Chapitre 5. De la sexualité des couples gay
p. 285-363
Texte intégral
1La sexualité humaine est un domaine où la problématique des relations entre les sexes est particulièrement prégnante. Soulevons d’abord une évidence : la sexualité est une activité physique qui, si on excepte les pratiques solitaires, fait se rencontrer des corps. Nous savons, grâce aux travaux sur cette question, que les hommes et les femmes sont porteurs, du fait de leur socialisation, d’un certain nombre de représentations liées à leur sexe mais aussi à leur appartenance sociale, à leur génération ou à leurs convictions en matière religieuse. Autant de données qui déterminent en partie leurs manières de faire la sexualité (Bozon, 2001 b ; 2001 c ; 2008 ; Leridon, 2008). Les recherches de John Gagnon et William Simon ont montré que toutes les expériences sexuelles des hommes et des femmes s’appuient sur des récits qu’ils ont reçus et élaborés au cours de leur socialisation (Gagnon & Simon, 1973 ; Bozon & Giami, 1999 ; Bozon, 2002, p. 103-106), et qui sont marqués par « le modèle de la sexualité hétérosexuelle monogame et pénétrative », véritable « système normatif structurant » (Andro & Bajos, 2008, p. 297). Les deux chercheurs américains distinguent trois types de scripts sexuels : les scripts culturels, les scripts intrapsychiques et les scripts interpersonnels. Les scripts culturels sont des représentations collectives qui énoncent des possibles et surtout des interdits. Les scripts intrapsychiques, sur la base d’autres scripts sexuels et d’expériences biographiques, élaborent des séquences narratives, des fantasmes sexuels ; ils permettent aux individus de reconnaître des situations susceptibles de mener à une séquence sexuelle. Les scripts interpersonnels naissent de la rencontre d’individus aux perceptions et aux expériences diverses et de « la mise en place et [de] l’entretien des relations » (Bozon, 2002, p. 104). En termes profanes, les acteurs, porteurs de représentations culturelles héritées, élaborent des fantasmes, sont riches d’attentes qui leur sont propres et qui, lorsqu’elles sont mises au jour en présence d’autrui, font l’objet de négociations et évoluent. Ces scénarios dont on aura compris qu’ils s’élaborent dans l’interaction entre l’individu et la société, intègrent notamment l’identité sexuée des acteurs. Les rapports de sexe, au sein d’un couple hétérosexuel, s’appuient sur une évidence biologique : un homme et une femme sont physiologiquement différents. Il est incontestable que l’identité sexuée se construit de prime abord sur le donné biologique. Si être né de sexe masculin ou de sexe féminin ne suffit pas à faire d’un individu un homme ou une femme, le sexe physiologique reste cependant dans les représentations de chacun une donnée importante. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les transsexuels qui veulent absolument corriger ce qu’ils estiment être une erreur de la nature (Castel, 2003 ; Hérault, 2004 ; Sengenès, 2004 ; Courduriès, 2008 c).
2Comment la sexualité s’organise-t-elle lorsqu’elle réunit deux personnes de même sexe, en l’occurrence deux hommes ? Comment ces hommes composent-ils avec leurs attentes et leurs conceptions en matière de sexualité, attentes et conceptions en partie déterminées par une socialisation masculine avec laquelle elles ne sont a priori pas immédiatement compatibles ? Afin d’éclairer ces questions, nous porterons d’abord notre attention sur une pratique sexuelle qui, si elle n’est pas systématiquement mise en œuvre par tous nos interlocuteurs, se trouve associée à des représentations particulièrement marquées par une certaine conception du masculin et, a contrario, du féminin : la pénétration.
3Les gays sont à la confluence de scripts culturels généraux qui valorisent l’exclusivité sexuelle dans le cadre d’une relation conjugale, et d’autres scripts, plus spécifiques au monde masculin – et au monde gay en particulier –, qui valorisent au contraire une sexualité plurielle et une multiplicité de partenaires. Nous verrons alors comment les couples gay gèrent la question de l’exclusivité sexuelle qui apparaît bien souvent comme une règle valorisée dans les représentations collectives de la relation amoureuse, même si les enquêtes montrent que, dans les faits, les individus s’octroient quelques libertés (de Singly & Vatin, 2000 ; Le Van, 2004 ; 2010). Nous nous intéresserons enfin aux problèmes liés au sida, aux prises de risques et aux croyances ou pratiques éventuellement mises en œuvre pour s’en prémunir. Cette question, dont on peut penser de prime abord qu’elle nous éloigne du sujet qui nous occupe, nous permettra d’approcher sous un angle singulier la manière dont les hommes que nous avons interrogés se représentent la conjugalité en général et, de façon plus particulière, la relation amoureuse dont ils sont les acteurs.
LA PÉNÉTRATION AU CŒUR DE LA MASCULINITÉ
4L’activité sexuelle ne se résume pas à l’acte de pénétration. D’autres pratiques sont rapportées par les répondants aux différentes enquêtes existantes. À cet égard, les homo-bisexuels déclarent un répertoire de pratiques plus diversifié que les hétérosexuels. Cette variété s’ajoute à l’observation d’un plus grand nombre de partenaires et d’une plus grande fréquence de rapports sexuels : durant les quatre semaines qui ont précédé l’enquête CSF (Contexte de la sexualité en France), on relève une moyenne de 10,4 rapports pour les gays contre 8,6 pour les hommes hétérosexuels (Bajos & Beltzer, 2008, p. 253). Les gays en couple interviewés témoignent également, pour ceux qui se sont exprimés sur ce point, de pratiques diverses. La focale sera cependant réglée sur la pénétration anale à cause de l’analogie parfois faite par mes interlocuteurs avec la pénétration vaginale, et de sa charge symbolique résultant d’une forme particulière de mise en scène du rapport entre le masculin et le féminin.
Une pratique largement partagée mais non systématique
5D’après les résultats de l’enquête Presse gay, le nombre de répondants qui déclarent ne pas pratiquer la pénétration anale avec un partenaire stable est en diminution constante depuis 1997 : 11,3 % en 1997, 10,4 % en 2000 et 7,4 % en 2004. Si le nombre de répondants déclarant ne pas la pratiquer avec des partenaires occasionnels baisse également, les scores sont toutefois légèrement plus élevés : 15,6 % en 1997, 12 % en 2000, 12,3 % en 2004 (Velter, 2007, p. 18). Ces résultats fournissent deux informations intéressantes pour notre sujet. D’une part, même si les écarts ne sont pas absolument spectaculaires, l’inscription dans une relation stable semble être un facteur de mise en pratique de la pénétration anale. Sans toutefois parler de conjugalité, la stabilité d’une relation, dont on peut penser qu’elle est liée à une inscription dans la durée même s’il est difficile de la définir avec précision, pourrait être un facteur d’extension du répertoire sexuel. Si on adopte un autre point de vue, on peut également penser qu’avec l’inscription dans la durée, la relation sexuelle entre deux hommes se rapproche du scénario-type de la séquence sexuelle entre un homme et une femme, qui associe à cette séquence l’activité de pénétration.
6Il est d’abord utile de préciser que si tous mes interlocuteurs ont accepté dans un premier mouvement de répondre aux questions qui pouvaient paraître les plus intimes, beaucoup ont ensuite évoqué leur sexualité de manière allusive. Nous pouvons en tirer un premier enseignement : malgré l’idée communément admise que les gays seraient sexuellement plus libérés, la sexualité et les pratiques sexuelles surtout restent pour les hommes que nous avons interviewés des questions intimes. Sans doute imaginent-ils que dévoiler cette part de leur vie conjugale reviendrait à s’exposer dangereusement.
7Douze des hommes qui ont participé à notre enquête ont déclaré qu’ils ne pratiquaient pas la pénétration anale. Nous l’avons vu, les statistiques révèlent que seulement 7,4 % des hommes interrogés en 2004 déclaraient ne pas compter cette pratique dans leur répertoire sexuel conjugal : elle est donc massivement pratiquée, même si elle n’est pas mise en œuvre au cours de chaque relation sexuelle. Comme le dit Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social), elle n’a pas un caractère automatique et la sexualité peut être investie de diverses manières. Nos enquêtés évoquent la fellation, la masturbation réciproque, l’anulingus. L’enquête Presse gay 2004 révèle que la fellation est partagée par la quasi-totalité des répondants, que ce soit dans le cadre d’une relation stable (99 %) ou d’une relation occasionnelle (98 %). L’anulingus est pratiqué souvent ; il l’est même à chaque relation sexuelle par 58 % des répondants ayant une relation stable, et par 41,3 % de ceux ayant des relations occasionnelles (Velter, 2007, p. 16, p. 114 et p. 119).
8Simon (28 ans, chef de projet informatique), en couple depuis trois ans avec Bruno (32 ans, cadre), rapporte que son compagnon pense que l’acte de pénétration est l’acte d’amour par excellence et que tous les couples qui s’aiment, hétérosexuels comme homosexuels, la pratiquent. Nous l’avons vu, cette pratique n’est pas systématique pour les couples gay. Néanmoins, Bruno adhère ainsi parfaitement aux représentations largement partagées de la sexualité conjugale hétérosexuelle. À l’instar de la pénétration vaginale que les femmes hétérosexuelles considèrent comme « la manifestation la plus concrète du lien et du rapprochement des partenaires » (Bozon, 2001 c, p. 254), la pénétration anale est en effet perçue par nombre de gays comme une pratique étroitement liée au sentiment amoureux, ou du moins réservée au partenaire régulier (Mendès-Leite, 2003, p. 213). Cependant Simon dit n’avoir aucun attrait pour la sodomie, bien au contraire, et ne pas vouloir de cette pratique, quelle que soit la position (insertive/active ou réceptive/passive) qu’il occuperait. Simon et Bruno font donc l’amour sans pratiquer la pénétration ; et sans doute cela leur convient-il, même si Bruno aimerait aller plus loin. Cela n’est jamais, semble-t-il, un objet de dispute ; ils continuent simplement d’en discuter, Simon campant sur ses positions et Bruno espérant qu’avec le temps, il aura la curiosité d’essayer. Peut-être Simon voit-il dans la pénétration anale un rapport de domination peu compatible avec l’idée qu’il a d’une relation de couple harmonieuse et équilibrée. Mais il semble que sa répulsion pour cet acte trouve également une explication dans les représentations communes de l’anus dans notre société et dans sa propre perception de la saleté. Au même titre que les sécrétions qui s’en échappent, les orifices naturels, et l’anus en particulier, peuvent être perçus comme source de pollution (Douglas, 1966, 2005, p. 130-143). Deux hommes ont également sous-entendu que certaines pratiques sexuelles ou leur aboutissement pouvaient leur évoquer une certaine forme de saleté. Ainsi, Nicolas (36 ans, acteur), en couple depuis onze ans avec Bertrand (40 ans, fonctionnaire), pratique la fellation mais ne laisse jamais son partenaire jouir dans sa bouche. Il répugne d’ailleurs assez à être en contact avec le sperme. Il considère que « c’est dégueulasse ». Un autre élément peut aussi expliquer la réticence parfois ressentie à pratiquer la pénétration anale, et en particulier à se faire pénétrer. Jean-Baptiste remarque en effet que, pour ce qui le concerne, si la pénétration n’a pas un caractère systématique et s’il a pu éprouver parfois quelque hésitation à la pratiquer, sa peur du sida n’y est certainement pas étrangère.
9Du fait des représentations dont elle est l’objet et de sa place centrale dans les représentations générales de la sexualité, la pénétration (anale en l’occurrence) semble, pour une majorité des quarante-sept informateurs qui déclarent la pratiquer, non pas réservée mais étroitement associée à la relation amoureuse. Certains ont leur préférence pour une position insertive ou réceptive ; ils ont alors dû le faire savoir à leur partenaire qui a été, en fonction de ses propres goûts, plus ou moins conciliant. Quelques-uns sont adeptes d’une interchangeabilité des rôles, à l’image, disent-ils, de l’équilibre de leur relation amoureuse. D’autres aimeraient expérimenter une autre position que celle qui leur est attribuée systématiquement dans l’acte de pénétration, à savoir la position réceptive ; ils ont alors entamé des négociations de longue haleine avec leur compagnon peu enclin à être passif, ne serait-ce que de temps en temps.
L’importance de l’interchangeabilité des rôles
10Un mot revient souvent dans les propos de mes informateurs relatifs à leurs attentes dans le domaine de la sexualité : la réciprocité. Ils semblent avoir complètement intériorisé cette norme largement répandue qui, à l’image du « troc des orgasmes » (Béjin, 1990), constitue un critère présidant à leur vie de couple dans son ensemble, même si dans les faits de la vie conjugale, cette norme est diversement mise en application. Les pratiques sexuelles conjugales sont marquées par la norme égalitaire, dont n’est exclue que la sodomie. Par exemple olivier (30 ans, ingénieur) préfère pratiquer la sodomie insertive et François (30 ans, informaticien), la sodomie réceptive : ils n’inversent donc jamais cette position et cela leur convient, d’autant plus qu’ils ont par ailleurs une relation plutôt égalitaire. Comme les hétérosexuels aujourd’hui (Bozon, 2001 a), les gays en couple ne sont pas forcément attachés à l’orgasme simultané ; la réciprocité peut donc être différée. Cela dit, la plupart restent attachés à l’attention réciproque aux désirs de l’autre. Elle peut s’exprimer dans des pratiques mutuelles simultanées ou différées, le rapport bucco-génital simultané étant souvent présenté comme la pratique la plus égalitaire.
11Bernard (42 ans, créateur d’entreprise), lorsqu’il rencontre Yves (37 ans, commerçant), attend une histoire d’amour plus sereine que la précédente, qui s’inscrive dans le temps et dans la réciprocité. Il n’a jamais vécu en couple, mais sa précédente relation a duré un an ; une relation dont il dit avec le recul qu’elle n’a pas été satisfaisante « parce qu’elle était à sens unique ». La réciprocité amoureuse à laquelle pense Bernard trouve une illustration particulière dans le champ des pratiques et des positions sexuelles. À l’occasion de notre deuxième entretien, Bernard me confie que sa préférence va à la position réceptive dans l’acte de pénétration. Toutefois, il est important pour lui de ne pas être cantonné dans ce rôle et, à cet égard, sa « sexualité naissante » (Bozon, 1998) avec Yves a été déterminante ; elle a inauguré une sexualité conjugale « indispensable à l’existence du couple » et a même été « entièrement consacrée à la construction du couple » au début de la relation (Bozon, 2001 c, p. 249). La première nuit passée avec Yves a été l’occasion d’établir des règles et de jeter les fondements de leur sexualité conjugale à venir : ils ont été tour à tour « actifs et passifs », selon les termes utilisés par mes interlocuteurs.
12Si l’impératif de réciprocité peut se révéler si pressant quant à la position dans l’acte de pénétration, c’est sans doute parce que, en fonction de cette position, le coït reconstruit une féminité et une masculinité (Lisandre, 1994). Cette pratique est donc fortement connotée, selon les représentations traditionnelles et encore influentes, comme masculine ou féminine, selon le rôle actif ou passif associé à la position de chacun (Parker, 1985 ; Murray & Dynes, 1995 ; Weeks, Heaphy & Donovan, 2001, p. 145). Nous n’avons pas rencontré de cas où un homme actif qui voudrait renverser les rôles rencontrerait des résistances de la part de son partenaire ; peut-être parce que pratiquer la pénétration insertive ne pose pas les mêmes questions. Selon Pierre Bourdieu, le rapport sexuel est même, d’un certain point de vue, un rapport de domination puisqu’il repose sur la distinction entre le masculin, actif, et le féminin, passif (1998, p. 27). Un homme, du fait de sa position réceptive pendant le coït anal, peut alors se voir classé du côté féminin (Yannakopoulos, 1995 ; 1996 ; Mendès-Leite, 2003, p. 204), et donc du côté du dominé (Bourdieu, 1998, p. 27 ; Bozon, 2001 b, p. 173 ; Hamel, 2003, p. 505). Parce qu’adoptées par un homme, des postures associées au féminin dans les représentations collectives ont une valeur négative (Melhuus, 2000, p. 214). D’ailleurs dans de nombreuses sociétés, des mots très péjoratifs qualifient les hommes pénétrés. Relevant du langage familier ou argotique, ils les assignent généralement à une place féminine.
13Le discours de mes interlocuteurs nous amène à penser qu’ils considèrent que la pénétration anale est une pratique intime, ou plutôt qu’elle participe à l’instauration d’une forme d’intimité qui ne se résume bien sûr pas à la seule conjugalité. Cela ne peut se comprendre que si on considère que cette pratique met à jour une dimension privée de l’identité des protagonistes. Susan Kippax et Gary Smith ont travaillé à partir d’entretiens menés auprès de 51 hommes, âgés de 20 à 51 ans et engagés dans une relation conjugale longue de 2 mois à 13 ans ; les entretiens portaient exclusivement sur leur sexualité, conjugale comme extraconjugale. Les hommes interviewés disaient, à propos de la position réceptive : « J’imagine que tu es un peu plus vulnérable que dans n’importe quelle autre position sexuelle. » (Kippax & Smith, 2001, p. 426) La vulnérabilité tient d’abord au fait que l’anus est un orifice par lequel l’autre s’introduit. Mary Douglas affirme en effet que « les orifices du corps [sont] les points les plus vulnérables » (1966, 2005, p. 137). Susan Kippax et Gary Smith rappellent par ailleurs que l’anus est la partie la plus intime du corps (2001, p. 426), reprenant, pour illustrer leur propos, les écrits de Guy Hocquenghem (1972). Il s’agit également d’une vulnérabilité symbolique. Elle est liée à la perception du rôle passif, dont nous avons vu qu’il est associé à une forme de féminité. L’opposition entre la vulnérabilité, associée à la position réceptive, et la force, associée, quant à elle, à la position insertive, introduit le concept de domination. Une domination qui, lorsqu’elle ne fait pas l’objet de contrepoids à d’autres moments de la relation sexuelle ou dans d’autres champs de la vie conjugale, peut constituer pour le partenaire réceptif un trouble important. Adopter la position réceptive dans la pénétration anale revient à aller contre le script masculin de la sexualité. Un script, si l’on en croit les enquêtes statistiques, qu’il est plus facile de réécrire au sein du couple plutôt qu’à l’occasion de relations sexuelles furtives.
