Chapitre 2. Des usages matériels et symboliques du Pacs par les couples gay
p. 141-198
Texte intégral
CONTEXTE
1Les revendications pour une reconnaissance juridique des couples homosexuels et même des familles homoparentales témoignent de changements de fond quant au regard porté sur l’homosexualité, mais aussi dans les modes de vie homosexuels (Adam, 1998). Dans sa résolution du 15 mai 1991, votée dans le cadre du programme « L’Europe contre le sida », l’Assemblée des députés européens, relayée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fit de la reconnaissance du couple homosexuel un élément essentiel de la lutte contre le sida. D’autre part, une résolution du 8 février 1994 du Parlement européen incita les États membres à garantir les mêmes droits à toutes les personnes, indépendamment de leur orientation sexuelle. Le Parlement encourageait la Commission des communautés européennes à rédiger une recommandation visant à éliminer toute forme de discrimination juridique fondée sur l’orientation sexuelle, à mettre un terme à l’interdiction faite aux couples homosexuels (vivant ensemble) de se marier ou de bénéficier de dispositions juridiques équivalentes, et même à abolir toute restriction au droit des homosexuels d’être parents et d’adopter ou d’élever des enfants. Il faut dire que le Danemark et la Norvège, en 1989 et en 1993, avaient créé un partenariat enregistré. Les années suivantes, la Suède et l’Islande leur ont emboîté le pas. Les unions civiles ou partenariats enregistrés relevaient tous de la même logique : créer un statut spécifique pour les couples qui ne peuvent se marier en raison de leur appartenance au même sexe. Trois pays cependant ont également ouvert ce partenariat enregistré aux couples hétérosexuels : la France, la Belgique et les Pays-Bas. Les trois mêmes pays ont d’ailleurs opté pour des conditions de dissolution du partenariat plus souples que celles requises pour le divorce des couples mariés ; les couples hétérosexuels trouvent ainsi dans ce partenariat un cadre légal à bien des égards moins contraignant que celui du mariage, ce qui explique en partie leur engouement pour ce contrat. L’universalisation de l’accès au Pacte civil de solidarité « symbolise une proximité des unions hétérosexuelles et homosexuelles » (Rault, 2005a, p. 174), porte en elle une forme de désexualisation de la conjugalité par le droit et relève de « l’application du principe de la non-discrimination à un champ social, que le législateur estime relever désormais de la liberté individuelle » (Banens, 2010, p. 79). À la suite des pays nord-européens, précurseurs dans le domaine de la reconnaissance juridique des couples homosexuels, et contrairement à la Hongrie qui a préféré reconnaître simplement le concubinage, d’autres pays européens ont adopté eux aussi une forme de partenariat enregistré : les Pays-Bas, la Belgique, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.
2Sur la voie de la reconnaissance des couples de même sexe, certains États ont franchi une étape supplémentaire en leur donnant accès au mariage, avec, tout de même, quelques aménagements spécifiques. Tel fut le cas en 2001 des Pays-Bas, premier pays à reconnaître le mariage des homosexuels, puis de la Belgique (Herbrand, 2008). D’autres, comme l’Espagne, le Portugal, le Canada et l’Afrique du Sud, où la loi est perçue comme « la plus égalitaire au monde » (Stacey & Meadow, 2008, p. 84), n’ont pas procédé par étapes et ont directement permis aux homosexuels de se marier. Aux États-Unis, l’État du Vermont a adopté en 2000 une loi sur les unions civiles, en réponse à la Cour suprême du Vermont qui avait demandé que les couples homosexuels aient les mêmes droits que les couples hétérosexuels (Coulmont, 2003). En 2005, le Connecticut a emboîté le pas au Vermont en permettant lui aussi l’accès des couples de même sexe à des unions civiles. Début 2011, le Massachussets, le Connecticut, le Vermont, l’Iowa et le New Hampshire sont allés encore plus loin en autorisant l’accès des couples de même sexe au mariage. Mais ces mesures favorisant, de manière très sporadique, l’accès des couples de même sexe au mariage ne doivent pas faire oublier le « climat de profondes luttes politiques et religieuses » suscité par ce sujet (Coulmont, 2006). La question de la reconnaissance des couples homosexuels fait l’objet d’une controverse toujours vive aux États-Unis. Avant que des dispositifs de reconnaissance légale ne leur soient ouverts dans quelques États, les couples homosexuels désireux d’accéder à une sorte d’officialisation n’avaient d’autre choix que d’avoir recours à des formes d’engagements privés ou publics à caractère non officiel. Ces engagements prenaient, et prennent encore, des formes diverses telles que l’échange des anneaux, une cérémonie à l’Hôtel de Ville, un voyage de noces ou une célébration religieuse (Hull, 2006, p. 26-77). Aux États-Unis, l’État et l’Église sont séparés, excepté en matière de mariage puisque les mariages célébrés par des pasteurs sont légalement reconnus et que les pasteurs sont eux-mêmes considérés comme des agents de l’État (Coulmont, 2005, p. 225 ; Hull, 2006, p. 152). Cela explique en partie les fortes oppositions que suscite dans la société américaine le débat autour de la reconnaissance des couples homosexuels. Baptiste Coulmont propose pour la première fois l’histoire sociale des unions religieuses de couples de même sexe aux États-Unis (2007). En ces circonstances, le recours à la religion, « autre source de loi » (Hull, 2006, p. 24), s’apparente à une tentative de la part des homosexuels de donner, malgré tout, une apparence légale à leur union.
