L’aventure didactique dans le Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel (1864-1869)
p. 89-101
Texte intégral
1La notion d’aventure est arraisonnée et portée par un périodique singulier, qui tend à se faire régulièrement livre et à fournir les bibliothèques familiales et populaires. Le Magasin d’Éducation et de Récréation naît le 20 mars 1864, en périodique bi-mensuel (à 0 F 60 à Paris) ; au bout de douze livraisons, il est édité en volume semestriel, destiné à la « Bibliothèque d’Éducation et de Récréation » (380 pages, 10 F cartonné, 7 F broché) : les semestres ne divisent pas l’année civile, mais correspondent à l’année scolaire (automne-hiver, printemps-été). Donc compénétration du périodique et du livre, discontinuité fondant une continuité (les récits d’aventures se suivent sur six mois, un an, parfois deux ans). Le titre « enseigne » de lui-même ; il proclame sa dualité et son unité ; il relie deux « lignes » : éduquer c’est-à-dire « conduire », « élever », et récréer (la récréation implique tout délassement après le travail et l’étude dans les communautés religieuses, les pensions ou les écoles, indique le Grand Dictionnaire du XIXe siècle de Pierre Larousse), c’est-à-dire délasser, reposer de « l’éducation » ascendante. Les trois fondateurs du Magasin sont déjà écrivains : Hetzel, éditeur de longue date, qui a déjà signé souvent « P.J. Stahl » (il va continuer), rentre d’exil ; Jules Verne a déjà publié Cinq semaines en ballon : il arrive, dès 1864, avec sa propre notion d’aventure, qu’il plie ou qu’il laisse plier plus ou moins facilement à l’esprit du Magasin ; Jean Macé, déjà auteur d’un petit récit d’aventures, Histoire d’une bouchée de pain, « Enseignée à une petite fille » (récit très loué, en 1862, par la très officielle Revue de l’Instruction Publique). Le Magasin d’Éducation et de Récréation est destiné aux enfants (pour lesquels, dès 1848, Hetzel avait conçu un Magasin des Enfants) : il se proclame, après avoir été ainsi appelé par un Académicien, la « Revue des Deux Mondes des enfants ». Quels enfants ? Quel enfant ? L’Enfant pur, en soi ? Nullement. L’enfant entouré par la famille, atteint à travers la famille, défini par la famille. La lecture du Magasin doit être une lecture domestique, la « lecture en commun ». En 1869, le périodique s’adjoint le sous-titre « Journal de toute la famille ». P.J. Stahl (Hetzel) y soutient que tout peuple est peuple-enfant ; que le livre, qui peut être « ami ou ennemi de l’enfance », doit rester « sous le regard de grand’maman », sous les regards du père et de la mère ; la vraie lecture est lecture à haute voix, toujours préférable à l’anarchique « lecture isolée ». Ainsi le Magasin d’Éducation et de Récréation se pose sans ambages contre le Magasin pittoresque (fondé, en 1833, par Édouard Charton) : le pittoresque est aventureux, non éducatif, ni récréatif. Tel est le cadre, le support, le porteur du « récit d’aventures » : le Magasin d’Éducation et de Récréation. L’aventure embarquée dans une drôle d’aventure.
2Si l’on s’en tient à la période qui va de mars 1864 à la fin de 1869, donc parcourant le champ du Magasin d’Éducation et de Récréation qui s’étend de sa naissance à la guerre de 1870 (coupure évidente, qui accentuera certaines tendances antérieures, notamment la tendance didactique), si, laissant de côté tout ce qui abonde proprement en Fables, Contes, Discours moraux directs, l’on s’en tient aussi aux seuls récits proclamés « d’aventures » ou suggérant (quitte à la tromper) l’idée d’aventure, on peut établir trois clivages selon que les récits intériorisent, s’approprient, dissolvent plus ou moins la notion d’aventure.