14L’écart entre les scripts culturels de la sexualité masculine et d’une part l’idéal égalitaire, d’autre part la pratique conjugale, est tel qu’avec le temps, les fondements de la relation peuvent être remis en question. Âgé de 36 ans, Jean-Marc vit depuis dix-sept ans avec Patrick, 43 ans. Jean-Marc est séropositif et avoue que sa sexualité avec Patrick ne le « rend pas heureux » : « Je ne peux pas être actif. J’ai essayé, mais Patrick ne veut pas. Il dit qu’il ne peut pas. » Au début, cela ne le gênait pas. Mais au fil des années, Jean-Marc dit qu’il a commencé à ressentir « un manque, une frustration ». Depuis qu’ils font l’amour ensemble, il se trouve cantonné dans un rôle sexuel passif qu’il vit aujourd’hui difficilement. Il y a seulement deux ans que Jean-Marc a abordé cette question avec son compagnon, qui lui a répondu en substance qu’il n’y pouvait rien.
15Sur les 5 hommes interviewés qui se considèrent dans des positions déficitaires vis-à-vis de leur partenaire, 2 mettent en relation leur sexualité et leur propre séropositivité au VIH. Leur compagnon, qu’ils présentent comme séronégatif, a toujours refusé d’être dans une position réceptive. Comme Jean-Marc, Pierre (31 ans, sans emploi, séropositif) souffre de ne pas pouvoir être actif avec son compagnon, Gilles (38 ans, cadre). En trois années de vie commune, Pierre a essayé maintes fois de renverser les rôles, mais Gilles, lui non plus, « ne peut pas ». Outre les raisons physiologiques invoquées par Patrick et Gilles, qui les empêcheraient d’occuper le rôle réceptif dans la pénétration, on peut supposer que la part de féminité qu’évoque la passivité sexuelle n’est pas étrangère à leur réticence. Jacques (49 ans, sans emploi) raconte quant à lui qu’il a une sexualité « très furtive » avec Éric (35 ans, pharmacien), son copain, depuis le début de leur relation il y a deux ans. Leurs rapports sexuels sont très espacés dans le temps et durent seulement quelques minutes, avec un répertoire de pratiques très limité ; pour Jacques, cette situation est imputable à Éric. Celui-ci n’a jamais véritablement fait allusion à la santé de Jacques pour expliquer ce que Jacques analyse comme une absence de désir. Mais pour Jacques, cela ne fait aucun doute. Dans ce couple, la séro-différence, l’inégalité des statuts sociaux et des niveaux de revenus, l’insatisfaction sexuelle de Jacques contrebalancent la différence d’âge et se surajoutent à un travail domestique inégalement réparti, au détriment de notre informateur. Ici le déséquilibre conjugal n’est pas seulement dû à une représentation malmenée de la masculinité : le fait que Jacques ait le sida et une santé précaire rentre aussi dans l’équation du couple.
16Jean-Marc et Pierre ont tous les deux essayé, dans l’intimité du lit conjugal, d’abord sans parler, d’amener leur compagnon à accepter de jouer l’autre rôle. Ils ont, disent-ils, « à peu près tout essayé » : la douceur et la lenteur des gestes, les mots doux, la bouderie... Ce n’est qu’en dernier ressort que cette négociation a été mise en paroles. Quels sont alors les enjeux d’une telle négociation ? D’abord, il s’agit de la satisfaction de celui des deux membres du couple qui se sent lésé. Mais compte tenu de l’importance de la sexualité conjugale dans le bien-être d’un couple, lorsque l’un d’eux en vient à dire que la sexualité avec son compagnon ne le satisfait pas complètement, c’est l’équilibre du couple qui est mis en question, voire son devenir. Malgré cela, les compagnons de Jean-Marc et de Pierre n’ont pas voulu, ou pu, envisager d’échanger des rôles dont l’un semble parfois si difficile à endosser. Pierre et Jean-Marc disent souffrir véritablement de cette situation. En fait, cette absence de réciprocité dans la pratique de la pénétration anale fait écho à la répartition des rôles dans les autres champs de la vie à deux, qui est vécue comme déséquilibrée par mes deux interlocuteurs. Tous deux expliquent par ailleurs qu’ils ont en charge la quasi-totalité des tâches domestiques à dominante féminine. Dans les couples hétérosexuels, une sexualité peu égalitaire renvoie à une répartition des tâches et des responsabilités peu équitable (Bozon, 1998, p. 224-225). Pour les couples gay, une répartition déséquilibrée des tâches ménagères pose d’importantes difficultés quand elle s’accompagne d’une organisation de la sexualité qui ne prend pas en compte les désirs des deux partenaires. En plus d’assumer la quasi-intégralité des tâches ménagères, certains des hommes interrogés se voient assigner pendant le coït anal un rôle passif : un redoublement systématique qui leur pose un problème d’identité de sexe. On comprend mieux alors la réaction de Jean-Marc qui, nous l’évoquions au terme du chapitre précédent, s’est exclamé : « N’imaginez pas que c’est moi qui fais la femme ! » Cette phrase exprime à elle seule la dévalorisation du féminin et l’intériorisation d’un énoncé, largement répandu dans la population masculine, selon lequel la virilité est précisément une non-féminité (Badinter, 1992 ; Bourdieu, 1998, p. 69). Le rejet d’une forme de subordination – ou de domination – et le fait que l’acte de pénétration entre deux hommes puisse être associé à la pénétration vaginale expliquent que certains gays rejettent avec force la distinction actif/passif, comme a pu le noter Janine Mossuz-Lavau à l’occasion de son enquête sur la vie sexuelle en France (2002, p. 216). Dans son journal (déposé à l’Association pour l’autobiographie d’Ambérieu-en-Bugey), Vincent s’interroge sur ce qui constitue à ses yeux l’identité sexuée, ou plutôt, la féminité :
« Qu’est-ce que la féminité ? Elle se définit, en partie, par les soins apportés au corps. Les hommes ne sont pas, mais cela change, supposés prêter attention au leur, du moins, ne sont pas supposés y apporter les mêmes soins […]. Et puis merde à la fin ; pourquoi ce ton prétendument analytique pour décrire ce qui n’est que mes sentiments ? J’aime voir un corps soigné, légèrement efféminé. Très légèrement. En fait, ce n’est pas la féminité qui m’attire – je suis homosexuel – mais la beauté, la recherche de la beauté fine. » (Journal, samedi 6 février 1999, p. 109)
17Quelques lignes plus loin, il ajoute qu’il a changé de coiffure, exprimant ainsi son « envie d’être plus gay ». Au travers des réflexions que Vincent couche dans son journal, le lecteur découvre une identité gay qui se situe dans un aller-retour entre masculinité et féminité ; une féminité qui, dans cet extrait, apparaît dans ses aspects positifs mais qui, à d’autres moments, constitue plutôt un repoussoir, dans la mesure où Vincent écrit qu’aux yeux d’autres personnes, en particulier son père, elle est disqualifiante lorsqu’elle est attribuée à un homme (voir l’extrait du Journal du 12 décembre 1998, p. 119).
18Malgré l’intérêt nouveau dont témoigneraient certains hommes hétérosexuels pour la sodomie réceptive (Welzer-Lang, 2004, p. 247), l’asymétrie des rôles et des places dans la sexualité est encore fortement ancrée dans les représentations ; elle s’équilibre dans les pratiques qui favorisent la réciprocité et l’égalité. occuper la position passive à tour de rôle dans une relation conjugale est perçu comme « plus démocratique, une preuve d’amour pour son partenaire » (Carbajlo-Dieguez et al., 2004, p. 165). C’est la raison pour laquelle l’alternance des rôles dans la sexualité conjugale est fortement valorisée dans le discours de nos interlocuteurs, même si dans la pratique, certains hommes, plus indépendants à l’égard des injonctions, s’épanouissent en ayant un rôle exclusivement passif. Ce qui est véritablement en jeu dans la négociation autour de la position sexuelle n’est donc pas une stricte égalité incluant une réciprocité de tous les instants. L’important pour chacun de ces hommes est de pouvoir être eux aussi actifs de temps en temps, de pouvoir, pour le dire de manière plus triviale, être eux aussi des hommes à part entière. En effet, rappelons-nous que pour Bernard, bien plus souvent en position passive, il est important de savoir qu’il peut également pénétrer son compagnon. Le reste de son témoignage nous éclaire aussi sur les raisons de son exigence de réciprocité avec Yves, en particulier dans le domaine de la sexualité. Bernard était sans emploi lorsqu’il a rencontré Yves et crée actuellement son affaire. Il est à la maison presque en permanence ; c’est donc lui qui, comme Pierre et Jean-Marc, prend en charge la préparation des repas et la plupart des tâches ménagères depuis qu’il vit dans l’appartement d’Yves. Il accepte bien volontiers cette répartition, du moins tant que sa large participation à l’organisation matérielle de la vie commune est reconnue et tant qu’il se sent sur un pied d’égalité avec son compagnon, jusque dans leur sexualité. Car pour lui le cumul de positions strictement évocatrices d’une certaine féminité dans les différents champs de la vie à deux serait parfaitement inacceptable. Et, faisant écho aux inquiétudes de Jean-Marc, Bernard me dit lui-même : « Je ne voudrais quand même pas faire la femme. »
19Pour certains des répondants, la négociation autour de leur place dans l’acte de pénétration n’a donc pas pris le tour qu’ils auraient souhaité, leur compagnon se montrant peu flexible sur la question. Dans les deux cas cités, la négociation a abouti à un résultat identique : leur compagnon a finalement accepté qu’ils rencontrent « de temps en temps » d’autres partenaires sexuels. Pierre n’avait pas attendu l’autorisation de son compagnon. Quant à Jean-Marc, il se pose des questions sur le devenir de sa vie de couple puisqu’il s’apprête à remettre en cause un principe auquel son compagnon et lui ont toujours été très attachés : la fidélité. Jean-Marc aimerait faire des rencontres sexuelles qui lui apporteraient ce qui lui manque, sans être parvenu à en faire une seule à l’heure où il me raconte tout cela. Encore très attaché à la fidélité, il n’envisage comme seule pratique avec un autre homme que la pénétration active car il pense, a priori, que décliner avec un autre tout son répertoire sexuel, jusque-là réservé à son compagnon, reviendrait à être véritablement infidèle. De plus, il aimerait que cette rencontre prenne la forme d’une relation suivie, mais dénuée d’engagement affectif ; on comprend qu’il lui ait été difficile jusqu’alors de faire la moindre rencontre. Il reste à voir comment l’arrivée éventuelle d’un partenaire sexuel régulier dans la vie de Jean-Marc serait acceptée par son compagnon.
20« La montée de la parole masculine sur les souffrances intimes et la volonté de lier amour et sexualité » qu’observe Anne-Claire Rebreyend en France sur la période 1939-1975, amènent certains hommes qui disent « leur impossibilité de se conformer au modèle viril en vigueur » à mettre en avant « de nouvelles images masculines : celles d’hommes qui avouent leur faiblesse et leur fragilité » (2009 a, p. 43). Nos propres matériaux montrent que les stéréotypes masculins restent vifs de nos jours, du moins tels qu’ils apparaissent en creux dans les discours d’hommes homosexuels eux-mêmes tenus aux « marges de la masculinité » (Jimenez-Salcedo, 2009, p. 285). Ils nous amènent à inscrire ces hommes qui ont évoqué au cours de nos entretiens, parfois pour la première fois, leur difficulté à concilier certains aspects de leur vie personnelle, sexuelle et amoureuse avec leur propre représentation de la masculinité, dans la lignée des « hommes fragiles » décrits par Anne-Claire Rebreyend.
21Les personnes que j’ai interviewées ne font pas exception par rapport aux données statistiques. Peu d’entre elles disent vivre une sexualité exclusivement conjugale. Mais on se tromperait si on imaginait que la sexualité extraconjugale est vécue par les individus qui la pratiquent et leur compagnon avec légèreté et sans que cela ne vienne troubler le ciel de lit conjugal. Portons notre regard au-delà des apparences, écoutons ce que les hommes en couple ont à dire, qu’ils soient fidèles ou non, et alors nous verrons que, si la sexualité extraconjugale relève généralement de l’évidence dans le milieu gay, il en va peut-être autrement du point de vue du ressenti individuel et du vécu conjugal. Si on ne s’arrête pas au simple énoncé des faits extraconjugaux, mais que l’on prête attention aux conditions dans lesquelles l’extraconjugalité se met en œuvre et à la manière dont les couples la gèrent, on constate que la norme de la fidélité conserve un poids important jusque dans les couples engagés dans un multipartenariat sexuel.
DE LA « FIDÉLITÉ »
22Les discours des personnes qui ont témoigné mettent en avant une forte distinction entre sexualité et sentiment amoureux. Cette dichotomie n’est-elle pas aussi l’expression d’une vision masculine de l’amour ? Les hommes et les femmes associent de manière différenciée sentiment amoureux et sexualité. Distinguer fidélité amoureuse et fidélité sexuelle, c’est distinguer sentiment et sexualité. Cette perception est plutôt typiquement masculine. Les femmes feraient beaucoup moins cette dissociation et le désir est souvent pour elles une manifestation du sentiment. Moins individualistes, les femmes rechercheraient dans la sexualité une célébration du couple venant réaffirmer l’investissement de chacun. Natacha Chetcuti nuance l’association systématique entre amour et sexualité pour ce qui concerne les femmes lesbiennes ; elle note en effet que pour évoquer leur sexualité, les plus jeunes de ses interlocutrices « ont utilisé un langage clair qui se distingue des énoncés renvoyant à la seule affectivité » (2010, p. 170). Cependant, certaines lesbiennes rencontrées par la sociologue et engagées dans une relation de couple font de la jouissance de chacune la preuve de l’amour et une des conditions de la durée de la relation (2010, p. 173). Natacha Chetcuti observe d’ailleurs qu’elles « distinguent les relations sexuelles vécues dans une relation amoureuse de celles vécues hors de ce contexte », faisant donc tacitement état d’une ligne de partage entre une sexualité amoureuse et une sexualité dénuée de sentiment (2010, p. 201). L’appartenance générationnelle et l’expérience d’une orientation homosexuelle favoriseraient une prise de distance avec des façons « féminines » stéréotypées d’associer amour et sexualité. Les hommes, quant à eux, rechercheraient dans la sexualité un « renforcement de soi » (Bozon, 1998, p. 227). On peut donc imaginer que, dans la sphère exclusivement masculine de la population gay, la dichotomie entre amour et sexualité va plus facilement de soi.
23La conjugalité gay est placée sous l’influence de certaines variables, telles que l’expérience d’une sexualité statistiquement et socialement marginale, la stigmatisation de l’homosexualité, les normes conjugales contemporaines, les injonctions véhiculées par le milieu gay, les représentations sociales et individuelles de la masculinité, etc. « Les subjectivités et les pratiques sexuelles gaies se construisent donc à partir de ces cohérences et contradictions. » (Lerch, 2002, p. 68) Les hommes rencontrés par le sociologue Arnaud Lerch sont engagés dans une relation de couple dite open. Opérant une séparation des dimensions affectives et sexuelles de leur vie, ils se caractérisent par la pratique du multipartenariat. Cette ouverture à des rencontres sexuelles plurielles, les Américains McWhirter et Mattison en avaient même fait une règle au début des années 1980 en décrivant des couples gay fondés sur un rejet explicite des valeurs hétérosexuelles dominantes et de la monogamie (1984). Les hommes que j’ai rencontrés ne se sont jamais exprimés ainsi et n’ont jamais revendiqué une quelconque posture politique en matière de sexualité. Si bon nombre de gays en couple sont ouverts à d’autres partenaires, quelques-uns restent attachés à une représentation de la conjugalité centrée sur l’exclusivité.
