Jules Verne, ou le procès de l’aventure et de son livre
p. 127-137
Texte intégral
1C’est entendu – J. Verne est l’exemple même du roman d’aventures annexé à cette forme de littérature populaire, nouvelle au XIXe siècle, que serait le roman à vocation didactique, contemporain des nécessités culturelles apparues avec l’industrialisation, et signe avant-coureur de la politique éducative républicaine. Ligne Dumas et ligne Comte, comme le résume M. Serres – l’entreprise vernienne des Voyages Extraordinaires, telle qu’elle prend forme et sens à l’intérieur du projet du Magasin d’éducation et de récréation, choisit de verser le prestige antique de la fiction (sous son espère canonique : celle de l’aventure) au crédit du prestige nouveau de la rationalité (sous l’espèce du savoir encyclopédique). A cette fin : une manœuvre en forme de coup de génie, qui consiste à déraper de l’histoire à la géographie, c’est-à-dire de la conscience problématique des mutations sociales dans la diachronie, à la conscience affirmative de l’achèvement social dans la synchronie. D’où un roman qui surexploite le moteur narratif en mobilisant tous les signifiants possibles (ses implications mythiques, mystiques, fantasmatiques, initiatiques), mais qui l’asservit aussi à la finalité de la distribution abstraite de la connaissance. Sartre a tout dit, une fois pour toutes, de la dualité ainsi gagnée des effets verniens (portraiturer le jeune homme en saint et en écrivain). Ce sont ces deux composantes de tout roman de la série des Voyages extraordinaires – processus identificatoire de la sainteté dans le sacrifice et processus machinique de l’écriture dans la répétition –, qui autorisent une recherche, comme celle menée par J.-Y. Tadié sur la poétique du roman d’aventures, à reconnaître dans n’importe quel roman vernien l’amalgame, exemplaire et constitutif du genre, de l’événement (du drame, du risque) et de la nécessité narrative (de la tension romanesque).
2Il y aurait cependant beaucoup à dire de cette représentation et de cette utilisation triomphalistes de J. Verne, et il conviendrait de se saisir plutôt des symptômes qui indiquent, dans sa manipulation des codes du roman d’aventures, difficultés, incohérences, et, par voie de conséquence, contre-projets. Des nombreuses protestations émises par J. Verne quant aux limites inhérentes à sa position d’écrivain pour la jeunesse, à la persistance en lui de tout le legs des recherches de l’absolu incompatibles avec le credo de l’efficacité collective de la civilisation, en passant par la conscience aiguë qu’il a de tout ce qu’implique le fait d’avoir à travailler sur et pour une société menant soi-disant à l’aboutissement de sa perfection comme conquête et comme invention, la pratique du roman d’aventures apparaît chez lui singulièrement problématique : prix à payer pour l’octroi d’une position de pointe et de force au sein d’un courant de pensée appelé irrésistiblement à devenir dominant, restriction de l’imagination autorisée au narrateur, deuil des grandes représentations héroïques consubstantielles avec sa formation, diminution des possibilités offertes à la liberté de la fiction. Etre au plus près d’un projet d’utilisation fonctionnelle de l’aventure comme genre littéraire, au plus loin dans une société dont l’aventure historique va se clore et s’imagine coïncider avec l’aventure de l’humanité, c’est être dans cette situation exactement équivoque d’une dotation considérable et d’une rentabilité réduite, en matière autant d’instruments littéraires techniques que de thèmes idéologiques. L’économie du réel aussi bien que du récit, paradoxalement, dès que, et parce que, elle est au maximum de sa régie, affecte de pauvreté les formes esthétiques supposées en donner représentation et en faire profiter leur capacité de représentation.
3Je voudrais, sur l’exemple d’Autour de la Lune, tenter de montrer combien J. Verne organise en conscience critique, à une étape décisive de l’histoire des Voyages Extraordinaires, l’ensemble de ces symptômes d’une crise connexe de l’aventure moderne et du livre d’aventures moderne.