3S’opère donc un mouvement où, malgré des oppositions encore fortes, l’accès des homosexuels à une conjugalité légalement reconnue se diffuse dans les sociétés occidentales. La France a opté pour un pacte civil et depuis le premier semestre 2004, face aux exemples de l’Espagne, de la Belgique et des Pays-Bas, le débat sur un libre accès au mariage, quel que soit le sexe des époux, est relancé. Cette question promet même d’être un des sujets des campagnes présidentielle et législative de 2012. Parce que la reconnaissance juridique de liens conjugaux entre personnes de même sexe pose la question du mariage, partout perçu comme l’institution de la famille, l’hypothèse de l’accès à la reconnaissance des liens familiaux en situation d’homoparentalité s’invite dans les débats. Dans ce contexte où la conjugalité homosexuelle accède à une relative normalisation juridique, politique et sociale, et où les dispositions juridiques nouvelles, en même temps qu’elles offrent une reconnaissance inédite, renforcent le modèle conjugal comme mode d’organisation de la vie privée, les hommes gay sont appelés à se positionner face à cette possibilité nouvelle. Le Pacte civil de solidarité confère aux couples qui y souscrivent un statut juridique, proche des partenariats déjà existants en Europe du Nord. Pour les couples hétérosexuels, il constitue une alternative au mariage moins contraignante sur le plan matériel. Les analyses des juristes montrent que les droits ouverts par le Pacs sont moins étendus que ceux accordés aux couples mariés (Leroy-Forgeot & Mécary, 2001). Malgré cela, le Pacs représente une nouveauté sans précédent pour les couples de même sexe puisque, pour la première fois, la loi leur accorde des droits. En dépit de l’absence d’allusions explicites à la nature conjugale de la relation de Pacs, les normes habituellement associées à la vie de couple sont tout de même présentes dans la loi : la vie sous le même toit, la prohibition de l’inceste, la fidélité découlant de l’interdiction faite aux personnes mariées de contracter un Pacs. À propos de l’obligation de fidélité, absente du texte de loi relatif au Pacs, on peut se demander s’il s’agit simplement d’une imprécision de la loi ou si ce silence est l’expression d’une volonté de donner aux couples pacsés davantage de liberté qu’aux couples mariés (Haquet, 2002). Le souhait de voir se libéraliser la relation conjugale n’y est certes pas étranger. Mais il s’agissait surtout, aux yeux du législateur, d’éviter toute allusion trop directe aux obligations des époux dans le mariage.
4Tous les couples gay au cœur de notre enquête ont évoqué l’éventualité de se pacser. Certains l’ont fait, d’autres non. Souvenons-nous d’ailleurs que seulement 5 % des Pacs ont été contractés par des couples de même sexe. Comment expliquer que si peu d’homosexuels contractent un Pacte civil de solidarité ? Henning Bech, cité par Maks Banens (2010), s’est semblablement interrogé sur le contexte danois. Selon lui, les homosexuels auraient revendiqué le partenariat enregistré non pas pour en bénéficier eux-mêmes mais pour y avoir accès. Comment les hommes que j’ai interviewés envisagent-ils ce partenariat juridique ? Y voient-ils un moyen d’institutionnaliser leur couple, comme c’est le cas du mariage pour les hétérosexuels, ou simplement un dispositif technique porteur de droits matériels ? Ils sont près d’un tiers, parmi mes interlocuteurs, à avoir signé un Pacs avec leur compagnon. Cette proportion particulièrement importante ne dit rien, bien évidemment, de la part des pacsés dans l’ensemble des couples gay. Elle est largement tributaire du cadre même de l’enquête. En effet, ceux qui ont répondu à l’appel à témoignages sont pleinement engagés dans la conjugalité au point de se sentir concernés pas le texte d’invite et de vouloir partager leur expérience. En outre, les raisons qu’ils avancent pour expliquer leur participation à l’enquête relèvent d’une forme d’engagement politique, plus ou moins revendiqué. Beaucoup ont même dit accepter de témoigner de leur expérience parce qu’ils jugent nécessaire ce genre de travaux pour faire avancer leurs droits et participer à l’évolution des mentalités. Pour certains d’entre eux, cet engagement s’est prolongé dans la signature d’un Pacs, même si, nous le verrons, beaucoup jugent ce dispositif insuffisant.
