Chapitre 3. Des comptes conjugaux gay
p. 199-238
Texte intégral
1Dans Le Couple, l’amour et l’argent (2008), la sociologue Caroline Henchoz analyse l’argent, sa circulation dans le couple et ses usages, comme les supports et l’expression du sentiment amoureux. C’est une entrée particulièrement intéressante dans un contexte où la vie conjugale et familiale n’est souvent pas institutionnalisée par le mariage ou par le Pacs et où nombre d’unions sont rompues. D’autres auteurs, anthropologues, historiens et sociologues, ont aussi montré que contributions, dons et transactions « apparaissent comme autant de manières de légitimer, de valoriser ou de fabriquer des relations et des statuts mouvants, parfois non reconnus par le droit ou la coutume » (Martial, 2009, p. 181).
2Les couples homosexuels américains interrogés par Christopher Carrington mettent en œuvre, dans le domaine des dépenses, une grande solidarité. Les ressources sont fréquemment mobilisées pour les besoins personnels bien sûr, et mises en commun pour les dépenses conjugales, mais aussi parfois pour venir en aide à son compagnon ou à sa compagne. Du point de vue de la gestion de cette circulation financière, Carrington rapporte l’utilisation courante d’une sorte de livre de comptes pour le budget du ménage, surtout chez les couples financièrement les plus à l’aise. Cette gestion conjugale de l’argent donne souvent lieu, au cours des premières années de co-résidence, à l’émergence d’un rôle de « manager » financier qui « coordonne l’usage de l’argent » (Carrington, 1999, p. 161-162, je traduis). Les couples gay interrogés par le sociologue américain se caractérisent par une forte propension à mettre en commun une grande partie des revenus et à lui donner une destination conjugale. Dans le même temps, et comme cela a déjà été démontré pour les couples hétérosexuels, une forte disparité de revenus constitue là aussi un instrument de hiérarchisation conjugale.
3Les témoins de l’enquête se sont montrés rétifs à répondre aux questions touchant à l’argent, se retranchant ainsi derrière le vieil adage « en amour on ne compte pas ». Ici le sens commun recoupe les théories sociologiques selon lesquelles « dès lors qu’il envahit le champ des relations personnelles, l’argent infléchit inévitablement ces relations dans le sens de la rationalité instrumentale » (Zelizer, 1994, 2005, p. 41). Or Viviana Zelizer nous invite à les considérer avec un regard critique (2005, p. 20). Peu prolixes sur le sujet, nos interlocuteurs se défendaient de ce qu’ils percevaient comme un soupçon quant à une éventuelle dissymétrie de la relation conjugale. Leur réserve témoigne du poids des représentations traditionnelles et encore influentes des rapports inégalitaires entre un mari pourvoyeur de revenus et une épouse dépendante, et de leur méfiance quant au regard que l’on pourrait porter sur leur propre fonctionnement. Imprégnés par l’idée massivement répandue que l’argent vient dénaturer les relations intimes, témoigner de ces échanges leur était délicat.
4Même mis en circulation sous les auspices de l’altruisme, de l’amour et du désintéressement, l’argent révèle aussi les discussions et tractations intraconjugales que l’on préfère souvent passer sous silence et peut contribuer à renforcer des relations inégales, alimentant ainsi des relations de pouvoir (Henchoz, 2008, p. 182, 217). Il persiste même parfois, comme a pu le montrer Agnès Martial, à faire exister des liens pourtant censés être rompus (2005). Que nous apprend l’ethnographie de la réalité des relations de couple nouées autour de l’argent ? Dans un premier temps, nous verrons que les couples homosexuels que nous avons interviewés sont, comme les couples hétérosexuels, à la recherche d’une forme d’équilibre dans leur organisation matérielle. La recherche du juste équilibre nous conduira alors à analyser comment nos interlocuteurs oscillent entre deux options pour gérer leurs finances : la mise en commun et une stricte séparation des revenus et des dépenses. Nous nous pencherons enfin sur la situation de deux couples qui ne cohabitent pas et qui, pourtant, témoignent d’échanges financiers.
DES ÉCHANGES ÉQUILIBRÉS
5L’examen des affaires d’argent dans le couple nous amène inéluctablement à envisager dans le même temps une autre question, celle de l’égalité conjugale. L’argent dit le lien amoureux en même temps que les usages que l’on en fait participent à sa construction. Mais il ne s’agit pas de céder aux sirènes de l’amour romantique ou, pour reprendre l’expression utilisée par Henchoz, de « l’idéologie amoureuse de la réciprocité et de l’équilibre des échanges », particulièrement importante dans les premiers temps de l’histoire conjugale (2008, p. 49). Le couple contemporain est marqué par un fort idéal d’égalité et d’autonomie, partagé par les gays. S’appuyant sur les témoignages qu’elle a recueillis en Suisse auprès de couples hétérosexuels mais aussi sur les travaux de Viviana Zelizer (1994) et d’Erving Goffman (1979), Caroline Henchoz montre que cette idéologie égalitaire est très tôt contrariée par les « codes de la galanterie masculine » dont Goffman a bien montré qu’ils appuyaient l’asymétrie entre les sexes. Si le don est valorisé dans les sphères conjugales et familiales, il contraint au contre-don dont les travaux plus anciens de Viviana Zelizer, Jacques T. Godbout et Alain Caillé (1992), réactualisant ceux de Marcel Mauss, ont montré toute l’importance dans les relations interpersonnelles et en particulier dans la parenté. Qu’il s’agisse de la sexualité, des tâches domestiques ou de la gestion de l’argent, les travaux en sciences sociales ont montré que dans ces domaines, les relations conjugales étaient fortement influencées par les rapports de genre. Dans les couples hétérosexuels, au sein des familles où l’on se réfère à une division sexuée instituée au xixe siècle et caractéristique des milieux ouvriers traditionnels (de Blic & Lazarus, 2007, p. 82), l’homme est chargé de subvenir aux besoins financiers, la femme étant davantage vouée au travail ménager et à l’éducation des enfants. Sur le plan des représentations, Caroline Henchoz rappelle, à la suite d’autres auteurs (Pahl, 1995 ; Potuchek, 1997 ; Tichenor, 2005 ; Williams, 2000), que « le rôle de pourvoyeur principal des revenus demeure encore profondément ancré dans l’identité masculine occidentale » (2008, p. 35). Même dans les couples où la femme est la pourvoyeuse principale de revenus, elle n’exercerait pas un plus grand contrôle sur les décisions du ménage, ce privilège restant entre les mains de l’homme, selon la sociologue américaine Veronica J. Tichenor (2008) et la sociologue canadienne Sandra Collavechia (2008). S’ils participent évidemment à l’entretien du foyer, les hommes conservent une partie de l’argent qu’ils gagnent pour leurs dépenses personnelles, alors que leurs épouses, lorsqu’elles ont une activité salariée, ont du mal à en réserver une part pour leurs propres besoins. L’argent de la femme et l’argent du ménage ont tendance à se confondre (Wilson, 1987 ; Burgoyne, 1990). D’une manière générale, chacun a des attentes associées à son propre genre et à celui de son compagnon ou de sa compagne, en partie déterminées par ces représentations traditionnelles de la conjugalité qui restent le plus souvent méconnues tant elles sont incorporées par les individus (Nyman & Evertsson, 2005).
6Idéalement, dans un couple cohabitant, chacun participe à parité (moitié-moitié) aux dépenses du couple (Singh & Lindsay, 1996, p. 61) mais dans les faits, selon le montant des revenus de chacun, ce principe n’est pas respecté à la lettre et un mode de gestion respectueux de la différence des niveaux de ressources est parfois adopté (Belleau, 2008). Parmi nos enquêtés, 17 couples sur 59 disposent de revenus identiques ; pour les autres, les différences de revenus varient de 300 à 2 000 €. Comme dans les couples hétérosexuels, lorsque les membres du couple perçoivent des revenus inégaux, le débat s’engage « entre égalité et équité » (de Blic & Lazarus, 2007, p. 87). Doivent-ils contribuer au même niveau aux dépenses communes ou bien celui qui a les plus hauts revenus doit-il payer davantage ? Lorsqu’ils louaient encore leur appartement, olivier et François payaient chacun la moitié du loyer de 800 € et se répartissaient à parts égales l’ensemble des factures liées à l’appartement, et cela malgré une différence de salaire importante (olivier gagne 1 000 € de plus que François). Ils faisaient ensemble les courses alimentaires et les payaient à tour de rôle. Olivier ajoute qu’il payait plus souvent que François, de manière à « rattraper la différence de salaire ». Les deux hommes ont « régulièrement évoqué » l’idée d’ouvrir un compte joint sans que cela se soit concrétisé. Ils ont donc conservé leur mode d’organisation des débuts. À présent François et olivier ont décidé d’acheter ensemble un appartement ; le montant des mensualités de remboursement du prêt immobilier sera de 1 000 €. Au lieu d’en payer chacun la moitié comme c’était le cas jusque-là pour le loyer, ils ont choisi de calculer leur participation individuelle au prorata de leurs revenus, olivier acceptant de contribuer davantage au financement de leur appartement. S’opère au sein du couple un rééquilibrage des situations financières individuelles. Christopher Carrington a mis en évidence le même type d’organisation chez un couple gay ayant un niveau modeste de revenus. Ce couple a d’abord déclaré au sociologue que les charges relatives à la vie commune étaient réparties à parts égales. En réalité, l’un des deux, qui rembourse chaque mois les mensualités d’un crédit automobile contracté seul, participe moins aux dépenses communes, si bien que la plupart des frais (loyer, facture du câble, électricité et gaz) sont à la charge d’un seul membre du couple (Carrington, 1999, p. 91-93).
