La vérité sur Rocambole
p. 73-88
Texte intégral
« Cent dix-sept poussa le coude à Milon et lui dit tout bas :
– Comment la trouves-tu ?
– Qui donc ça, fit Milon.
– L’Anglaise.
– Un beau brin de fille, ma foi.
– C’est elle.
– Hein ? fit Milon qui eut comme une sensation électrique.
– Oui, fit Cent dix-sept d’un signe.
– Tu m’as dit qu’elle était blonde.
– Elle est brune aujourd’hui, elle sera blonde demain. Quand on est à mon service, il faut savoir se faire une tête.
– On dirait une mulâtresse, ajouta Milon.
– Une mulâtresse au brou de noix, dit Cent dix-sept.
Tandis que les deux forçats échangeaient ces mots à voix
basse, la belle Anglaise dit au sous-commissaire :
– Quel est donc cet homme qui a une si jolie figure et qui porte sur son bonnet le numéro 117 ?
– Madame, répondit le galant fonctionnaire, c’est un héros de roman. »
Ponson du Terrail, Le Bagne de Toulon
« J’ai bien vu des mélodrames au boulevard, mais aucun qui eût tant de ficelles que celui-ci ».
Ponson du Terrail, La Captivité du Maître
1Curieux épisode du plus célèbre feuilleton de Ponson du Terrail, La Vérité sur Rocambole met en scène le romancier lui-même qui, d’emblée, s’adresse ainsi au public :
« Mes chers lecteurs,
2Ceci n’est point un roman, c’est une confession. »
3Est donc promise la relation d’un moment privilégié (trop rare dans la littérature populaire) : l’écrivain devrait lever sa plume, reprendre son souffle, regarder en arrière, parler de lui et de son art.
4La promesse est tenue : effectivement l’épisode – qui n’en constitue pas moins un résumé des chapitres précédents et un prélude aux chapitres à venir – donne des renseignements sur la vie quotidienne du feuilletoniste et l’art de composer un feuilleton. C’est à la fois un document sociologique sur un aspect de la vie littéraire du Second Empire et une sorte d’art poétique.
5Ponson du Terrail qui s’est glissé dans son roman déguisé en Ponson du Terrail, montre ses tours et, en écrivain connaissant bien son métier, réduit ses personnages à des créatures d’encre et de papier. Mais cette vérité première n’est pas du goût de tout le monde. Peu à peu les personnages du roman interviennent pour prouver le contraire. Et Rocambole lui-même, bien vivant, finit par remettre ses mémoires à Ponson du Terrail afin de réduire l’écrivain au rôle de greffier du réel.
6La Vérité sur Rocambole est un tour de passe-passe dans lequel le romancier lutte avec ses personnages et, ne parvenant pas à les faire taire, finit par arrêter là sa confession pour continuer à raconter des histoires. Par ce conflit entre le greffier du réel et les créatures d’encre et de papier sont expliqués les procédés traditionnels de fabrication du héros de roman d’aventure populaire. Mais il est clair que cette fabrication ne sera réussie qu’à condition de vendre la mèche, de pervertir tous les procédés traditionnels et d’en abuser jusqu’à ce que la perversion elle-même devienne lieu commun.
7Ponson du Terrail déguisé en Ponson du Terrail, c’est-à-dire fidèle à sa légende, se présente comme un gringalet de 24 ans, assez fier de son allure juvénile et de ses moustaches blondes. Ce n’est pas un grand brun carré d’épaules, l’air farouche et la moustache en croc comme le croient certains de ses lecteurs mais un homme insouciant qui vit presque au jour le jour. Il a de perpétuels besoins d’argent parce qu’il aime les cigares, le champagne, les soirées entre amis, sa voiture et une délicieuse « pécheresse » nommée Bergerette.