Un attachement fort à l’exclusivité de la relation conjugale
24On peut se mettre d’accord, à deux, sur le principe de l’exclusivité. Les arguments avancés sont souvent les mêmes : l’infidélité est interprétée comme la réponse à une défaillance de la sexualité conjugale qui doit être, idéalement, épanouissante. Le sentiment et la sexualité étant très étroitement imbriqués dans ces couples, l’extraconjugalité représente une menace et une mise en question de l’amour conjugal et de la vie à deux. Rappelons que François (39 ans, cadre) et Sylvain (34 ans, cadre de la fonction publique) regrettent qu’il ne soit pas fait référence à la fidélité dans le Pacs :
« Avoir envie de respecter un certain mode de vie (même si la loi ne le prévoit pas, la fidélité doit être de rigueur). [...] Côté fidélité de toute façon on n’aurait pas été ensemble longtemps si on ne la respectait pas déjà. » (François, dans un courriel, voir l’extrait p. 175)
25C’est ainsi que Marc (29 ans, professeur des écoles) et Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social), qui se sont séparés depuis, voyaient aussi les choses. Ils n’imaginaient pas une vie à deux ouverte sur une sexualité extraconjugale et n’ont pas remis en question cet engagement. Ils avaient tous les deux des attentes parfois différentes en matière de sexualité. Malgré cela, aucun des deux n’a vécu cet engagement comme un enfermement. Ils ont souvent parlé des problèmes posés par la vie sous le même toit, des aléas de la vie amoureuse, et sont arrivés à une conclusion qui, pour évidente qu’elle soit, n’en était pas moins difficile à formuler : si un jour l’un d’eux éprouvait le désir de faire de nouvelles rencontres, cela voudrait dire que la vie de couple ne lui apportait plus ce dont il avait besoin. La non-exclusivité avérée, ou rêvée, serait donc, dans certaines situations, le signe d’un malaise profond dans le couple et d’une relation amoureuse qui s’éteint.
26À la lecture du témoignage de Boris (30 ans, aide-soignant), il apparaît clairement que, pour lui, former un couple avec Maxime (38 ans, informaticien) signifiait passer tout son temps libre avec lui. Ce n’était pas le point de vue de son compagnon qui voulait conserver certaines activités (sport, engagement associatif, etc.) en marge de sa relation de couple. Contrairement à Boris, Maxime était plutôt sportif. Il pratiquait notamment la randonnée, si bien qu’il lui arrivait fréquemment de partir en montagne avec des amis, parfois pour quelques jours, afin de pratiquer la marche ou le ski. Boris ne le suivait presque jamais. La seule fois où il l’a accompagné, pendant que Maxime skiait avec ses amis, Boris passait ses journées à l’appartement. Il n’approuvait pas vraiment que Maxime puisse partir sans lui plusieurs jours. Il semble même que cela ait été parfois l’objet de discussions. De même, il arrivait de temps en temps que Maxime sorte avec ses amis, tant hétérosexuels que gay. Boris ne se joignait pas à eux. Certes, une fois, Boris est parti seul au Canada pendant une semaine pour rendre visite à sa famille. Il a peut-être eu envie, avoue-t-il, de prouver à Maxime qu’il était moins dépendant de lui qu’il n’y paraissait. Selon François de Singly, lorsqu’ils définissent l’intérêt de vivre à deux, la plupart des hommes et des femmes répondent : « C’est pour être ensemble. » (2000, p. 97) Mais « être ensemble » n’avait pas la même signification pour Boris et pour Maxime.
27Sensuellement, Boris et Maxime ont rapidement convenu que, puisqu’ils s’aimaient, ils devaient se suffire à eux-mêmes. Donc, selon Boris, même s’ils ont traversé quelques moments difficiles, ils n’ont jamais, pendant six ans, eu de relations sexuelles extraconjugales. Au terme de six ans de vie commune, leur couple était en crise. Ils n’avaient plus de relations sexuelles, ne se parlaient plus. En fait, six mois avant leur rupture, Maxime avait rencontré un autre homme, avait eu des relations sexuelles avec lui et le voyait très régulièrement. Sans savoir qu’il s’agissait de lui, Boris avait rencontré l’amant de Maxime au cours de soirées organisées dans leur appartement. Comme Maxime était de plus en plus absent et qu’il recevait de nombreux appels téléphoniques personnels, Boris a fini par le questionner. Lorsqu’il a su la vérité, c’était « tout un monde qui s’effondrait ». Ils ont parlé longuement et ont décidé d’un commun accord de dormir chacun dans une chambre. La cohabitation a perduré pendant quatre mois, le temps pour Boris de terminer les études qu’il avait reprises et d’emménager dans un nouvel appartement. La fidélité était une condition indispensable à la continuité de leur couple. Et, même si leur couple était déjà en difficulté, il est évident que l’infidélité de Maxime a mis un terme définitif à leur relation.
28Durant cinq ans et demi, la relation de Boris et Maxime a eu un caractère stable. Mais, comme le souligne François de Singly, cette stabilité présente un aspect positif comme un aspect négatif : d’un côté, elle offre un sentiment de sécurité et de renforcement de soi ; d’un autre elle peut devenir synonyme d’étouffement. Cette sensation d’asphyxie a été renforcée par les exigences de Boris envers Maxime. Pour celui-ci, avoir une relation extraconjugale, c’était le moyen de conquérir un espace de liberté qui lui permettrait d’être lui-même, indépendamment de son couple. En ce sens, l’infidélité de Maxime se rapproche des exemples des hommes hétérosexuels interviewés par François de Singly et Florence Vatin (2000, p. 200-203).
29Patrice (45 ans, comptable) et Christian (42 ans, ingénieur), en couple depuis huit ans, chez qui j’ai passé une soirée autour d’une infusion, vont même un peu plus loin. Très attachés à ce que leur relation reste exclusive, ils ont exprimé, en particulier Patrice, une forme de dégoût pour ce qu’ils ont appelé le « milieu homo ». Ils expliquent qu’ils ne lisent plus le magazine Têtu parce que, selon eux, on continue d’y promouvoir une « sexualité débridée », et qu’ils ne supportent plus le « milieu homo » parce qu’en tant que couple, ils ne s’y sentent pas à l’aise. Ils ont des amis hétérosexuels, dont des couples avec enfants, tiennent-ils à préciser, mais aussi des ami(e) s homosexuel(le) s en couple ou célibataires, rencontrés dans le cadre d’activités associatives, et qui affichent selon eux la même forme de distance avec les « clichés homos ». En réalité, l’usage qu’ils font de l’expression « milieu homo » sert surtout à distinguer leur propre manière d’envisager l’amour, la sexualité et l’homosexualité de celle qu’ils perçoivent comme la plus valorisée dans les « lieux commerciaux » – ils font ici référence aux bars, discothèques, etc. Le monde homosexuel serait donc, selon Patrice et Christian, divisé en deux : il y aurait ceux qui aspirent à vivre en couple, pour lesquels amour et exclusivité sexuelle (ils usent du terme « fidélité ») sont indissociables, et puis les autres. Nous verrons plus loin que cela est bien entendu plus complexe. Néanmoins, cette manière caricaturale de partager les expériences homosexuelles répond peut-être à une forme de violence vécue par quelques-uns de mes enquêtés en manque de modèles conformes à leur propre script de l’amour et de la sexualité, y compris dans le monde homosexuel.
30Les couples formés par Boris et Maxime, Patrice et Christian, François et Sylvain, Jean-Baptiste et Marc, n’appartiennent pas à une sphère étanche. Comme leurs contemporains, ils vivent dans une société où, malgré des influences contradictoires venant des mondes hétérosexuels et homosexuels, les idéaux conjugaux associant amour et exclusivité conservent leur portée.
La fidélité conjugale : un scénario hérité
« Mes parents, ils sont super complices, ils se sont rencontrés tout jeunes, bon ben, c’est vrai, ils se sont mariés... Et même maintenant, ils n’arrêtent pas de délirer tous les deux. Ils sont vraiment très très complices, et très... très unis, quoi. Moi, je... Je n’ai pas une autre vision du couple que ça, quoi. » (Stéfan, 25 ans, infirmier, dans un entretien)
31Voici ce que répond Stéfan lorsque je lui demande ce qu’il pense des hommes en couple qui continuent à avoir une sexualité multiple. Il reste très attaché au modèle que représente encore pour lui le couple formé par ses parents. Peu importe finalement que ses parents aient été véritablement fidèles l’un envers l’autre ou non. Ce qui compte ici, c’est la manière dont Stéfan les perçoit, c’est le fait qu’il pense que leur relation est exclusive de toute autre relation sentimentale ou sexuelle, comme il le dit un peu plus tôt dans notre entretien. Il associe la complicité, l’unité conjugale à la fidélité. Stéfan est le seul de mes enquêtés à avoir invoqué le modèle parental. Pour l’ensemble des gays, les parents ont constitué, à un moment ou à un autre de leur vie, une référence. Mais chaque individu prend avec elle plus ou moins de distance. Nul doute que ce modèle fasse partie des facteurs qui influencent les choix de vie individuels. La fidélité constituerait donc dans certains cas une valeur transmise par la famille en particulier, et peut-être plus largement par l’entourage. Stéfan pense qu’aucun des hommes avec qui il a eu une relation ne faisait d’autres rencontres dans le même temps ; et si malgré tout cela a été le cas de certains, ils n’ignoraient pas ses convictions en matière de fidélité et n’ont certainement pas osé être transparents.
32Lorsque je l’interroge sur la fidélité, Julien (47 ans, médecin) – qui, sachons-le, n’est pas engagé dans une relation exclusive avec Paul (39 ans, écrivain) –, fait allusion à des valeurs auxquelles Paul et lui seraient attachés :
« On est assez accroché à la défense de certaines valeurs et euh... même si ce n’est pas forcément facile de s’y tenir, je pense que le fait d’en parler aide à s’y tenir. C’est ce qu’on appelle des valeurs, des espèces de bornes de référence qui doivent jalonner la vie, et la vie de couple en particulier. » (dans un entretien)
33Le point de vue de Julien est intéressant. Ces valeurs, acquises au cours de la vie, ne sont pas forgées une fois pour toutes. Elles subissent des changements, elles s’adaptent en fonction de l’expérience de chacun. La relation conjugale amène à la mise en présence d’attentes, de convictions, de valeurs personnelles qui peuvent être différentes et même peu compatibles. Elles peuvent être débattues, mais nous verrons qu’il arrive bien souvent que cette confrontation se fasse en silence. Les agissements de leur partenaire, les faits conjugaux en général peuvent amener les individus à composer.
34Au terme de l’intégration conjugale, selon Jean-Claude Kaufmann, le passage du « “je” individuel au “nous” conjugal, dans lequel s’intègrent les deux identités personnelles », s’est opéré. Cette transition s’effectue peu à peu, nourrie des interactions conjugales : « Dès lors qu’il entre en couple, chacun des deux partenaires se trouve pris dans un cadre de socialisation nouveau qui bouleverse les repères de son identification (changement des réseaux relationnels, des habitudes, des valeurs). » (1996 b, p. 103) Cette réflexion fondée sur l’observation de l’implication des couples hétérosexuels dans la prise en charge des tâches domestiques peut être élargie à l’ensemble des manières de penser et de faire dans le couple. La norme sociale de la fidélité garde un poids non négligeable jusque dans les couples d’hommes. Des sociologues néo-zélandais ont d’ailleurs montré que « presque tous les couples interrogés exprimaient le désir que leur relation soit monogame » (Worth et al., 2002, p. 243). Cette prégnance d’un idéal d’exclusivité est attestée également par d’autres études européennes, notamment suisses (Bochow et al., 1994). Parmi les couples gay, la relation amoureuse idéale serait donc une relation exclusive, même si dans les faits, dès les prémices de la relation ou plus tard, cette norme de fidélité bouge et se recompose.
35Les gays en couple sont soumis à la norme générale de la fidélité mais n’échappent pas à celle, plus spécifique, de la liberté sexuelle. Pour beaucoup de gays, il n’y a pas d’un côté la fidélité et d’un autre l’infidélité. La ligne de partage est ailleurs, entre la fidélité amoureuse et la fidélité sexuelle.
DE L’EXTRACONJUGALITÉ
Quelques éléments de contextualisation
36Les enquêtes statistiques ont montré l’importance du multipartenariat chez les homosexuels masculins. Selon l’enquête CSF menée en 2006 à l’initiative de l’ANRS et dans la lignée de l’enquête ACSF (Analyse des comportements sexuels en France) de 1992, un peu plus d’« un homme sur trois qui vit en couple avec un homme depuis plus d’un an rapporte avoir eu un autre partenaire dans les douze derniers mois (versus 3,5 % des hommes vivant en couple avec une femme) » (Bajos & Beltzer, 2008, p. 253). L’analyse des réponses aux enquêtes Presse gay montre que, malgré des fléchissements significatifs dus à l’âge des répondants, à la durée de leur expérience sexuelle et à celle de leur couple, le taux de personnes en couple ouvertes aux rencontres occasionnelles reste à un niveau élevé (Bochow et al., 2003). Selon l’enquête Presse gay 2004, le multipartenariat demeure un mode d’engagement dans la sexualité statistiquement important, en particulier pour les plus de 45 ans. À titre d’illustration, moitié des répondants ont eu plus de 10 partenaires au cours des douze mois précédents et 22,7 % en ont eu plus de 20 (Velter, 2005). D’un point de vue statistique, plus un individu a une longue expérience de la sexualité, plus il se tourne vers une conjugalité ouverte à d’autres partenaires. Parmi les relations stables déclarées au moment de l’enquête Presse gay 2004, 30,6 % sont exclusives, contre 28,6 % en 2000 et 25 % en 1997. En même temps que la conjugalité semble se diffuser de manière plus importante dans la population gay, l’exclusivité sexuelle semble également davantage mise en œuvre. En fait, Marie-Ange Schiltz nous apprend que l’engagement dans une relation sentimentale exclusive est plus important chez les jeunes de moins de 25 ans. La sociologue a montré que 54 % des couples gay formés depuis moins de 2 ans étaient exclusifs ; ce taux chute à 24 % au-delà de 10 ans. L’engagement plus fréquent des moins de 25 ans dans des relations exclusives tient selon elle d’abord à leur âge, à la relative ancienneté de leur vie sexuelle mais aussi aux « modes de vie qui leur ont été donnés pour modèles » (1997). Toutefois ces « modèles » fournis par le couple parental, l’entourage et plus largement l’ensemble de la société ne perdent pas toute leur influence au fur et à mesure que les individus prennent de l’âge. Parmi les hommes en couple pendant les premières années de leur vie sexuelle, 67 % ont une relation stable exclusive. Ce taux décroît régulièrement par la suite : il est de 51 % entre 6 et 10 ans de vie sexuelle, de 46 % entre 11 et 15 ans et enfin de 35 % après 15 ans.
37Les deux idéaux d’une vie conjugale et d’une sexualité multiple coexistent aujourd’hui dans notre société, et parfois même dans la vie d’un même individu, en particulier lorsque c’est un homme, mais pas seulement. Nous verrons même que cette coexistence amène un certain nombre de couples à expérimenter diverses formes d’organisation amoureuse et sexuelle de leur vie conjugale. Nous ne nous intéresserons pas ici aux individus qui ne partagent pas l’idéal d’une vie conjugale. Ils auraient certes pu nous dire ce que représente pour eux la vie de couple, et d’une certaine manière, participer ainsi à sa définition. L’influence des deux idéaux concurrents sur les individus varie d’un sujet à l’autre, d’un moment à l’autre, d’une relation à l’autre. Certains hommes restent très attachés à une conjugalité exclusive, réduisant ainsi l’influence dans leur vie de la norme d’une sexualité plurielle. Les enquêtes sur la sexualité des Français ont montré que la fidélité est une condition importante pour le maintien du couple ; si elle n’est pas toujours préservée dans la réalité, l’illusion doit en être donnée. Et malgré les apparences, la norme d’une sexualité exclusivement conjugale reste influente parmi les couples gay. Certes, seuls quelques hommes en couple disent être fidèles alors que beaucoup d’autres font des rencontres occasionnelles. Mais nous verrons qu’ils ne vivent pas pour autant leur sexualité extraconjugale en toute légèreté. Quelles que soient les modalités de leur vie sexuelle, la question de la fidélité s’est un jour ou l’autre posée à tous les hommes que j’ai rencontrés.
Le statut de l’extraconjugalité dans les couples gay
38Le multipartenariat apparaît, au fil des enquêtes, comme une donnée importante dans les modes amoureux des gays. Le fait qu’une relation stable entre personnes de même sexe ne se vive pas toujours au détriment d’un multipartenariat sexuel pourrait constituer une caractéristique des couples homosexuels masculins par rapport aux couples hétérosexuels.
39L’idéal d’une vie conjugale ne s’est pas diffusé parmi la population gay au détriment de celui d’une sexualité multiple. Le milieu gay continue à véhiculer une injonction à la multiplicité des relations sexuelles, et nombre des hommes que j’ai rencontrés, qui fréquentent ou qui ont fréquenté les lieux de sociabilité et de rencontres, s’en font l’écho. Il suffit de lire les magazines gay pour observer ce qui est systématiquement valorisé. Citons quelques titres évocateurs du magazine Têtu : « La drague de A à Z », « un bon coup mais pas plus », « Les vestiaires des rugbymen », « Les hommes préfèrent les fesses »... Les références à une sexualité qui se voudrait multiple, sans tabou ni contrainte, y sont de loin les plus nombreuses. Pourtant, certains des hommes que j’ai interrogés et qui ont une relation conjugale exclusive ont déclaré ne pas s’y reconnaître. Cette injonction à une vie sexuelle multiple n’est pas spécifique ; elle s’inscrit dans un contexte plus large qui valorise une sexualité masculine multiple et active. L’injonction se prolonge, sur le plan des représentations, dans la vie amoureuse des hommes gay. Qui n’a jamais lu ou entendu que les gays étaient volages ou plus libérés que les hétérosexuels ?