7Parfois, comme dans la situation d’olivier et de François, il n’est pas utile pour le couple d’établir une organisation financière très formelle, pourvu que les participations de chacun respectent une certaine équité. Même si c’est sans doute également le cas pour les couples hétérosexuels, Jeffrey Weeks, Brian Heaphy et Catherine Donovan insistent sur le fait que l’achat d’une maison est un marqueur particulièrement important de l’engagement dans les couples de même sexe (2001, p. 95). Nul doute en effet que l’achat de leur appartement traduise la foi commune d’olivier et de François dans leur avenir conjugal. L’absence de compte joint dans ce couple est en effet trompeuse. Elle ne signifie en aucune manière que la mise en commun de leurs ressources est minime mais au contraire qu’elles sont si étroitement imbriquées que le compte joint devient inutile. Qu’olivier participe davantage au remboursement du prêt alors que l’appartement leur appartient à parts égales compte peu dans la mesure où il s’agit de construire le nid conjugal, de contribuer à l’entretien de la « maisonnée » (Weber, 2002 ; 2005). Ils ont tous les deux franchi un seuil vers l’intégration conjugale au-delà duquel de nombreux couples ne se sont pas aventurés : acheter à deux un appartement ou une maison pour y vivre nécessite d’une part que l’entourage connaisse la nature de la relation et d’autre part que les membres du couple aient une grande confiance dans l’avenir de leur relation.
8L’entraide n’est pas toujours explicite, ni valorisée en tant que telle, car elle doit coexister avec le principe d’égalité des positions de chacun dans la relation conjugale.
« On ne se prend jamais la tête, tu vois. Des fois Jean arrive avec une surprise, moi c’est pareil : je vois un blouson dont je sais qu’il va plaire à Jean, je lui achète, tu vois... on ne se prend pas trop la tête sur la question du fric. Si j’ai besoin de 20 euros et que je suis en ville, il me les prête, il me les donne, quoi, je vais te dire... Bon et moi je le rembourse autrement, tu vois, enfin... On ne se prend pas la tête pour le fric. » (Jérémy, dans un entretien)
9« On ne se prend pas la tête ». Jérémy énonce cette phrase trois fois en trente secondes lorsqu’il s’exprime sur la manière dont l’argent circule au sein de son couple. Cette récurrence traduit simultanément plusieurs logiques. C’est d’abord une manière pour Jérémy de dire que l’argent circule en toute simplicité entre Jean et lui, en dehors de toute forme d’institutionnalisation, et qu’aucun des deux ne considère l’argent qu’il gagne comme sa seule propriété. Cette phrase sert également à détourner tout soupçon quant à d’éventuels effets négatifs que pourrait produire au sein de leur couple l’inégalité importante de leurs revenus financiers (Jérémy a un salaire mensuel de 1 200 € alors que Jean perçoit chaque mois entre 3 000 et 4 000 €). Jérémy dit par ailleurs que lorsque Jean lui a prêté une somme d’argent, il le « rembourse autrement ». Quand l’argent circule dans le couple, il sort de la logique marchande habituelle. Il conserve bien entendu sa valeur d’usage puisqu’il sert à payer un objet, un service ou une facture. Mais lorsqu’il est prêté dans le cadre d’une relation intime, il crée une dette dont on peut s’acquitter en rendant l’argent perçu mais pas seulement. La circulation de l’argent au sein de la relation conjugale peut donc donner lieu en retour à la circulation d’équivalents. Il est bien difficile d’identifier ces équivalents, d’autant que Jérémy, comme d’ailleurs mes autres interlocuteurs, sont peu prolixes à ce sujet. Il peut s’agir de services rendus, de cadeaux, d’attentions particulières, de sentiments. Dans le cas de Jérémy et Jean, nous verrons que Jérémy est bien plus investi dans la prise en charge des tâches ménagères, champ presque totalement déserté par son compagnon. Assumer ces responsabilités ménagères peut être une manière pour Jérémy de s’acquitter d’une dette dont il se sent redevable vis-à-vis d’un compagnon qui perçoit des revenus très supérieurs aux siens. Nous retrouvons là un mode de fonctionnement déjà observé par Philip Blumstein et Pepper Schwartz qui ont mené une recherche à la fin des années 1970 et au début des années 1980 sur les couples hétérosexuels mariés cohabitants et sur les couples homosexuels. Ils se sont en particulier intéressés au rôle du pourvoyeur principal de revenus et à ses implications dans la vie conjugale quotidienne. Ils décrivaient des couples gay cumulant un certain nombre d’inégalités, que leurs membres justifiaient par l’importance de la contribution financière de l’un d’eux à la relation, souscrivant ainsi au modèle du « mari pourvoyeur » (Blumstein & Schwartz, 1983, p. 59). Mais encore une fois, « en amour on ne compte pas ». Le leitmotiv de Jérémy est sans doute là également pour le rappeler.
10Dans d’autres cas, des positions qui peuvent d’abord paraître inégalitaires aux yeux de l’ethnologue cachent en réalité des arrangements équitables. Bernard (42 ans, créateur d’entreprise) et Yves (37 ans, commerçant) sont ensemble depuis plus de trois ans. Bernard raconte que, quelques jours après leur rencontre, il passait déjà beaucoup de temps chez Yves et qu’au bout de trois semaines, il emménageait chez lui. Ils ont adopté une organisation financière qui n’a pas favorisé un partage très équitable des charges quotidiennes de la vie conjugale. Yves a continué de payer le loyer de l’appartement, les factures de téléphone, d’électricité, de gaz et d’eau, Bernard ne prenant en charge que les courses ; cela n’a, semble-t-il, donné lieu à aucune discussion et paraît tout à fait légitime à Bernard qui explique qu’il n’était pas « venu là pour partager le loyer ». Si cela paraît fortement déséquilibré, la réalité est plus complexe. D’abord, au moment de leur rencontre, Bernard cherchait à se reconvertir professionnellement et Yves était lassé par son métier. Un an avant notre entretien, Bernard a fait les premières démarches pour acquérir une vieille demeure cévenole, et en faire non seulement leur lieu d’habitation, mais aussi un restaurant et une petite hôtellerie. Le projet de Bernard est aussitôt devenu celui du couple. Cependant, Bernard a dû réunir seul, avec l’aide de ses parents, les financements nécessaires à la réalisation du projet, Yves étant déjà fortement endetté pour son commerce. Pendant plusieurs mois, le couple a acquis dans les vide-greniers et les brocantes de la région le mobilier nécessaire à la décoration et à l’ameublement des chambres de leur hôtel, autant de meubles que Bernard a achetés. Si nous incluons dans les dépenses de la vie conjugale le financement de ce projet, elles sont loin d’être à la seule charge d’Yves. Par ailleurs Bernard est sans emploi et ses revenus sont inférieurs à ceux de son compagnon. Dans de telles situations, où l’inégalité des ressources est patente, un principe de solidarité se met en place au sein du couple et la participation de chacun aux frais de la vie commune varie en fonction de ses propres ressources. Ce fut, par exemple, le cas chez Marc et Jean-Baptiste, que nous retrouverons plus loin, à partir du moment où ce dernier a été sans emploi.
11Ces exemples révèlent combien les règles de l’échange conjugal sont différentes de celles du marché économique. Ici, l’investissement matériel et les efforts d’Yves n’appellent pas automatiquement un investissement strictement égal et immédiat de la part de Bernard. Une implication financière sensiblement moins importante, pourvu qu’elle s’accompagne de la promesse d’une réciprocité à venir, suffit à respecter les termes matériels de l’échange amoureux. Dans ce couple, comme dans les autres, la rupture éventuelle n’est jamais évoquée. Cela peut dans un premier mouvement être envisagé comme l’expression d’une forme de confiance dans l’avenir. Mais en réalité, la conjugalité gay constituant un mode de vie encore peu institutionnalisé, rien ne les encourage à se projeter dans un avenir lointain et à prendre des dispositions en conséquence.