5Cependant, même parmi ceux qui ont dit accepter de répondre à nos questions pour des raisons d’ordre politique, certains ne se sont pas pacsés avec leur compagnon. Il y a diverses raisons à cela, inhérentes à leur histoire, à la nature de leur relation conjugale ou au dispositif du Pacs lui-même. Attardons-nous un instant sur ceux qui ont fait le choix, durable ou momentané, de ne pas officialiser leur relation.
LES RAISONS DE NE PAS SE PACSER
6Quelques hommes sont en couple depuis peu de temps, ce qui explique pour partie qu’ils ne soient pas pacsés ; d’autres en revanche, qui ont un vécu conjugal de plusieurs années, n’ont cependant pas éprouvé le désir de donner à leur couple un caractère officiel. La décision de ne pas se pacser est d’abord tributaire des itinéraires personnels et du calendrier conjugal.
Des raisons inhérentes à la relation conjugale
7Dans son ouvrage Same-Sex Marriage, Kathleen E. Hull a enquêté auprès de 41 femmes et de 30 hommes de Chicago (38 couples homosexuels). Les 71 personnes qui ont participé à cette enquête témoignaient d’un fort engagement dans leur couple, puisqu’elles l’avaient célébré publiquement ou étaient ensemble depuis au moins deux ans. La sociologue américaine s’intéresse à la question de la reconnaissance légale des couples homosexuels, à la fois dans sa dimension politique et à un niveau micro-sociologique. Elle analyse le contenu de ce débat public et surtout le mobilise pour recueillir le regard que portent sur lui ses interlocuteurs. Les raisons pour lesquelles certains couples interrogés par Kathleen Hull n’ont pas donné à leur engagement une dimension publique sont diverses. Quelques-uns rejettent le modèle du couple marié et hiérarchisé. D’autres refusent la monogamie. Mais surtout, la plupart d’entre eux n’expriment aucune objection d’ordre idéologique à propos du mariage, simplement une relative indifférence, ce en quoi ils ressembleraient aux couples hétérosexuels vivant en union libre (Hull, 2006, p. 95-108 ; Sassler, 2004). Dans un contexte où les relations homosexuelles sont encore stigmatisées et dépourvues d’existence juridique, les acteurs procèdent à leurs propres arrangements (Hull, 2006, p. 23).
8Fabrice (38 ans, enseignant), dont nous avons vu qu’il vit depuis dix ans avec Johan (33 ans, artiste), témoigne de leur difficulté à « inscrire leur couple dans la continuité », à se projeter dans l’avenir :
« [...] il y a eu des tentatives de... de l’un ou de l’autre à des moments différents, d’abord de moi euh... d’envisager un Pacs par exemple. Pour des aspects... oui, l’argument était plus financier. C’est vrai que je me disais et je le répète encore : “Bon c’est un peu idiot. S’il y a un pépin qui arrive à l’un ou à l’autre, on est des étrangers l’un pour l’autre sur le plan légal.” Bon... j’étais frappé par des histoires à proximité, des trucs glauques : impossible d’avoir accès à quelqu’un qui est à l’hôpital, enfin des choses comme ça. Je trouvais que... Donc on a parlé du Pacs. Et puis lui n’a jamais voulu euh... à ce moment-là. Et puis de temps en temps... Bon, ce n’est pas un farouche partisan des symboles, des alliances, des relations inscrites dans la durée de toute façon. Donc, il n’y a pas très longtemps, il m’en a reparlé et c’est moi qui n’ai plus voulu, enfin qui n’ai pas trouvé que ça correspondait à mon désir d’engagement d’aujourd’hui. » (dans un entretien)
9S’il est fier de cette relation qui dure depuis dix ans, Fabrice reconnaît qu’elle a quelque peu changé durant les deux dernières années, et il n’est plus tout à fait certain qu’elle lui apporte tout ce qu’il recherche. Or il a besoin d’être sûr de ce qu’il éprouve pour accepter de contracter un Pacs avec Johan, car signer un tel contrat revêt une signification qui est loin d’être anodine pour lui. C’est certes s’engager, mais aussi officialiser leur relation à l’égard de leur entourage et faire reconnaître leur couple par la société :
« L’idée de se pacser signifie pour moi un engagement symbolique fort, euh... parce que bon, moi je suis quand même un... oui, encore une fois, la symbolique de la reconnaissance sociale est importante, et pour moi dans le Pacs, il y a quand même cette dimension-là... Ça voudrait dire, signifier à mon entourage, je dirais à... à la République, enfin comme ça, un aspect commun... enfin social, que ben voilà, je suis, je partage, je fais un couple avec cet homme-là. Euh... or... [silence de cinq secondes] je ne m’inscris pas dans ce temps-là aujourd’hui. » (ibid.)