40Reprenons l’exemple du magazine Têtu. Depuis les débats concernant la reconnaissance légale des couples de même sexe en France, le magazine multiplie les couvertures, les articles et les témoignages sur ce sujet. De temps à autre, Têtu offre sa une et ouvre ses rubriques aux couples homosexuels. Ainsi, nous l’avons évoqué dans le deuxième chapitre, six mois après l’adoption du Pacs, le magazine leur consacre une rubrique « Saint-Valentin aux pacsés de l’An 1 ». on y découvre cinquante couples d’hommes et de femmes qui ont envoyé à la rédaction une photographie accompagnée de quelques lignes évoquant leur rencontre, leur vie à deux ou le Pacs qu’ils vont conclure ou ont déjà signé. En octobre 2000, Têtu affiche en une un couple d’hommes jeunes très tendance. Celui de gauche, jean troué et débardeur rose laissant entrevoir une musculature entretenue, entoure de son bras les épaules de son compagnon, pantalon de cuir et débardeur noir, aux muscles non moins entretenus. Le titre : « Pacs, un an de bonheur ». L’homme en noir porte dans ses bras un petit chien ; une façon sans doute de souligner l’absence d’enfant, en même temps que l’aspect conformiste de ce dispositif. Le dossier central présente les résultats d’un sondage qui illustre la bienveillance des Français à l’égard du Pacs et des revendications homosexuelles, une présentation du dispositif du Pacs et, à nouveau, des témoignages de couples. Que la conjugalité soit présente en page de couverture, au sein de rubriques ou au travers de témoignages publiés de temps à autre, n’empêche pas que les représentations d’une sexualité gay qui se voudrait affranchie et multiple soient massivement présentes dans la ligne éditoriale du magazine : photographies de mode homo-érotiques, rubrique « Pornographie », sujets consacrés à la sexualité dans toute sa diversité, couvertures montrant des hommes le plus souvent jeunes et torse nu. Très prosaïquement, il est probable que cela soit plus vendeur. Il n’en reste pas moins que le contenu de ce magazine reflète les normes en vigueur dans les modes de vie gay, en même temps qu’il les constitue.
41L’extraconjugalité des gays qui ont témoigné ne se décide pas le plus souvent dans le secret absolu. Malgré sa rencontre avec Lionel (31 ans, cadre) trois ans auparavant, les choses ont peu changé : Bruno (29 ans, attaché territorial) continue de rencontrer d’autres gays pour un soir ou deux – Lionel aussi d’ailleurs. Les deux hommes ont en effet convenu au début de leur relation qu’il était important qu’ils gardent une « liberté sexuelle » qui ne remette pas en cause pour autant leur relation. Comme beaucoup d’hommes dans cette situation, Bruno fait une séparation entre sa relation avec Lionel et sa sexualité. Ils ont donc chacun de leur côté des relations sexuelles et chaque fois que cela se produit, ils en parlent. Parfois même, il leur arrive de faire de « charmantes rencontres communes ». C’est une manière pour Bruno et Lionel de se retrouver dans la sexualité. Nous reviendrons sur cette sexualité conjugale ouverte à un troisième partenaire, dont ont témoigné d’autres répondants. Se raconter l’un à l’autre ses aventures sexuelles, et éventuellement les partager, est une règle qui permet à Bruno et à Lionel de renforcer leur complicité :
« Ce qui peut apparaître à beaucoup comme une perversion s’est avéré être un vrai ciment. » (Bruno, dans un courriel)
42Selon Bruno, dans la mesure où une liberté sexuelle est convenue dans le couple et où les aventures de chacun des partenaires sont connues de l’autre, la relation amoureuse n’est pas mise en danger. Lorsqu’il parle de Lionel, Bruno dit qu’il « l’adore », que « c’est l’amour de [sa] vie » ; sentiments qu’il dit éprouver pour la première fois. En fait, il confie qu’entre eux, « c’est une histoire d’amour, pas de cul ». Mais, s’ils s’aiment, « [leurs] besoins sexuels ne sont pas les mêmes ». Bruno pense donc que leurs aventures respectives leur ont permis de trouver leur équilibre :
« Au rythme des absences de l’un ou de l’autre, du travail très prenant, des obligations familiales ou professionnelles, bon an mal an, on est hyper bien ensemble. » (dans un récit de vie écrit)
43Leur complicité, Bruno dit qu’ils l’entretiennent tous les jours : ils dorment très souvent ensemble, font un « maximum d’activités à deux », parlent de leurs rencontres. Il faut dire que le couple qu’ils composent possède une particularité : ils vivent séparément. Cela leur permet indubitablement de préserver leur liberté de rencontres et de se voir uniquement lorsqu’ils le désirent. Pour les couples explicitement ouverts à l’extraconjugalité, le principe d’avoir d’autres partenaires sexuels est une composante normale de la vie à deux, qui s’inscrit dans la durée (Le Van, 2004, p. 101 ; Bozon, 1998, p. 208). Dans son enquête sur l’infidélité pratiquée par les couples hétérosexuels, Charlotte Le Van propose une typologie des formes d’infidélité, parmi lesquelles « l’infidélité comme composante “normale” de la vie de couple ». Les hommes et les femmes – il s’agirait plus fréquemment d’hommes – qui font de l’infidélité un « principe » adhèreraient à une « philosophie de vie entre hédonisme et anarchisme », dans laquelle liberté sexuelle et fidélité seraient antinomiques (Le Van, 2010, p. 159-160). Cette manière d’envisager la non-exclusivité sexuelle comme l’expression d’un positionnement existentiel correspond assez bien à l’esprit des quelques témoignages qui m’ont été confiés par ceux qui disent vivre dans un couple ouvert.
44Que l’extraconjugalité ne soit pas cachée ne signifie pas que les rencontres soient nombreuses. Même connue, l’extraconjugalité peut être pratiquée seulement de manière ponctuelle, sur un mode récréatif. Joël (34 ans, maître de conférences) et Gautier (34 ans, artiste) ne se séparent pratiquement jamais :
« Mis à part le boulot, on fait tout ensemble. Il y a les cours de yoga de Gautier (je ne fais pas de nœuds) et mes cours de chant (Gautier chante comme une casserole) où, là, c’est chacun de son côté. » (Joël, dans un courriel)
45Joël écrit que Gautier et lui ont fondé leur relation sur l’amour et la confiance. Il est donc « naturel » pour chacun d’eux de rester fidèle puisqu’ils s’aiment. Selon Joël, une relation de couple « sous-entend l’exclusivité ». À ses yeux, la fidélité amoureuse est une évidence pour le couple qu’il forme avec Gautier, et « préserver son amour » est essentiel. Toutefois, en treize ans, Joël a eu à trois reprises des relations sexuelles avec d’autres hommes rencontrés dans un bar gay. Mais s’il a été parfois infidèle à Gautier, ce n’est que sexuellement. Chaque fois, c’est arrivé alors que Gautier était absent. Joël ajoute que Gautier aussi a eu des « expériences extraconjugales », également à deux ou trois reprises. Joël pense qu’ils n’ont pas besoin d’avoir des relations sexuelles en dehors de leur couple parce qu’ils s’y épanouissent : ils ont ensemble des relations sexuelles fréquentes et connaissent, selon lui, « autant de plaisir qu’au premier jour ». Il ajoute même qu’avec le temps, leur sexualité évolue pour devenir sans tabou et plus complice. Joël écrit que « le sexe est une manière très agréable et intense d’exprimer son amour pour quelqu’un, mais pas toujours indispensable », esquissant tout de même ici l’idée qu’amour et sexualité ne relèvent pas toujours de la même logique. Les deux hommes ne se sont jamais caché leurs rencontres respectives. Il est important pour eux de se dire ces escapades, d’autant plus qu’ils les considèrent comme des accidents qui ne remettent pas en cause l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils acceptent sans difficulté les relations extraconjugales de leur compagnon. Joël précise que lorsqu’il a dit à Gautier avoir fait une rencontre, il a eu peur de le faire souffrir. Il pense qu’ils ont trouvé l’un chez l’autre « l’âme sœur ».
46Thierry (26 ans, informaticien) aimerait bien que sa relation avec Xavier (27 ans, informaticien) soit exclusive, mais ce n’est pas le cas. Au début, il a accepté d’aller flirter en compagnie de Xavier dans des bars gay ; ils n’avaient alors jamais de relations sexuelles avec d’autres hommes. Rapidement, Xavier a renoué avec ses rencontres ponctuelles lors de déplacements professionnels, dans un club (gay) de musculation ou sur Internet. Il est même arrivé que ses conquêtes d’un soir le rappellent chez eux. Thierry a aussi accepté que Xavier et lui aient des relations sexuelles avec un tiers. À chaque fois qu’il fait des rencontres, Xavier le lui dit. Thierry, de son côté, dit avoir « trompé » récemment Xavier trois ou quatre fois, ponctuellement. Il finit d’ailleurs par considérer que Xavier a raison quand il dit que ces aventures sexuelles n’ont pas d’importance, et affirme qu’ils ne se quitteront pas. Thierry a accepté pour son couple un fonctionnement qui, a priori, ne correspondait pas à ce qu’il en attendait. Il pense que la fidélité est un idéal difficile à atteindre et qu’il a au moins la chance de vivre avec Xavier. Pour l’instant, ces aventures ne remettent pas en cause leur couple.
47Xavier révèle ses infidélités à Thierry sans que cela ait fait l’objet d’un accord, explicite ou non. Mais Thierry aurait préféré que Xavier ne lui confie pas ses aventures extraconjugales : il dit être jaloux de devoir partager son corps avec d’autres hommes. Pour le psychanalyste robert Neuberger, la relation sexuelle dans le couple joue le rôle de marqueur de territoire, d’indicateur d’intime (1997). Or c’est précisément l’intimité qui permet à la confiance de se développer dans le couple (Giddens, 1992, 2004, p. 138), confiance indissociable d’un sentiment pérenne de bienêtre et de sécurité au sein du couple. Selon Michel Bozon (1998, p. 208), le fait d’avoir d’autres partenaires sexuels tout en étant en couple peut être interprété de deux manières : ou bien c’est une des étapes qui mènent à la fin de la vie de couple (comme c’est le cas pour l’infidélité de Maxime, voir p. 305-306), ou bien c’est une composante de la vie d’un couple qui s’inscrit dans la durée. Il semble, sans que l’on ait bien sûr de certitude quant à l’avenir de leur relation, que les infidélités répétées de Xavier et celles, récentes, de Thierry soient constitutives de leur mode de vie, d’autant plus qu’ils se retrouvent parfois pour une aventure avec un tiers.
48Nombre de gays en couple acceptent l’idée de nouvelles rencontres sexuelles à condition qu’elles n’aboutissent pas à des relations suivies qui pourraient concurrencer la relation conjugale ; la fidélité au sentiment amoureux qui lie le couple reste alors intacte à leurs yeux. Pour certains couples, un des moyens de préserver leur relation est de cantonner leur extraconjugalité dans un périmètre délimité.
49Certains couples gay peuvent se rapprocher des couples hétérosexuels et établir ce que Michel Bozon appelle un « contrat entre conjoints », contrat « qui interdit de divulguer les aventures extraconjugales et oblige à les garder clandestines » (Bozon, 1998, p. 210). Les couples hétérosexuels n’admettent généralement pas de relations extraconjugales, mais celles-ci ont néanmoins cours sous le sceau du secret, comme l’ont montré les travaux du groupe ACSF, ou encore ceux de François de Singly et Florence Vatin : le secret est présenté par les hommes infidèles comme un moyen de protéger leur compagne (2000). Ne pas chercher à savoir absolument ce que fait le partenaire est une condition qui favorise la durée du couple hétérosexuel. Fabien (39 ans, directeur commercial) et son compagnon, Gérald (39 ans, artiste), en couple depuis trois ans, ont « cessé de parler de la fidélité ». Non pas parce qu’ils étaient d’accord sur le principe de l’exclusivité, mais parce que c’est un sujet difficile pour eux :
« Je le trompe assez régulièrement et même s’il le sait, on en a très peu parlé, et je n’ai pas envie d’en parler. Parce que c’est quelque chose de... C’est une addiction pour moi. Je suis dépendant à ça. J’en suis heureux sur le moment, assez malheureux par rapport à notre relation. Réellement je voudrais que... J’aimerais ne pas le tromper. Je voudrais que notre couple soit sans ce nuage-là. J’en suis incapable. » (Fabien, dans un entretien)
50Selon ses propres mots, Fabien « trompe » Gérald régulièrement. L’usage de ce mot très évocateur, que d’autres informateurs comme Thierry ont également prononcé, ne laisse planer aucune ambiguïté sur le statut de cette sexualité en dehors du couple. Le besoin de Fabien d’avoir des aventures, qu’il présente lui-même comme irrépressible, est passé sous silence. Il est probable que Gérald, dont il apparaît en creux dans le témoignage de Fabien qu’il est très attaché à l’idée de la fidélité, ne souhaite plus se trouver confronté à ce qui serait pour lui source de souffrance ; une douleur que Fabien dit également connaître :
« C’est à la fois très heureux... Ce qui est rigolo. Et en même temps... oui, c’est douloureux parce que c’est une dépendance. Je ne sais pas comment faire pour faire sans. Je ne sais pas faire sans […] et depuis toutes ces années où j’ai vécu avec des garçons qui m’ont aimé et que j’ai aimés, je les ai toujours trompés, j’ai toujours eu des aventures en dehors. Même si elles me satisfont en elles-mêmes, elles ne me satisfont pas, je dirais, d’un point de vue moral parce que je suis obligé de leur raconter des histoires, parce qu’eux-mêmes en font quelque chose d’important. Si c’était vécu légèrement... Si Gérald m’avait dit : “Mais je m’en fous, tu peux y aller, l’important, c’est ce que nous vivons entre nous deux, et sache que moi aussi j’en aurai et que ça n’aura pas de répercussions”, peut-être que je l’aurais vécu autrement. Ça n’a jamais été comme ça. » (ibid.)
51Fabien dit que les discussions qu’ils ont pu avoir autrefois à ce sujet ont provoqué de graves crises dans leur couple, ce qui explique qu’aujourd’hui il reste secret. Il regrette que Gérald ne puisse pas faire comme lui la distinction entre ce qui relève de l’amour (conjugal) et ce qui relève simplement de la sexualité. Mais ces deux domaines sont-ils véritablement séparés par une cloison étanche ? Rien n’est moins sûr. Les propos de Fabien le confirment d’ailleurs. D’abord il est persuadé que les rencontres qu’il fait nuisent à son investissement dans son couple :
« J’ai quand même le sentiment en disant ça qu’il y a le danger de l’énergie. Le couple, la relation, c’est d’abord de l’énergie, je crois. Et en allant voir ailleurs, j’ai une énergie sexuelle qui se libère. Et donc j’enlève ça à la relation. Donc ça ne me satisfait pas non plus de ce point de vue-là. Je pense que ça nous fait quelque chose en moins. Du coup on n’en parle pas. » (ibid.)
52Ensuite, non seulement l’idée que Gérald voie d’autres hommes est pour lui un sujet d’inquiétude (« J’aurais peur qu’il rencontre quelqu’un qui soit mieux que moi, qui lui convienne mieux, avec qui il serait plus fort. J’aurais peur de le perdre. »), mais il raconte aussi que lui-même est tombé amoureux d’autres hommes. Il reconnaît ainsi qu’il ne maîtrise pas le destin d’une rencontre :
« Parmi les dizaines d’aventures que j’ai eues, il se trouve que je suis tombé amoureux, raide dingue à deux occasions, alors que j’étais avec Gérald... et que... ça m’a fortement secoué, ça m’a fait envisager très sérieusement le fait de le quitter. On n’en était pas exactement au même point que maintenant, mais il n’empêche que... que c’était... Moi, j’étais fou amoureux... des deux autres. » (ibid.)
53Ses aventures laissent à Fabien un goût amer : Gérald ne lui a pas donné son assentiment et il se sent coupable de trahir cet idéal d’une relation exclusive. Malgré les apparences, Fabien semble lui aussi partager cet idéal d’un amour fidèle, d’un amour total.
54Dans le cas de Fabien, les infidélités sont vécues avec une forme de culpabilité. Comme c’est le cas pour beaucoup des hommes et des femmes infidèles rencontrés par Charlotte Le Van (2010, p. 191), la dualité entre la vie conjugale et les rencontres sexuelles clandestines est difficile à gérer et amène Fabien à se sentir coupable. On pourrait être tenté d’avancer l’idée qu’avoir une sexualité active et plurielle va avec une forme d’affirmation dans sa propre identité de gay et d’homme. Weeks, Heaphy et Donovan ont relevé ce type de discours dans quelques-unes des histoires qu’ils ont recueillies (2001, p. 135). Mais dans le cas de Fabien, comme dans bien d’autres, rien n’est dit explicitement qui permettrait véritablement d’aller dans ce sens, et notre finalité n’est pas d’examiner les raisons, sans doute multiples, qui peuvent pousser Fabien à rechercher de nouvelles aventures. Ce qui nous intéresse particulièrement dans le discours de cet homme, qui vit ses aventures dans le silence, c’est le poids de cette norme d’exclusivité qui serait indissociable d’une vie de couple idéale. L’infidélité est ici cachée dans la crainte de la réaction du compagnon, ce qui ne va pas sans rappeler l’expérience des couples d’hommes néo-zélandais interrogés par Heather Worth, Alison Reid et Karen McMillan (2002, p. 247).