4De la Terre à la Lune, première partie du diptyque, collait à l’imaginaire positif de l’aventure : on se rappelle qu’il était proposé à une société divisée par la guerre, incapable de renouer avec la productivité historique, le projet d’une réunification des esprits et des forces matérielles dans une conquête (technique, spatiale et intellectuelle) sans précédent – le voyage à la lune. Livre enjoué et triomphaliste, sur l’euphorie de l’aventure et de ses possibles, comme opérateur social de la cohérence, et comme opérateur imaginaire de la conscience du progrès. Or, en trois ans, qui ne coïncident pas par hasard avec la fin de l’Empire, avec Autour de la Lune, on assiste au dérèglement de ce programme dans tous ses aspects. Le virage de l’un à l’autre des volets du diptyque est exemplifié par les frontispices des deux œuvres. Sur la vignette de la page de titre, une lune réduite, blanche, serrée dans l’étroitesse d’un oculaire, et barrée d’un nuage en forme de trait de deuil, a remplacé la lune énorme, objet scientifique avec toute la lisibilité requise de la surface en voie d’investigation. Sur la vignette du bandeau du chapitre premier, la diagonale ascendante faisait passer de la Terre à la Lune, et le titre était inscrit dans un alphabet d’étoiles – celles du drapeau américain retrouvé autant que celles du cosmos pénétré. Désormais la Lune n’a plus de contour, elle est simple halo, surmonté du titre écrit en lettres macaroniques, celles de la fantaisie contournée, anxieuse.
5Parallèle déconcertant – puisque, logiquement, on attendait de De la Terre à la Lune l’objet lointain, objet de désir et espace de rêve, et d’Autour de la Lune, l’objet approché, objet de la maîtrise et espace de la connaissance, c’est-à-dire l’inverse de ce que les illustrateurs se sont proposé d’introduire. Mais parallèle, par le fait, suggestif de la déception, et de la régression qu’Autour de la Lune représente par rapport à De la Terre à la Lune-, ou de l’aventure en voie de mourir, renvoyée de l’ambition de son accomplissement à l’épreuve de son insatisfaction, et contrainte dans ce retournement à prendre d’elle-même une conscience critique, ironique ; ou du passage du roman d’aventures au second degré, celui du burlesque et de l’inquiétude.
6Dès le départ, les explorateurs découvrent, quasi emblématiquement, la loi cosmique de la proie pour l’ombre : impossibilité de tenir ensemble le début et la fin du voyage, la Terre et la Lune, nécessité de perdre l’une pour gagner l’autre : la « lumière cendrée (...), c’était tout ce qu’ils voyaient de ce sphéroïde perdu dans l’ombre (...), ce n’était plus qu’un croissant fugitif. » Ainsi : pas d’aventure qui ne commence par une perte – et une perte qui, fût-elle théoriquement compensée par des bénéfices ultérieurs, n’en est pas moins insupportable, puisqu’elle frustre de la totalité de l’objet où prend source et sens l’activité missionnaire. D’où la déception que J. Verne prête au plus bavard des trois héros, c’est-à-dire, comme toujours chez lui, à celui qui, conscience naïve, dit aussi l’élémentaire des événements, l’en-deçà de leur coloration, de leur justification, scientifiques ou héroïques : « Eh bien, s’écria (Ardan), et la Terre ?/ – La Terre, dit Barbicane, la voilà./ – Quoi ! fit Ardan, ce mince filet (...) ? Çà ! la Terre ! » Dans l’aventure, passe le vœu, mais désormais déjoué, invalidé, il faudrait dire l’utopie, de la saisie de la totalité du monde : Ardan encore : « Je suis vraiment fâché que nous ne soyons pas partis au moment de la Pleine-Terre (...). Nous aurions aperçu sous un jour nouveau nos continents et nos mers (...). J’aurais voulu voir ces pôles de la Terre sur lesquels le regard de l’homme ne s’est encore jamais reposé ! ». Bref, une aventure, c’est toujours le rêve des autres ; l’aventure suprême d’une société, c’est toujours l’aveu des aventures crues et dites accomplies, mais inaccomplies – et le tracé de l’aventure moderne, c’est la découverte amère de ce qu’elle perd, manque ou échoue à produire, de la fin de ses possibles. Parce que, comme le rappelle Barbicane : « Si la Terre avait été pleine, la Lune aurait été nouvelle, c’est-à-dire invisible. » Au : et l’un et l’autre, qui est le mythe de l’aventure, s’oppose l’intransigeante loi, en diminution, du : ou l’un ou l’autre. En une parabole profonde, la leçon de ces préliminaires est bien d’assujettir l’aventure, portée à se supposer une maîtrise capable de régenter les choses, à la loi du monde, à cette économie draconienne qui régente le désir et en suppose, produit la déception.