10Les silences, fréquents dans ce passage de notre entretien, et le ton, visiblement ému lorsqu’il dit ces mots-là, soulignent l’importance de la confidence. Au moment où nous nous rencontrons, Fabrice n’est pas sûr d’être en couple. L’usage du verbe « être », à côté des verbes « partager » et « faire », est à cet instant très important. On retrouve dans l’énoncé l’idée, largement partagée par nos contemporains, que le couple se construit et qu’il est le lieu par excellence où des individus partagent une expérience commune. Fabrice dit ce que signifie pour lui la vie conjugale : ce n’est pas seulement vivre ensemble sous le même toit, c’est avoir, en son for intérieur, le sentiment d’être en couple, d’avoir un destin lié à celui de son compagnon. Le Pacs incarne aux yeux de Fabrice son sentiment de former un couple. Je n’ai pas eu d’autre contact avec Fabrice à l’issue de cet entretien et ne sais donc pas, d’une part s’ils ont contracté un Pacs, d’autre part s’ils sont toujours en couple.
Un dispositif peu signifiant et des droits insuffisants
11Depuis le 1er janvier 2007, tous les Pacs font l’objet d’une mention marginale sur l’acte de naissance, précisant l’identité du partenaire et le lieu d’enregistrement. Dans le respect des règles concernant l’état civil, la publicité du Pacs est à présent assurée par la délivrance d’une copie ou d’un extrait d’acte de naissance. Cette nouvelle disposition facilite l’information des tiers qui y ont accès. Dans le même temps, l’enregistrement d’un Pacs ne nécessite pas la publication de bans, comme c’est le cas pour le mariage (Festy, 2006). Le dispositif d’enregistrement du Pacs au greffe du tribunal d’instance neutralise toute possibilité de ritualiser le moment de la signature. Il ne permet pas de mettre en scène publiquement le sentiment amoureux (Rault, 2005a, p. 147-148). Il revient donc à la sphère privée d’exprimer toute la valeur symbolique de cet acte. C’est la raison pour laquelle olivier (30 ans, ingénieur) et François (30 ans, informaticien) ne se sont pas pacsés. Pour eux, c’est l’achat en commun d’un appartement qui a été l’occasion d’exprimer l’engagement pris l’un envers l’autre. Autrement dit, si le Pacs constitue, pour certains, la concrétisation de leur engagement réciproque, pour d’autres, cela passe par la mise en commun d’une partie des ressources financières en vue de réaliser un projet conjugal ; nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
12Tous les hommes de notre échantillon, y compris ceux qui ont signé un Pacs, estiment que les dispositions juridiques du Pacs sont incomplètes. Bernard (42 ans, créateur d’entreprise) et Yves (37 ans, commerçant), qui vivent ensemble depuis trois ans, ne souhaitent pas non plus se pacser. Bernard déclare d’emblée qu’ils n’ont jamais envisagé de contracter un Pacs. Toutefois, s’ils n’ont jamais véritablement abordé la question de front, Yves s’est néanmoins inquiété de savoir ce qu’il deviendrait si Bernard venait à décéder avant lui. Une crainte liée au fait que Bernard est séropositif, et aussi qu’il est en train de restaurer une ancienne bâtisse pour en faire un restaurant et y installer des chambres d’hôtes. Certes, ce projet est surtout le sien, puisqu’il en est l’initiateur et qu’il le finance seul. Cependant, il revêt également une dimension conjugale puisqu’Yves vendra son affaire pour travailler avec Bernard et qu’ils emménageront dans la nouvelle maison. Bernard a partiellement répondu aux inquiétudes d’Yves en le rassurant sur le fait que ses propres parents (qui seraient ses héritiers s’il décédait) « ne le mettraient pas dehors ». Cependant, si Yves ne s’est pas autorisé à aborder directement la question du Pacs, c’est très certainement parce qu’il connaît le point de vue de son compagnon sur cette question.
« Enquêteur : En fait, c’est plutôt toi qui n’as pas envie de te pacser finalement.
Bernard : Ah mais, il ne m’a jamais demandé de se pacser ! Il ne m’a jamais demandé parce que, bon, il s’est rendu compte lui aussi que ça n’amenait pas grand-chose [...]. Ce qui me gêne [dans le Pacs], c’est que ça n’aille pas jusqu’au bout dans le sens où, quand on parle de mariage, souvent on parle d’enfants. Et dès l’instant où il n’y a pas d’enfant, je ne vois pas à quoi ça sert, le mariage, finalement. »
13Dans la mesure où les dispositions actuelles en matière de reconnaissance juridique des couples de même sexe n’ouvrent pas la possibilité de fonder une famille, elles ne présentent aucun intérêt pour Bernard. Ayant lui-même repris jadis la boulangerie familiale lorsque ses parents avaient pris leur retraite, Bernard s’inscrit davantage dans la perspective d’une transmission sur un mode filial que dans celle d’une éventuelle protection du compagnon survivant.
