Annexe 1. Méthodologie de l’enquête
p. 377-385
Texte intégral
1Cet ouvrage est une version remaniée de ma thèse de doctorat en anthropologie soutenue en novembre 2008, que des données amassées dans le cadre de mon enquête post-doctorale de septembre 2009 à juin 2011 sont venues compléter. Au moment de la rédaction de cette notice méthodologique, les témoignages de 59 hommes ont pu être recueillis. Tous ne sont pas littéralement cités mais l’ensemble de ces histoires constitue le substrat sur lequel s’appuient les réflexions ici présentées. Dans l’annexe 2, une brève notice présente quelques caractéristiques contextuelles pour chacun des témoignages cités dans le livre.
2La première difficulté de méthode à laquelle je me suis heurté a été de trouver les personnes qui allaient constituer mon corpus. La deuxième tenait à la nature même de mon thème de recherche : l’expérience de l’homosexualité et les faits conjugaux relèvent souvent de la sphère intime pour les acteurs. Mon projet était d’accéder aux dimensions de leur couple que les homosexuels ne donnent habituellement pas à voir, sinon à quelques-uns de leurs proches. Pendant longtemps, j’ai évité de m’adresser à des structures associatives pour recruter mes informateurs, afin d’interviewer des gays non engagés dans un mouvement militant communautaire et d’accéder à des discours ordinaires. Ce n’est que récemment que j’ai élargi mon recrutement aux hommes engagés dans les milieux associatifs.
3À l’exception de deux hommes de mon entourage, tous mes informateurs ont répondu à un appel à témoignages diffusé sur des sites Internet de sociabilité gay et dans la lettre d’information électronique du magazine Têtu, puis relayé par courriel et envoyé aux participants du forum « Les homos devant Monsieur le maire ? », créé sur le site Internet de Libération à l’occasion du premier mariage gay (annulé depuis) célébré à Bègles le 5 juin 2004. Le texte d’invite précisait que je menais une recherche sur les couples gay et faisait appel à des gays qui accepteraient de témoigner de leur parcours et de leur vie de couple. répondaient ceux qui se reconnaissaient dans les expressions « couple gay » et « vie de couple ». L’objet de ma démarche étant de déterminer ce qu’être en couple signifie pour les hommes gay, il aurait été contre-productif de donner dans le texte d’invite une définition a priori de la vie de couple qui aurait pu inclure, par exemple, des critères liés à l’ancienneté de la relation ou à la cohabitation. Le premier enseignement de cette enquête a donc été recueilli en observant qui répondait à cette invitation à témoigner. La vie sous le même toit n’est sans doute pas une condition nécessaire à la socialisation conjugale ; elle n’est pas non plus une condition suffisante. Le couple se construit sur la base « d’accords sur ce que l’on fait, vit ensemble » (Charrier & Déroff, 2005, p. 102), mais aussi sur la circulation, entre ses deux membres, de biens, de services, d’attentions, de gestes et de sentiments. Des échanges nécessaires pour que chacun puisse éprouver le sentiment profond de former un couple. Ces accords, ces échanges, c’est ce que je me proposais d’analyser plus précisément dans cet ouvrage.
4Malgré ses manifestations publiques, telles que la pornographie ou les relations sexuelles dans des lieux comme les backrooms de certains commerces (Busscher et al., 1999), la sexualité demeure l’un des pans les plus intimes de la vie des individus, donc des couples (Giddens, 2004). Si des ethnologues ont eu parfois des velléités de pratiquer en la matière l’observation participante, ils n’ont eu accès qu’à la seule scène observée. La sexualité ordinaire reste donc « inobservable » (Bozon, 1995). Dès lors, comment l’analyser ? S’interrogeant sur l’expérience de l’entrée dans la sexualité adulte, Didier Le Gall et Charlotte Le Van ont décidé de solliciter des récits écrits d’étudiants (2007). Le texte à partir duquel les étudiants étaient invités à écrire, assez long, contextualisait la recherche et donnait pour consigne de raconter le vécu de sa première relation sexuelle (Le Gall & Le Van, 2007, p. 26-27). Soucieux d’éliminer des « biais inhérents à la situation duelle d’entretien » (Bozon, 1995, p. 49), les sociologues ont vu dans le recours à l’écrit le moyen de favoriser l’expression la plus libre possible. La sexualité et les autres faits conjugaux quotidiens sont inaccessibles à l’ethnologue qui ne partage pas dans le long terme la vie de ses interlocuteurs. Néanmoins, le recueil du discours des individus peut nous permettre d’accéder à leur vécu de la conjugalité, et surtout aux représentations qui sont à l’œuvre, chez chacun d’eux, à l’égard des différents domaines de la vie conjugale. Face à la complexité de traiter de sujets sur lesquels les homosexuels ordinaires s’expriment généralement peu, et face au constat qu’aucune des méthodes d’enquête n’est entièrement satisfaisante compte tenu de la nature de mon terrain, l’évidence s’est imposée de mobiliser plusieurs méthodologies.