12La tension entre soutien mutuel, mise en commun des ressources et autonomie individuelle est ainsi lisible au sein des arrangements choisis par les couples gay, sans que l’on puisse cependant leur appliquer les distinctions liées au genre dont fait par exemple état Delphine Roy dans ses travaux sur la dimension sexuée des dépenses conjugales. Elle distingue notamment, sur la base des résultats de l’enquête « Budget des familles » réalisée en 2000 par l’INSEE, trois groupes de dépenses opérées par les ménages selon qu’elles sont dépendantes des revenus masculins, des revenus féminins ou des deux ensemble (Roy, 2006). Dans les couples gay de notre enquête, la ligne de partage se fait ailleurs. Seule préside en matière de répartition des dépenses conjugales la nature collective ou individuelle de l’usage des biens ou des services achetés. L’achat d’une automobile, de biens technologiques, de vêtements ou autres, relève quasiment toujours de l’initiative et du financement individuels. On retrouve les dépenses relatives au logement, au financement de projets (vacances, électroménager, etc.) parmi les dépenses collectives ainsi que toutes les dépenses liées à la vie commune : les courses quotidiennes et les factures liées au logement sont à la charge de la « collectivité conjugale ». Ce type d’organisation correspond à ce que la sociologue Jan Pahl appelle une « mise en commun partielle » : « Chaque partenaire doit avoir sa propre source de revenus, de sorte que chacun puisse garder un certain montant pour ses besoins personnels, tout en contribuant à un fonds commun [...] et que le couple s’entende sur ce qu’il considère être des dépenses communes et des dépenses personnelles. » (Pahl, 2005)
13Delphine Roy a mené une recherche qualitative articulant les résultats de l’enquête statistique « Budget des familles » de l’INSEE, des entretiens menés auprès de femmes dont elle supposait qu’elles auraient ressenti plus que les hommes d’éventuels changements dans les finances conjugales et le suivi de quatre discussions sur un forum Internet destiné aux femmes, constatant à cette occasion qu’en dehors de toute sollicitation extérieure, l’argent est sujet à discussion. La sociologue met en lumière trois logiques de comptabilité conjugale à l’œuvre dans les couples hétérosexuels. « Dans la première, la communauté est la plus étendue, puisqu’elle dissout les individus dans “la famille” perçue comme une unité. Dans la deuxième au contraire, les individus restent distincts et la réciprocité est la norme. La troisième voit, quant à elle, la communauté définie par une finalité, un “projet”. » (Roy, 2005, p. 43)
14Parmi les trois logiques de comptabilité conjugale qu’elle a observées chez des couples hétérosexuels, Delphine Roy décrit celle d’une organisation fortement communautaire dans laquelle les individualités seraient dissoutes. Aucun des couples gay interviewés n’a organisé sa vie matérielle sur la base d’une telle logique. Cela montre leur réticence à fusionner totalement leurs ressources, et leur attachement à une gestion individuelle de leurs propres revenus. Peut-être est-ce une manière d’éviter une situation hautement conflictuelle. Le modèle masculin décrit par Blumstein et Schwartz (1983, p. 59) impose aux hommes de gagner leur propre argent et de prendre leurs propres décisions. Si la mise en commun des ressources conjugales constitue un élément récurrent des organisations matérielles observées, pouvant ouvrir, lorsque les revenus sont inégaux, à une compensation et une solidarité réelles, la part d’autonomie des conjoints demeure une dimension toujours valorisée et valorisante pour chacun des partenaires du couple.
15Les formes de la comptabilité conjugale mises en évidence par Delphine Roy nous amènent à nous demander comment, très concrètement, les ressources de chacun sont gérées. Les organismes bancaires proposent des solutions à leurs clients en couple pour leur permettre de mettre en commun tout ou partie de leurs ressources et encouragent souvent les couples, à l’occasion d’un crédit immobilier par exemple, à ouvrir un compte bancaire commun. Au-delà de la curiosité pour cet objet, il convient de s’interroger à présent sur la forme que nos interlocuteurs et leur compagnon donnent à leurs finances : font-ils leurs comptes en commun ou bien tiennent-ils une comptabilité séparée ?
COMPTES COMMUNS OU SÉPARÉS ?
16Passer de la vie en solo à la vie à deux implique une prise en charge matérielle nouvelle du quotidien : on vit ensemble dans le même appartement, on mange ensemble, on dispose du même réfrigérateur, de la même ligne téléphonique... Autant de budgets qu’il faut partager. Mais il n’existe pas une seule manière d’affecter son argent à des dépenses communes. On peut supposer que la solution la plus immédiate réside dans l’ouverture d’un compte bancaire joint alimenté par des virements de même importance par chacun des deux membres du couple. Mais dans quelle proportion cette option est-elle mise en œuvre par les couples gay de mon enquête ?
17Dans l’enquête de Christopher Carrington sur les lesbigay families américaines, 38 couples homosexuels sur 52 ont mis leurs ressources en commun (1999). Cependant cette mise en commun semble se faire plus lentement que dans la plupart des couples hétérosexuels. La situation des personnes qui ont participé à mon enquête est bien différente. Sur les 59 couples concernés, 12 seulement ont ouvert un compte joint. Et ceux qui l’ont fait n’ont mis en commun qu’une partie de leurs ressources, chacun conservant l’autre partie sur un compte et/ou des livrets personnels. Aucun des couples d’hommes rencontrés ne détient un seul compte joint sur lequel seraient versés leurs revenus. Dans quelques cas, où les couples possèdent un compte en commun, c’est le même individu qui vérifie chaque mois le relevé des opérations bancaires. Pour autant il est très rarement décidé qu’un des membres du couple soit l’unique gestionnaire, le manager du compte commun. Enfin l’examen de l’organisation matérielle conjugale dont quelques enquêtés ont bien voulu témoigner révèle que la quasi-absence de comptes joints ne signifie pas que les enquêtés et leur compagnon entretiennent entre eux une stricte séparation matérielle.
Les enjeux du compte bancaire commun
18Voyons comment la question de la fusion de tout ou partie de leurs finances a accompagné la relation de Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles). Quelques semaines après leur rencontre, ils ont décidé de signer un Pacte civil de solidarité, au moment des vacances de novembre. Il s’agissait selon eux de permettre à Marc, qui travaillait à l’étranger, d’obtenir une mutation plus rapidement. Mais nous avons vu que cette journée fut en fait bien autre chose qu’une simple formalité. L’après-midi qui a suivi l’enregistrement du Pacs, Jean-Baptiste et Marc ont fait leur premier achat ensemble, avec une partie de l’argent offert par leur famille pour l’occasion : un filet lumineux destiné à égayer les murs de l’appartement de Jean-Baptiste, qui, disaient-ils, était déjà un peu leur chez-eux. Quant au reste de l’argent offert, ils ont décidé de le déposer sur un compte commun qu’ils ont ouvert dans les jours qui ont suivi et qu’ils ont de temps en temps alimenté par des versements depuis leurs comptes respectifs. Ce compte commun a financé leurs achats pour décorer l’appartement et des dépenses telles que des sorties et des repas au restaurant. Ils disent aujourd’hui qu’il leur était difficile de gérer ce compte. Chacun avait un chéquier et faisait des achats avec l’argent du compte joint, mais sans concertation ; ils ont le sentiment qu’ils manipulaient l’argent du couple (celui du compte joint) avec bien plus de légèreté que l’argent de leur compte personnel. on peut imaginer que la prise de distance qui leur a été nécessaire pour essayer d’harmoniser leurs propres pratiques de gestion financière a produit des effets particulièrement désagréables, favorisant « un sentiment d’instabilité et d’incertitude » (Benjamin & Sullivan, 1999). Un sentiment bien sûr contradictoire avec la sensation de sécurité attendue de la vie de couple.