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3Il y a d’abord les « livres d’aventures » auxquels Le Magasin renvoie expressément, qu’il recommande, que parfois (rarement) il publie : comme s’il les admettait à l’extérieur et y renvoyait, comme à une lecture adventice quoique « recommandable ». Les titres, en général, revendiquent le mot « Aventures », ou le dissimulent à peine sous le mot de « Voyages ». Ce qui, après tout, souligne que l’aventure est presque toujours un voyage (mais tout voyage est-il aventure ?), c’est-à-dire déplacement dans un espace ; voyage avec sa vitesse, ses obstacles, ses moyens de déplacement et, surtout, voyage avec retour : il faut toujours revenir, pour conter son voyage, son « aventure », ou ses aventures de voyage ; si le « héros » se perd, s’il ne revient pas pour raconter, il n’est plus héros d’aventures ; même le héros-aventurier doit revenir. Le modèle est assurément épique, et l’archétype du héros d’aventures, notamment maritimes est assurément Ulysse. Il faut bien aussi que l’Aventure, ou le Voyage, soit fertile en « événements » c’est-à-dire en « choses-qui-arrivent » au héros d’aventures : ce qui suppose, avec le déplacement dans l’espace, un temps dramatique, tissé d’événements, que le héros surmonte. Le héros d’aventures triomphe ainsi, en quelque façon, de l’espace et du temps ; peu importent les moyens, mais, s’il paraît ordinaire et proche de vous, s’il s’en sort seul, sans la complicité des dieux, il sera plus héros d’aventures modernes que vieil héros épique. Le Magasin recommande ainsi des ouvrages qui se réduisent presque à ceux de Jules Verne, un des rédacteurs de la revue : dès 1864-1865, Cinq semaines en ballon1. Le Voyage au centre de la terre (« le nouveau et charmant livre de M. Jules Verne », écrit P.J. Stahl)2, (De la Terre à la Lune (3) ; en 1865-18663. Les Enfants du Capitaine Grant, et en 1866-1867, Les Voyages Extraordinaires4, qu’à vrai dire Le Magasin a publié en livraisons, dès 1864-1865 (1er semestre), sous le titre Les Anglais au Pôle Nord et le sous-titre « Aventures du Capitaine Hatteras ». Hors Jules Verne, on voit conseiller Les Aventures d’un petit Parisien, d’A. de Bréhat, où l’on devine la dégradation de l’idée et du mot « aventure » dans le petit (voir plus loin).
4On trouve, dans les livres recommandés, une autre forme d’aventure : le titre brandit le mot, mais l’œuvre transforme la notion, atténue ou annihile le déplacement spatial, volatilise le voyage ; on moralise, on spiritualise l’espace et seul, ou presque, subsiste le chemin temporel. Le Magasin conseille vivement, en 1865-18665, l’ouvrage déjà ancien6 de Louis Desnoyers, Les Aventures de Jean-Paul Choppart. Ces « aventures » sont l’Aventure éducative, formatrice, d’un enfant fainéant, gourmand, insupportable, au nez camus, qui finit par « réussir ». Emprisonné pour vol, il s’échappe, devient meunier, saltimbanque, etc... ; il fait la honte de ses parents, mais se jettera à leurs pieds, repentant. « Odyssée de quinze jours sur une surface de dix lieues carrées », écrit le Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse ; les « aventures » sont un enchaînement de faits et de fautes qui, à la fois, révèlent et dissipent le vice ; tout enfant lecteur, refaisant ce voyage, ne saurait manquer, note encore le Dictionnaire de P. Larousse, d’aller quêter le pardon de ses fautes et se jeter aux pieds de ses parents. Ces Aventures constituent, en vérité, une Aventure édifiante, sans aventure vraie puisque la fin (en tous les sens) absorbe le récit et les événements. En 1868-18697, le Magasin recommande pour sa Bibliothèque et pour la lecture générale, Aventures et Mésaventures de Romain Calbris (sic), d’Hector Malot, livre avec vignettes dont le titre est une redondance du mot aventure alors que l’ouvrage est le roman d’une enfance et d’une éducation8. Redondance du mot qui cache la dissolution de la chose. Cas limite déjà révélateur.