7Autour de la Lune devient aisément lisible, dans cette perspective, comme propédeutique au rétrécissement de l’ambition aventurière. Pour mesurer la distance prise par rapport aux fameuses « leçons d’abîme » de Voyage au Centre de la Terre, qui étaient propédeutique obligée à l’aventure la plus glorieuse, celle qui devait affronter les vertiges métaphysiques, rien de tel que de rapprocher le début et la fin du roman, soit le passage où les héros s’imaginent la conclusion de l’aventure et celui où ils se plient à la seule manière de la concevoir : « Leur imagination surexcitée devançait le projectile (...) ils croyaient déjà qu’il leur suffisait d’étendre la main pour (...) saisir (la Lune). » Versus : « Barbicane et ses compagnons, muets et pensifs, regardèrent ce monde, qu’ils n’avaient vu que de loin, comme Moïse la terre de Chanaan, et dont ils s’éloignaient sans retour. » De la vision enchanteresse à la vision désenchantée, de l’illusion de l’accès à l’inouï inaccessible, que s’est-il passé, sinon un sinistre voyage immobile où, pendant que les corps engraissent, les esprits sont systématiquement déçus dans leur attente, placés ou trop loin de l’objet pour y voir clairement, ou trop près pour ne pas en être aveuglés, paradoxalement tellement loin de la Terre... qu’ils voient moins bien, ou au mieux tout autant, que s’ils étaient restés au départ ? Bref, l’argumentation consolatrice et scientifique de Barbicane (perdre ici pour mieux gagner là) est elle-même démontée et démentie : perdre la Terre enclanche perdre la Lune ; du : ou l’un ou l’autre, déjà passablement contraignant, l’aventure passe au : ni l’un ni l’autre, carrément déceptif et amer.
8L’aventure tourne ici à la fin de partie, contemplation de monde mort, où l’on ne touche que la monnaie dévaluée de l’autrefois, où l’on a l’inimaginable au heu de l’extension escomptée de l’imaginaire. Voici Clavius, par exemple : « Ah ! mes amis ! vous figurez-vous ce que devait être ce paisible astre des nuits quand ces cratères (...) vomissaient (...) des torrents de lave (...) ! Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance ! Cette lune n’est plus que la maigre carcasse d’un feu d’artifice dont les pétards, (...) les soleils, après un éclat superbe, n’ont laissé que de tristes déchiquetures de carton. » Un étrange imaginaire de la décadence travaille l’objet et le récit de l’aventure lunaire. Face à la lune, on mesure, dans tous les sens, l’à tout jamais interdit à l’aventure : la pauvreté de la lune d’aujourd’hui dérobe la splendeur d’autrefois, mais cette pauvreté elle-même est encore assez gigantesque pour révéler la pauvreté de la Terre d’aujourd’hui : « Les volcans terrestres (...) ne sont que des taupinières, comparés aux volcans de la Lune (...) Que sont (l)es diamètres (des plus grands de la terre) auprès de celui de Clavius ? » La lune devient ainsi (en quelque sens qu’on la prenne, comme ici l’emblème Clavius, qu’elle soit lue alternativement comme effondrement ou comme gigantisme) l’épreuve de la mort des hommes, de la vieillesse, violemment paradoxale, de l’âge de l’aventure. D’un côté elle est, dans « toute (l)a pureté native » du « travail plutonique », mesure de ce que fut la terre « avant que les marées et les courants l’eussent empâtée de couches sédimentaires. » : encore l’embonpoint, mais cette fois devenu propriété de la terre elle-même, plus seulement de ses missionnaires modernes. Mais d’un autre côté la lune, cette fois dans sa vieillesse et non pas dans sa jeunesse incorruptible, pronostique la mort même de la terre. Autant dire que la place du contemporain, de l’aventure qui s’y pare de prestiges inconscients de leur vanité, est donc exactement réduite : épaisseur bourgeoise qui a derrière elle, à tout jamais perdu, le monde épique, héroïque, de la genèse, et devant elle, suffisamment loin il est vrai, sa propre mort – et donc suspens peu glorieux, temps de la jouissance prise dans une temporalité de la déchéance continue.