19Lorsque Marc a pu s’installer en France, ils ont commencé véritablement leur vie commune sous le même toit. Après un an et demi, grâce à une nouvelle mutation demandée par Marc, ils se sont installés à quelques dizaines de kilomètres de Montpellier, dans une ville de taille moyenne du Roussillon. Là, comme à Paris, la vie à deux n’a pas toujours été sans accroc, notamment, nous y reviendrons plus loin, parce qu’ils avaient deux conceptions différentes de l’ordre et qu’ils ne parvenaient pas à s’entendre sur la répartition des tâches domestiques. À tel point qu’ils ont quelquefois envisagé la possibilité de vivre dans deux appartements distincts. Le désir rapide des débuts de former un couple uni devait à présent composer avec les difficultés à partager les responsabilités concernant l’entretien du lieu de vie. Au moment où ils se sont installés dans le midi de la France, Marc et Jean-Baptiste n’avaient plus ni chéquier ni compte commun. Ils ont renoncé à un partage strictement égal des dépenses liées à la vie sous le même toit, comme c’était le cas lorsqu’ils avaient à peu près le même salaire, mais ont calculé la participation de chacun au prorata de ses revenus. Marc participait alors à hauteur de 600 € par mois et Jean-Baptiste à hauteur de 400 €. Marc payait le loyer, l’électricité, le téléphone et l’Internet, et Jean-Baptiste prenait en charge les courses. Concernant la taxe d’habitation et la redevance audiovisuelle, le compte de Marc était prélevé mensuellement et Jean-Baptiste lui donnait, via un virement automatique, sa participation mensuelle (toujours au prorata de son salaire) à laquelle se rajoutait sa part des frais d’assurance pour la voiture et l’appartement que Marc payait une fois par an. Finalement, selon Marc, c’était bien plus simple comme cela ; nul n’était besoin que chacun effectue des virements sur le compte joint. Mais est-ce bien l’unique raison qui les a poussés à fermer ce compte ?
20Nous le voyons bien, l’argent du couple, particulièrement lorsqu’il est mis en commun sur un même compte aux deux noms, n’a pas pour unique fonction de financer les achats de la vie courante. Lorsqu’ils l’ont ouvert, trois mois après leur rencontre, alors qu’ils vivaient à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, dans quelle mesure Marc et Jean-Baptiste en avaient-ils besoin ? Hormis l’argent que leurs parents leur avaient donné à l’occasion du Pacs et les versements qu’ils ont effectués pendant quelques mois, ils ne l’ont plus alimenté, le laissant ouvert mais sans un euro. En reprenant à leur compte le traditionnel cadeau de mariage le jour de la signature du Pacs, leurs parents reconnaissaient qu’ils formaient un couple à part entière. Marc et Jean-Baptiste ont vu dans l’ouverture d’un compte joint le prolongement naturel du cadeau de leurs parents. À l’heure où ils s’engageaient l’un envers l’autre mais aussi devant tous, le compte joint était la solution qui s’imposait : l’ouverture de ce compte, à un moment où la distance géographique fragilisait une relation amoureuse naissante, a sans doute rempli un rôle important. Ni Jean-Baptiste ni Marc n’avaient encore jusque-là vécu longtemps en couple sous le même toit. De plus leur rencontre a été suivie de plusieurs semaines de séparation, avec la perspective qu’elle dure bien plus longtemps puisque le contrat de Marc, à l’autre bout du monde, venait d’être prolongé de deux ans. Leur éloignement a sans doute contribué à leur désir de dessiner rapidement les contours de leur couple en lui donnant une forte représentation sociale, en même temps qu’ils se donnaient des garanties rassurantes l’un à l’autre.
21Jérémy (31 ans, aide-soignant) affirme d’abord en matière d’argent : « Chacun son compte. » Jean (41 ans, chef d’entreprise) et lui ont cependant un « compte commun pour les vacances » sur lequel chacun fait plus ou moins régulièrement un versement. Pour ce qui concerne les dépenses liées à la vie commune, ils les ont réparties au prorata de leurs ressources personnelles. Nous ne connaissons rien du processus qui les a conduits à ne pas utiliser leur compte joint pour la prise en charge du quotidien. Parmi les trois types de mise en commun des revenus tels que Delphine Roy les a observés chez des couples hétérosexuels, l’un se rapproche plus particulièrement de l’organisation financière de Jérémy et Jean : une « cause commune » favorise l’émergence d’une nouvelle logique comptable, une mise en commun inconditionnelle, mais « limitée à un périmètre précis » (Roy, 2005, p. 45). À cette différence près qu’ici qu’il ne s’agit pas d’un projet à long terme, tel qu’un achat immobilier ou l’entretien des enfants, mais du financement des vacances conjugales. Il n’en reste pas moins que deux comptabilités coexistent (Roy, 2005, p. 46) : l’entretien du ménage d’une part et le projet de vacances d’autre part. En insistant sur le fait qu’ils ont une organisation aussi simple que possible, Jérémy laisse simplement entendre que si toutes les dépenses liées à leur vie de couple transitaient par le compte commun, ce serait une source importante de tracasseries.
22Fabien (39 ans, directeur commercial) et Gérald (39 ans, artiste), dont nous avons vu qu’ils se sont rencontrés il y a trois ans, ont ouvert leur compte joint lorsqu’ils ont emménagé ensemble, six mois avant notre premier entretien, dans un grand appartement de la banlieue parisienne. C’est la solution qui s’est imposée à eux « pour régler les problèmes d’intendance ». Nous nous souvenons qu’ils ont tout de même gardé la maison de Bretagne dont Gérald est locataire. La location de deux lieux d’habitation est rendue possible par le très haut niveau de leurs revenus (Fabien a un salaire mensuel de 4 000 € environ et Gérald perçoit des revenus irréguliers mais dont la somme moyenne est à peu près équivalente). Ils transfèrent chaque mois, de leur compte personnel au compte commun, la même somme. Ensuite, des paiements sont effectués depuis ce compte pour le loyer et les factures afférentes. C’est aussi ce compte qui est débité pour la plupart des courses alimentaires et pour les chèques emploi service destinés à rémunérer leur femme de ménage. En ce qui concerne les charges de la vie commune, mais aussi plus largement les dépenses liées aux moments passés ensemble, Fabien fait état d’un fort désir d’égalité. Lorsqu’ils mangent au restaurant, chacun paie la moitié de l’addition avec sa carte bancaire personnelle ; mais ils peuvent également payer avec des espèces qui proviennent de leur « cagnotte », une boîte dans laquelle chacun met régulièrement 100 ou 200 €. Ils puisent dedans pour payer des repas au restaurant et les courses d’appoint. Lorsqu’ils font des dépenses pour la maison, ils gardent un justificatif et comparent régulièrement leurs dépenses respectives : si par exemple Fabien a davantage dépensé que Gérald, alors Gérald verse la différence dans la cagnotte. Une comptabilité explicite qui ressemble à la troisième logique rapportée par Delphine Roy (2005, p. 44).
23Fabien reconnaît que cette volonté de partager dans une stricte égalité les dépenses liées à la vie conjugale est surtout de son fait. Il pense que « Gérald fonctionnerait beaucoup plus au feeling », mais il ajoute que lui ne le supporterait pas : « Lorsque les choses sont dites, sont faites clairement, il n’y a aucun soupçon et je n’ai pas envie de soupçon... d’être utilisé... ou d’utiliser. » L’inégalité financière déséquilibrerait donc la relation conjugale. Nous savons qu’avant de rencontrer Gérald, Fabien a vécu plusieurs fois en couple et la manière dont la rupture a eu lieu avec son compagnon précédent n’est sans doute pas étrangère à son souhait de vivre à présent une relation profondément égalitaire.
