie, p. 53.
47 Ibid., Troisième Partie, p. 493.
48 Victor Hugo, Toute la Lyre.
49 Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Deuxième Partie, II, p. 157.
50 Ibid., Deuxième Partie, II, p. 160.
51 Ibid., Troisième Partie, p. 442.
52 Ibid., Troisième Partie, Ch. VI, VI, p. 414.
53 Jules Vallès, Le Figaro, 21 janvier 1866.
54 Jules Vallès, L’Époque, 16 juin 1865 ; Le Courrier français, 19 août 1866 ; Le Progrès de Lyon, 12 décembre 1864.
55 Pour cette question des sources, cf. Roger Bellet, Vallès journaliste. Éditeurs Français Réunis, 1977.
56 Jules Vallès, Le Progrès de Lyon, 31 janvier 1865.
57 Jules Vallès, La Rue, 11 janvier 1868.
58 Jules Vallès, L’Insurgé, O.C., t. Il, p. 435437, Ch. XIII.
59 Ibid., p. 483, Ch. XIX.
60 Jules Vallès, Le Peuple, 4 février 1869, O.C., t. III, p. 12.
61 Jules Vallès, Le Cri du Peuple, 12 février 1871, O.C., t. III, p. 15.
62 Jules Vallès, L’Insurgé, O.C., t. II, p. 558, Ch. XXX.
63 Jules Vallès, L’Époque, 27 juillet 1861, in La Rue, O.C., t. I, p. 540.
64 Pour compléter cette étude sur Vallès, voir en Deuxième Partie, Chapitre III, premier paragraphe (« 93 ou des dangers de l’imitation ») et Chapitre V (« L’intellectuel devant 93 »).
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