55La liberté sexuelle est un principe qui semble facile à admettre, mais dans les faits, elle pose souvent quelques difficultés, surtout quand il s’agit des rencontres de son compagnon. Lorsque nous leur avons demandé quel était leur sentiment à l’idée que leur compagnon fasse lui aussi des rencontres, certains de nos enquêtés ont d’abord répondu qu’ils pensaient que leur compagnon leur était fidèle, mais en réalité, la plupart semblent appréhender avec difficulté cette idée : ils redoutent que leur compagnon ne tombe amoureux d’un autre homme, alors qu’eux-mêmes sont certains d’en être à l’abri. Ils prônent, en même temps qu’ils l’illustrent, une forme de liberté sexuelle. Mais la condition est explicitement posée que de nouvelles rencontres n’aboutissent pas à des relations suivies qui pourraient concurrencer la dyade conjugale.
56La séparation entre amour et sexualité ne va pas sans poser de problèmes. Le cliché selon lequel les couples gay se caractériseraient par une grande ouverture à l’extraconjugalité est réducteur. Certes, nombre des hommes interrogés témoignent de relations extraconjugales fréquentes, mais ils ne conçoivent pas une vie de couple qui admettrait ce qu’ils considèrent véritablement comme des infidélités, des trahisons de leur idéal conjugal. En général, mes interlocuteurs ne vont pas jusqu’à tenir leur compagnon au courant de toutes leurs conquêtes. Si, pour la majorité, l’activité sexuelle extraconjugale est annoncée ou discutée, elle ne fait pas l’objet d’un journal de bord précis. En effet, même si les rencontres extraconjugales se font d’un commun accord, raconter par le menu les différentes aventures représenterait un danger pour la plupart des couples.
57Fabrice (38 ans, enseignant) et Johan (33 ans, artiste) ont rapidement décidé, eux aussi, qu’ils garderaient « la liberté de faire de nouvelles rencontres ». Fabrice ne tient pas à connaître les détails des aventures de Johan. Celui-ci fait de multiples rencontres dans des backrooms, pratiquant presque systématiquement le coït anal réceptif, avec différents partenaires dans une même soirée. Au cours de notre entretien, Fabrice a déclaré que « ce besoin [de la part de Johan] de se faire pénétrer par de nombreux inconnus » le mettait mal à l’aise. Deux éléments entrent ici en jeu. D’abord une certaine représentation de la pénétration, explicitement mise en avant par Fabrice qui la perçoit comme un acte intime et, mise en œuvre dans un contexte de promiscuité, comme une forme de soumission, voire de dégradation. Ensuite, le fait même d’avoir connaissance des nombreuses rencontres faites par son compagnon pourrait menacer sa confiance en leur avenir conjugal. Comme eux, William (29 ans, vendeur) et Florent (34 ans, chef de chantier), qui font chambre à part, ont convenu depuis le début de leur relation qu’il leur fallait garder une grande liberté sexuelle, sans que cela ne gêne leur relation. Selon William, cet « arrangement » est surtout l’initiative de Florent qui a toujours eu davantage que lui une « sexualité débridée ». Avant leur rencontre, William (qui n’avait que 19 ans) et Florent sortaient beaucoup dans le milieu gay, avaient de nombreuses relations sexuelles et tous deux ont continué à faire des rencontres dans les bars et les saunas gay par la suite. Cependant, eux non plus ne parlent jamais de leurs « conquêtes » respectives. Florent est souvent en déplacement loin de la maison à cause de son travail ; c’est surtout dans ces moments-là que l’un et l’autre font des rencontres. En fait, les deux hommes tiennent à être discrets. William précise que pour lui la sexualité, c’est quelque chose de « naturel » et « sans grande importance ». L’amour qu’il éprouve pour Florent sous-entend « le respect de l’autre ». En l’occurrence, même si leurs infidélités sexuelles ont lieu d’un commun accord, raconter en détail leurs différentes aventures pourrait être dangereux : ils souffriraient sûrement de les entendre, à en croire William.
58Même s’ils en ont convenu très tôt, leur activité sexuelle à l’extérieur du couple est intrinsèquement liée à la qualité de leur sexualité conjugale, dont William dit qu’elle s’est « banalisée » avec le temps. Une idée partagée par quelques autres de mes interlocuteurs. C’est toujours sur l’initiative de Florent que William et lui ont des relations sexuelles. Comme pour s’excuser, William écrit qu’il a « toujours eu un mal fou à avoir une sexualité satisfaisante avec la même personne au fil du temps », même si son expérience des relations est bien sûr limitée. Dans les premières années de leur relation, William et Florent avaient des relations sexuelles régulièrement ; d’ailleurs ils partageaient le même lit. Cela fait maintenant près de trois ans qu’ils ne dorment plus ensemble et qu’ils n’ont pratiquement plus de relations sexuelles. Leur expérience se rapproche un peu de la vie sexuelle conjugale dans la durée telle que Michel Bozon la décrit (1998). Les couples hétérosexuels qui durent connaissent une baisse du désir qui fait réapparaître des dysfonctionnements parfois présents au début de la relation (impuissance, éjaculation précoce, orgasme vaginal difficile). Sans pour autant signaler ce genre de dysfonctionnement, il semble que William n’éprouve plus de désir pour Florent. Cette baisse du désir est intervenue progressivement, au bout de six ans de relation et de vie commune, alors que la baisse du désir chez les couples hétérosexuels interrogés à l’occasion de l’enquête ACSF intervient généralement après dix ans de vie en couple.
59Lorsqu’il parle de l’amour qu’il éprouve pour Florent, William parle d’un « amour très familial ». On peut en effet relever dans son témoignage le champ lexical complet de la famille (« famille », « frère », « noyau familial », « foyer »). William compare son couple à un duo d’amis, à deux frères inséparables. La quasi-absence de sexualité et, pour sa part, de désir, le pousse à justifier devant l’ethnologue le fait qu’il vive toujours avec son compagnon. Il est possible que ce soit une manière de mettre l’accent sur la différence entre leur relation amoureuse et les autres histoires d’amour. Cette comparaison peut vouloir souligner le caractère durable de l’histoire d’amour, qu’il aurait pu présenter ainsi : notre histoire est exceptionnelle parce qu’en plus de l’amour, il y a entre nous cette forme de complicité qui fait que nous sommes liés pour longtemps (voire pour toujours). Le rapport de fraternité, dans l’imaginaire collectif, est inaliénable. L’amitié se porte sur quelqu’un que l’on choisit ; c’est un rapport d’élection qui se veut presque aussi durable et fort que le rapport de fraternité. Enfin, cette comparaison peut avoir aussi pour rôle, dans un contexte où la sexualité n’est plus la forme privilégiée du lien amoureux, de renforcer le sentiment d’appartenance au couple. En effet, selon robert Neuberger, la constitution du couple a pour fonction de créer ce qu’il appelle la « maison-couple » (1997). Cette « maison-couple », le psychanalyste la définit comme une appartenance, une « identité en tant que membre d’un ensemble appelé couple » ; un concept qui rappelle celui de « nous conjugal » de Jean-Claude Kaufmann. Ce groupe, le couple, permet à l’un et à l’autre de ses membres d’être solidaires et de bénéficier de la reconnaissance familiale et sociale. Lorsque deux personnes décident d’exister en tant que couple aux yeux de leur entourage, c’est une manière d’institutionnaliser leur relation. En nous racontant, en se racontant, qu’il vit une relation durable et hors du commun avec Florent, William renforce son sentiment d’appartenance au couple et du même coup celui de Florent :
« Nous n’avons plus de relations sexuelles mais ce qui nous lie est indéfectible. » (dans un récit de vie écrit)
60Jérémy (31 ans, aide-soignant) et Jean (41 ans, chef d’entreprise), en couple depuis sept ans, se permettent, selon les propres termes de Jérémy, « d’aller voir des garçons ». Ils se sont fixé pour règle de maintenir cette pratique extraconjugale en marge de leur vie quotidienne :
« Bon, ça, on se l’autorise quand on est en vacances, parfois le week-end. […] Il ne va pas aller draguer un mec sans que je sois au courant, quoi. » (Jérémy, dans un entretien)
61Ainsi Jérémy est persuadé que Jean n’irait jamais « draguer un mec » en secret et il reconnaît raconter lui-même « à peu près tout » à son compagnon. Mais, comme toute règle, celle qu’ils se sont donnée est parfois enfreinte et leurs rencontres extraconjugales sont peut-être plus fréquentes qu’ils ne se l’étaient fixé. Il est arrivé que Jérémy donne suite aux avances de quelques hommes croisés par hasard. Pour leurs escapades, ils n’ont pas recours au même mode de rencontre. À Perpignan, à Montpellier, à Barcelone et ailleurs, Jean fréquente les backrooms. Il a même demandé certains soirs à Jérémy, mal à l’aise dans ce genre d’endroits, de l’accompagner. Malgré sa réticence, Jérémy s’est montré ces soirs-là très entreprenant avec son compagnon. Celui-ci se détournait et préférait chercher d’autres partenaires : ces escapades ne sont pas le lieu pour une sexualité conjugale. Jérémy, quant à lui, préfère des relations moins anonymes. Il lui arrive d’appeler des copains rencontrés le plus souvent grâce à des serveurs téléphoniques diffusant des annonces de rencontres ou à des sites Internet. Il entretient ainsi une relation privilégiée avec un couple de copains qu’il connaît bien et avec qui il dit être « en confiance ». Il déclare passer parfois quelques jours de vacances chez eux ; il y va seul, mais en toute transparence. Avec eux, Jérémy pratique une sexualité radicalement différente d’avec Jean. Amateur de « plans un peu plus chauds », il est à la recherche de sensations extrêmes et expérimente donc des pratiques sexuelles hards. Les propos de Jérémy et la littérature disponible sur ce type de sujet, tant sur Internet que dans les magazines, laissent penser que seuls des mots fleuris ou issus de l’anglais peuvent désigner ces pratiques. 87,6 % des répondants à l’enquête Presse gay 2004 n’ont jamais pratiqué le fist avec leur partenaire stable, contre 82,9 % avec des partenaires occasionnels ; 86 % ont déclaré ne jamais avoir eu de pratiques hards avec leur partenaire stable, contre 77,8 % avec des partenaires occasionnels (Velter, 2007, p. 115 et p. 119). Il est d’abord remarquable que ces pratiques, parfois qualifiées d’extrêmes et valorisées dans une frange de la pornographie homosexuelle, ne soient pas massivement déclarées par les répondants à l’enquête Presse gay. Elles semblent réservées à une sphère du monde gay portée sur ce genre d’expériences ou associées à des jeux sexuels ponctuels et peu compatibles avec les idéaux conjugaux majoritairement mis en avant dans notre société. Jérémy n’a d’ailleurs pas véritablement expérimenté ce genre de pratiques avec son compagnon et ne s’étend pas sur la teneur de ses ébats lorsqu’il le retrouve. Sans doute est-il difficile pour lui de parler avec Jean de ses envies d’un exotisme que beaucoup trouveraient trop épicé.
62Avoir connaissance des rencontres de son compagnon, dans un monde qui semble finalement moins à l’aise qu’on ne le croit avec l’idée d’un amour non exclusif, ne va donc pas de soi.
« Le fait de savoir que mon copain a des relations extraconjugales me touche plus fortement que je ne le croyais et finalement je ne le supporte pas bien, si ce n’est en me détachant de lui, ce que je ne veux pas en même temps. Cela me fait souffrir, plus que je ne voudrais mais c’est comme ça, je ne suis pas aussi large d’esprit que je le voudrais ! » (Pascal, 40 ans, maître de conférences, en couple avec olivier, 37 ans, chargé de cours, dans un récit de vie écrit)
63Les efforts de Pascal pour entendre les aventures de son compagnon et sa volonté de les accepter témoignent bien du poids de la norme de fidélité jusque dans les couples homosexuels qui ne l’appliquent pas à la lettre.
64Jérémy et Jean savent que chacun d’entre eux fait des rencontres. Mais ils ne se racontent pas par le menu les moments passés avec d’autres partenaires. Jérémy ne s’exprime pas sur les raisons de cette discrétion, mais sans doute est-elle liée à la nature même de leur désir en la matière : ils recherchent une autre sexualité, dans un ailleurs, qui rompe ainsi avec la routine d’une sexualité conjugale un peu moins fréquente, un peu moins innovante, dans leur cas, qu’aux premiers temps de leur relation. Pour autant ils essaient, depuis deux ans, d’introduire quelques nouveautés dans leurs ébats conjugaux, en particulier grâce au recours à un troisième partenaire.
65Le couple formé par Rémi (23 ans, étudiant) et Daniel (38 ans, cadre commercial) entre dans la catégorie des relations stables non exclusives et non cohabitantes. Rémi et Daniel n’ont jamais abordé la question de la fidélité. Le fait qu’ils ne vivent pas quotidiennement ensemble leur permet une grande discrétion. Rémi rencontre de temps en temps d’autres hommes comme il le faisait déjà avant de rencontrer Daniel : il utilise les réseaux Internet et téléphoniques. Daniel fait aussi des rencontres de la même manière – Daniel et Rémi s’étaient rencontrés par le biais du minitel –, toujours pendant les absences de Rémi ; c’est du moins ce que suppose Rémi puisqu’ils n’en parlent pas. Une fois seulement, lors d’une dispute, Rémi a dit à Daniel qu’il avait fait une rencontre ; c’était « pour lui faire mal », selon les mots de Rémi. Car il pense que s’ils ne se parlent pas de leurs différentes aventures, c’est parce qu’ils en seraient jaloux.
66La plupart des témoignages recueillis se recoupent sur ce point : l’activité sexuelle extraconjugale est annoncée (au début d’une relation) ou discutée (lorsqu’elle surgit après quelque temps de vie conjugale). Cette transparence apparente introduit une distinction entre les couples gay et les couples hétérosexuels. Ne pas chercher à savoir ce que fait le partenaire et taire ses propres aventures sont des conditions qui favorisent la durée du couple hétérosexuel. Or l’extraconjugalité des hommes qui témoignent ici est le plus souvent connue de leur compagnon, au moins dans les grandes lignes, mais ils ne vont pas jusqu’à les informer du détail de ces rencontres. L’objet du silence s’est déplacé : il ne porte plus sur le comportement (l’infidélité) mais sur la manière dont il est mis en acte (les rencontres). Pourquoi tant de couples gay passent-ils sous silence les rencontres qu’ils font alors même qu’ils semblent s’être mis d’accord sur cette organisation de leur sexualité ? Donner corps aux aventures vécues en dehors du couple en entrant dans les détails, c’est leur faire passer le seuil de la « maison-couple ». On peut convenir d’une sexualité extraconjugale mais on la craint toujours, ou plutôt on craint ses conséquences. Privé d’une exclusivité tout à fait rassurante, le besoin d’une sécurité émotionnelle doit trouver des garanties ailleurs. José Ignacio Pichardo Galán, à propos des couples de même sexe qu’il a rencontrés en Espagne, constate que de nombreux homosexuels ont des relations sexuelles en dehors de leur couple mais que, dans le même temps, nombre de couples « établissent un accord de fidélité sexuelle », sur la base de compromis trouvés au début de la relation ou plus tard dans la biographie conjugale. Cela conduit l’anthropologue espagnol à formuler l’hypothèse que la fidélité ne serait pas « un élément intrinsèque au couple » (Pichardo Galán, 2009, p. 200). Les données de notre enquête montrent qu’il est nécessaire d’en discuter et que, dans la plupart des situations où les protagonistes ont des relations sexuelles à l’extérieur de leur couple, tout n’est pas bon à rendre transparent. Tout cela ne met-il pas en évidence que la norme de la fidélité garde encore une place prépondérante dans les scripts conjugaux partagés par de nombreux couples gay ?
67La sexualité extraconjugale chez les gays, encouragée par un environnement favorable à une sexualité masculine multiple, prend des formes diverses, depuis l’escapade d’un soir jusqu’au recours à un troisième partenaire, en passant par les aventures amoureuses clandestines. En cela, elle ne présente probablement pas de grandes spécificités. Mais contrairement à des idées largement répandues, les gays en couple ne se sont pas véritablement affranchis de la norme de la fidélité. Elle pèse de tout son poids, même dans les couples qui ont décidé de continuer à faire de nouvelles rencontres. Comment expliquer autrement l’impératif très répandu de passer sous silence le détail des rencontres « extraconjugales », comme mes interlocuteurs les qualifient eux-mêmes, et le malaise dont certains témoignent lorsqu’ils découvrent que leur ami a fait l’amour avec un autre pendant leur absence ? Il nous faut cependant noter, sans aller jusqu’à affirmer que cela est vrai pour tous nos interlocuteurs, que les années qui passent semblent dédramatiser l’extraconjugalité. Dans certains cas, ceux qui s’y refusaient parce que c’était incompatible avec leur vision d’un couple heureux envisagent plus sereinement l’expérience d’une sexualité en dehors de leur couple après plusieurs années. Une part de l’explication réside peut-être dans la fonction de réassurance que semble opérer souvent l’institutionnalisation du couple ; le risque de l’extraconjugalité serait alors moins grand.
68Jérémy et Jean, nous l’avons déjà brièvement évoqué, ont multiplié à l’initiative de Jean les rencontres avec des partenaires tiers, toujours des hommes avec lesquels ils ont sympathisé. Leur histoire a d’ailleurs débuté par une relation sexuelle associant un troisième partenaire. Le scénario est toujours le même : Jean observe les ébats de Jérémy avec leur invité. Jérémy semble trouver satisfaction dans cette expérience de l’exhibitionnisme mais précise qu’il s’interdit avec ces hommes certaines pratiques sexuelles qu’il juge particulièrement intimes et qu’il réserve, pour reprendre ses mots, à son « mari ».