24Aujourd’hui, Marc et Jean-Baptiste sont séparés. Mais pour autant des échanges d’argent ont subsisté entre eux. D’abord, quelques semaines après leur rupture, Marc a demandé à Jean-Baptiste qu’il participe au paiement de la taxe d’habitation pour l’année qui venait de s’écouler. Jean-Baptiste a accepté mais au prorata de ses revenus, conformément à l’organisation qu’ils avaient mise en place les deux années précédentes. Il poursuit également chaque mois le virement de 60 € de son compte personnel à celui de son ex-compagnon qui lui avait prêté une importante somme d’argent pour le paiement de frais paramédicaux ; remboursement qu’il avait commencé aussitôt l’aide financière reçue, un an auparavant. Jean-Baptiste raconte qu’il avait alors signé une reconnaissance de dette. Malgré l’achèvement de leur relation, ils n’ont pas revu les modalités de remboursement. Ils avaient pourtant pris la décision de régler les aspects matériels de leur séparation : Marc avait par exemple proposé de rembourser la moitié de la valeur du lave-linge offert par sa mère au couple, et la moitié de celle du sommier qu’ils avaient acheté ensemble. Parce que Jean-Baptiste ne s’est pas véritablement installé dans un nouvel appartement mais a préféré une colocation transitoire, le règlement est en attente. De plus, il n’a pas tout de suite emporté toutes ses affaires : quelques meubles et des papiers sont longtemps restés dans l’appartement de Marc. Ils se sont séparés courant 2005 et n’ont rompu leur Pacs qu’au printemps 2006. Ils ont donc été tenus de remplir une déclaration commune de leurs revenus de 2005. Jusqu’alors, le paiement de leur impôt commun était prélevé mensuellement sur le compte bancaire de Marc. Rien n’a changé pour le paiement en 2006 de l’impôt sur les revenus de 2005 : il a été prélevé chaque mois sur le compte de Marc et Jean-Baptiste a versé chaque mois sa part d’impôt, toujours calculée au prorata de ses revenus. Les comptes n’ont donc pas été tous soldés. Bien sûr, en matière d’impôt sur le revenu, système qui fonctionne sur le principe de la rétroactivité, la loi oblige les personnes anciennement liées par un Pacte civil de solidarité à poursuivre une forme d’entente. Mais nous avons vu que le paiement de l’impôt n’est pas le seul domaine où Marc et Jean-Baptiste font preuve d’une étroite solidarité. Agnès Martial, prolongeant les travaux de Françoise Bloch et Monique Buisson (1991), a montré, pour certains des couples hétérosexuels séparés qu’elle a interrogés, que le fonctionnement à la dette « préside aux échanges conjugaux, durant la vie de couple mais aussi au-delà de la séparation » (Martial, 2005, p. 74). Elle cite l’exemple d’un homme qui, dans une situation financière difficile, accepte un prêt venant de son ex-femme qui a, avec son nouveau compagnon, un niveau de revenus bien supérieur. Il n’a jamais remboursé cet argent qu’il a considéré comme « une forme de dédommagement et de compensation des difficultés affectives et matérielles causées par la séparation ». De quelle dette Agnès Martial parle-t-elle ? Cet homme a trouvé ici une manière de faire payer à sa femme le prix de la déception amoureuse. Mais ce concept de « dette » illustre surtout ce phénomène d’aller-retour qui caractérise l’échange conjugal, une circulation, dans un sens et dans l’autre, de sentiments, d’émotions, d’actions, de biens matériels, d’argent... Cette dette est entretenue par la nature même de l’échange. Rappelons-nous un des enseignements de Marcel Mauss (1923) : le don, acte d’apparente générosité, façonne la dette et crée de la dépendance. La logique du don et du contre-don n’est pas d’effacer la dette mais d’être en balance. Les donneurs et les donataires ne sont jamais vraiment quittes l’un envers l’autre. En d’autres termes, le don crée une dette dont on n’est pas défait tant que l’on n’a pas donné à son tour. C’est ce qui explique le sentiment de culpabilité énoncé par l’interlocuteur d’Agnès Martial. Bien sûr, la situation de Marc et Jean-Baptiste est différente. Ils se sont séparés d’un commun accord, après en avoir longtemps discuté, sans heurts et sans aucune rancœur l’un vis-à-vis de l’autre. Cela dit, l’analyse d’Agnès Martial amène ici un éclairage important. Après leur séparation, Marc et Jean-Baptiste ont conservé une relation paisible et une relative proximité. La phase d’après-séparation s’inscrit dans la continuité de la relation conjugale. L’entraide financière peut subsister malgré la rupture sous la forme ici de la poursuite d’un remboursement échelonné.
25Pour l’heure, la pratique du compte joint a peu fait l’objet d’analyses sociologiques. Sans doute parce que les enquêtes ont souvent supposé qu’« au sein d’un foyer, les individus mettent tous leurs revenus en commun, et consomment tout, ensemble, uniformément » (Roy, 2005, p. 41). Au fur et à mesure qu’on s’éloigne du modèle traditionnel du couple marié, stable et avec enfant(s), la gestion de l’argent se fait plus indépendante : chez les couples jeunes, les couples sans enfant, les couples non mariés (Singh & Lindsay, 1996 ; Pahl, 2005 ; Elizabeth, 2001). La pratique du compte commun recule de la même manière ; c’est le cas pour les couples vivant en union libre et pour les individus séparés ou divorcés qui ont composé un nouveau couple (Burgoyne & Morison, 1997 ; Martial, 2002, p. 55). Cependant des enquêtes récentes révèlent que les modes de gestion évoluent et que, même mariés, les couples adopteraient de plus en plus une gestion séparée (Belleau, 2008 ; Pahl, 2005), indiquant ainsi que le statut juridique du couple n’aurait aucune incidence sur l’usage de comptes joints ou de comptes séparés (Martial, 2008, p. 223). Mais ces changements, qui s’expliquent certainement en partie par le fait que les couples, avant de se marier, connaissent une période de cohabitation parfois longue et gèrent déjà la dimension matérielle de la vie à deux, sont récents et, au moins sur le plan des représentations, les modèles anciens sont encore vivaces.
26Selon une enquête sur « Les femmes, les hommes et l’argent » menée en France en 2002 par un établissement bancaire, 81 % des couples interrogés ont un compte commun. Les couples mariés adoptent plus souvent un fonctionnement traditionnel que les couples non mariés (Blumstein & Schwartz, 1983). Le mariage joue à l’égard du compte joint un rôle particulièrement normatif, peut-être en vertu des obligations de solidarité qu’il sous-tend, puisque 86 % des couples mariés détiennent un compte commun alors que parmi les couples co-résidents non mariés seulement 56 % s’en sont dotés. On peut imaginer que les couples pacsés et a fortiori les couples de même sexe non pacsés, plus éloignés encore du modèle conjugal traditionnel, investissent encore moins la pratique du compte joint. Cela expliquerait que si peu de couples parmi ceux que nous avons interrogés déclarent détenir un compte commun. Notons néanmoins que pour Jean-Baptiste et Marc, la contractualisation de leur Pacs et l’ouverture du compte joint étaient concomitantes ; de plus, le don d’argent de leurs parents, à l’occasion de l’enregistrement du Pacs, peut être interprété comme un encouragement à se conformer à un certain modèle conjugal, avec une mise en commun des ressources. Les sociologues Supriya Singh et Jo Lindsay, sur la base d’une enquête qualitative menée dans la première moitié des années 1990 auprès de 31 couples hétérosexuels habitant Melbourne, se sont intéressées aux significations de l’argent au sein des couples de niveau de revenus moyen, mariés et cohabitants, et ont en effet montré que la pratique du compte joint est perçue comme « naturellement inhérente au mariage » (1996, p. 59, je traduis) et que dans un couple cohabitant (non marié), l’argent est séparé, individuel et quantifiable. En d’autres termes, la séparation des comptes rend explicite la circulation de l’argent au sein du couple, fonctionnement surtout valorisé parmi les couples qui souhaitent conserver leurs ressources disjointes.
27L’utilisation de l’argent conjugal et surtout la forme qu’on lui donne mettent le couple en scène. Dans le cas de Jean-Baptiste et de Marc, l’inscription de leurs deux noms accolés sur le carnet de chèques témoignait de l’engagement qu’ils prenaient l’un envers l’autre en même temps qu’ils lui donnaient corps au regard de l’entourage. À ce titre, l’argent est bien un des ingrédients de la relation conjugale. Le compte joint est cependant devenu encombrant lorsque l’un et l’autre, se familiarisant peu à peu avec la vie sous le même toit et avec la difficulté de concilier des manières de faire différentes, ont eu besoin de marquer une plus grande indépendance.
Un manager des finances conjugales
28Le fait que les couples qui composent mon échantillon soient constitués de deux hommes n’est pas sans conséquence, y compris dans le champ des finances. Les enquêtes ont en effet montré que la répartition des responsabilités concernant la gestion des ressources au sein des couples hétérosexuels obéit bien souvent à une division sexuée des tâches. Caroline Henchoz confirme des tendances déjà connues et qui restent fortes. Dans les couples suisses qu’elle a rencontrés, ce sont le plus souvent les femmes qui sont responsables des dépenses quotidiennes domestiques. Et les hommes se chargent plus souvent des factures et de la gestion de « l’ensemble des comptes du ménage » (2008, p. 130-131). La gestion de l’argent reste souvent soumise à une répartition sexuée des rôles et des responsabilités et d’ailleurs, ce faisant, elle contribue directement, parmi d’autres actes et gestes, à « créer du genre » (2008, p. 152). Dans un article paru en français en 1990, Gail Wilson livrait une typologie des organisations financières selon le niveau de revenus des ménages. Dans les ménages à bas revenus, ce sont très largement les femmes qui ont la responsabilité des dépenses collectives et de l’épargne. Lorsque ce n’est pas le cas, elles se spécialisent dans la prise en charge des dépenses relatives à la nourriture. Dans les ménages à niveau de revenus moyen, les hommes participent davantage (Glaude & de Singly, 1986) et la responsabilité partagée de la gestion de l’argent est majoritaire. Les femmes travaillent plus fréquemment et leurs revenus, affectés le plus souvent aux dépenses collectives, sont déterminants dans l’organisation financière conjugale. Le plus souvent les femmes ont la responsabilité exclusive des dépenses liées à la nourriture et aux fournitures quotidiennes. Mais une proportion assez élevée de couples partage ces responsabilités. Malgré des formes d’organisation qui peuvent varier, globalement, dans ces ménages, la responsabilité conjointe des dépenses collectives est la norme. Ce qui témoigne d’une indifférenciation croissante des rôles entre les sexes dans les couches moyennes (Le Gall & Martin, 1990, p. 73). Dans les ménages à hauts revenus, l’organisation financière dépend du fait que les femmes aient des revenus propres ou non. Lorsqu’elles n’ont aucune rémunération, leurs responsabilités financières sont minimes, se limitant à l’achat des courses et à la signature des chèques. Elles n’ont aucune maîtrise des finances familiales. Lorsqu’elles travaillent, elles gèrent leurs propres gains et partagent « sur un pied de quasi-égalité décisions et responsabilités financières ». La quasi-totalité des femmes des ménages à hauts revenus épargne (Wilson, 1990).