5Les autres ouvrages recommandés à l’intérieur de la revue relèvent parfois du véritable récit d’aventures, mais ce sont en général des récits d’auteurs étrangers, notamment récits d’aventures maritimes : Aventures de terre et de mer, par Mayne Reid9 grand auteur de certains journaux « familiaux » dès avant 1850) ; encore, le récit anglais, à titre redondant, Les Aventures surprenantes de trois vieux marins, est-il un tissu de récits imaginaires, subordonnés à des récitants, dont les rencontres « aventureuses » sont essentiellement des rencontres d’animaux : aventures surprenantes déjà fort « réduites ». Quant aux Aventures d’un jeune naturaliste au Mexique10, elles réduisent évidemment L’aventure à un voyage géographique et naturaliste qui « découvre » encore une contrée du Nouveau Monde et, en elle, surtout sa faune « pittoresque » : à côté des cafés mexicains, beaucoup de scorpions et de salamandres, le Popocatepelt, un peu de térébenthine... A la limite, la « Création » offre une aventure à la Connaissance : le déisme se concilie fort bien avec la « science ». La même année11, Le Magasin annonce la publication en ouvrages de Vingt Mille lieues sous les mers de Jules Verne et La Roche aux mouettes de Jules Sandeau.
6Ce premier clivage permet de déceler certains traits, que la suite du Magasin, de 1870 à 1914, selon les rythmes de l’Histoire, devait accentuer. On voit déjà se développer une forme de « littérature populaire » qui se veut littérature non seulement « pour les jeunes », mais pour les enfants et les familles, pour les enfants en famille ; donc, littérature populaire parce qu’elle est d’éducation (et de récréation) populaire ; plus : littérature pour enfants à éduquer et pour adultes-enfants à toujours éduquer12. Puis, le récit « d’aventures » est presque toujours assorti de vignettes : celles-ci l’illustrent, c’est-à-dire y projettent leurs lumières immédiates, instantanées, « vraies » (Le Magasin a de grands illustrateurs : Cham, Gavarni, etc...). Enfin, tout le Magasin est placé sous une idéologie (elle-même blasonnée de vignettes très allégoriques, constantes, en tête de chaque numéro : symbolisme de la torche, de la lampe...) de la lumière. Aventures, Voyages sont subordonnés à des valeurs morales, et essentiellement à une morale de la connaissance : le Vrai est le Bien, ou mène au Bien. D’où le lien fondamental avec l’école (cf. le mot « récréation »), avec les autres bibliothèques (scolaires, mais surtout populaires). Ainsi, l’idée d’aventure ; le mot d’aventures n’a plus rien d’autonome : le savoir est une aventure ; plus : la véritable aventure. Donc, une aventure intellectuelle et morale ; les événements sont des découvertes heureuses, ni hasardées ni hasardeuses. Aventure qui a un sens, aventure à guider, aventure à liberté surveillée. La Connaissance, certaine connaissance, est la quintessence de l’aventure. La marche est déterminée par son terme.
7A l’intérieur du Magasin d’Éducation et de Récréation, le traversant pendant un semestre, le récit d’aventures le plus caractéristique reste sans doute Le Robinson Suisse, de Wyss13. Le texte, souvent malaxé, est présenté dans « sa traduction nouvelle par P.J. Stahl et Eugène Muller » ; mais « revu, pour sa partie scientifique, par Jean Macé » (lorsque le livre paraîtra, l’édition sera encore « refondue et remise au courant de la science »). Ce Robinson Suisse est une référence évidente au grand Robinson, Robinson Crusoé, dont il constitue un désamorçage et une aseptisation puritaine. La Préface en dit long : elle proclame ouvertement qu’on a « remplacé le solitaire abandonné à ses seules forces par une famille, un père, une mère, quatre enfants ». On fait naufrager toute la cohorte familiale : elle flotte sur des cuves, aborde à une île mais une « île fortunée, utopique », où l’on trouve tout ce qui est nécessaire et agréable « au bien-être de ses colons ». Jules Vallès lance, dans un article de 1862, à propos de Robinson Crusoé et de quelques autres livres d’aventures (Cooper, Mayne Reid), la formule : « Le livre tuera le Père ». Il est clair que l’aventure du Robinson Suisse, qui nourrit tant de livraisons du Magasin, ne risque pas de tuer le père ; elle se réduit au sauvetage des familles et de la morale familiale. Pas de récit plus téléologique ; pas de hasard, ou de sentiment du hasard fourni par le récit ; l’aventure sert et suit un code familial extérieur à elle, elle s’y engloutit comme aventure14.