9L’aventure ne peut plus être, à proportion même de toute l’histoire qui la porte et qui lui assigne des projets extrêmes, cet événement princeps qu’elle rêve : on est passé, comme tous les romans de J. Verne le répètent, du temps des découvreurs à celui des perfectionneurs, du temps de l’inconnu à celui du trop connu, de l’inaugural à l’achevé, on est donc engagé dans une forclusion irréversible des possibles imaginaires de l’aventure.
10Autour de la Lune le marque, là encore, de manière saisissante. Le temps n’est plus à Cyrano de Bergerac, la lune n’est plus cet objet vide à emplir de science, ou de fantaisie, en tous cas des projets intellectuels de liberté et de progrès, mais le miroir astreignant et consternant du même. Dans tout le parcours lunaire, deux seuls moments montrent les héros échappant à la dure loi de la perte et de la pauvreté : celui où l’appareil à oxygène se dérègle, produisant une suralimentation accidentelle, c’est-à-dire une surexcitation morale – sinistre parodie, reprise de Poe et du Docteur Ox, sur la question de savoir à quelles conditions l’aventure redevient possible dans des sociétés à sang refroidi et embourgeoisées ; et celui où on « passe la ligne » neutre entre les attractions des deux pôles du voyage, et où se suspend momentanément la loi alternative au profit d’une confusion merveilleuse de l’espace et des corps. Ces moments d’effervescence, où l’aventure recouvre son tempo, sa jubilation théoriques, ne sont cependant que de brèves rémissions, comme si c’était là tout ce que la conscience moderne pouvait désormais se permettre en manière de contravention à l’économie du réel et du récit.
11Aussi la lune n’offre-t-telle plus que la redite, en dégradé, de l’ancienne « fantaisie ». Par un paradoxe nouveau, l’ardent Ardan met son talent subversif – celui qui le rend d’ailleurs anachronique dans l’époque des flegmatiques et du degré zéro de l’aventure comme état d’esprit ou comme événement – à la répétition morne de ce qui fut l’imaginaire en liberté et en expansion des anciens, à déployer, certes à leur image, une « carte du Tendre », mais qui n’est plus celle du sentiment, mais celle, autrement désabusée, de la vie : mers des Nuées, des Pluies, des Tempêtes, des Humeurs jalonnent pour les hommes une carrière de « misères terrestres » et de « déceptions », pendant que pour les femmes, « fausses passions » et « désirs inassouvis » se déversent dans le lac de la Mort. Au lieu que l’aventure humaine affranchisse l’imaginaire des héros (comme cela se passe en effet, mais artificiellement et fugitivement, au cours des deux épisodes extra-ordinaires mentionnés plus haut), elle ne fait que le reproduire banalement dans sa quotidienneté quasi « flaubertienne ». La lune ne porte plus le désir d’aventure, mais elle devient la figure de la platitude romanesque et éthique.