29Dans les couples gay que nous avons interrogés, où on ne peut invoquer la différence des sexes comme explication, les individus gèrent le plus souvent séparément leurs ressources et leurs dépenses. Seuls deux couples ont mis en œuvre une organisation matérielle fortement communautaire, prise en charge en réalité par un seul des membres du couple qui endosse en quelque sorte le rôle de manager domestique. Ces deux couples, s’ils sont dotés d’un fort capital socio-culturel, ont par ailleurs des niveaux de revenus nettement différents. Mais la mise en relation avec le niveau de revenus n’est pas un critère pertinent pour l’analyse des modalités retenues pour l’organisation financière des couples gay de mon enquête.
30Dès les débuts de leur co-résidence, il y a neuf ans, Fabrice (38 ans, enseignant) et Johan (33 ans, artiste) ont ouvert un compte joint « pour faciliter la gestion du loyer et des charges communes », nous dit Fabrice. Pour des raisons qui sont restées floues, Fabrice a eu besoin de déposer une partie de son argent sur les comptes personnels de son compagnon qui lui a alors donné une procuration. Fabrice a fait de même pour ses propres comptes bancaires. Si au départ Johan a donné une procuration à Fabrice pour l’aider, la situation s’est rapidement inversée. Alors que lui-même a à cœur de bien gérer son argent et de faire des économies, Fabrice dit que Johan n’est pas du tout un gestionnaire et ne s’occupe pas de ses propres finances. Afin de combler les découverts parfois abyssaux du compte personnel de son ami, Fabrice fait régulièrement des virements de son propre compte à celui de Johan ; dans le même temps, il alimente seul le compte joint. Puis lorsque Johan a des rentrées d’argent exceptionnelles, Fabrice procède à des virements en sens inverse. La confrontation de deux conceptions individuelles de la consommation et de l’épargne, si elles ne parviennent pas à se rencontrer et à s’équilibrer, peut être à la source de négociations conjugales difficiles. La plupart de leurs conflits se sont portés sur le terrain de l’argent, chaque fois que Fabrice a exigé de son compagnon qu’il équilibre ses finances personnelles. Quant à la procuration que Johan a sur les comptes de Fabrice, elle n’a qu’une fonction symbolique, celle de garantir une égalité théorique entre les deux partenaires.
31Parmi les couples homosexuels qu’il a interviewés à San Francisco, Christopher Carrington a observé l’émergence, dans les premières années de vie conjugale, d’un “money manager” qui coordonne l’usage de l’argent conjugal (Carrington, 1999, p. 161-162). En dehors de projets de dépenses pour des vacances, de l’achat de mobilier commun ou d’équipements vidéo, les couples gay interrogés dans le cadre de notre enquête ne font pas de plan d’économie commun. Chacun planifie ses propres économies pour mettre en œuvre des projets conjugaux ou personnels. Dans les couples hétérosexuels, c’est le montant et la nature des dépenses communes, qu’elles soient quotidiennes ou ponctuelles, qui déterminent la part de ses revenus que chacun y consacre (Roy, 2005, p. 52). Pour ce qui concerne les couples gay, bon nombre d’entre eux décident de l’affectation de leurs ressources, certes en fonction des postes de dépenses communes, mais aussi en fonction de leurs propres projets personnels. Fabrice gère les charges conjugales mais son rôle diffère de celui mis en évidence par Christopher Carrington en ce qu’il gère aussi les finances personnelles de son compagnon. Il associe par ailleurs ce rôle à un déséquilibre des positions individuelles au sein de son couple. De cinq ans plus âgé, il confie dans un entretien s’être longtemps comporté comme un aîné avec son compagnon : « [P]our caricaturer, je dirais qu’on est dans une relation père-fils... qui ne me convient plus. » Fabrice attend de son conjoint qu’il prenne des initiatives, qu’il soit plus stable sur le plan professionnel et financier, plus autonome. C’est, dit-il, le déséquilibre de leur relation qui explique la baisse de son désir pour Johan : « [P]our moi, ça veut dire que notre couple n’est plus un couple. » Si bien que, s’il a pu penser signer un Pacs avec son compagnon, il ne le souhaite plus. Aujourd’hui, Fabrice dit qu’il a changé et qu’il aspire à une relation plus équilibrée. Il dit même penser parfois à la rupture.
32Paul (39 ans, écrivain) et Julien (47 ans, médecin) ont opté eux aussi pour une forte concentration des responsabilités matérielles. Plus présent que Julien, Paul se charge de l’entretien de la maisonnée. Si cette organisation ne date pas d’hier, elle trouve aujourd’hui, dans le discours des deux hommes, sa justification dans le fait qu’ils ont la charge d’une famille. Paul tient une sorte de cahier de comptes pour toutes les dépenses familiales. Il a constitué un budget mensuel fixe et identifié des postes de dépenses qui se composent de la manière suivante :
« Le paiement des traites, les courses, les factures communes (eau, téléphone, électricité), les charges de l’appartement, les assurances, les impôts communs qu’on peut avoir, enfin... tout le reste aussi puisqu’on est pacsé depuis trois ans. » (dans un entretien)
33Les premières années, les seuls impôts prélevés sur le compte joint concernaient l’appartement. Au moment où Paul témoigne, les dispositions en matière d’imposition commune des signataires du Pacs n’ont pas encore été modifiées. Ils ont donc fait l’objet d’une imposition commune à partir de l’année du troisième anniversaire de l’enregistrement du Pacte. Toutes les dépenses communes fixes sont prélevées chaque mois sur le compte joint, approvisionné en conséquence par Julien et Paul à égalité. Cependant, à ce budget fixe mensuel, viennent s’ajouter d’autres dépenses communes, régulières ou ponctuelles : les achats concernant leur enfant, d’éventuelles réparations, un appareil électroménager à changer, les vacances et, généralement, tous les achats pour les besoins de la vie commune. Ces dépenses exceptionnelles et non prévues obligent à des réajustements dont Paul se charge puisque c’est lui qui tient les comptes. Concrètement, il s’assure, par la confrontation des relevés de compte et du cahier sur lequel il reporte toutes les dépenses, que le compte est approvisionné. Seules relèvent de la responsabilité et des finances de chacun les dépenses que Paul qualifie de « personnelles » : achat de vêtements, de disques compacts, de livres. Dans ce domaine, chacun gère à sa manière, en toute indépendance.
34Ces deux couples organisés autour d’une gestion très communautaire du budget conjugal, prise en main par un de leurs membres institué en véritable manager domestique, se distinguent des autres par de fortes spécificités. Pour le couple formé par Paul et Julien, elles sont évidentes et tiennent à la présence d’un enfant. Paul et Julien ont opté au fil du temps pour cette manière de gérer les comptes familiaux ; l’organisation de leurs dépenses communes a peu à peu évolué, sans qu’ils en aient véritablement discuté. On retrouve ici bien des traits décrits par la sociologie à propos de l’organisation matérielle des couples hétérosexuels avec enfant(s), à travers notamment la mise en commun des ressources et la gestion des comptes. Le fait qu’ils soient parents les rapproche des couples hétérosexuels et explique probablement en grande partie le fait que l’un d’entre eux assume la responsabilité de la gestion de l’argent de la famille.