Le pacs comme un coming out
14Le Pacs peut certes être mobilisé par des contractants dans un but politique, afin d’agir sur les représentations individuelles et sociales de l’homosexualité et de la conjugalité homosexuelle, mais aussi afin de promouvoir « une troisième voie entre le mariage et l’union libre » (Rault, 2005a, p. 183, 190). Mais il peut être perçu, y compris par des couples qui y souscrivent, comme un moyen de « dire une homosexualité méconnue » et de « dire aux tiers réticents la légitimité d’une relation désormais reconnue par l’État et la société » (Rault, 2005a, p. 155-156).
15Le Pacte civil de solidarité implique donc une forme de visibilité du couple. Le Pacs n’impose certes pas une publicité sous la forme de bans, mais son inscription marginale sur l’acte de naissance empêche une dissimulation absolue. Dans toutes les situations où un individu pacsé est amené à produire une copie de son acte de naissance, la mention du Pacs et le nom de son partenaire y figurent. Si, en théorie, les acteurs peuvent être tentés de ne pas communiquer sur leur Pacs, en pratique, cela paraît inconcevable de le cacher à leurs proches. Cela suppose donc que l’orientation homosexuelle et la relation conjugale soient connues et cela peut constituer un motif pour ne pas y souscrire.
16Christophe (25 ans, enseignant) forme un couple depuis un an avec Patrick (35 ans, consultant). Il conserve son appartement mais vit la plupart du temps chez Patrick. Ils ne sont pas pacsés. Ils ont seulement quelquefois évoqué le sujet, mais jamais très sérieusement :
« Je trouve que le Pacs est une bonne chose parce qu’il marque une institutionnalisation de l’homosexualité (à quand le mariage ?), une reconnaissance de la part de la société. Avant de rencontrer Patrick, je disais un peu : “Le Pacs, c’est très bien pour les autres, mais pas pour moi”, parce que c’est du conformisme, c’est la reconnaissance du modèle dominant du couple hétérosexuel (alors que pour moi l’homosexualité est d’abord marginalité, révolte et provocation), parce qu’il n’y en a pas besoin quand on aime [...]. Depuis que je connais Patrick, je suis encore plus hésitant : c’est aussi une sorte d’engagement vis-à-vis de l’autre. On dit souvent en rigolant qu’on va se pacser, mais c’est toujours à moitié sérieux... » (Christophe, dans un courriel)
17Christophe se trouve dans une situation quelque peu paradoxale. D’un côté, il se fait l’écho de l’idée que l’homosexualité est un mode de vie subversif. À ce titre, la reconnaissance légale du couple est perçue comme une tentative de mise au pas. C’est la raison qu’il invoque dans un premier temps pour expliquer sa réticence vis-à-vis du Pacs. Mais il reprend également à son compte l’idéal romantique selon lequel l’amour ne peut s’exprimer à travers un contrat, fût-il de mariage. D’un autre côté, le Pacs et, on le devine, le mariage, représentent à ses yeux, depuis sa rencontre avec Patrick, une forme d’engagement conjugal.
18Quoi qu’il en soit, le fait que Patrick n’ait pas encore révélé son homosexualité à sa famille constitue à l’évidence l’obstacle majeur à un Pacs éventuel. Si, en théorie, le Pacs peut être tenu secret aux yeux de l’entourage, c’est impensable dans l’esprit de Christophe et de Patrick. Pour eux, le Pacs n’est pas un simple contrat enregistré. Il donnerait à leur relation une véritable visibilité. C’est à ce titre qu’il constitue un acte d’engagement. Soucieux, par ailleurs, de sauvegarder l’image d’une relation conjugale satisfaisante, Christophe cite d’autres faits qui, eux aussi à leur manière, témoignent d’un fort engagement : la cohabitation et le renoncement au préservatif dans la sexualité conjugale. Pour ce qui est de la cohabitation, bien qu’ils vivent le plus souvent ensemble, elle n’est pas complète. Il faut dire qu’ils se connaissent depuis un an seulement.
19Pour Christophe et Patrick, le Pacs comporte un risque de dévoilement aux yeux de leur entourage. Le même risque existe pour Fabien et Gérald mais à un autre niveau. Fabien (39 ans, directeur commercial) et Gérald (39 ans, artiste) sont en couple depuis trois ans et vivent ensemble depuis plus de six mois. Ils ont en tête de concrétiser un jour, peut-être, leur désir d’avoir un enfant en ayant recours à une adoption au titre de célibataire. Parce qu’il rendrait visible leur relation et donc leur homosexualité, le Pacs pourrait se révéler, au moment de l’enquête sociale en vue de l’agrément, une entrave à leur projet de construire une famille :
« Si un jour on veut procéder à une adoption, le Pacs est une clause rédhibitoire pour... Vous savez que l’adoption est ouverte à un homme en tant que célibataire, donc on ne veut pas être autre chose que célibataire. » (Fabien, dans un entretien)
20Le Pacs ne modifie pas l’état matrimonial des partenaires qui restent célibataires, divorcés ou veufs. La loi en elle-même n’interdit pas à un homme homosexuel d’adopter, puisqu’elle autorise l’adoption par une personne célibataire ; mais dans les faits, cela s’avère parfois difficile et des agréments sont parfois refusés. « Dans la très grande majorité des cas, la question même de l’orientation sexuelle n’a pas à être abordée et pratiquement ne l’est pas. » (Cadoret, 2002, p. 115-125) Par ailleurs rien n’empêche, en théorie, un homme pacsé d’adopter en tant que célibataire. Mais le simple fait de vivre en couple pourrait compromettre le projet d’adoption monoparentale. N’ayant pas encore pris une décision ferme quant à l’adoption, Fabien et Gérald n’ont jamais véritablement envisagé de donner à leur couple une existence légale.