5La méthode qui consistait à faire écrire mes informateurs était séduisante, mais comment l’utiliser pour demander à des hommes de raconter leur expérience conjugale, tout en m’assurant qu’aucune des questions qui me préoccupaient ne soit passée sous silence ? Si l’objectif était, sur une question aussi large, de ne pas rester en surface, une forme de dialogue entre l’ethnologue et ses interlocuteurs me semblait nécessaire. J’ai donc demandé à ceux qui n’y étaient pas réticents de composer un récit de vie à partir de quelques questions sommaires, et de me le faire parvenir via Internet. Au total, 23 récits biographiques, longs de sept à plus de soixante pages, me sont parvenus ; ils retraçaient tous un parcours personnel présenté sous une forme chronologique et s’attardaient sur des moments que leurs auteurs respectifs jugeaient certainement déterminants dans leur histoire. La période de la découverte de l’homosexualité dans l’adolescence et les premiers émois amoureux et sexuels y trouvaient systématiquement une place de choix. S’ils apportaient des éléments de contextualisation intéressants et nous renseignaient sur le parcours biographique d’individus qui, évidemment, ne se définissent pas seulement en fonction de leur appartenance à un couple, ces écrits laissaient dans l’ombre bien des aspects de l’expérience conjugale et n’ont pu être utilisés dans leur totalité. Je suis revenu avec mes interlocuteurs sur leur récit, sous la forme de questions/réponses, par courriel. Inviter mes interlocuteurs à raconter leurs amours et leur parcours s’est souvent avéré être un exercice difficile et la plupart m’ont très rapidement demandé de leur poser des questions plus précises. Avec 18 de mes enquêtés, nous sommes passés d’un récit écrit communiqué via Internet à des échanges assidus de courriers électroniques. Le laps de temps était parfois assez long entre les questions et les réponses, et cela donnait au témoignage une grande souplesse. Internet impose une distance géographique, mais dans le même temps favorise une relative proximité : le ton s’y fait parfois confidentiel. L’enquêteur, à la recherche de la « juste distance » (Bensa, 1995), ne fait alors plus figure d’étranger mais devient, le temps du témoignage (plusieurs semaines, sinon plusieurs mois), quelqu’un de proche et de lointain à la fois. Cette méthode d’enquête présente bien des aspects intéressants pour qui s’interroge sur l’intimité. Mais, selon le sujet d’investigation, elle présente également quelques difficultés. Beaucoup d’internautes ont refusé d’écrire un récit de vie ou ont rapidement abandonné. Quelques-uns maniaient avec difficulté la langue écrite. Pour d’autres, l’exercice était tout simplement fastidieux. Répondre à une enquête dans le cadre d’un entretien d’une heure et demie est autrement moins contraignant que de consacrer plusieurs heures à l’écriture d’un récit de soi. Ceux qui se sont racontés par écrit étaient sans doute, plus que les autres, tournés vers l’introspection. Peut-être même cet exercice a-t-il rappelé à certains d’entre eux la tenue d’un journal intime. Suivant une piste suggérée par Daniel Fabre, j’ai recherché des récits à caractère autobiographique écrits par des homosexuels. Grâce à l’Association pour l’autobiographie, j’ai eu accès aux autobiographies non publiées écrites dans les années 1990 par deux gays d’une trentaine d’années (Iuso, 1997). La première est constituée d’un ensemble de deux cent quarante feuillets ; son auteur, que nous avons appelé Vincent, raconte notamment ses états d’âme avant qu’il n’ait sa première relation sexuelle et qu’il ne révèle son homosexualité à sa famille. La deuxième se présente sous la forme d’un journal intime de plus de deux mille pages réparties en cinq volumes reliés ; sa lecture a été intéressante mais n’a pas donné lieu à une exploitation particulière.
6Un des répondants a souhaité que notre échange ait lieu via Microsoft Messenger, logiciel de messagerie instantanée. C’était pour moi tout à fait inédit : l’exercice a pris le tour d’une sorte de conversation à bâtons rompus, tributaire tout de même de notre dextérité au clavier de l’ordinateur. Nous nous sommes ainsi retrouvés à cinq reprises, chaque fois pendant une heure à une heure et demie. La rapidité de l’échange, les abréviations et les formules inventées pour ce moyen de communication distinguent fortement ce mode de témoignage du récit écrit suivi d’échanges de courriels rédigés. De nombreux sujets ont été abordés mais la forme de l’échange laissait finalement peu de place à toute forme d’approfondissement.