8Il a passé quinze ans de sa jeunesse à écrire des romans noirs « peuplés de pourfendeurs et d’aventuriers », « abusé des échelles de soie, des poisons multicolores, des trappes qui s’ouvrent et engloutissent leurs victimes ». Sa tête est pleine de récits d’aventures et il aime imiter la pose de ses héros favoris : comme Planchet, le valet de d’Artagnan, il prend souvent plaisir à faire des ronds dans l’eau. A partir de l’héritage dont il est plein, il peut improviser spontanément, dans n’importe quelle circonstance. Il lui suffit de puiser dans ce qu’il appelle « son arsenal ordinaire » : « le vieux manoir breton, le soldat héroïque, la femme du monde persécutée, l’ouvrière travailleuse, l’échelle de corde qu’on tend par les nuits noires, et le poison qui endort au lieu de tuer ». S’il faut aller plus loin, il cite, démarque, plagie ou parodie ses maîtres, Eugène Sue, Alexandre Dumas père et Paul Féval. Et tant pis pour les esprits chagrins, les confrères jaloux ou les critiques pointilleux. Si on le traite de crétin ou de Ponson du Travail, il ne se bat point en duel pour autant car il reconnaît volontiers à chacun le droit de trouver ses livres mauvais.
9Ponson du Terrail est donc un héritier qui vit de sa plume. Pour lui, le feuilleton est une marchandise qu’il vend par conséquent à un marchand : M. Delamarre, directeur du journal La Patrie. Celui-ci est d’ailleurs bien conscient de n’être que commerçant. Garde du corps, puis régent de la Banque de France, il est prêt à vendre tout ce qui se présente. Il a fait de mauvaises affaires en vendant du pain au gluten, mais il prospère aujourd’hui dans les « docks » où il négocie des aliments, des chapeaux, des parapluies, des couteaux et de la bière. Ce commerçant a commandé à Ponson du Terrail un feuilleton d’une centaine d’épisodes parce que ses lecteurs n’ont rien à se mettre sous la dent et que le renouvellement d’octobre arrive :
« – La politique est au calme absolu, la cour d’assises chôme : nous n’avons ni une petite guerre, ni un joli procès criminel à mettre sous la dent des lecteurs de La Patrie, et voici le renouvellement d’octobre qui approche. Faites-moi une de ces grandes machines qu’on met à cheval sur deux trimestres et qui retiennent l’abonné inconstant, en amusant sa femme et ses filles. »
10La Vérité sur Rocambole nous fait assister à la naissance du dernier feuilleton de La Patrie. Ponson du Terrail a un contrat, il ne sait pas encore quoi dire, mais en feuilletoniste qui se respecte, il fait flèche de tout bois. En jouant aux cartes avec des amis, il découvre que l’expression Valets-de-cœur ferait un beau titre. Au cours d’une soirée dans l’atelier d’un peintre d’où l’on voit les toits de la capitale, il décide que Les Drames de Paris conviendront pour regrouper quelques épisodes.
11Ponson du Terrail sait que l’usage de l’argot est indispensable, qu’il doit faire du nouveau en se fondant sur les canevas traditionnels de Sue et de Dumas. Il sait dans quelle mesure tenir compte des suggestions des lecteurs (la protestation puritaine d’une rentière mère de famille ou d’un curé de campagne est le signe d’une certaine immoralité qui attirera bien quelque 3.000 abonnés supplémentaires). Il sait qu’une lubie du public peut assurer le succès du feuilleton et qu’une autre lubie peut le chasser du journal. Le vide de la politique et l’absence de faits divers sanglants ont fait naître Rocambole. L’engouement de la foule pour le spiritisme le font mourir provisoirement. Lorsque les esprits frappeurs envahissent les colonnes de La Patrie, Ponson du Terrail qui avait été « l’enfant gâté de la maison en devient le paria ».
12La Vérité sur Rocambole décrit donc la vie quotidienne du feuilletoniste. C’est une vedette toujours à la recherche d’un bon sujet, toujours harcelé par la nécessité, toujours attentif aux caprices du public, toujours pressé, lorsqu’il a la chance de plaire, par le metteur en pages qui se plaint de n’avoir pas assez de copie. Le passage le plus caractéristique est celui dans lequel sont racontées les angoisses du feuilletoniste qui s’aperçoit à six heures du matin qu’il n’a encore rien écrit, que son manuscrit doit être rendu deux heures et demie plus tard, qu’il n’a plus de papier et qu’à Paris, aucune boutique n’est ouverte. Il doit donc se rendre dans un restaurant, commander un repas, pour bâcler son œuvre sur un coin de table.