21Pourtant, Fabien reconnaît qu’ils auraient pu signer un Pacs afin de prendre quelques dispositions quant à leur succession en cas de disparition prématurée. Il précise cependant qu’ils ne possèdent rien, « sauf quelques économies, et encore pas beaucoup ». Mais au-delà de la réalité de leurs possessions matérielles, le fait de léguer à son compagnon ce qu’il laissera derrière lui constitue une préoccupation pour Fabien :
« Moi j’ai fait un testament, un testament que j’ai écrit, sur un coin de table dans un carnet. D’ailleurs je ne suis pas certain qu’on sache où le trouver donc il faudrait peut-être que je le dépose au moins chez le notaire. » (ibid.)
22Fabien, comme Gérald d’ailleurs, est séropositif depuis plusieurs années. Parce qu’il a gardé une conscience de la mort plus grande que beaucoup de ses contemporains qui n’ont guère été confrontés à la maladie, Fabien a souhaité tester en faveur de son compagnon. C’est une pratique qui n’a été rapportée que rarement au cours de cette enquête. Aujourd’hui, l’idée de la mort lui est un peu moins familière puisque son traitement a fait baisser la charge virale jusqu’à la rendre, dit-il, « quasiment indétectable » ; c’est probablement la raison pour laquelle Fabien n’est pas allé jusqu’au terme de sa démarche et n’a pas déposé son testament chez un notaire.
23En France, les trois-quarts des gays engagés dans une relation stable souhaitaient, selon les résultats de l’enquête Presse gay 1997, voir leur couple bénéficier d’une reconnaissance juridique (Adam, 1999, p. 58). À tel point que, si les hommes qui se sont pacsés par la suite partagent avec ceux qui ne l’ont pas fait certains arguments en défaveur du Pacs, cela ne les a pas empêchés de se présenter, en connaissance de cause, au greffe du tribunal d’instance. Quelles logiques ont motivé finalement leur choix ?
CONTRACTER UN PACS POUR ÊTRE SOLIDAIRES FINANCIÈREMENT
24Les aspects concrets du dispositif voté le 15 novembre 1999, relatifs par exemple à l’imposition commune ou à la succession, illustrèrent les hésitations de ses concepteurs. Depuis, certains ont été substantiellement modifiés par la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et libéralités. Ignorant les notions de fidélité, de secours et d’assistance, le Pacs reprend à son compte le principe de solidarité déjà présent dans le mariage, à la fois dans son acception générale, relevant du soutien mutuel, moral et émotionnel, et dans son acception financière, plus facile à définir pour le législateur. Quelle entraide le Pacs se propose-t-il de définir ? Il est bien difficile à première vue de faire la part entre ce qui relève du sentiment et ce qui relève de l’échange financier et matériel. Mais l’anthropologue sait qu’en réalité, intimité et échanges matériels sont étroitement liés. Au-delà de sa finalité opérationnelle, la mise en circulation de l’argent au sein du couple participe pleinement à l’élaboration et à l’entretien de la relation conjugale (Zelizer, 2005). Les notions générales de « secours » et d’« assistance » pour le mariage, ou de « solidarité » et d’« aide mutuelle » pour le Pacte civil de solidarité, sont précisées par l’obligation solidaire de chacun des époux ou partenaires à l’égard des dettes contractées par l’autre membre du couple pour « l’entretien du ménage » et « l’éducation des enfants » dans le cas du mariage, ou pour « les besoins de la vie courante » et « les dépenses relatives au logement commun » dans le cas du Pacs. Les dépenses liées à la vie courante sont par exemple les frais de nourriture, les achats de petit électroménager, les dépenses d’entretien d’une voiture. Quant aux dépenses afférentes au logement commun, elles sont constituées par exemple du loyer, des factures d’électricité ou d’eau, des réparations de plomberie. Ces dispositions peuvent être détaillées dans le Pacte, c’est-à-dire dans le contrat que rédigent les deux parties et qui est déposé au greffe du tribunal. Ce qui distingue néanmoins dans ce domaine le Pacs du mariage relève de la nature même des obligations des partenaires : contractuelles et peu encadrées par la loi, elles dépendent essentiellement de leur volonté.