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8La deuxième série d’aventures qui constituent, si l’on veut, l’aventure du récit d’aventures propre au Magasin d’Éducation et de Récréation, comprend des récits pleinement intégrés à la revue, écrits pour elle, faits pour la périodicité et non destinés, sauf exception, à devenir ouvrages. Le mot « Aventures » s’efface des titres, et cet effacement du mot emporte la notion même. Ce mot, on l’avait déjà « naturalisé » dans l’aventure géographique (cf. « Aventures d’un jeune naturaliste au Mexique »). Il s’efface souvent au profit du mot « Voyage », avec sa référence géographique fondamentale : du reste, après 1870, la connaissance, notamment géographique, du monde, sera classée dans les vrais récits « d’éducation », tandis que les récits littéraires seront volontiers rangés dans la « récréation ». Ainsi paraît parfois s’accentuer, jusqu’à la divergence, la dualité, déjà difficile, du titre.
9Le mot « voyage » et la notion seront rapetissés, à la dimension et comme à la taille de l’enfant : dans certain Voyage de découvertes de Mademoiselle Lili et de son cousin Lucien15, on a une ouverture de conte pour une petite aventure de découverte des fleuves, des forêts, des montagnes. Le mot « voyage » devient presque métaphorique dans le cas de la fable géographique du corps humain, qui est aussi « l’Histoire » toute didactique d’une découverte du corps : Les Serviteurs de l’estomac, de Jean Macé (c’est une fable, son titre le prouve assez ; elle se veut la suite de Histoire d’une bouchée de pain) sont l’interminable récit où l’on découvre la solidarité des parties du corps humain ; au vrai, une allégorie socio-biologique déguisée en aventure du tout et des parties du corps, humain et animal, et racontée à une petite fille (rapetissement et féminisation : on gracilise le « voyage », «l’aventure », la découverte). Le corps est un royaume ; on y voyage : les sens sont les éclaireurs ; la rencontre de l’œil fait parcourir la lumière et l’optique ; l’oreille mène à l’acoustique. On rencontre les os, grâce à un accident : doigt foulé, jambe cassée ont fonction d’événements. On visite la colonne vertébrale comme une cathédrale. Fugue vers les cartilages (« les fibro-cartilages » même). Le crâne est une géographie autonome. Visite dans les catacombes de la cage thoracique. Le mouvement évoque curieusement la guerre ; la volonté, un « gouvernement ». Le mot « Histoire » supplante très souvent « Aventure » et « Voyage » ; cette « Histoire » se dégrade elle-même en histoire anodine, reposante, édifiante. Jean Macé y excelle ; déjà mémorable auteur de l’Histoire d’une bouchée de pain, il écrit, pour Le Magasin, Histoire d’une goutte d’eau, Histoire d’un grain de blé16. Viollet le Duc donne Histoire d’une maison, P.J. Stahl Histoire d’un moineau et d’un serin17, Histoire d’un brin de cerfeuil. Hetzel multiplie les petites aventures dualistes, Histoire d’une girouette et d’un cadran solaire (traduit de l’anglais, « revu par P.J. Stahl »)18, Aventures d’une poupée et d’un soldat de plomb19, Histoire d’une chandelle : prétexte à raconter « l’aventure » de la lampe, de l’éclairage au gaz. Exceptionnellement, on rencontre les Aventures d’un vieux soldat20 : on s’attend à rencontrer une notable exception, à la gloire d’une aventure singulière, la guerre. Or, ces aventures sont racontées : elles se diluent dans le récit, fait « pendant les vacances, par un vieux soldat » à des enfants. Le récit commence ainsi : « Vous savez que la France est le plus beau pays du monde entier, qu’en France le Jura est une des plus belles régions (...) Le Doubs est inoubliable entre tous les fleuves ». Aucune date, aucune localisation historique, aucun événement. Le vieux soldat, un général du reste, raconte qu’il a eu un fils tué en chargeant contre les Bédouins (allusion vague à l’Afrique) ; il a surmonté sa douleur pour élever les quatre enfants de son fils... Ces enfants précisément jouent à la guerre dans le jardin, se battent à coups de légumes, font la petite guerre, font la paix. Les « aventures » du vieux soldat se perdent dans une morale intemporelle de la guerre, qui repose sur la valeur des troupes, l’habileté du commandement... Un curé visiteur rappelle : « Au-dessus de tout il y a le bon Dieu qui tient le sort des armées ». On le voit, l’Aventure de la guerre est devenue Fable, et Fable non innocente.