13Ponson du Terrail se présente comme un faiseur à la fois harcelé par les nécessités de son état et insouciant parce que confiant dans ses facultés d’improvisation. Bavard impénitent, il n’est jamais à court et ne connaît les angoisses de la création que lorsqu’il n’a plus de papier. Son grand rêve est d’écrire un roman qui ne finira jamais. Et pour ce faire, il ne doit pas lutter contre le défaut d’inspiration mais contre une certaine paresse et la lassitude du public.
14Le feuilletoniste est donc un écrivain capable d’improviser sur commande, interminablement. Il n’est pas porté par une vocation, la nécessité d’exprimer l’ineffable vérité qu’il porte en lui, mais par les contingences matérielles qui constituent son métier.
15Le héros de roman d’aventure populaire est donc par conséquent une créature d’encre et de papier qui naît d’un contrat, meurt de la lassitude du public et vit de la manière dont on improvise sur les canevas qu’imposent la mode et la tradition. Le texte écrit ne se réfère donc ni au réel ni au vécu, mais à d’autres textes dans lesquels il s’insère. L’auteur de Rocambole joue très consciemment de l’intertextualité : seul un grand lecteur de romans d’aventure peut créer un héros de roman d’aventure.
16Mais en dressant le portrait du feuilletoniste désinvolte qui invente ses personnages en s’insérant dans une tradition, Ponson du Terrail a joué les apprentis sorciers. Rocambole existe vraiment et il sort du roman pour le prouver. On pouvait d’ailleurs s’en douter par certains détails insolites qui auraient dû troubler la tranquillité du narrateur.
17C’est en jouant aux cartes que Ponson du Terrail a inventé les Valets-de-Cœur. L’expression a été prononcée à haute voix et le garçon qui apportait le champagne a laissé tomber son plateau pour s’enfermer dans sa chambre. Dans son rêve, il a prononcé le nom de Rocambole et les joyeux convives ont adopté ce nom sans savoir qu’on ne plaisantait pas avec le délire d’un fou. Un peu plus tard, le feuilletoniste, en rentrant chez lui est poursuivi par un personnage menaçant, comme Eugène Sue le fut par des individus louches au service des Jésuites. Puis c’est un policier qui a proposé ses services et le feuilletoniste a acheté les notes de cet homme étrange qui prétend avoir bien connu Rocambole. Peu à peu, les personnages inventés par Ponson du Terrail et que l’on a rencontrés au cours des épisodes précédents se mettent à protester, à envahir la confession, à prendre une réalité, ne serait-ce que par les réactions de terreur qu’ils provoquent. L’ancien policier c’est Timoléon, le traître c’est Venture, le colosse c’est Milon. Le lecteur est à nouveau plongé dans le roman au moment où les personnages font mine d’en sortir puisque le narrateur vient d’y entrer et veut les enfermer. Ponson du Terrail commence alors à comprendre que le personnage qu’il croit avoir inventé existe réellement et il se met à sa recherche. Il se rend au bagne de Brest, on lui raconte la touchante histoire d’un enfant sauvé de la noyade par un forçat extraordinaire et il assiste lui-même à une scène édifiante. Rocambole finit par apparaître, soit en écrivant à son soi-disant créateur des lettres plaisamment signées : « Votre héros Rocambole », soit en lui rendant personnellement visite pour fournir les pièces destinées à corriger le manuscrit de Timoléon.
18Le feuilletoniste finit par être convaincu du fait qu’il n’a rien inventé. Alors qu’il croyait écrire un roman, il a dit la vérité et désormais, les épisodes londoniens proposés aux lecteurs ne seront rien d’autre que la transcription des mémoires de Rocambole telles que Rocambole les a rédigées. A la fin de sa confession, le roi du feuilleton qui improvise d’après des canevas imposés, le roi de l’intertextualité, dirait-on aujourd’hui, est un simple greffier. La confession vraisemblable du narrateur déguisé en feuilletoniste, le précieux document sociologique, n’ont été mis en place que pour renouer avec la tradition du manuscrit trouvé. Une fois de plus, l’architecture séduisante et sophistiquée aboutit au procédé romanesque traditionnel.
19Il n’en reste pas moins qu’à jouer de l’intertextualité, à brouiller les frontières entre le réel et l’imaginaire, à se confesser en faisant mine de fabuler et à fabuler en faisant mine de se confesser, Ponson du Terrail réussit à faire de Rocambole un véritable héros de roman d’aventure populaire, c’est-à-dire une figure faisant partie du patrimoine de l’imaginaire, des lieux communs que l’on peut rencontrer au détour de n’importe quel récit.