7Pour poursuivre mon enquête, j’ai proposé à mes informateurs que l’on se rencontre, lorsque cela était possible, pour avoir un entretien ; 14 d’entre eux ont accepté. Cependant 20 individus m’ont proposé un entretien téléphonique, probablement plus confortable pour eux. La surprise passée, j’ai envisagé sérieusement cette nouvelle perspective. L’enquête quantitative « Analyse des comportements sexuels en France » a eu recours à l’interview par téléphone. Le cadre était bien sûr très différent puisque les enquêtés répondaient à une succession de questions, le plus souvent en un mot ou une phrase. Mais l’expérience a montré que l’enquête par téléphone était un « mode de collecte souple et discret pour les enquêtés » (Riandey & Firdion, 1993, p. 1278). La conversation par téléphone permet, comme la situation d’entretien, de mener un témoignage dynamique et réactif. Le chercheur n’est plus seulement un nom sur Internet ; sa voix lui donne chair. Ces échanges ont donné lieu la plupart du temps à plusieurs appels téléphoniques et ont été une façon, là encore, d’assouplir le cadre du témoignage. C’était, pour certains internautes, la manière la plus facile et la moins contraignante de témoigner, et l’enquête s’en est trouvée enrichie.
8Les entretiens ont été plutôt des conversations ethnographiques au cours desquelles j’essayais de créer « une situation d’écoute telle que l’informateur de l’anthropologue puisse disposer d’une réelle liberté de propos, et ne se sente pas en situation d’interrogatoire. » Il s’agit donc de rapprocher l’entretien « d’une situation d’interaction banale quotidienne » (olivier de Sardan, 1995, p. 83). J’ai bien sûr réfléchi, avant de rencontrer mes interlocuteurs, aux questions qui m’intéressaient et aux thèmes que je voulais les voir aborder. J’ai tout de suite été très réticent à élaborer des grilles d’entretien classiques, pensant que ces questions seraient un cadre trop rigide. J’ai donc élaboré des sortes de grilles préparatoires à partir desquelles j’ai préparé un « pense-bête », ou, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre olivier de Sardan, un « canevas d’entretien » (1995).
9Bien entendu, les entretiens avec mes interlocuteurs avaient beau être aussi peu formels que possible, des résistances subsistaient à évoquer certains sujets. Si la vie conjugale générait certaines insatisfactions chez mes informateurs, elles ont été généralement passées sous silence au cours de l’entretien, même si j’ai parfois pu les deviner. À quelques reprises cependant, sans doute parce qu’elles étaient particulièrement douloureuses, elles ont été évoquées, non sans difficulté. Des résistances importantes existent à parler de la sexualité (Bozon, 1995, p. 40). Pourtant, lorsque la conversation a duré et qu’une forme de connivence s’est installée, mes interlocuteurs ont évoqué en détail la dimension sexuelle de leur relation avec leur compagnon. Ceux-là m’ont même fait sur le sujet des confidences qu’ils n’avaient faites qu’à peu de personnes – pas même à leur compagnon parfois. Trois ont d’ailleurs eu quelques regrets : est-ce que je pouvais leur assurer de garder cela pour moi ? Et surtout, si je devais interviewer leur compagnon, saurais-je garder le secret ? C’est pour éviter ce genre de situation qu’à deux exceptions près, je n’ai interviewé qu’un seul membre de chaque couple.
10Au cours de mon enquête, un couple s’est constitué au sein de mon entourage et m’a donné l’occasion, quatre années durant, de recueillir des observations précieuses sur les faits conjugaux quotidiens, dont certains échappent au discours. Après une journée ou une soirée passée en compagnie de ces deux hommes, à l’issue de leur Pacs, je griffonnais anecdotes et impressions et noircissais les pages de mon carnet. Ils n’ignoraient rien de mes travaux mais à leurs yeux, je n’étais pas un chercheur. Ma posture d’observateur, les questions que je posais, poussé par une curiosité qui, il faut bien l’avouer, n’était pas nouvelle, devenaient sujets de plaisanteries. Cette façon de procéder a non seulement fourni des observations précieuses, mais a aussi permis de préciser sans cesse les questions qui animaient mon enquête.
11J’ai enfin porté mon attention sur tout ce qui pouvait, dans le champ social, éclairer les représentations sociales des couples gay et constituer ainsi une source d’information secondaire. J’ai gardé un œil sur les journaux, en particulier lorsque l’actualité l’exigeait, j’ai feuilleté régulièrement le mensuel homosexuel Têtu que mes interlocuteurs ont tous lu au moins une fois, et quelques autres comme Préférences mag ainsi que des magazines gratuits diffusés dans les lieux de sociabilité gay. Quelques romans dits gay ou non, des films, des téléfilms et des séries télévisées illustrent, à bien des niveaux, l’expérience commune de nombreux homosexuels : leur examen était d’autant plus incontournable qu’ils constituent des références culturelles partagées par la quasi-totalité de mes interlocuteurs.
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