12D’où le développement d’une « misanthropie » basse, rigoureusement deux fois contradictoire : d’une part, par rapport au projet missionnaire de l’aventure, et d’autre part, en regard de la haine terrible des héros archaïques, à la Hatteras ou à la Nemo, vis-à-vis du corps social. « Quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes ! Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines ! Comme ils vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de l’humanité, tous ceux qui ont le dégoût de la vie sociale !/ – Tous ! Ce serait trop petit pour eux ! » Au lieu de s’isoler par haine, une haine historico-politique à l’instar de Nemo, voici qu’à l’inverse sortir de la société grâce à l’aventure permet à l’aventurier d’en venir à pouvoir professer une haine universelle. L’aventure n’est plus le fait de colons héritiers des grands utopistes : Diane la chasteté règne cadavériquement sur le micro-univers, d’où toute souche féminine a disparu, bien qu’elle continue à hanter l’horizon, comme un remords. L’aventure est le lot, stérile, d’individus dégoûtés, au point qu’ils ont même le dégoût de l’utopie de l’isolement... que le dégoût leur suscite. Il faut bien se rappeler, et ce qu’est la figure d’Ardan dans De la Terre à la Lune, et ce que le modèle Nadar a pu représenter pour J. Verne, d’enthousiasme suractif et de chaleur moderniste, pour prendre la mesure de la valeur critique tout à fait exceptionnelle revêtue par l’affaissement dont Autour de la Lune l’affecte. L’original, l’homme de l’« avidité nerveuse », celui qui « chasse (perpétuellement) sur ses ancres », Phaéton et Icare ensemble, l’aventureux casse-cou, « bohémien du pays des monts et merveilles », l’homme des « entreprises folles » et du risque, bref cette rupture vivante par rapport à l’économie ordinaire du vécu (dont le surnom de « mort au drap » signale la prodigalité physique, intellectuelle, langagière, monétaire) - c’est lui qui est condamné à vivre, en pleine aventure, le maintien absurde des usages financiers par ses compagnons, la loi drastique du prêté-rendu cosmique, et d’épouser, dans un virage au désabusé exemplaire, l’imaginaire restreint des modernes. Symptômes accumulés de l’épreuve mortelle de la répétition pour l’aventure, et de la paralysie : le boulet revient exactement par le même parcours qu’à l’aller – de quoi, par conséquent il n’y a plus rien à dire, et Ardan, qui se moquait dans De la Terre à la Lune des savants (« Ils ne font que marquer les points quand nous jouons la partie. ») finit le roman numéro 2... en jouant aux dominos, et s’il gagne, c’est sur cette marque, ambiguë ou plutôt transparente : « Blanc partout ! ».
13Cette crise de l’aventure est redoublée, logiquement car imparablement, d’une crise consentie du roman d’aventures. La modernité ouvre au roman cette contradiction majeure de l’autoriser à des inventions exceptionnelles, que peut porter un nouveau vraisemblable technique, mental, social, mais de l’obliger aussi, à proportion même du triomphe de sa civilisation, à ne pas inventer d’inconnu, d’altérité quelconque, qui viendrait menacer d’altération la toute-puissance du progrès.
14Le choix de la lune apparaît narrativement et descriptivement idéal, de ce point de vue, puisqu’elle est l’objet modèle de cette aporie romanesque : « On admet généralement (...) que l’hémisphère invisible de la Lune est, par sa constitution, absolument semblable à son hémisphère visible (...) Sur (l)es fuseaux entrevus, ce n’étaient que plaines et montagnes, cirques et cratères, analogues à ceux déjà relevés sur les cartes. On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. » Ainsi, le récit d’aventures est plié à la logique meurtrière de l’identique, et ne peut plus être qu’une compétition à l’envers, à quoi retardera le plus longtemps possible l’échéance de l’inconnu devant laquelle il lui faudra reculer et abandonner la partie, c’est-à-dire se conclure (voir la fin de Voyage au Centre de la Terre, de ce point de vue). Parce qu’il a souscrit un contrat d’imperturbabilité et d’exactitude face au public, parce que tout l’aventureux de l’aventure à rapporter passe seulement à l’exploit de ne rien contrarier du programme minutieux fixé à l’avance, le récit doit jouer sur une frange minime de manœuvre, dont l’incipit d’Autour de la Lune rend bien compte : « Le 30 novembre, à l’heure fixée, au milieu d’un concours extraordinaire de spectateurs, le départ eut lieu et pour la première fois trois êtres humains, quittant le globe terrestre, s’élancèrent vers les espaces interplanétaires avec la presque certitude d’arriver à leur but. Ces audacieux voyageurs (...) devaient effectuer leur trajet en quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes. » Le récit d’aventures moderne a pour horizon et pour limite un récit idéalement concentré et calibré, une sorte d’énoncé sec de l’exactitude en lequel s’abolirait le narratif proprement dit. Pour qu’un récit ait lieu, dans ces conditions, il faut ménager, au sein de la certitude meurtrière, l’étroite franchise d’un presque, de l’approximation. Le récit moderne est l’objet d’un moratoire, unique ressource de son fonctionnement.