20Car qu’est-ce qu’un héros d’aventure sinon un personnage connu de tous, y compris de ceux qui n’ont pas lu les ouvrages qui racontent ses exploits ? Chacun connaît Sherlock Holmès, Arsène lupin, Fantômas, Maigret même sans avoir lu Conan Doyle, Souvestre et Allain, Leblanc, Simenon. Le héros d’aventure fait partie de la mémoire collective au même titre que le héros qui eut une existence historique comme le chevalier Bayard, Cartouche, Mandrin ou Vidocq. Pour entrer dans la légende, le héros doit avoir une forte personnalité qui s’exprime par un geste, une attitude simpliste, un objet familier, une expression frappante : la loupe de Sherlock Holmès, le monocle d’Arsène Lupin, la cape et le loup de Fantômas, le cri de Chéri-Bibi : « Fatalitas ! », la pipe de Maigret. Le personnage est tout entier dans le symbole qui le désigne.
21Rocambole lui n’est que ce qu’exprime l’adjectif rocambolesque : enchevêtrement d’aventures invraisemblables, péripéties extravagantes en cascade. Rocambole c’est l’insaisissable, l’incompréhensible et l’inattendu dans le conventionnel. Le personnage s’impose par sa pluralité de personnalités, par ses métamorphoses perpétuelles, donc par son absence d’image fixe, aisément réductible à un objet ou à un geste.
22C’est que Rocambole n’existe qu’en tant que lieu de convergence de toutes les caractéristiques du héros d’aventure, qu’en comblant les désirs les plus contradictoires du public. Le lecteur a besoin de héros du bien et de héros du mal, de lieux communs et de signes de connivence. Ponson du Terrail offre tout à la fois et si vite que le vertige empêche le soupçon tandis que le clin d’œil garde du vertige.
23Rocambole est successivement très méchant et très bon, jouisseur cynique puis « grand pêcheur repenti qui cherche à fléchir la colère du ciel ».
24C’est d’abord un enfant trouvé au « langage cynique » et à la « tendresse égrillarde » capable de traverser la Seine à la nage au mois de janvier et de tirer au pistolet1. Ce méchant Gavroche, « jeune vaurien », « jeune bandit » devient premier lieutenant d’une association de maîtres chanteurs Les-Valets-de-Cœur. Peu à peu, l’escroc très élégant que devient Rocambole est atteint de mégalomanie. Il veut, en épousant une riche héritière, être Grand d’Espagne. Sur le point d’y parvenir, et après avoir assassiné son père et sa mère (symboliques), il est confondu par une courtisane repentie qui l’envoie au bagne après lui avoir vitriolé le visage2.
25Là, il croise le regard d’une créature angélique dont il devient follement amoureux et il regrette ses fautes. Dès lors, il reste chef de bande, mais c’est pour défendre la veuve et l’orphelin à Paris, à Londres, aux Indes ou en Russie, dans des tenues extravagantes ou dans le très discret costume de l’Homme gris, lorsque dans les derniers épisodes, il fait la guerre aux oppresseurs de l’Irlande et de la foi catholique.
26Sous la pression des lecteurs, Rocambole passe du mal au bien tout en restant lui-même3 (c’est-à-dire une sorte de mannequin nu prêt à être recouvert de tous les oripeaux. Il faut seulement que le mannequin exprime la force, car le lecteur de romans populaires est très friand des manifestations de supériorité. Et pour prodiguer de tels signes, Ponson du Terrail est un maître.
27S’impose d’abord la force physique et la maîtrise de soi. En costume de grand seigneur ou en gueux, au service du bien ou au service du mal, Rocambole affiche toujours une tranquillité parfaite, du sang-froid, un courage à toute épreuve. C’est qu’il a des nerfs d’acier, une audace sans égale et cette merveilleuse lucidité d’esprit qui lui permet, lorsqu’il pratique la savate ou l’escrime, de confondre son adversaire avec le « calme d’un chirurgien », « d’un joueur de profession », « d’un valet de guillotine ». Qu’il noie, étrangle, empoisonne, tue au couteau, au pistolet ou d’un coup d’épingle dans la nuque, Rocambole, portant perruque ou casquette, sifflotte généralement des airs d’opéra4.