10Ainsi, le mot « Histoire » dédramatise, réduit le mot «Aventure » ; «Aventure » ; de prétendues aventures se logent, se fondent dans un être ou dans des objets, dans l’association de deux êtres ou de deux objets : souvent amenuisées, rétrécies, aseptisées, anodines. Réduites surtout à une finalité éthique : on ne raconte pas les conditions de la production, de la culture. On soumet l’aventure à un sens ; on développe un miracle du temps. L’objet, la plante, l’animal, l’homme même apparaît comme la fin, la finalité, une plénitude d’être et de perfection à partir de laquelle, par récurrence, on remonte à des origines par des voies apparaissant comme d’autant plus rationnelles qu’on connaît la fin : ce qui est. On élimine le hasard, on gomme la peine des hommes, le drame humain, les divisions sociales. Tout a sa morale en soi : plante, grain de blé, objet fabriqué (peu fréquent, somme toute, avant 1870) ; le récit la déguise en aventure fictive, en marche d’un avant vers un après, en miracle végétatif et nécessaire. La finalité éthique des choses telles qu’elles sont se substitue à l’aventure imprévue, à événements vrais, à lecture identificatrice ; ces récits n’ont plus rien des récits précisément « d’aventures », où des événements, des rencontres de choses et d’événements arrivaient à un homme qui fût à la fois héros et homme ordinaire. Il y a une sorte d’analogie entre ces « leçons de choses » et, dans le journal de la même époque, ici le traitement du fait divers, là certaines monographies. Traitement du fait divers par Le Petit Journal (né en 1863, premier journal à un sou) : le fait divers a son sens, hypertrophié ; sa morale. On met en récit un donné, un « fait » fourni par l’actualité. Dans le Magasin, on met en récit un objet : on lui crée, avec, il est vrai, des éléments et des apparences scientifiques, son « aventure », secrète, morale, belle. Analogie avec les monographies « scientifiques », les « leçons de choses » qu’écrit Timothée Trimm (Léo Lespès) dans le même Petit Journal, de 1864 à 1869 : une myriade (une ou deux par jour) de petites aventures, telles qu’en recèle le moindre objet, le moindre être, le moindre « fait ». Timothée anime ce qui est, appelle « Aventure » ou «Histoire » le récit des « choses » et des « êtres » ; le Vêtement (d’hiver, d’été, vêtement excentrique, etc...) ; Les Insectes (les plus méchants, les plus dangereux, les plus doux) ; Le Cygne du Bois de Boulogne ; Le Rouet, Les Arbres de Paris, L’Enfant trouvé, Les Curieux végétaux, Le Saut du Doubs, Un Anglais, Les Veuves, Un Chinois, Une Veuve, Le Chiffonnier, Le Phénol sodique, Le Chant du coq, Aventures d’une bouteille... On pense aussi invinciblement (en sautant après 1870, exaltation de l’hexagone en plus) au Tour de France par deux enfants de G. Bruno (Mme Alfred Fouillée) ; les deux enfants arrivent dans les villes de France pour en voir surgir, à chaque fois, le bel objet, la belle œuvre : beau canon du Creusot, belle houille, qui « tombe » presque hors de la peine des hommes ; les objets ont coûté du travail, mais abstrait, invisible ; les ingénieurs dirigent les ouvriers et appliquent « la science ». Triomphe de la finalité déjà technocratique. On lit même un naufrage dans la Manche : occasion de sauvetage et de morale ; aventure nulle. Or, le 11 janvier 1869, Hetzel21 avait proposé à Hector Malot de façonner un roman sur les promenades d’en enfant à travers la France, qui serait aussi grand que Voyage et Aventures du Capitaine Hatteras, de J. Verne : il s’appellerait Les Enfants du Tour de France. Le livre de G. Bruno remplit ce dessein après 1870. On voit la continuité didactique et l’effrayant naufrage du récit d’aventures.