25Les bénéfices matériels de ce genre de contrat peuvent constituer une motivation importante. C’est ce que montre la sociologue américaine Kathleen E. Hull : dans une société fortement marquée par l’épidémie de sida, le mariage permettrait à quelques-uns, d’une part de prendre des décisions pour leur partenaire en cas d’incapacité médicale, d’autre part de l’accompagner dans la maladie sans risque de se voir écarté par la famille. La plupart des répondants à l’enquête de Kathleen E. Hull, au nom de l’égalité, de la justice et de la dimension symbolique d’un tel acte législatif, souhaitent que les couples de même sexe puissent être juridiquement reconnus. Les deux tiers sont favorables à la revendication d’un mariage ouvert aux couples de même sexe pour les avantages légaux et financiers qui en découleraient et ne voient dans les domestic partnerships qu’une étape intermédiaire. Ils souhaitent tirer des bénéfices matériels de l’enregistrement de leur union et accéder à tout un ensemble de dispositifs dont ils sont jusqu’ici exclus (Hull, 2003). Ils déplorent en particulier de ne pouvoir bénéficier de l’assurance santé de leur partenaire et vice-versa. Beaucoup pensent également qu’ils paieraient moins d’impôts et que, en cas d’héritage, les taxes sur la succession seraient moins lourdes (Hull, 2006, p. 120).
26Si les homosexuels souhaitent tirer des bénéfices matériels de l’enregistrement de leur union, ils veulent aussi bénéficier d’une légitimité sociale (Hull, 2006, p. 126). À mi-chemin entre le mariage et l’union de fait, le Pacte civil de solidarité propose un mode d’organisation du patrimoine conjugal inédit pour les couples de même sexe et favorise une forme de transmission successorale entre partenaires. Même si on peut les juger insuffisantes, les dispositions juridiques du Pacs s’avèrent, malgré tout, attractives. C’est parfois même l’unique raison pour laquelle des couples homosexuels signent un Pacs. Adrien (39 ans, enseignant) et Patrick (37 ans, commerçant) ont vécu ensemble six mois après leur rencontre, il y a de cela douze ans. Ils ont été parmi les premiers couples à contracter un Pacs en décembre 1999. À ma question sur un tel empressement, Adrien répond qu’ils souhaitaient bénéficier le plus tôt possible des dispositions en matière d’impôts. Deux semaines après avoir déposé les papiers nécessaires au greffe du tribunal, ils ont été appelés pour signer leur Pacs. Ils ont rédigé un contrat minimal, sans disposition particulière qui n’aurait pas été prévue par la loi. Les membres de leur entourage qui le savent l’ont appris fortuitement ou parce qu’ils leur ont posé directement la question. À en croire Adrien, le Pacs n’a pour eux d’importance que strictement matérielle.
27C’est également le cas pour Axel (31 ans, chargé de cours) et Michel (39 ans, artiste) qui se sont rencontrés il y a deux ans, vivent ensemble depuis un an et sont pacsés depuis trois mois. Le Pacs n’est pour eux qu’un « papier sans importance » qui, en dehors des avantages fiscaux qu’il permet, ne change rien à leur vie. Parfaitement intégrés en tant que couple dans leurs familles et leurs entourages respectifs, ils n’ont cependant pas souhaité donner à leur Pacs une publicité particulière. Ils sont allés ensemble à 14 h au greffe du tribunal, ont fourni les papiers nécessaires et ont signé le contrat, puis, leur certificat de Pacs dans la poche, ils sont retournés à leur travail. C’était pour eux un jour presque comme les autres. Mais Axel reconnaît avoir ressenti une émotion particulière à l’idée que leur engagement l’un vis-à-vis de l’autre ait pris une tournure officielle.
28Privilège jusque-là réservé aux couples hétérosexuels mariés, la perspective de remplir une déclaration commune pour l’imposition sur leurs revenus figure au nombre des motivations citées par certains candidats au Pacs. En matière d’imposition, le Pacs s’est dans un premier temps très nettement distingué du mariage. Alors que les époux sont immédiatement soumis à l’imposition commune, les partenaires ne pouvaient en faire l’objet qu’à compter du troisième anniversaire de l’enregistrement du Pacs. En matière fiscale, la vie commune ne suffisait donc pas pour l’ouverture de ce droit nouveau. Excepté pour l’impôt sur la fortune, pour constituer un couple fiscal, il fallait être pacsés et vivre ensemble depuis plus de trois ans. La loi de finances de 2005a fait évoluer ces dispositions fiscales dans le sens de celles prévues pour les couples mariés. Les couples liés par un Pacs doivent désormais présenter une déclaration commune de leurs revenus perçus dans la période allant de la conclusion du Pacte à la fin de l’année civile. Par ailleurs la signature d’un Pacs fait perdre automatiquement au contribuable, parent célibataire ou divorcé, la part entière au titre du premier enfant à charge, mais n’a aucune incidence en matière de filiation : le droit de la fiscalité considérerait-il que le partenaire est financièrement solidaire au regard de l’entretien de l’enfant de son ou sa partenaire ?