28En homme qui voit la nuit « absolument comme les chats » (Les Orphelines), qui « porte un chronomètre dans sa tête », il affiche comme tous les héros d’aventure (sauf lorsqu’il a peur ou qu’il se repend, nous y reviendrons) le bonheur que donne la force.
29Émane également de lui une sorte de magnétisme, une autorité qui en fait le maître du bagne et des bouges ; et nul ne résiste à son « œil de feu qui pénètre jusqu’au fond des âmes » :
« Son front devint hautain, un fluide magnétique et dominateur jaillit de ses yeux, tout son être parut se transfigurer, et Clorinde, émue, inquiète, sentit qu’elle avait devant elle un maître »
(Rédemption)
30Rocambole domine donc par sa force, son intelligence et son insolence. Il parle toutes les langues : anglais, allemand, espagnol, italien, russe, hindou. Il est maçon, palefrenier anglais, paysan russe, mulâtre, rôdeur de barrière, marquis de Cambolh aristocrate suédois aux cheveux blonds, marquis Inigo de Los Montes brésilien aux cheveux d’ébène, marquis de Chamery prétendant de la fille d’un Grand d’Espagne, bagnard au visage vitriolé portant le bonnet vert, détective privé, baron polonais, dignitaire russe au pseudonyme évocateur de major Avatar.
31C’est donc un homme qui a tous les visages et tous les talents ce qui reste banal pour un héros populaire. Reste à le rendre bon ou méchant selon les caprices du public.
32L’observation de sa métamorphose nous renseigne sur l’expression du mal et du bien dans le roman feuilleton.
33Bons et méchants sont généralement forts et audacieux. Ils ne se distinguent que par leur motivation. Derrière la cause politique, le service de la morale, de Dieu ou de Satan, elle est généralement satisfaction des sens. Dans la littérature populaire du XIXe siècle, les méchants sont des jouisseurs qui ont un corps, les bons des ascètes qui peu à peu se désincarnent.
34La lecture du cycle de Rocambole en est une excellente illustration. Lorsqu’il est au service du mal, le « jeune vaurien » boit de l’eau-de-vie et fume5. Le Vicomte de Cambolh adore les soupers fins, il a trois chevaux à l’écurie, un valet de chambre, un domestique et Titine, une maîtresse vulgaire. Déguisé en anglais sur le bateau qui le ramène en France, Rocambole s’écrie : « Je ne suis pas fait pour vivre de dix mille francs de rentes comme un bourgeois vertueux ; il faut à mon ambition la vaste scène de Paris, des chevaux de sang, des maîtresses blondes et un petit hôtel » (Les Exploits de Rocambole). Dans la première partie du cycle, Rocambole veut être « ambassadeur, ministre, roi même ». Il rêve de chevaux et d’équipages « tout constellés de femmes jeunes, élégantes et belles (...) comme on chercherait en vain par tout le reste de la terre » et le bagne met fin à l’ambition de celui dont a vanté « les chevaux, les maîtresses (...) qui a brillé dans le monde parisien et qu’on a salué du titre de marquis » (La Revanche de Baccarat). Rocambole « jeune, beau, hardi sceptique, sans préjugés et sans croyances » (Les Exploits de Rocambole) cherche avant tout la satisfaction de ses sens bien que le texte ne donne aucun détail précis sur ses fredaines.
35Mais c’est surtout lorsque se manifestent la fureur, la peur, le repentir, c’est-à-dire lorsque Ponson du Terrail veut rendre flagrante la méchanceté présente ou passée de son personnage, que le corps de Rocambole apparaît à travers des sécrétions que l’humour, provoqué par des cascades de stéréotypes, empêche d’être vraiment abjectes.
« Ses yeux venaient de s’injecter de sang tout à coup, sa gorge crispée laissa échapper un sourd rugissement, les veines de son cou s’étaient gonflées et ses lèvres se bordaient d’une légère écume blanche. L’élégant marquis de Chamery, le sportsman, l’homme du monde, avaient disparu pour faire place au bandit. C’était bien toujours l’élève de Sir Williams, Rocambole l’assassin ».
« Pendant dix secondes, l’élève de Sir William demeura immobile, bouche béante, les cheveux hérissés, attachant un œil rempli d’effroi sur cet homme qui paraissait sortir de la tombe ».