35La collaboration conjugale en matière financière prend toute sa force dans la mise en œuvre d’une solidarité matérielle en cas de coup dur, mais se limite le plus souvent à la définition des postes de dépenses conjugales et au calcul de la part que chacun doit y consacrer. Comme l’ont écrit Didier Le Gall et Claude Martin à propos des couples où domine l’indifférenciation des rôles entre les sexes, les couples de mon échantillon ont une « vision plus contractuelle qui permet que la recherche d’équité soit autorégulée » : « on décide ensemble de ce qui est juste. » (Le Gall & Martin, 1990, p. 73) Pour ce qui est des responsabilités en matière de gestion des finances conjugales, exception faite de Fabrice qui gère les dépenses conjugales, son budget personnel et celui de Johan, son compagnon, et de Paul qui orchestre le budget familial, tous les hommes interrogés témoignent d’une organisation que l’on pourrait qualifier d’individualisée. Peu de couples ouvrent un compte joint. Chaque membre du couple gère l’argent qu’il gagne et en affecte une part aux dépenses communes.
Le choix d’une forte séparation
36La mise en commun sur un même compte des ressources de chacun est le résultat d’une projection dans l’avenir, une mise en pratique d’une conjugalité fusionnelle que tous les couples ne sont pas disposés à envisager. Boris (30 ans, aide-soignant) et Maxime (40 ans, informaticien), qui ont formé un couple pendant sept ans, ont tous deux pensé au bout de deux ans de vie commune à la possibilité d’ouvrir un compte bancaire commun. Ils n’ont pourtant jamais opté pour cette solution. Si l’un et l’autre consacraient une partie de leurs revenus aux frais de la vie commune, ils ne souhaitaient pas imbriquer trop intimement leurs finances. Lorsqu’ils en discutaient, ils évoquaient les difficultés qu’un compte commun pourrait entraîner lors d’une éventuelle séparation. Les mêmes raisons poussent de nombreux couples hétérosexuels en situation de famille recomposée à multiplier les comptes bancaires (Martial, 2002). Mais Boris et Maxime n’avaient jamais réellement vécu en couple auparavant, ce qui nous autorise à envisager que des raisons plus profondes expliquent leur réticence à mettre une partie de leurs ressources sur un compte commun. Ce qui est véritablement en jeu dans la discussion à propos de l’ouverture d’un compte joint, c’est la portée symbolique d’un tel acte. L’ouverture d’un compte joint est un temps fort, quasi institutionnalisé, du processus d’intégration conjugale et manifestement Boris et Maxime, comme bien d’autres couples, n’étaient pas disposés à s’y conformer. D’ailleurs, ce que nous a dit Boris à propos de leurs loisirs, toujours menés séparément, et de l’occupation de l’espace dans l’appartement dont Maxime était le propriétaire et où, malgré les arrangements initiaux, l’espace conjugal était peu important, vient confirmer leur réticence à s’engager trop avant dans la fusion conjugale et leur désir de garder une réelle autonomie. Et si on considère que « l’infrastructure financière commune peut être perçue comme le résultat du processus de construction du couple » (Nyman & Evertsson, 2005, p. 36), nous comprenons que Boris et Maxime, réticents à bien des égards à fusionner, n’aient pas ouvert un compte joint.
37La circulation de l’argent doit être mise en relation avec celle, moins visible, de sentiments, de soutiens affectifs. Afin de comprendre la nature des relations conjugales (mais aussi familiales), on ne peut donc pas se référer à la seule logique comptable, mais plutôt à ce que Jean Kellerhals appelle la « règle d’évaluation » (Kellerhals et al., 1982). En fonction de critères non marchands, les individus comparent « leurs prestations respectives ». La logique de l’échange et de l’équité est pleinement à l’œuvre ; la réciprocité n’est pas forcément directe et immédiate, ne concerne pas des objets de même nature et peut mettre en équivalence des prestations de nature différente. Par ailleurs, les participations financières de chacun font peu souvent l’objet de discussions et de négociations explicites, notamment parce que ce n’est pas toujours possible. L’équilibre à trouver, entre communauté et individualisation, est subtil (de Singly, 2003). Néanmoins, au fur et à mesure que ces pratiques se mettent en place et que des négociations se font jour, les individus sont le plus souvent amenés à évoluer. Les habitudes, les désirs et les valeurs individuelles, que l’on croyait pourtant fermement ancrés, changent et se transforment au contact de l’autre. L’individu ne se dissout pas dans l’être conjugal mais parvient à trouver les ressources pour s’adapter et faire vivre cette nouvelle entité. De l’investissement enthousiaste et sans réserve dans la vie conjugale à la volonté de préserver une autonomie importante, les individus en couple poursuivent un but : trouver un équilibre conjugal qui corresponde à leurs attentes anciennes et nouvelles. L’organisation financière peut donc évoluer dans le temps, en même temps que la relation elle-même, à l’occasion de l’arrivée ou du départ des enfants et de la cessation ou de la reprise d’activité de la femme, dans le cas de couples hétérosexuels (Roy, 2005).
38Nous avons vu que, pour la plupart des hommes en couple, l’installation sous le même toit constitue une étape importante et nécessaire de l’itinéraire conjugal. Néanmoins le sentiment d’une communauté de vie et de destin ne commence-t-il que lorsque les deux membres d’un couple n’ont plus pour seule adresse que le domicile conjugal ? Comme nous avons pu le noter à propos de cinq des témoignages recueillis, des couples, formés depuis quelques années, qui ont deux domiciles distincts mais passent le plus clair de leur temps chez l’un ou chez l’autre, mettent bel et bien en œuvre des usages financiers qui montrent le caractère conjugal de leur relation.
RÉSIDENCE SÉPARÉE ET FINANCES CONJUGALES
39Parmi les hommes qui ne résident pas quotidiennement sous le même toit que leur compagnon, deux ont évoqué les échanges matériels et financiers entre eux. En quoi leur double résidence induit-elle cependant une organisation matérielle de type conjugal ?
40Souvenons-nous de Bruno (29 ans, attaché territorial) et de Lionel (31 ans, cadre), en couple depuis trois ans, qui continuent d’habiter deux maisons distantes l’une de l’autre de quelques dizaines de kilomètres. Un choix qui, au-delà des raisons qui le motivent, dépend de leur bon niveau de revenus. Ils éprouvent bien sûr le besoin d’avoir de nombreux moments ensemble. À l’occasion des weekends, des vacances ou plus simplement des repas du soir pris presque toujours ensemble, de toutes ces activités qui mettent une vie conjugale en acte, chacun est amené à dépenser de l’argent. Comment ces dépenses s’organisent-elles ? Ils ne font pas caisse commune mais veillent à respecter un certain équilibre. Pour cela, la stratégie est double. Pour les repas du soir, les courses sont effectuées par celui qui reçoit ; ils se retrouvent donc tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, sans que l’alternance soit pour autant très stricte. Par ailleurs, lorsque Bruno mange chez Lionel, il participe à la préparation du repas et de la table, ou du moins propose son aide. Ainsi la réciprocité est à la fois immédiate (aide à la préparation) et différée (alternance des lieux où le repas est pris). Pour ce qui concerne les week-ends et les vacances qu’ils décident de passer ensemble, loin de chez eux, Bruno et Lionel veillent aussi à l’équilibre de leurs contributions financières respectives.
41Même s’ils vivent une relation qui, au sens strict du terme, n’est pas cohabitante et reste invisible aux yeux de leur entourage familial, les hommes dans une telle situation constituent bien une forme de couple. En passant une majeure partie de leur temps libre ensemble chaque jour, en partageant leur lit, leurs repas avec l’homme dont ils sont amoureux, tout cela sur la longue durée, ils participent activement à la construction de leur relation conjugale. Concrètement, c’est à partir du moment où, indépendamment du mode de résidence, les repas pris ensemble deviennent quasi quotidiens que les investissements matériels et financiers s’organisent : affichant un même souci d’équité conjugale, les acteurs se livrent à un exercice subtil d’équilibre entre les participations, tant financières et matérielles que symboliques, à la préparation des repas à deux.