11Une troisième série de récits représente la dissolution la plus réussie de l’Aventure : la série de l’Aventure allégorique. C’est le triomphe de la Fable didactique : il n’y a plus de parcours dans l’espace ; plus de voyage pour lequel le héros parte et d’où il revienne ; les événements sont mémorés ou schématisés ; tout est subordonné à la fin. L’Aventure n’est plus guère qu’une apparence, happée par une fin morale ; plus de défi de l’imaginaire à la sensibilité ; plus de délire événementiel ; plus de « héros » suscitant une identification à la fois admirative et familière.
12Même l’Aventure contre l’école, loin de l’école, même la révolte scolaire se dissout. P.J. Sthal, c’est-à-dire Hetzel, à cet égard comme à d’autres, est le grand désamorceur22. Il fabrique Une Révolte dans un pensionnat de petites filles, racontée par des pensionnaires23, (récit assez lamentable de jolliesse timide, dont le titre déjà révèle une double réduction (le pensionnat de petites filles, la petite fille conteuse). Ne parlons pas des Escapades di¬ verses, avec réduction animale parfois (deux petits chiens font une fugue, par exemple)24. Le Voyage allégorique est un autre avatar de l’Aventure. Récit court, comme Voyage à bord de l’Illusion, de P.J. Stahl ; cette fois c’est l’Aventure maritime qui est exorcisée, moralisée et dissoute par une Fable dirigée contre l’illusion de l’Aventure. Le Voyage anti-voyage. Un navire, appelé « Illusion » est au port ; il va embarquer. Une femme vieille, claudicante, clame du quai : « N’embarquez pas ! ». Une Femme divine, souriante, pousse au voyage : « Je suis l’Illusion. Soyez les bienvenus ». Un chœur féminin ajoute : « Le vrai est l’ennemi de l’homme ». On embarque. Orage. Tous les passagers de l’« Illusion » tombent à la mer ; le navire est détruit. Mais le conteur se réveille, dans son lit : il avait rêvé. La « leçon » de choses est close. Voyage long, voyage au long cours25 que le Voyage au pays de la grammaire, par Jean Macé ; voyage aérien. L’étrange « aventure » commence par une formule de conte édifiant : « Il était une fois un petit garçon qui avait bien envie de faire plaisir à sa maman... ». Puis, circonstances convenues et début de voyage dans un livre : « Par une belle matinée d’été, la maman et le petit garçon repassaient la page de grammaire... ». Survient un sorcier-magister ; il propose un voyage, loin de la Terre, « au pays de la grammaire ». Éloge de la Langue et des Cordes vocales. Arrivée au grand Bâtiment des Lettres (local de l’Alphabet). Un chat miaule : d’où une leçon sur les voyelles I, A, O, initiant au « Miaou ». Un mouton bêle : on apprend le B et le E... Les cinq voyelles approchent ainsi en sautillant. Autre Bâtiment : le magasin tenu par le Nom, Mr Substantif, flanqué de ses trois serviteurs, l’Article, l’Adjectif, le Pronom l’enfant cause un peu avec l’Article. Chacun des trois serviteurs fait un discours. A côté de l’Adjectif, un personnage impressionnant : le Superlatif. Tout ce beau monde forme une Société, Bonne Société cela va de soi. D’ailleurs, les articles démonstratifs sont les cousins des déterminatifs ; parfois, une bagarre éclate entre le déterminatif et l’article indéfini. Mais toutes les histoires de famille, surtout bonne, s’arrangent. La boucle est fermée : le « voyage » a fait le tour de l’alphabet, visité ses lettres, ses bâtiments et ses magasins. Le Magasin d’Éducation et de Récréation a réussi à dissoudre le récit littéraire d’aventures dans une Allégorie de la grammaire ; le récit de l’imagination aventureuse, voire aventurière, dans un didactisme qui déguise les notions grammaticales en personnages en les coiffant de majuscules et en les faisant trottiner dans un espace convenu ; l’allégorie est une parodie sérieuse d’aventure.