(La Revanche de Baccarat).
36Rocambole devenu bon a horreur de son corps car il sait que tout le mal vient de lui. C’est ce qu’il confesse à Baccarat, pécheresse repentie, en perdant, mais pendant quelques paragraphes seulement, sa belle tranquillité :
« Il était là, cet homme dont les mains avaient été souillées de sang et que le repentir avait fini par toucher ; il était là tremblant. De grosses gouttes de sueur inondaient son front livide, et sa bouche crispée annonçait la violence de cette tempête qui bouleversait son âme.
Enfin, il eut un éclat de rire fièvreux, sardonique, comme celui d’un damné.
« Moi le voleur, le meurtrier, l’assassin, moi l’imposteur, moi le parjure, moi dont les épaules ont été meurtries si souvent par le bâton des argousins... j’ai un cœur...
Un cœur qui bat, un cœur dans lequel le rayon de l’amour, cette chose divine, est tombé, comme le soleil éclaire parfois un cloaque immonde. Le jour où ce cœur que je croyais mort s’est réveillé, j’ai voulu le percer de ce poignard que je tenais tout à l’heure de ma main.
Car je ne suis plus sûr de moi, car je ne répond pas qu’à quelque moment fatal mon regard ne se lève impur et outrageant sur cet ange ».
(Rédemption)
37Rocambole devenu vertueux est rarement la proie de la tentation cependant. Il vit dans une chasteté parfaite bien qu’il soit secondé par des créatures de rêve comme Vanda. On ne le voit plus guère manger. Son seul plaisir reste le tabac et le bonheur de monter de vieilles rosses alors qu’il eut les plus beaux chevaux de Paris. Mais il se console car la privation double le prix des choses et, on a beau dire, la vertu a du bon. Au début de sa conversion, Rocambole garde encore des habitudes de confort ( « Il se débarrassa de sa houpelande fourrée (...) endossa une veste de chambre que lui apporta Vanda, alluma un cigare et posa les pieds sur les chenêts » Les Orphelines ) . Mais au fur et à mesure que le personnage se précise, on le rencontre seul, amer et crispé, dans une modeste chambre d’étudiant, enveloppé d’une mauvaise robe de chambre, perdu dans une rêverie profonde, comme au bagne ou dans la taverne irlandaise, plein « des fantasmes de ce passé mystérieux et formidable qui pesait sur lui ». C’est que Rocambole n’a plus rien à faire en ce monde si ce n’est de rendre la justice.
38Au service du bien, il devient un héros sans désirs. Il ne songe qu’à se libérer de son corps en se plongeant dans le cœur un poignard à double tranchant. Au moment de passer à l’acte, il est surpris par ses comparses ou les victimes d’une injustice qui lui indiquent une nouvelle mission à accomplir. Alors « le lion se réveille » car il a compris que Dieu ne veut pas de son sacrifice et qu’il doit encore souffrir sur cette terre6.
39Son unique finalité est de défendre les opprimés. Son existence ne se justifie plus que par la présence des victimes de la cupidité des autres.
40Dans le roman feuilleton, le bon possède, le méchant convoite le nom, la liberté, la fortune, la femme. Lui seul cherche les plaisirs et les satisfactions de la vanité. Au nom de la morale et de la société, le justicier fait obstacle à de telles ambitions. Censeur du désir des autres, il ne peut avoir de désirs lui-même. Qu’il s’agisse de se faire pardonner des fautes passées ou de sublimer un amour impossible, le justicier n’a de comptes à rendre qu’à une instance supérieure.
41Rocambole, héros sans corps, obstacle à la cupidité des autres, censeur des désirs du corps qui sont toujours mauvais, rétablit les équilibres. Les femmes, les enfants, les fortunes retournent à leurs propriétaires légitimes maintenant que Rocambole ne les détourne plus à son profit et qu’il vit dans l’état de frustration perpétuelle qui caractérise le héros romantique.
42C’est donc par le nombre ou plus ou moins important de notations concernant le corps que Rocambole est un personnage positif ou un vaurien. Le plus souvent, même au début du cycle, c’est un personnage sympathique, donc un héros sans corps. On comprend pourquoi il se déguise aussi facilement. Sous ses oripeaux, les allusions à des plaisirs qui ne sont jamais décrits ou les courtes professions de foi qui sont le signe de son appartenance au bien, il n’est qu’un ensemble de mimiques, manifestations plus ou moins crédibles de ses vices ou de sa vertu.