69Les exemples ne manquent pas d’hommes qui, soucieux d’égayer une sexualité conjugale menacée par une forme de routine, ou bien parce qu’ils supportent mal l’idée que leur compagnon puisse vivre des aventures sans eux, se proposent de rencontrer un troisième partenaire. Par le passé, c’est arrivé de temps à autre à Stéphane (28 ans, cadre) et Noël (30 ans, architecte). Tantôt Stéphane présentait une conquête à Noël et ils passaient parfois la soirée ou la nuit tous les trois ; tantôt ils passaient tous les deux une annonce sur un réseau de rencontres. Un jour, Stéphane a présenté Paul à Noël autour d’un repas ; « ils ont discuté et ont bien accroché ». Tous les trois ont terminé la soirée dans le lit conjugal. Pendant les trois mois qui ont suivi, Stéphane vivait avec Noël et voyait Paul de temps à autre ; et le trio s’est recomposé à deux ou trois occasions. D’autres hommes racontent également qu’ils ont connu à plusieurs reprises avec leur compagnon ce qu’ils appellent des « plans à trois ». Frédéric (37 ans, vendeur) et Antoine (35 ans, cuisinier), lorsqu’ils évoquent les relations sexuelles qu’ils ont régulièrement ensemble avec le même homme, évoquent aussi la recherche du plaisir sexuel. Frédéric ajoute cependant qu’il lui semble important de signaler que si ces relations à trois se font toujours avec le même partenaire depuis plusieurs mois, c’est parce que ce type de relation prolongée modifie la teneur de la sexualité. Entre eux est née une forme de camaraderie sexuelle qui les a conduits à bien connaître leurs « besoins sexuels » ainsi que les gestes et pratiques corporelles par lesquels ils se donnent mutuellement du plaisir. Puis Frédéric explique que ce genre de configuration leur permet en quelque sorte de maîtriser le risque d’être en contact avec le virus du sida. Bien sûr, ce que Frédéric présente comme une forme de limitation des risques a un caractère tout à fait relatif. Il est surtout intéressant de voir comment il met en relation, de manière assez originale, les normes de prévention du sida et les scénarios qui font d’une complicité prolongée (dans ce cas précis entre trois partenaires) la règle d’une sexualité épanouie. Un de mes interlocuteurs, Adrien (39 ans, enseignant), raconte même que lui et son compagnon, Patrick (37 ans, commerçant), s’adonnaient à des trios ponctuels depuis quelques années et ont un jour rencontré un homme qu’ils ont souhaité revoir et qu’ils ont invité à s’installer chez eux pendant plusieurs mois. Ils partageaient la même chambre, le même lit, dans une maison qui ne manquait pourtant pas d’espace. Quelle est la part de conjugalité dans la relation entre Stéphane et Paul ? Et dans ce trio formé par Adrien, Patrick et leur ami ? Où s’arrête le couple et où commence l’infidélité ? La sexualité à plusieurs, en particulier lorsqu’elle associe les deux membres du couple, pose des questions intéressantes. Relève-t-elle de l’infidélité, ou bien plutôt d’une conjugalité qui s’accorde parfois une récréation dans des scènes ouvertes à d’autres partenaires mais tout de même centrées sur le couple initiateur de la rencontre ?
70Les témoignages recueillis laissent en réalité entrevoir souvent l’idéal d’une relation monogame qui rappelle à bien des égards l’idéal conjugal hétérosexuel traditionnel. La force de cet idéal peut sans doute s’expliquer par l’absence d’une reconnaissance socialement ritualisée de l’engagement conjugal homosexuel. La monogamie devient un des moyens de signifier la relation conjugale (Worth et al., 2002). Ces récits montrent que la communication au sein du couple ne peut pas porter sur tous les sujets et qu’il existe bien un tabou au sein des couples gay concernant l’extraconjugalité. Celle-ci vient remettre en cause l’intimité conjugale sur laquelle repose le sentiment pérenne de bien-être et de sécurité au sein du couple. L’accord sur l’extraconjugalité et les discussions qui l’accompagnent ont donc pour but de fixer les contours du couple et de préserver l’intimité et la confiance.
71De nombreux hommes en couple ont déclaré qu’ils faisaient des rencontres occasionnelles. Comment expliquent-ils leur désir d’avoir des relations sexuelles avec d’autres partenaires que l’homme avec lequel ils vivent ? Certains, nostalgiques du temps où ils accumulaient les conquêtes, voient dans le mode de vie en couple ouvert le prolongement naturel d’un mode de vie gay centré sur la drague (Pollak, 1982). D’autres évoquent la force de la nature, un besoin irrépressible. Beaucoup essaient en réalité de concilier leur désir d’une relation amoureuse exclusive qui serait le gage de la sécurité avec celui d’avoir des relations sexuelles occasionnelles.
72À mes questions sur la fidélité, Paul (39 ans, écrivain) répond qu’elle est « anti-naturelle ». Il considère que « l’homme est un animal », qu’« il a des besoins d’animal » et que « la sexualité en fait partie ». Pour lui, la sexualité est « quelque chose de basique ». En d’autres termes, il cherche à réduire la sexualité à la rencontre des corps, dénuée de tout sentiment amoureux. Voilà qui rappelle les propos tenus par Fabien. Malgré cela, Paul ne souhaite pas s’exprimer sur ses rencontres avec d’autres partenaires. Le refus d’aborder avec moi ces questions est bien sûr à mettre en rapport avec le fait que ce soit un sujet relativement tabou au sein de son couple. Sachant que je vais également interroger son compagnon, Paul exprime sa réticence à me parler d’un sujet délicat entre eux. C’est une limite que cette enquête souligne. Il est difficile d’interroger les deux membres d’un couple sur des thèmes qui touchent à leur intimité. N’étant pas tout à fait rassurés quant à la confidentialité de leurs propos – confidentialité toute relative puisqu’ils sont repris dans des écrits où l’anonymisation des témoignages n’empêche pas les acteurs cités de se reconnaître –, ils peuvent être réticents à aborder certains sujets. En outre, le chercheur doit avoir l’humilité d’admettre que son interlocuteur ne reconnaît pas toujours instantanément en lui une personne bienveillante et digne de confiance. Paul nous apprend tout de même que Julien (47 ans, médecin) et lui ont quelquefois eu des discussions, mais n’ont pas conclu d’accord. Paul ne lui raconte jamais ses aventures mais selon lui, Julien sait qu’il en a. Celui-ci ne tient d’ailleurs pas particulièrement à ce que son compagnon entre dans les détails. S’il imagine pouvoir lui aussi faire des rencontres, il souhaite tout de même être tenu à l’écart de celles de Paul :
« Personnellement je crois que je serais quand même un peu jaloux qu’il me raconte ça. Je crois qu’on tient trop l’un à l’autre pour, en quelque sorte, donner l’autre à quelqu’un d’autre. » (Julien, dans un entretien)
73« Donner l’autre à quelqu’un d’autre. » Ils sont deux à s’être exprimés de cette manière. D’autres évoquent leur difficulté à envisager de « partager » le corps de leur compagnon, à imaginer qu’ils ne sont pas les seuls à le toucher, à lui donner du plaisir et à en recevoir de lui. Connaître le détail des rencontres faites par son compagnon à l’extérieur reviendrait en quelque sorte à y consentir. Paul pense que leur recours à un psychothérapeute, lorsque leurs difficultés les ont poussés à envisager la rupture, les a aidés à « comprendre que les gens pouvaient avoir des désirs autres que celui du partenaire ». Il ajoute que cela leur a permis « de désacraliser les choses et de les dédramatiser ». Désacraliser la fidélité, dédramatiser les infidélités : que veut-il dire ? En d’autres termes, il s’agit de renoncer à l’idée que couple rime avec exclusivité et qu’une sexualité extraconjugale signe la fin de la relation. Pour un certain nombre de couples, hétérosexuels ou homosexuels, nous l’avons vu, fidélité sentimentale et fidélité sexuelle restent étroitement liées. D’autres privilégient la fidélité sentimentale et ouvrent leur sexualité à d’autres partenaires, pourvu qu’une forme « d’engagement et de confiance soit préservée » (Weeks et al., 2001, p. 122, je traduis). Julien, depuis qu’il vit avec Paul, a révisé sa manière de considérer la fidélité. Pour son compagnon précédent, il n’existait « qu’une seule fidélité, la fidélité de cœur » ; Julien était alors convaincu, « encore plus à l’époque que maintenant », qu’on ne pouvait pas « avoir des relations sexuelles » uniquement « pour des raisons physiologiques », que la sexualité, ce n’était « pas que de l’orgasme ». Il pensait que toute rencontre était l’occasion d’une « projection sur l’autre », que l’attirance mutuelle était liée à « un début de sentiment ». Sans doute cette opinion rencontre-t-elle encore en lui un certain écho, puisque l’extraconjugalité de son compagnon n’est manifestement pas tout à fait anodine pour lui. La preuve en est : il dit avoir discuté avec Paul de ce que leur couple peut supporter, de ce qui pourrait le mettre en péril. Plutôt que d’exiger une fidélité à toute épreuve, Julien dit s’être mis d’accord avec lui sur un « degré minimal de fidélité », ou, pour le dire autrement, sur un « degré maximal d’infidélité ».
74L’examen des modalités de mise en œuvre de l’extraconjugalité dans les couples gay – sur laquelle pèse, malgré les idées reçues, une forme de silence – nous amène évidemment, dans le contexte contemporain où l’épidémie de sida continue à se diffuser au sein de la population homosexuelle masculine, à nous interroger sur la manière dont ces couples perçoivent le risque de contracter le virus du sida et dont ils s’en protègent.
LA CONJUGALITÉ, UN LIEU SÛR ?
75Nous savons que les hommes homosexuels ont été les premiers touchés par l’épidémie de sida et les premiers à se mobiliser. Cependant, malgré les actions de prévention et la large diffusion des informations relatives aux modes de contamination et aux moyens de prévention, les enquêtes récentes montrent une augmentation des prises de risques dans les pays occidentaux. Les raisons de ce qu’il est convenu d’appeler un relâchement sont multiples. Mais il est apparu ces dernières années que le mode de vie conjugal, qui a été pendant un temps perçu par les sociologues et par les acteurs eux-mêmes comme un refuge moins exposé au VIH, ne protégeait en rien d’une exposition au virus. La sexualité conjugale gay présente des risques potentiellement importants, même si leur réalité dépend d’un certain nombre de variables : le statut sérologique des deux membres du couple, l’ouverture ou non à l’extraconjugalité, la fréquentation de lieux de rencontres et de consommation sexuelle, la durée de la relation conjugale, le répertoire sexuel, la fréquence de certaines pratiques.
76Les préoccupations de nos interlocuteurs liées à la prévention sont bien sûr très différentes selon leur proximité avec le sida. Je n’ai pas demandé directement aux répondants quel était leur statut sérologique et tous ne se sont pas exprimés explicitement sur cette question. Première interrogation à propos du statut sérologique : tous les hommes interrogés connaissent-ils celui de leur compagnon ? Certains ont fait un test de dépistage au moins trois mois après le début de leur histoire, et sur la base de la confiance ont décidé de renoncer à l’usage de protections dans leur sexualité. Mais d’autres ont renoncé au préservatif sans avoir fait un test avec leur compagnon. Parmi eux, certains craignent qu’en demandant à celui qu’ils aiment de faire un test et d’en montrer le résultat, cela ne soit interprété comme la manifestation d’un manque de confiance. Les hommes interrogés qui déclarent vivre dans un couple séropositif ou sérodiscordant racontent que les statuts sérologiques de chacun sont connus des deux membres du couple. Ils parlent spontanément du VIH et de la prévention. Rien d’étonnant à cela si on considère les répercussions du sida au quotidien sur leur vie de couple. Aucun de mes interlocuteurs a priori séronégatif n’a fait état spontanément d’un quelconque souci de prévention. Notons qu’ils ont répondu à mes questions avec peu d’aisance. Pourquoi paraît-il difficile de parler de ses pratiques de prévention ? On peut d’abord supposer que la prévention, au même titre que le sentiment et la sexualité, relève de l’intimité, qu’elle soit ainsi de prime abord passée sous silence. Mais ce silence est plus encore le résultat de la norme quasi hégémonique d’une protection efficace contre le sida. Nul ne sait si, en dehors du contexte de nos entretiens, mes interlocuteurs sont véritablement conscients de leurs manques en matière de prévention. Mais il est certain que mon intervention les oblige à se poser sérieusement la question, au moins le temps de l’entretien. Et bien sûr, cela peut être terriblement dérangeant. Il y a un trouble perceptible dans les réponses qui suivent toujours un moment de silence, un temps de réflexion. Et systématiquement, quand ils disent qu’ils n’utilisent pas le préservatif pour la fellation, mes enquêtés ont à cœur de se justifier : « les risques ne sont pas prouvés », « les risques sont faibles », « sucer du plastique, c’est pas terrible »... Puis il y a ceux qui renoncent à l’utilisation du préservatif dans leur sexualité de couple avant les trois mois généralement recommandés avant de procéder à un test de dépistage. Ils déclarent qu’ils auraient dû être plus prudents mais qu’ils avaient confiance en leur compagnon qui leur disait être séronégatif. Une confiance dont nous verrons qu’elle est fréquemment suscitée par la rencontre amoureuse elle-même. Cependant, en réponse à mes sollicitations, certains de mes informateurs déclarent avoir discuté de prévention avec leur compagnon lorsqu’ils se sont mis d’accord sur le principe d’une non-exclusivité sexuelle. Ils conviennent en général d’utiliser le préservatif pour toute pénétration anale avec un partenaire extérieur. L’éventualité d’un accident n’est pas souvent abordée explicitement.
77Les raisons de l’absence d’une stratégie de prévention stable au sein des couples gay sont diverses et dépendent étroitement des biographies individuelles. L’itinéraire personnel, et surtout l’expérience intime de l’amour, de la sexualité, et de la sexualité entre hommes en particulier, sont des déterminants de la perception que chacun a du risque et des postures qu’il adopte au sein de son couple. Cependant il est possible d’identifier dans les histoires conjugales quelques facteurs, directement liés à la vie de couple, qui favorisent une moindre perception du risque de contamination et un recul de la vigilance. Que les deux membres du couple soient séropositifs ou que l’un d’eux soit séronégatif, il est difficile d’adopter une stratégie de prévention correspondant à la norme d’une prévention performante. S’il y a des raisons pratiques qui expliquent cette difficulté, les représentations collectives et individuelles de la vie de couple n’y sont pas étrangères.
Le couple, vecteur d’un fantasme de sécurité
78Mary Douglas et Aaron Wildavsky, dans leur ouvrage paru en 1983, relevaient notamment les divergences entre un discours objectif, scientifique sur le risque, et une perception individuelle, subjective du risque (1983, p. 186-196). L’examen de la situation actuelle de l’épidémie de sida dans la société française, et certainement aussi dans les pays riches mettant en œuvre des politiques de santé publique comparables, montre très certainement la grande actualité, de nos jours encore, des analyses de Mary Douglas et Aaron Wildavsky. L’écart est toujours grand entre le discours scientifique sur la prévention du sida, reposant sur un ensemble de savoirs et de connaissances médicales, et la perception qu’en ont les individus. Certes, ils vivent dans une société où le discours dominant est médical, mais ils ne s’en forgent pas moins des opinions définies par leur propre psychisme, leur biographie et les interactions qu’ils ont entre eux. Le malentendu persiste, voire s’intensifie au fil des années entre les tenants d’un savoir technique et scientifique qu’ils souhaiteraient transposable tel quel dans les manières de vivre de leurs contemporains, et les attitudes individuelles qui très souvent semblent s’en éloigner. Je citerai pour seule illustration le témoignage informel d’un médecin hospitalier d’un service de maladies infectieuses. Un jour de l’été 2010, au cours d’une première consultation, un patient nouvellement infecté par le VIH lui expliquait qu’il savait comment se protéger d’une transmission du VIH mais qu’il n’avait pas souvent utilisé le préservatif pour la pénétration anale, sans l’expliquer autrement qu’en énonçant les faits. Toujours selon le médecin, le discours de son patient témoignait d’une forme de banalisation du risque du VIH qu’il n’observait pas pour la première fois. Les acteurs de la prévention présents autour du médecin et le médecin lui-même étaient véritablement désemparés.
79Le risque tel qu’il est perçu par l’individu recoupe parfois le risque objectif à dimension collective, et parfois s’en distingue. Nous retrouvons la distinction que le sociologue allemand Niklas Luhmann opère entre le risque et le péril (1991). Le risque représente le danger « librement accepté » par la personne et « individuellement évitable ». Le péril, quant à lui, « est attribué à l’environnement, et donc soustrait soit à tout contrôle, soit au contrôle de l’individu » (Hahn et al., 1994, p. 81). Les deux concepts désignent des dommages futurs au caractère incertain. La distinction réside dans la possibilité pour chacun d’influer sur ces possibles dommages. Voilà des notions intéressantes pour comprendre les écarts observés aujourd’hui encore entre la perception médicale, épidémiologique et sociale du risque du sida et les attitudes individuelles qui témoignent parfois d’une perception du danger très conjoncturelle. Il y a cependant très certainement des nuances à apporter à cette analyse qui considère l’individu libre de ses choix, sans prendre en compte sa biographie individuelle ni les circonstances de ses interactions avec autrui qui orientent et façonnent ses représentations et ses attitudes.