42Rémi (23 ans, étudiant) et Daniel (38 ans, cadre commercial) ne sont pas exactement dans la même situation. En couple depuis cinq ans, nous avons vu que Daniel loue depuis deux ans une grande maison située dans un lieu-dit rural, et Rémi un studio près de l’université, à plusieurs dizaines de kilomètres de la maison. Il n’a pour seules ressources qu’une bourse d’enseignement supérieur et paie lui-même le loyer de son studio dans lequel il passe quatre jours par semaine. En plus des frais occasionnés par la vie dans ce studio, Rémi participe, au moins symboliquement, aux frais de leur vie commune en payant quelques courses alimentaires lorsqu’il est à la maison. Cela lui permet de s’y sentir davantage chez lui et de ne pas avoir le sentiment de dépendre complètement de Daniel. Cette volonté d’indépendance affichée par Rémi n’est pas nouvelle. Elle se retrouve depuis longtemps dans l’organisation de l’espace de la maison dont nous avons vu qu’elle consiste en une juxtaposition d’espaces individuels au détriment d’un espace conjugal fort. Cette organisation matérielle et financière est tributaire de l’asymétrie des situations de Rémi et de Daniel. Rémi est de quinze ans plus jeune que son compagnon, il est étudiant et sans salaire tandis que Daniel est cadre et gagne environ 2 000 € par mois. Si ses revenus avaient été plus conséquents, peut-être Rémi aurait-il souhaité peser davantage dans l’organisation et le financement de la vie conjugale. Ses aspirations sont également à mettre en rapport avec son jeune âge : lorsqu’il est parti du domicile de ses parents et a commencé à vivre avec Daniel, Rémi n’avait que 18 ans, il n’avait pas achevé sa formation scolaire et n’était pas autonome financièrement. Après quelque temps d’une relative insouciance, il semble qu’il ait commencé à ressentir un déséquilibre croissant avec son compagnon, ce qui l’a conduit à opter pour la solution qui s’offre à de nombreux étudiants désireux de quitter le domicile de leurs parents pour gagner en autonomie. La poursuite de ses études vient donner une légitimité au fait qu’il vive quelques jours loin de la maison et que ses ressources ne soient pas consacrées à la vie à deux : une façon de signifier son désir d’indépendance à Daniel. Leur couple a plusieurs années d’existence et une histoire commune que Rémi souhaite me raconter. Ils partagent des lieux de vie, de nombreux moments. Dans leur cas, l’argent et la manière dont il est géré servent à tenir l’autre à distance, à maintenir l’indépendance de chacun, même quand les revenus sont inégaux.
43Les hommes qui se sont exprimés sur l’organisation de leurs finances conjugales se rencontrent sur un point. Donner à la gestion de l’argent une dimension fortement communautaire, en joignant les ressources sur un compte commun ou en déléguant à son partenaire la responsabilité de gérer le budget conjugal, maintenir les finances individuelles en apparence séparées mais favoriser une solidarité importante au sein du couple, toutes ces options témoignent d’une prise de distance plus ou moins grande de chacun vis-à-vis de ses propres intérêts en faveur d’un investissement certain dans une forme d’unité matérielle du couple. L’idéal de ces hommes se traduit rarement par une fusion des ressources mais par une indépendance concertée, grâce à laquelle chaque individu assume ses responsabilités. Les acteurs oscillent entre la volonté de rester indépendants, de ne rien devoir à leur compagnon, et le désir de former un couple solidaire, reposant sur des liens étroits, y compris matériels. Selon le contexte et l’histoire de chacun, si les échanges matériels et financiers ne sont pas toujours fondés sur une réciprocité immédiate, cela peut tantôt donner le sentiment trop pesant d’une dépendance, tantôt favoriser la sensation sécurisante d’avoir besoin l’un de l’autre. Aucun des couples interrogés n’a renoncé aux comptes personnels pour joindre toutes ses ressources sur un seul compte. En fonction des besoins du couple, ses deux membres participent aux dépenses, dans une stricte égalité si leurs revenus le leur permettent ou bien en respectant une forme d’équité soucieuse de l’inégalité des ressources de chacun le cas échéant. La participation de l’un comme de l’autre s’ajuste en fonction de son niveau de revenus et des changements qui peuvent intervenir dans sa situation (perte d’emploi, promotion) ou dans celle du couple (augmentation des charges, achat d’un bien commun).
44L’organisation financière des couples gay s’inscrit dans un mouvement plus large. Comme l’ont montré les travaux de Jan Pahl et de Delphine Roy, la mise en commun partielle des dépenses et des revenus dans le couple est un mode d’organisation de plus en plus courant chez nos contemporains, qui participe, selon Jan Pahl, d’un mouvement d’individualisation de la vie familiale (Pahl, 2005). Caroline Henchoz montre que, lorsque se confirme la volonté de chacun de s’engager dans un avenir conjugal, la mise en commun partielle des revenus opérée par nombre de couples hétérosexuels de son corpus préserve un fonctionnement double. Chacun peut continuer à utiliser son argent personnel, notamment pour faire des cadeaux à son partenaire. Dans le même temps, les dépenses liées à la vie commune sont partagées, souvent à parts égales quand les deux membres du couple ont des revenus équivalents, mais parfois aussi sur la base de calculs savants menant chacun à contribuer proportionnellement à ses revenus. un système revendiqué comme équitable et dont Caroline Henchoz montre pourtant qu’il maintient des formes d’inégalité, notamment lorsqu’on considère le montant restant des revenus non mis en commun dans des couples aux revenus très disparates (2008, p. 70-82). L’organisation matérielle des couples d’hommes rejoint donc en bien des points celle des couples homme-femme. Il est cependant notable que le niveau de revenus, déterminant dans la manière dont les hommes et les femmes gèrent leurs ressources dans les couples hétérosexuels, ne semble avoir chez les couples d’hommes interrogés aucune incidence significative sur l’organisation de leurs finances. Seules la contractualisation d’un Pacte civil de solidarité, à l’image du mariage pour les couples hétérosexuels, et l’entrée dans la parentalité pourraient constituer un encouragement à joindre les finances conjugales. La ligne de partage entre les tenants d’une importante mutualisation matérielle et les défenseurs d’une séparation financière se fait probablement sur la base de l’adhésion ou non à l’idéal de la fusion conjugale.
45Chez les gays aussi, le couple, au fur et à mesure qu’il vieillit, se transforme. L’entrée dans la vie commune, l’intégration familiale, l’usage conjugal d’une partie des revenus, l’achat à deux du logement conjugal, la contractualisation d’un Pacs, la constitution d’une famille ne sont pas des étapes inconditionnelles de l’institutionnalisation de la conjugalité et ne sont pas toujours partagées par les couples d’hommes. Cependant, lorsque ces événements interviennent, ils sont souvent porteurs de sens pour les membres du couple comme pour les personnes de l’entourage : les hommes que j’ai interrogés parlent d’engagement, se projettent dans l’avenir avec leur partenaire, n’imaginent pas la fin de leur relation. Les pratiques mises en œuvre par les couples gay autour de la cohabitation, du Pacte civil de solidarité et de la circulation de l’argent, illustrent par ailleurs l’équilibre recherché par les couples contemporains « entre intimité personnelle et intimité conjugale » (de Singly, 2003). D’un côté, les individus désirent une relation respectueuse de l’autonomie individuelle, c’est la « relation pure » d’Anthony Giddens. D’un autre côté, François de Singly rappelle qu’ils sont aussi à la recherche d’une relation qui leur apporte un sentiment de sécurité (2003). Deux logiques d’apparence contradictoire mais qui se combinent le plus souvent dans les histoires conjugales. Au-delà de ces oscillations entre individualité et conjugalité, les pratiques mises en œuvre autour de l’argent mettent également en évidence les stratégies des acteurs pour préserver au sein de leur couple les principes de solidarité et de réciprocité, conditions nécessaires pour conserver des positions égales. La répartition du travail domestique et la sexualité conjugale constituent à cet égard des points d’observation privilégiés.
46Les travaux de Françoise Héritier stipulent que les sociétés humaines sont organisées sur la base de certains invariants, parmi lesquels « la valence différentielle des sexes » et une répartition des tâches selon le sexe occupent une place centrale (1996). Pour autant, celles-ci impliquent « dans un certain contexte relationnel » des attentes normatives différentes (Théry, 2007, p. 35). Si on suit les thèses de Marilyn Strathern (1988) selon lesquelles le genre n’est pas une donnée inébranlable mais se construit dans la relation qu’entretiennent les personnes entre elles, le couple et la famille sont indubitablement des lieux privilégiés où s’élaborent le masculin et le féminin. Dans le même temps, la vie de couple est un domaine dont de nombreuses études ont montré combien il était porteur de représentations fortement dépendantes de la socialisation sexuée (Kaufmann, 1992 ; Bozon, 1998). Les homosexuels, comme les hétérosexuels, reçoivent depuis leur plus jeune âge une socialisation marquée par leur appartenance à un sexe ou à l’autre. Dans le couple gay, appartenir au même sexe produit donc un certain nombre de spécificités dans la mise en acte de la conjugalité et amène inévitablement les individus à se confronter, au fil de la vie conjugale quotidienne, à leurs représentations de la masculinité, notamment parce que les seuls modèles conjugaux à leur disposition sont des couples composés d’un homme et d’une femme.
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