43La vérité est ailleurs. Rocambole existe parce qu’il est capable de jouer tous les rôles de héros de roman populaire et de réduire cette littérature à un florilège de situations conventionnelles. S’il ne jouait qu’un seul rôle, Rocambole serait sans doute convaincant. Mais comme il les joue tous, le lecteur frustré dans son désir d’identification se lasse de tant de maîtrise et le soupçon le prend. Par sa perfection même et l’habileté trop voyante de son créateur, le héros est perverti. Sous entendus, clins d’œil, sourires complices soulignent l’utilisation systématique des clichés les plus énormes, des effets de style les plus saugrenus. Qu’il amplifie, déforme, simplifie ou schématise par les biais de l’emphase ou de la fausse litote les procédés traditionnels, le texte prolifère et se parodie lui-même pour aboutir, par ses perpétuels retournements, à ce roman qui ne finira jamais et qui réussit tout en vandant la mèche, à redonner la vie à des personnages que l’on croyait incapables de nous émouvoir encore : l’ouvrière méritante, la courtisane repentie, l’ancien forçat au grand cœur.
44Le texte est écrit au second degré et le lecteur le lit comme tel. Mais de la complicité avec le narrateur naissent des personnages qui, comme Don Quichotte entrent dans l’imaginaire. A croire qu’entre le premier et le second degré il n’y a pas tant de différences.
45Comme Ponson du Terrail découvrant dans La Vérité de Rocambole que le personnage qu’il croit avoir inventé existe vraiment, le lecteur, persuadé qu’il n’a sous les yeux qu’un feu d’artifice de lieux communs écrits sans prétentions, constate qu’il se laisse prendre aux malheurs feints de Jenny l’ouvrière, des pécheresses repenties ou phtisiques, des amoureuses bafouées, des orphelines calomniées. Se mettent à vivre Sir Williams et les étrangleurs de l’Inde, bagnards et truands, Jean le Bourreau, Milon, Baccarat, Vanda, Marmousset héritier des millions de la bohémienne, tous admiratifs du Maître protéiforme « qui vous trousse un homme comme une volaille » et qui a eu, lui aussi, de grands malheurs. Pour peu qu’on sache les présenter avec les procédés de distanciation qui conviennent à chaque époque (et a-t-on jamais fait autre chose ?) les situations traditionnelles du roman populaire « n’ont rien perdu de leur éclat ».
Notes de bas de page
1 « Rocambole était cet enfant de Paris par excellence, qui est adroit à tous les exercices sans avoir jamais rien appris, s’improvise cavalier en huit jours, fait des armes d’instinct, tire le fusil et le pistolet et nage comme un poisson » (L’Héritage mystérieux).
2 Ponson du Terrail regrette le vitriol. Après Les Chevaliers du clair de lune, Rocambole retrouve un visage à la fois séduisant et prêt à recevoir tous les maquillages. Il s’en justifie dans La Vérité sur Rocambole : « Je l’avais défiguré, ce qui, je l’avoue, était tout à fait faux. La comtesse Artoff n’avait point poussé l’amour de la vengeance jusqu’à cet acte d’atroce barbarie ».
3 « Je serai le champion du malheur et de la vertu. Mais soyez tranquille, acheva l’élève de Sir Williams, le but seul sera changé. Je serai toujours l’homme aux métamorphoses, aux moyens tortueux, aux coups de main hardis, aux combinaisons ingénieuses ou terribles... Je serai toujours ROCAMBOLE ! » (La dernière Incarnation de Rocambole).