80Des études ont montré que l’investissement émotionnel est fréquemment associé à une baisse de la vigilance préventive (Mc Lean et al., 1994 ; Worth et al., 2002). Lorsqu’ils se remémorent les moments qui ont suivi la rencontre avec leur compagnon, les hommes interviewés parlent de leur sensation d’avoir pallié une solitude. Comment concilier la promesse de lendemains heureux, le sentiment de sécurité recherché par tous et souvent trouvé dans la vie conjugale avec la nécessité de se prémunir de la transmission du sida ?
81Ces dernières années, les lieux où se rencontrent les gays ont changé. Les lieux de drague extérieurs, les saunas et les backrooms restent les lieux où se font majoritairement les rencontres. Les résultats des enquêtes Presse gay montrent même que leur fréquentation a régulièrement augmenté entre 1997 et 2004, alors que celle des bars et des discothèques a sensiblement reculé. Dans le même laps de temps, Internet a pris, sans surprise, une place importante dans la sociabilité gay (Velter, 2007). On ne sait pas, à la lecture des résultats des enquêtes Presse gay, si les répondants rencontrent leurs amants d’un soir et leurs amoureux dans les mêmes lieux ou si, au contraire, selon la nature du lieu, la rencontre ne connaît pas le même dénouement. Parmi les 59 hommes de mon échantillon, 19 ont rencontré leur compagnon sur Internet, 13 dans un lieu commercial gay sans backroom, 9 par l’intermédiaire d’amis communs, 9 dans une association, 6 dans un lieu de rencontres extérieur ou dans un sauna, 2 par l’intermédiaire d’une petite annonce dans un magazine gay gratuit et enfin 1 sur un serveur minitel. L’analyse des témoignages recueillis nous permet tout au plus de supposer que les lieux associés à une consommation sexuelle rapide (saunas, établissements connus pour leur backrooms, lieux de rencontres extérieurs…) sont moins favorables que d’autres (bars, soirées chez des amis, sites de rencontres sur Internet…) à l’émergence d’une relation durable.
82À en croire certains des hommes qui ont répondu à mes questions, même si le désir et l’entrée dans la sexualité surviennent rapidement, la rencontre amoureuse semble avoir été conditionnée par la possibilité (offerte par les circonstances) d’engager la conversation, de faire connaissance et de signifier de cette façon qu’une relation sexuelle n’était pas leur seul horizon du moment. Dans leur cas, la rencontre a donc eu lieu dans un bar, sur Internet, ou chez des amis. Les protagonistes se sont parlé quelques heures, le ton de la discussion a pris des allures de confidence. En fin de soirée, ils ne voulaient pas interrompre la conversation, par peur de rompre le charme, mais hésitaient sur la marche à suivre. L’ombre du coup d’un soir planait sur cette première nuit. Pour éloigner ce risque, ils ont échangé leurs numéros de téléphone en se promettant de se voir ou de se revoir sous peu, peut-être le lendemain. Ou bien ils ont pris le risque de continuer la soirée (ou la nuit) ensemble, dans un lieu plus favorable à la confidence et au rapprochement des corps, chez l’un ou chez l’autre. Est alors venu le premier baiser, car le premier baiser a lieu à l’abri du regard des autres, tous les hommes interrogés le disent.
83Les exigences de la prévention du sida s’accommodent mal du désir d’une intimité forte et rapide. L’amour naissant, le désir pour ce corps que l’on trouve attirant, l’envie d’être proche de cet homme qui pourrait être bientôt un compagnon, président à la rencontre charnelle. Nous l’avons vu, la première nuit intervient en général rapidement après la rencontre : il s’agit d’ancrer la relation nouvelle dans les gestes. La sexualité est alors à la fois vérification et fondement de la complicité et du sentiment. Dans ce contexte, le préservatif est bien souvent considéré comme un frein : un moyen de protection souvent jugé inopportun au moment où les esprits et les corps aspirent à une intimité croissante. On craint de rompre le charme qui opère, de mettre entre parenthèses la confiance qui s’installe, et dès lors d’estomper le désir. Aborder le premier la question du sida et du préservatif, c’est prendre l’initiative d’introduire dans ces premiers moments l’idée du danger et du risque, si peu compatible avec le sentiment et le désir qui s’éveillent ; c’est aussi prendre le risque de faire peur et d’installer le doute. Cependant quelques-uns l’ont fait ; le sida et le préservatif sont entrés dans la conversation, souvent brièvement et de manière maladroite. Les hommes interrogés racontent la même histoire. Lorsqu’ils ont rencontré leur compagnon, ils ont passé de longs moments, au téléphone, autour d’un verre ou d’un dîner, à parler, à se raconter leur vie, notamment leur parcours amoureux. Quelques-uns ont parlé du sida et de la prévention à cette occasion. Ainsi, Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles) ont décidé de vivre ensemble et de signer un Pacs quatre mois après leur rencontre. Ils ont formé un couple pendant quatre ans. Avant sa rencontre avec Marc, Jean-Baptiste avait toujours utilisé le préservatif, même pour les fellations. Les premiers moments passés ensemble ont été l’occasion pour chacun d’eux de raconter son parcours. Livrer son expérience et son point de vue sur la prévention était pour Jean-Baptiste une manière de signifier à Marc ce qu’il en serait également entre eux. S’ils ont systématiquement utilisé le préservatif pendant plusieurs mois, cela n’a pas toujours été facile. Le préservatif a été vécu comme une contrainte nécessaire et transitoire, dans l’attente du moment où des tests de dépistage simultanés donneraient le feu vert à une sexualité conjugale sans protection.
84L’exemple de Jean-Baptiste et Marc est exceptionnel par plusieurs aspects. Rares sont les gays qui utilisent systématiquement le préservatif, en particulier pour les fellations qui, aux yeux de la plupart d’entre eux, présentent un risque de contamination mineur et négligeable. Cette attitude a été depuis longtemps cautionnée par les acteurs de la prévention qui, en hiérarchisant les pratiques à risques, ont conféré aux contacts bucco-génitaux un caractère peu dangereux. Aujourd’hui le discours de prévention a évolué, mais les esprits sont marqués et les habitudes tenaces. Christophe (25 ans, enseignant), qui vit cinq jours sur sept chez Patrick (35 ans, consultant) depuis un an, pose une question qui n’en est pas vraiment une : « Tu en connais beaucoup, des mecs qui sucent une capote ? » Quant à la pénétration anale sans protection, tous les hommes interrogés semblent en connaître les risques. Mais tous n’utilisent pas à chaque fois le préservatif. Les raisons de cette absence de protection systématique sont diverses et difficiles à identifier. Mais les parcours biographiques et le contexte de la rencontre participent grandement à la perception et à l’évaluation individuelles du risque.
85Revenons à Pascal (40 ans, maître de conférences), qui partage depuis trois ans la vie d’olivier (37 ans, chargé de cours), qu’il a rencontré alors qu’il était marié. Pascal avait remarqué Olivier chez des amis communs et avait pris de nombreux renseignements sur lui. Si bien que lorsqu’ils ont discuté longuement pour la première fois, Pascal avait déjà l’impression de le connaître un peu, ce qui a favorisé une « mise en confiance » rapide :
« Sans vraiment le connaître, je l’estimais par ce que j’entendais de lui... Je le trouvais très attirant ! Il était vraiment adorable et très craquant. Il me rassurait aussi par son apparence sympa et engageante. » (Pascal, dans un courriel)
86Ils ont beaucoup parlé et, à la fin de cette première soirée, ont décidé de se revoir quelques jours plus tard. Ils ont fait l’amour pour la première fois un soir, chez Olivier. À ce moment-là, et aussi par la suite, ils ont fait l’amour sans préservatif et n’ont parlé du sida qu’après plusieurs mois. Pascal n’en donne pas les raisons, mais son témoignage nous offre quelques pistes de réflexion. Au moment de la découverte de sa propre homosexualité, Pascal trouve en Olivier une figure rassurante. De plus, ce qu’il dit à propos de « l’apparence sympa et engageante » d’olivier ne va pas sans rappeler un mécanisme de protection imaginaire notamment mis en avant par Rommel Mendès-Leite (1995) et Pierre-olivier de Busscher (1997, p. 32). On a l’impression que l’apparence générale d’un individu suffit à l’évaluer. Nombre de mes informateurs ont fait état de l’usage de modes de protection imaginaires, notamment en ce qui concerne l’identification d’un partenaire comme étant une personne fiable, saine et en bonne santé (autrement dit non porteuse du VIH ou digne de confiance si elle dit ne pas être contaminée). Le sociologue brésilien André Barretto raconte que, pour les homosexuels qu’il a interviewés à rio de Janeiro, « ce sont l’apparence physique, le degré de connaissance de la personne, le lieu de rencontre, l’intuition qui prévalent en tant que références au moment du choix d’un partenaire », critères qu’il reconnaît « non rationnels » (2002, p. 82-83).
87Dès qu’ils se sont rencontrés, Lucas (31 ans, professeur des écoles) et Sébastien (24 ans, étudiant) ne se sont presque plus quittés. Ils avaient deux appartements mais ont vécu tout de suite ensemble, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre ; et au bout de quelques jours, ils avaient déjà des projets de vacances ensemble. Lucas raconte que durant les premiers mois, « leurs corps étaient comme aimantés ». Ils ont fait un test de dépistage du VIH huit jours après leur rencontre, qui s’est avéré négatif. Ils ont été alors tentés de ne plus utiliser de préservatif pour la pénétration anale. Au-delà des difficultés qu’il dit lui-même éprouver à faire l’amour avec un préservatif, Lucas raconte qu’ils ressentaient tous deux une « forte frustration » à utiliser un préservatif. Il était important pour eux de vivre une relation sexuelle « sans tabou » et « en toute liberté ». Son témoignage ne comporte en outre aucune ambiguïté quant à l’importance que revêt pour lui le fait que la pénétration anale, insertive ou réceptive, puisse aller à son terme sans préservatif. Finalement, Lucas et Sébastien ont continué d’utiliser des préservatifs jusqu’à leur deuxième test de dépistage, lui aussi négatif, deux mois après leur rencontre. Même s’ils n’ont pas renoncé au préservatif durant les deux premiers mois, le récit de Lucas nous renseigne sur ses représentations de la sexualité amoureuse : une sexualité fusionnelle, à l’image de leur relation amoureuse, qui s’accommode difficilement de l’obstacle que représente le préservatif. L’introduction du préservatif ou des pratiques de diminution des risques dans la sexualité vient interrompre cette dynamique fusionnelle. Par ailleurs le sentiment de sécurité engendré par la vie conjugale est antagoniste avec la nécessité de se prémunir contre la transmission du sida.
88Le moment où, pour la première fois, le préservatif n’est plus utilisé dans un couple est un moment important. Il est d’abord perçu comme l’instant à partir duquel la sexualité conjugale peut atteindre un degré maximal d’intimité. La décision de renoncer au préservatif pour la pénétration anale comporte en elle-même des dimensions implicites. C’est une manière pour chacun des membres du couple de signifier à l’autre son engagement et son souhait que cette relation reste unique.
89La confiance est en effet l’argument avancé par tous ceux qui déclarent ne pas avoir utilisé de moyen de protection. Durant le mois qui a suivi leur rencontre, Loïc (30 ans, aide-soignant) et Samy (35 ans, cadre) ont appris à se connaître, leur relation a gagné en intimité et ils ont commencé à avoir des relations sexuelles. Loïc distingue ces moments qu’il qualifie de « câlins chauds », de celui où ils ont « fait l’amour » pour la première fois et où ils ont commencé à pratiquer la pénétration. Lorsqu’il se remémore cette première nuit avec Samy, Loïc dit qu’ils n’ont pas utilisé de préservatif. Au cours du mois qui a précédé cette nuit, Samy et Loïc avaient évoqué rapidement la question du sida, sans toutefois décider de se protéger : sur la foi de tests de dépistage anciens, ils se supposaient tous les deux séronégatifs. Ils ont fait un test de dépistage simultané plusieurs mois après, mais ils n’avaient jamais utilisé de préservatif jusque-là, « sauf par jeu ». Loïc dit aujourd’hui que c’était une erreur de ne pas se protéger pour les premières pénétrations, mais le pense-t-il vraiment ? Selon lui, ils ne se sont pas protégés parce qu’ils avaient confiance :
« Comment expliquer le no capote du début ? Je ne sais pas vraiment, tout bêtement peut-être : Samy me faisait confiance, je lui faisais confiance, chacun se disant que s’il y avait le moindre risque, nous ne le ferions pas […]. » (dans un courriel)
90En ajoutant que « cette confiance ne s’est jamais démentie depuis », Loïc confère une légitimité à l’absence de recours au préservatif. La confiance naissante et le sentiment de sécurité qui en découle, importants pour une première expérience, n’engagent pas à envisager le risque éventuel d’une maladie sexuellement transmissible et à se protéger. Cet effet sécurisant du sentiment amoureux et de la vie conjugale redouble une forme de convention sociale qui consiste à faire a priori confiance à son prochain, convention qu’Erving Goffman avait mise en avant à partir de l’exemple de la circulation automobile, dans le second volume de sa Mise en scène de la vie quotidienne :
Les rues des villes constituent un cadre où des gens qui ne se connaissent pas se manifestent à tout moment une confiance réciproque. Il s’y accomplit une coordination volontaire des actions où chacune des parties a sa conception de la façon de régler les choses, où les deux conceptions s’accordent, où chaque partie pense que cet accord existe et où chacune estime que l’autre pense de même. […] Les règles de la circulation routière servent en quelque sorte d’exemple idéal dans les discussions touchant la nature et la valeur des règles fondamentales. (Goffman, 2000, p. 23)
91Ce sont là les éléments d’une convention, résultats de la « discussion ouverte » ou, à l’opposé, de la « coordination inconsciente », terme emprunté à Thomas Schelling.
92Mes interlocuteurs disent savoir « comment on se protège du sida » (je souligne). La plupart n’ont pas dit : « Je sais comment me protéger », mais ont eu recours à un on générique ou indéfini. Ce recours, au-delà des automatismes de langage, peut revêtir plusieurs significations. De prime abord la formule sonne comme une règle, un code, une loi. Le on, regroupant soi et les autres, prend dans ce contexte une dimension collective : il incarne la collectivité soumise à la loi. Pour les hommes qui jugent leurs stratégies et leurs pratiques de prévention efficaces, le on, c’est je, moi, nous. Pour ceux, au contraire, qui témoignent de manquements aux normes de prévention, le on peut être entendu comme il ou elle (voir les définitions fournies par le dictionnaire Le Robert), c’est-à-dire les autres.
93Certains discours préventifs supposent, ou bien que les individus utilisent un préservatif pour chaque pénétration anale et chaque fellation, ou bien que les partenaires d’une relation sexuelle, qu’ils soient deux ou davantage, décident ensemble de ce qu’il convient de faire. Cette dernière option suppose qu’il y ait discussion explicite, négociation et accord. Or différents travaux ont montré comment, en matière de sexualité et de prévention comme dans d’autres domaines de la vie affective, la négociation est moins fréquente qu’on ne veut bien le croire. Les acteurs adoptent souvent des comportements qui s’appuient en particulier sur leur propre perception de l’autre. La plupart du temps, ils supposent que l’autre sait comment se protéger. Quelquefois, ils semblent présumer que si l’autre était porteur du VIH, il agirait en conséquence et imposerait des pratiques sexuelles safe et l’usage systématique du préservatif. Dans ce cas, ils oublient ou ignorent que l’autre ne connaît pas toujours son statut sérologique. Nous retrouvons ici la notion de confiance que Goffman signalait comme une condition qui permet la circulation automobile et piétonne dans une ville où le code de la route ne peut pas prévoir toutes les situations et laisse une marge d’interprétation aux individus.
94Les récits de mes informateurs à propos de leur rencontre avec leurs compagnons respectifs, insistant souvent sur son caractère évident et inéluctable, rappellent souvent ce sentiment de sécurité qui n’engage pas à envisager le risque éventuel d’une maladie sexuellement transmissible, ni à s’en protéger. Ce champ sémantique, largement mis en avant dans les discours recueillis, montre bien la prégnance chez ces gays en couple de l’amour romantique, tel que le définit Anthony Giddens. Il fournit à l’individu « une trajectoire de vie à long terme », crée « une histoire partagée » entre ses protagonistes (1992, 2004, p. 61). Il lui offre « une possibilité de maîtriser le futur ainsi qu’une forme de sécurité psychologique » (1992, 2004, p. 57) ou, pour reprendre le vocabulaire de François de Singly (2000) et de Ronald Laing (1971), de « garantir une certaine continuité de soi » (de Singly, 2000, p. 239). La perspective de former bientôt, et peut-être déjà, un couple procure un sentiment de sécurité dont nous pouvons, en nous inspirant d’une analyse de Catherine Deschamps, imaginer l’impact en matière de prévention du sida. Dans Le Miroir bisexuel, la sociologue met en évidence que c’est avec les femmes que les hommes et les femmes bisexuels abandonnent le plus volontiers les pratiques préventives. Elle avance l’hypothèse que, les femmes étant davantage associées à la durée et au couple dans les représentations, la norme du couple provoque un « fantasme social d’immunité », et favorise ainsi un abandon des gestes de prévention (2002, p. 247-248). Nous pouvons nous inspirer de cette analyse pour expliquer la moindre vigilance des hommes gay, en particulier lorsqu’ils commencent une relation amoureuse. Et Jeffrey Weeks d’écrire : « l’amour peut être envisagé comme un nouvel antidote à la terreur de la mort. » (1995, p. 172) Nous le voyons, la rencontre amoureuse est peu propice à l’adoption de pratiques de prévention stables.