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13Au fond, même si Le Magasin d’Éducation et de Récréation est « patronné » par Jules Verne et renvoie, un certain temps, à Jules Verne, il est clair que l’Aventure – mot et notion – est redoutable et redoutée. Il faut la brider, la diluer dans la morale, surtout familiale. Bref, ces récits commencent comme des contes. Le mot même d’aventure est aventuré. Pour plus de sûreté, on bride l’aventure (en exploitant le fait qu’il n’est pas d’aventure absolue et irrévocable) dans ce qui est, dans la découverte de ce qui est, de ce qui est derrière certaines apparences. On emprisonne et on apprivoise l’aventure en la projetant dans un imaginaire aseptisé, à couleurs et à surprises « scientifiques » (science à dominante géographique et naturaliste), parfois encore dissimulées sous les mots de Voyage ou d’Histoire. On transforme en récit, plus descriptif que fortement causal, en récit positiviste, un principe de finalité « réifié ». Façon de défendre le monde qui est, tel qu’il est : monde sans tensions ni contradictions ; le meilleur des mondes connu. « L’Aventure » à la limite est dépourvue d’événements (la découverte n’est pas événement : chose qui arrive), a-historique. Un humanisme descriptif et didactique privilégie le comment sur le pourquoi : encore s’agit-il d’un comment qui « signifie » dans l’immédiat. Il développe ce comment en récit « récréatif » et peu « dangereux ». La seule aventure qui reste est peut-être celle de la lecture, qui agence les surprises et découvertes, à défaut des événements et des hasards ; mais la lecture elle-même est, de fait, orientée vers la dissolution de l’aventure imaginaire dans un récit téléologique et codé qui, non seulement ne sait pas rendre imprévisible sa fin, mais court à sa fin et s’y subordonne.
14On comprend que cette dissolution de l’aventure et du récit d’aventures (comme agencement d’aventures écrites) au profit de la Fable intemporelle, didactique et allégorique est portée par une idéologie avouée et inavouée. Avouée par les commentaires, de P.J. Stahl notamment, et du Magasin dit d’Éducation ; inavouée, parce qu’on ne dit pas sa suspicion à l’égard de la lecture du « pur » récit d’aventures. Le Magasin d’Éducation et de Récréation diffuse une forme de « littérature populaire » (populaire = éducatif), liée à l’essor de l’Enseignement primaire, qui le prolonge et l’enveloppe en ce qu’il est didactique pour les enfants et pour les familles. Avec, sans doute, la volonté de lutter contre une autre forme de littérature populaire, celle que porte le feuilleton, avec ses aspects aventureux, son imaginaire dangereux aux classes dangereuses. Une littérature « populaire » lutte contre une autre littérature populaire, portées toutes deux par le journal. Il nous semble que Jules Verne est, dans le Magasin, ambigu, et traité de façon ambiguë : un attrait indéniable à l’égard de l’aventure « scientifique », même coulée dans un récit de voyage, soudée à un déplacement spatial, mais une suspicion latente pour ce qui n’est pas idéologie de la connaissance, en bref pour l’aventure de l’imaginaire. Du reste, Jules Verne disparaît bientôt du Magasin d’Éducation et de Récréation ; malgré son idéologie de la science, il paraît trop bien déjouer les codes, aller au-devant du désir de ses lecteurs ; la lecture n’est pas faite pour combler le désir.