4 Tout au long de la série, et jusqu’aux derniers épisodes, Rocambole garde le goût de la farce qui va jusqu’au cynisme. L’enfant fait de l’humour à propos de la guillotine : « Foi de Rocambole murmura le vaurien, si on en revenait, je me ferais volontiers faucher pour voir... ça ne doit pas être désagréable » (L’Héritage mystérieux). Sa morgue se développe lorsqu’il est premier lieutenant de Sir Williams : « Il portait la tête en arrière d’une certaine façon impertinente, et son regard paraissait dominer moralement les six personnes qu’il venait d’introduire » (Le Club des Valets-de-Cœur). Même le crime ne le trouble pas : « Le misérable, qui venait de commettre un triple assassinat, gravit l’escalier en fredonnant un air d’opéra » (Les Exploits de Rocambole). Devenu vertueux, dans les derniers épisodes, Rocambole parle javanais pour se moquer de ses geôliers. Et même vieilli, il garde des attitudes de jeunesse : « Il n’avait perdu ni son flegme, ni son attitude indifférente et calme ; mais en trois coups de poing, il avait mis hors de combat trois adversaires » (La Nourrisseuse d’enfants).
5 Rocambole garde cette habitude jusque dans les derniers épisodes. C’est la seule satisfaction qu’il s’autorise. A 16 ans, il a toujours une pipe dans sa poche et boit de l’eau-de-vie. Valet-de-Cœur, il fume des cigares de Havane. Au moment de devenir Grand d’Espagne, il juge plus distingué de rouler des cigarettes. Après son séjour au bagne et sa conversion à la vertu, il en revient aux cigares : « et, comme il n’avait renoncé à aucune de ses habitudes élégantes d’autrefois, l’ex-forçat tira un cigare d’un fort bel étui en maroquin russe et l’alluma » (La Dernière incarnation de Rocambole).
6 Voir La Vengeance de Wasilika. Rocambole va se tuer quand apparaissent ses complices, puis la femme qu’il aime d’un amour impossible :
« Allons, adieu pour toujours...
Je ne les verrai plus.
Et il retourna vers la table et prit le poignard.
Mais soudain la porte s’ouvrit.
Rocambole jeta un cri et recula.
Une femme était sur le seuil, – Vanda !
– Toi, toi, toi, exclama Rocambole.
– Moi ! dit-elle.
Elle se jeta sur lui et lui arracha son poignard.
En même temps, derrière Vanda apparut Milon.
Milon qui pleurait et disait :
– Vanda a bien raison d’avoir de sinistres pressentiments et de ne pas vouloir partir. Maître, maître, vous n’avez pas le droit de vous tuer. Rocambole eut un éclair de colère dans les yeux.
– Sortez ! dit-il, sortez tous deux ; je vous chasse car vous avez osé me désobéir.
– Et nous te désobéirons encore, dit Vanda avec fermeté. Tu n’as pas le droit de te tuer.
– Sortez !
– Dieu défend d’abandonner la vie, dit Milon.
– Sortez ! répéta Rocambole.
Vanda se mit à genoux.
– Maître, dit-elle, je sais pourquoi tu veux mourir... Eh bien ! accepte ce châtiment suprême comme la dernière épreuve... Ton pardon est au bout... Après les hommes qui t’ont fait grâce, Dieu te fera grâce aussi. Milon et moi resterons auprès de toi... Nous serons tes esclaves... Nous te servirons à genoux... Nous te parlerons d’elle...
– Tais-toi s’écria Rocambole, ne blasphème pas.
Milon lui aussi s’était mis à genoux :
– Maître, vous ne pouvez vous tuer...
– Et si je veux, moi !
Et Rocambole en ce moment, fut superbe de domination. Vanda et Milon se courbèrent sous ce regard étincelant.
– Qui donc a besoin de moi maintenant ? fit-il. Qui donc peut me dire : Vous n’avez pas le droit de chercher le repos dans la mort ?
– Moi ! dit une voix de femme au seuil de la chambre.
Rocambole recula, pâlit, chancela, et d’une voix étouffée :
– Ah ! je me sens mourir !
La femme qui venait d’entrer, la femme qui fit un pas vers Rocambole frissonnant était une pauvre mère en pleurs.
C’était Blanche de Chamery, c’était madame la vicomtesse Fabien d’Asmolles.
– Vous, vous ! fit-il en tombant à genoux.
Elle posa la main sur son épaule et lui dit d’une voix brisée :
– Je sais tout et je sais que vous n’êtes pas mon frère... Mais je sais que vous m’aimiez comme si j’étais votre sœur... et je viens vous dire :
Non, vous n’avez pas le droit de vous tuer, car on m’a volé mon enfant !
Rocambole jeta un cri terrible et se redressa rugissant et l’œil en feu.
Le lion se réveillait. »
Auteur
Université Lyon 2
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014