95À tout cela, il faut ajouter que les pratiques de prévention sont supposées être mises en œuvre quel que soit le déroulement de la séquence sexuelle. D’une relation sexuelle à l’autre, que ce soit avec le même partenaire ou a fortiori avec des partenaires différents, le scénario de la séquence peut changer et les pratiques peuvent différer. Un plan de prévention ne peut donc pas être adopté une fois pour toutes mais doit être réactualisé à l’occasion de chaque relation sexuelle, sur la foi d’énoncés explicites ou de signaux silencieux repérables dans les attitudes, les gestes, les pratiques. Notons tout de même qu’un couple dans notre échantillon montre une préoccupation tout à fait exceptionnelle pour la prévention du sida. Considérons brièvement sa situation.
96Le cas de Julien (47 ans, médecin) et de Paul (39 ans, écrivain) est tout à fait exceptionnel. Ils sont ensemble depuis quatorze ans. Du point de vue de la prévention, leurs relations extraconjugales sont très encadrées : ils ont convenu d’utiliser le préservatif pour la sodomie. En ce qui concerne la fellation, Paul, qui ne sait pas trop quoi en penser, explique que pour Julien, cela représente tout autant de risques. Paul utilise donc le préservatif pour la fellation. Julien quant à lui préfère ne pas pratiquer la fellation avec un autre partenaire. Cette attitude exceptionnelle en termes de prévention résulte d’une proximité toute particulière avec le sida. Lorsqu’ils se sont rencontrés, le compagnon d’alors de Paul était en phase terminale du sida et Julien, volontaire dans une association de lutte contre le sida, s’investissait dans l’accompagnement de malades. Mais Julien cite également une autre raison pour eux de se protéger : il y a trois ans, ils ont entamé des démarches pour que Paul puisse concevoir un enfant avec une mère porteuse américaine. Cette pratique est très encadrée aux États-Unis et des tests médicaux sont pratiqués sur les pères. Au moment de la conception, Paul devait donc être séronégatif. Aujourd’hui, élever leur petit garçon les engage encore davantage à être prudents sur tous les plans, y compris sur le plan de la santé. Et cela semble valable pour les autres couples qui ont un enfant.
En situation d’extraconjugalité, absence de négociation
97Sans prendre la forme d’une discussion et donc d’une négociation, l’accord sur la prévention est le plus souvent tacite. Qu’il y ait discussion ou non, dans la pratique, les individus prennent des libertés avec les règles qui ont été éventuellement édictées au sein du couple. C’est ce que me raconte Stéphane (28 ans, cadre). En couple avec Noël (30 ans, architecte) depuis sept ans, Stéphane a « commis quelques infidélités » il y a plusieurs années, mais pas Noël qui, lui, est « très fidèle ». Deux ans après leur rencontre, ils ont rencontré un autre couple qui pratiquait des « plans à trois ». Ainsi a germé en eux l’idée d’ouvrir leur sexualité à un troisième partenaire. C’est dans ce cadre que Noël est devenu le « Monsieur prévention » du couple, avec ses « 175 commandements » ; Stéphane explique ce souci de prévention à cause d’une infection sexuellement transmissible (IST) que Noël avait contractée avant leur rencontre. S’il partageait le même avis que son ami à propos des risques liés à la sodomie, Stéphane n’a pas cherché à discuter ceux de ces commandements qui lui semblaient abusifs. Mais dans les faits, après avoir cherché des yeux l’assentiment de son compagnon – qui n’a sans doute plus tout à fait la tête à ses commandements –, Stéphane prend parfois quelques libertés vis-à-vis des interdictions édictées par Noël, avec un ou deux de leurs partenaires – ceux avec lesquels la relation s’installe un peu dans le temps, mobilisant à la fois sexualité et sentiment. Au regard du sida, il ne prend pas de risque inconsidéré, c’est-à-dire que les sodomies sont toujours protégées. Toutefois certaines pratiques l’exposent à d’autres IST. Stéphane a une méthode pour distinguer les hommes avec lesquels il peut prendre quelques libertés. Il l’a mise à l’épreuve avec Walter, un homme qui est devenu leur ami et de temps en temps leur amant, et qui n’est pas le genre de garçon à avoir une « vie sexuelle explosive ». Qu’est-ce qui a mené Stéphane à cette conclusion ? Leurs discussions mais aussi « le style du garçon, sa non-connexion à Internet, sa non-fréquentation des bars gay, son côté très méditatif, l’absence de gel chez lui ». Autant d’éléments d’appréciation qui auraient pu conduire Stéphane à pratiquer avec lui la pénétration anale sans préservatif. Les critères que chacun met en œuvre pour déterminer s’il doit ou non utiliser un préservatif reposent parfois sur des fondements irrationnels, sur un jugement déterminé par une impression générale.
98Les sociologues évoquent depuis plusieurs années les processus de négociation au sein des couples gay visant à établir une stratégie en matière de prévention. C’est vrai pour les couples vivant avec le VIH, qui parlent souvent dès leur rencontre du sida et de la prévention. Que leur relation soit exclusive ou non, ils abordent la question de la prévention, et souvent plus d’une fois, en raison de la difficulté à maintenir des pratiques de prévention sur le long terme. Mais là encore les pratiques de prévention diffèrent du modèle d’une prévention idéale. Les fellations ne sont pratiquement jamais protégées à l’intérieur du couple ; à l’extérieur, elles le sont peu. Et il est également fréquent que pour la pénétration anale, le préservatif ne soit pas toujours de rigueur. Hervé (34 ans, graphiste), qui vit avec André (37 ans, animateur) depuis onze ans, raconte qu’il leur arrive souvent de ne pas utiliser le préservatif. Comme ils sont tous les deux séropositifs, nous dit Hervé, le renoncement au préservatif ne représente pas à leurs yeux un grand danger. C’est semble-t-il également le cas pour beaucoup de couples séropositifs ou sérodiscordants. Bernard (42 ans, créateur d’entreprise), séropositif, dit aussi pratiquer parfois la pénétration anale réceptive non protégée avec son compagnon, Yves (37 ans, commerçant), séronégatif, parce qu’ils considèrent tous les deux que, dans la mesure où Bernard est passif et Yves, actif, les risques d’une contamination sont mineurs.
99Au moment où ils ont rencontré leur compagnon, beaucoup des hommes de mon corpus s’étaient déjà interrogés sur les risques liés au sida. Ils avaient une opinion plus ou moins ferme sur les pratiques qui présentent des risques et sur la manière de se prémunir d’une éventuelle contamination. Leurs représentations des pratiques de prévention nécessaires varient bien sûr selon leur propre perception du risque, leur expérience amoureuse et sexuelle, leur histoire personnelle. Cependant lorsque deux individus forment un couple, ils ne mettent que rarement en œuvre une véritable stratégie de prévention conjugale. Il faut que les membres du couple aient une histoire particulière, qu’ils aient côtoyé de près des personnes touchées par le sida ou qu’ils soient eux-mêmes séropositifs, pour que la question de la prévention soit explicitement abordée.
100Lorsque les individus ont discuté de la prévention, ont confronté leurs points de vue et se sont rejoints sur l’attitude à tenir, sur les pratiques sexuelles possibles ou non et sur les principes de mise en œuvre, la discussion n’est jamais reprise. Or ils prennent souvent leurs aises avec ces principes, en particulier pour ce qui est des pratiques jugées peu risquées, comme la fellation, mais aussi pour la pénétration anale. C’est d’autant plus fréquent dans les relations extraconjugales stables qui mêlent sexualité et sentiment. Par ailleurs, négocier implique que les acteurs prennent des distances avec leurs propres pratiques, ce qui produit des effets particulièrement désagréables et favorise un sentiment d’instabilité et d’incertitude peu compatible avec une relation conjugale (Benjamin & Sullivan, 1999).
101Après avoir été discutée une première fois, la question de la prévention n’est que rarement abordée ensuite au sein même du couple ; le test de dépistage ne l’est jamais. Les raisons de ce silence sont complexes. On peut penser que parler de prises de risques éventuelles ou de l’usage du préservatif est contradictoire avec le silence admis sur les détails de l’activité extraconjugale. Une question se pose. Si un individu ne sait pas si son compagnon fait des rencontres occasionnelles, et/ou si les deux partenaires ne parlent pas de leurs prises de risques éventuelles, comment peuvent-ils mettre en place une stratégie de prévention efficace ?
102Les notions de confiance et de fidélité auxquelles est associée l’idée de conjugalité sont un élément-clé pour comprendre pourquoi le préservatif ne peut pas être revendiqué à tout moment de l’histoire conjugale. Intervenant au début de la relation, il signifie la défiance ; intervenant au cours de la biographie conjugale, il rend visible l’infidélité (Bond & Dovers, 1997 ; Desgrées du Loû, 2005, p. 226 ; Oltramari & Camargo, 2010). Les Brésiliens Leandro Castro Oltramari et Brigido Vizeu Camargo font de la confiance « la pierre angulaire pour la construction de l’amour conjugal » chez la plupart des hommes et des femmes engagés dans des couples hétérosexuels qu’ils ont interviewés (2010, p. 281, je traduis). La confiance revendiquée par mes interlocuteurs n’est pas à comprendre comme une confiance aveugle dans le partenaire mais bien comme un pari et un investissement sur l’avenir de la relation, comme cela a déjà été observé pour des couples homosexuels ou hétérosexuels en France et ailleurs (Courduriès, 2007, p. 47 ; Oltramari & Camargo, 2010, p. 281). Tous mes informateurs, qu’ils se soient conformés à la norme de prévention optimale ou non, racontent que c’est extrêmement complexe et difficile, voire impossible, de se montrer prudent dans les jours et les semaines qui suivent la rencontre amoureuse en proposant le préservatif, ou d’évoquer un accident de prévention à l’occasion d’une relation extraconjugale en imposant à nouveau le préservatif dans la sexualité du couple. Cela revient à faire rentrer le sida ou le danger qu’il représente dans la dyade amoureuse. Tout se passe comme si les acteurs évaluaient les coûts et les bénéfices. Leandro Castro Oltramari et Brigido Vizeu Camargo semblent l’avoir également observé sur le terrain brésilien auprès de couples hétérosexuels : « Ainsi, le risque de contracter le VIH peut être perçu par les répondants comme considérablement réduit lorsqu’est mise en jeu leur relation affective et sexuelle. » (2010, p. 281, je traduis) Les bénéfices, en termes de préservation de sa propre santé et de celle de son partenaire, que personne ne songe à remettre en cause, impliquent des coûts que presque tous considèrent comme importants du point de vue de la stabilité de la relation et de sa pérennité (Courduriès, 2007 ; Oltramari & Camargo, 2010). Les hommes que j’ai interviewés n’ont pas exposé ces calculs aussi explicitement au cours de nos entretiens ; ils tiennent certainement à les taire et n’en sont peut-être parfois pas conscients. Il ne faut pas non plus oublier que dévoiler cette part de calcul devant un tiers expose l’acteur à l’évaluation et à un jugement sévère, tant l’absolue nécessité de préserver sa santé – et peut-être plus encore celle de son partenaire dans la relation amoureuse – est extrêmement valorisée dans notre société. Un individu qui aurait fait un calcul conscient des coûts et des bénéfices à se préserver, lui mais aussi son compagnon, de la transmission du VIH risquerait, en se dévoilant, d’être disqualifié au sens d’Erving Goffman. Il pourrait subir une double disqualification liée d’abord à la nature du risque qu’il aurait pris lui-même en ne se protégeant pas, puis au fait de ne pas avoir préservé son partenaire amoureux. Rappelons-nous les termes du débat récurrent quant à la pénalisation de la transmission du VIH, assimilé à un poison, qui ont très probablement marqué durablement les consciences. La personne qui met en danger son compagnon serait condamnable à double titre : au nom de la mise en danger de la vie d’autrui, mais aussi au nom de la confiance supposée inhérente à la relation amoureuse.
103L’expression de ce que l’on souhaite en matière de prévention et de gestion du risque suppose, pour qu’elle soit libre, que la discussion soit possible. Or des rapports de pouvoir très inégalitaires au sein du couple font parfois obstacle à la négociation. Nous avons vu que le modèle hiérarchique des relations entre les sexes semblait traverser tous les couples interviewés en affectant négativement des activités, des gestes ou des situations corporelles connotés comme féminins. Quelques hommes parmi ceux que j’ai interrogés témoignent d’une organisation conjugale fortement inégalitaire, jusqu’à décrire des éléments caractéristiques d’une domination particulièrement oppressante pour eux. Dans la plupart des cas, les rôles de chacun dans la sexualité, qu’ils soient fixes, évolutifs ou interchangeables, sont pleinement consentis. Néanmoins, certains hommes acceptent, à leur corps défendant et pour des raisons tout aussi diverses que complexes, de pratiquer toujours la pénétration anale réceptive. Lorsqu’elle fait écho à des attributions ressenties comme fortement inégalitaires dans les autres domaines de la vie conjugale, cette assignation finit par affecter négativement la représentation qu’a de lui-même l’individu qui en souffre.
104Le témoignage de Jérémy (31 ans, aide-soignant) donne un exemple extrême des effets produits par une forte dissymétrie conjugale. La souffrance que ressent Jérémy au moment où il livre son histoire prend sa source tant dans la violence de ses disputes avec Jean (41 ans, chef d’entreprise) que dans le cumul de rôles assujettissants. Souvenons-nous que Jérémy, de dix ans plus jeune que Jean, assume l’intégralité des tâches ménagères alors même que son compagnon n’y accorde aucun intérêt, qu’il se trouve assigné à un rôle sexuel passif et qu’il a également été victime de violences physiques. Jérémy travaille dans un service hospitalier qui accueille des malades souvent en fin de vie et est très sensibilisé à la question du sida. Dans le cadre de son travail, il subit un test de dépistage deux fois par an. Il a demandé quelquefois à Jean, mais sans jamais réellement insister, de faire lui aussi un test de dépistage. Jean lui a toujours répondu qu’il ne voulait pas et que de toute manière, il n’avait rien à craindre. Quant à leurs pratiques de prévention lors de leurs relations extraconjugales, Jérémy ne les évoque jamais avec Jean ou bien seulement ponctuellement, sur un ton dégagé, Jean lui répondant de manière tout aussi détachée. Cela ne veut pas dire que Jérémy ne se pose pas de questions quant à l’attitude de Jean en matière de prévention. Mais il est probable qu’en raison de la position qu’il occupe dans un couple fortement dissymétrique, il ne s’autorise pas à lui demander des comptes. À la marge de cette enquête, le témoignage de Jérémy ouvre des pistes de réflexion et conduit à formuler deux hypothèses complémentaires. D’une part, les rapports de pouvoir dans certains couples sont tels qu’il est difficile pour celui qui souffre d’une réelle dissymétrie de faire valoir ses souhaits en matière de prévention. Même lorsqu’il ne présente pas des positions aussi extrêmes d’inégalité et de violence, le contexte conjugal ne permet pas toujours aux deux membres du couple d’exprimer leurs attentes, leurs exigences et leurs inquiétudes en matière de prévention. Le consensus conjugal en la matière est du même coup tout aussi difficile à formuler. D’autre part, l’instabilité de l’image de soi produite par l’assignation à des postures et à des rôles considérés comme subalternes favorise une moindre considération des risques et une baisse de la vigilance.
105Dire que mes interlocuteurs ont peur du sida est une évidence. Cependant, pour ceux qui ne sont pas eux-mêmes séropositifs et dont le compagnon ne l’est pas, le sida ne constitue pas une préoccupation quotidienne. Le risque de contamination passe au second plan. Car le risque majeur de l’extraconjugalité, tel qu’il est perçu par la plupart de mes enquêtés, ne réside pas dans la contamination par le VIH, mais dans la remise en cause de la relation conjugale. Nous le voyons, les raisons de la moindre vigilance partout constatée en matière de prévention du sida sont diverses. Elles tiennent à des dynamiques individuelles difficiles à appréhender dans leur globalité et qui, par définition, varient d’un individu à l’autre. Lorsque deux individus vivent en couple, cohabitent deux conceptions de l’amour, de la sexualité, du risque de transmission du sida dont il est bien sûr difficile de mesurer le poids dans les comportements en matière de prévention. Le consensus est d’autant plus difficile à trouver que la discussion est souvent impossible. La nature même des représentations de la relation conjugale, reposant sur la nécessaire confiance réciproque, l’idéal de fusion et le sentiment durable de sécurité constituent des écueils de taille dans l’adoption d’une stratégie de prévention fiable et stable. Derrière la façade des accords de principe sur une sexualité ouverte, l’extraconjugalité reste un sujet sensible, voire tabou. Par ailleurs, il arrive que des facteurs d’inégalité comme une différence d’âge et de revenus importante, la responsabilité exclusive des tâches ménagères, une sexualité anale passive contrainte et sans réciprocité, se cumulent et produisent une grande insatisfaction, sinon une grande souffrance, mettant à mal l’image de sa propre identité masculine. Le mode de vie conjugal, tant dans le champ de la sexualité que dans celui, plus général, de l’organisation domestique, produit un contexte déterminant pour la manière dont les individus en couple ressentent le souci de leur propre santé et se positionnent en matière de prévention du sida.
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