15La dégradation du livre-type d’aventures, Robinson Crusoë, en Robinson Suisse littéralement instillé dans le Magasin, est symbolique : on abandonne l’aventure maritime, l’aventure a-sociale de l’île, l’aventure encore épique d’un héros solitaire luttant contre des faits-événements, où l’imaginaire enfantin et adulte se projette et se lit, pour insérer, amenuiser et assagir l’imaginaire dans une petite épopée familiale, morale, plus terrienne que maritime. Robinson Crusoë, un des livres d’aventures dont Jules Vallès précisément, dans son article Les Victimes du Livre.26 (1862) pense que la lecture joue contre l’autorité familiale, n’est, sans doute, pas un de ces « bons livres » dont parle Hetzel-Stahl27 ; il est un de ceux qui « mettent le feu au cerveau sans l’éclairer ». En ce sens, le Magasin est une « savante », patiente machinerie de liquidation du roman d’aventures : par noyade fabulatrice, didactique et idéologique.
16Rien d’étonnant, dès lors, dans l’escamotage qu’opère le Magasin de cette aventure des aventures, par excellence événementielle et dramatique qu’est la guerre (on a vu la rare, anodine et coloniale évocation des Aventures d’un vieux soldat). Le monde réel, justifié par la finalité des « choses », par la morale des lumières, qu’a déployé, parcouru, décrit, écrit le Magasin, vient éclater contre la grande Aventure que fut la première guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard, si, alors, le Magasin n’a plus rien à dire et disparaît (1915) : une écriture de récit qui avait bien tenté de dissoudre l’aventure et l’événement se dissout dans l’Événement.
Notes de bas de page
1 1er semestre.
2 2ème semestre.
3 Ibid.
4 2ème semestre.
5 2ème semestre.
6 La première version datait de 1833, parue dans le Journal des Enfants : cette constance et cette permanence dans le temps du XIXe siècle indique assez la longue digestion de la notion d’aventure par la presse destinée aux enfants.
7 1er et 2ème semestres.
8 A propos d’Hector Malot, voir, dans ce volume, l’article de Lucette Czyba.
9 Magasin d’Éducation et de Récréation, 1865-1866 (2ème semestre).
10 1868-1869, 1er semestre.
11 Ibid., 2ème semestre.
12 P.J. Stahl précise dans Le Magasin d’Éducation et de Récréation (dès 1864-1865, 1er semestre) : « On est enfant à tout âge pour ce qu’on ignore ».
13 Magasin d’Éducation et de Récréation, 1865-1866, 2e semestre.
14 Les Victimes du Livre, chapitre ainsi intitulé dans Les Réfractaires.
15 1866-1867, 1er semestre.
16 1864-1865, 1er et 2ème semestres.
17 1864-1865, 2ème semestre.
18 1868-1869, 1er semestre.
19 1865-1866, 2ème semestre.
20 1865-1866, 2ème semestre.
21 Après la défaite de 1870, interprétée par lui, comme par Renan et d’autres, en termes de châtiment moral, Hetzel (« On a manqué de science et de discipline ») appelle à une régénération morale, au respect du Bien et du Mal ; il demande même à Octave Feuillet un livre noble, un « bon livre » pour jeunes filles et jeunes gens d’après la défaite.
22 Non le seul, mais le meilleur dans ces années-là, Jules Vallès, dans son article Les Victimes du Livre (voir Les Réfractaires) cite le cas du Collège incendié ou l’Écolier en voyage (édité et réédité sans cesse de 1820 à 1865) de Mme Delafaye-Bréhier, où l’incendie du collège sert à faire sauver le directeur par les élèves : livre nullement incendiaire.
23 1868-1869, 2ème semestre.
24 Cf. 1864-1865, 1er semestre.
25 1866-1867, 1er semestre. Suite annoncée, non reprise.
26 Devenu titre de chapitre dans Les Réfractaires.
27 Magasin, 1866-1867.
Auteur
Université Lyon 2
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014