15D’où toutes sortes d’alibis pour une narration nulle et impossible. L’écart du boulet, agencé sur le parcours aller, produit en chaîne toutes les distorsions souhaitables, mais aussi révélatrices. L’objet de l’observation (et de la description ou de la péripétie) demeure, du fait de la rencontre avec l’aérolithe, dans les lointains (et : « au grand déplaisir de Barbicane, la courbe du projectile l’entraînait loin » du volcan), invisible (et : « le disque demeurait muet muet et sombre. Il ne répondait pas aux interrogations multiples que lui posaient ces esprits ardents. »), aveuglant (et : « (l’)étincelle ment était tellement insoutenable, que Barbicane et ses amis durent noircir l’oculaire de leur lorgnette à la fumée du gaz. »), dérobé (et : « Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. C’était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux. Cette face (...) se perdait alors dans l’absolue obscurité. ») – produisant du récit rapporté par prétérition (« Si nous étions plus rapprochés, nous apercevrions (...). ») par procuration de la prétérition au narrateur (« Si le Soleil eût obliquement frappé (la lune) de ses rayons, le regard aurait pu s’enfoncer dans l’abîme géant des cratères. »). La lune produit à la limite la déroute pure et simple du scripteur, comme le montre l’exemple de Tycho : « Ce qu’est cette montagne incomparable (...), jamais la photographie elle-même n’a pu (le) rendre. En effet, c’est en pleine lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et les épreuves viennent blanches. » Cet envahissement du blanc (« Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout »), analogue dans l’ordre de la narration au « blanc partout » dans l’ordre de la fiction, marque la limite du roman d’aventures. D’où le signal ironique que disposait l’avertissement inaugural : « Ce récit détruira beaucoup d’illusions et de prévisions ; mais il donnera une juste idée des péripéties réservées à une pareille entreprise. » Il reste du roman d’aventures l’effet, ou la carcasse vide, la matrice perdue, stérile. « Que répondre à ces savants dont les regards s’étaient plongés dans les abîmes de Platon ? Comment contredire les audacieux que les hasards de cette tentative avaient entraînés au-dessus de cette face invisible qu’aucun œil humain n’avait entrevu jusqu’alors ? » Certes, a-t-on envie d’ajouter, sauf qu’on ne saurait ignorer, comme lecteur ainsi pris à partie, qu’on n’a rien vu, ni touché, ni gagné, ni obtenu. Autrement dit, et en forme d’apologue sur la science en défaillance et sur le roman de la science en perte de vitesse, ou sur l’aventure et son roman, puisque c’était théoriquement tout un : « « Avez-vous jamais vu la Lune ?/ – Non, mais je dois dire que j’en ai entendu parler. » Au lieu de plier l’imaginaire enfantin (et aussi populaire) à s’inscrire désormais, serait-ce par voie d’autorité, dans les schémas formateurs de la raison moderne aidés par une fiction opératoire, au lieu que la fantaisie soit assujettie, par le piège de cette fantaisie rationnelle que serait un romanesque moderne, à la connaissance – voici que l’ironie l’emporte, que le chahut bouscule le roman didactique, et le fait régresser vers l’imaginaire populaire archaïque. Le surprenant du récit de J. Verne, c’est qu’il renonce à faire accéder son destinataire au chiffre, au nombre, à l’appareil moderne de représentation du monde, et qu’il convient avec lui de réitérer la validité de l’à peu près, de l’ancienne culture où, à la mesure des planètes, on préférait la comparaison, entre la lune-petit pois et le soleil-citrouille. Serait-ce parce qu’il n’y a pas de fantaisie moderne possible, pas de fiction moderne possible, pas d’aventure moderne possible ?
16Car le public ne trompe pas : trois ans après Autour de la Lune, dans un moment où il s’agissait de reconstruire autant l’imaginaire que la société sur les débris de la Commune, il faisait un triomphe au Tour du Monde en quatre-vingts jours, ce roman limite où l’aventure n’a plus d’autre contenu que l’impossibilité pour le réel de la produire en entamant si peu que ce soit l’immense réseau de technique imperturbable qui le couvre. En revanche, quand, dans la foulée, J. Verne propose le Chancellor, c’est-à-dire l’hypothèse de la levée des protections techniques pour faire advenir l’aventure, et qu’il montre l’horreur que cela peut recouvrir (en une fable précisément transparente sur la Commune), le même public le sanctionne brutalement en en faisant un échec commercial complet. Telle est l’ambiguïté de situation de J. Verne, travaillant dans, sur et contre la fin de l’aventure souhaitée par le corps social.
Auteur
Université Paris VII
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014