29Le bénéfice véritable ne résiderait cependant pas dans un gain financier somme toute relatif, mais dans l’octroi d’un privilège fiscal auparavant réservé aux hétérosexuels mariés. Un autre privilège des couples mariés est l’adoption d’un régime matrimonial, auquel ils souhaitent, le plus souvent, adjoindre leurs ressources et les biens acquis après le mariage. Pour leur contrat de Pacs, certaines personnes s’inspirent explicitement de la communauté des biens réduite aux acquêts, tout en émettant une restriction importante : celle de pouvoir acquérir séparément des biens qui resteront alors leur seule propriété. Les autres biens achetés seront quant à eux présumés indivis par moitié. Mais alors que les conventions matrimoniales doivent faire l’objet d’un acte notarial, rien n’oblige les signataires d’un Pacs qui prendraient des dispositions particulières, à faire appel à un juriste professionnel. Le Pacs peut être aussi détourné de son objet initial et devenir un moyen d’organiser la vie familiale. On trouve, dans un contrat de Pacs qui m’a été communiqué et qui compte cinq pages, sous le titre « Engagement des partenaires », des précisions qui visent à définir les contours d’une solidarité certes énoncée par la loi, mais jugée trop étendue par les pacsés :
« Les partenaires conviennent de s’apporter une aide mutuelle et matérielle. Ils contribueront, chacun en fonction de leurs facultés respectives, aux charges et dépenses de la vie commune. Celui qui aura acquitté des dettes courantes de la vie commune au-delà de son obligation contributive aura un recours contre l’autre à raison de l’excédent. L’obligation de contribuer aux dettes ne s’appliquera pas à celles qui seront manifestement excessives. »
30Plus que de produire une organisation explicite et opérationnelle, l’objectif est ici d’affirmer le principe d’équité conjugale. On retrouve la dernière phrase, sous la même forme, dans le contrat rédigé par Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles). Elle rappelle l’article 220 du Code civil à propos du mariage et la loi n ° 2006-728 du 23 juin 2006 qui modifie le régime patrimonial des partenaires :
« Les partenaires sont tenus solidairement à l’égard des tiers des dettes contractées par l’un d’eux pour les besoins de la vie courante. Toutefois, cette solidarité n’a pas lieu pour les dépenses manifestement excessives. »
31Jean-Baptiste et Marc avaient choisi d’organiser leurs possessions matérielles en s’inspirant du régime de la séparation. À quelques restrictions près (héritages, meubles donnés par la famille, etc.), tous les biens acquis ensemble ou séparément durant le mariage sont les acquêts de la communauté. Les premières années, sauf disposition contraire dans le texte de la convention rédigé par les partenaires, la loi prévoyait que les meubles meublants (destinés à l’usage et à la décoration du lieu d’habitation) et les autres objets acquis (à titre onéreux) postérieurement à la signature du Pacte étaient indivis par moitié. À présent, à défaut de précision dans le contrat de Pacs, les partenaires sont soumis au régime légal de séparation des patrimoines.
32S’ils optent pour un contrat détaillé, les partenaires peuvent établir selon quelle proportion les meubles et les autres biens, acquis après la conclusion du Pacs, sont indivis. Il est en effet possible, comme dans un contrat de mariage, de déterminer des parts inégales pour chacun des partenaires (par exemple 1/3, 2/3). Dans ce cas, chacun participe à la prise en charge des dettes de la communauté proportionnellement à la part qu’il prend dans l’actif. Les partenaires peuvent même écarter l’indivision pour les meubles meublants par une mention dans la convention. Pour que les autres objets soient également écartés de l’indivision, ils doivent le mentionner dans chaque acte d’acquisition. La précision « à titre onéreux » laisse entendre que les biens donnés à titre gratuit ou hérités postérieurement à la signature du Pacs restent la propriété exclusive du bénéficiaire. Il semble néanmoins que peu de partenaires prennent soin de rédiger un véritable contrat détaillé.
33Lorsque nous nous rencontrons en 2003, Hervé (34 ans, graphiste) vit en couple depuis dix ans avec André (37 ans, animateur). Ils ont vécu très rapidement ensemble chez l’un ou chez l’autre puis, après neuf mois, André a mis un terme à son bail de location et s’est installé chez Hervé. Quatre années plus tard, ils ont acheté ensemble la maison dans laquelle ils vivent. Lorsque le Pacs a été mis en discussion pour la première fois à l’Assemblée nationale à l’automne 1998, Hervé et André pensaient, comme bien d’autres, que ce texte de loi n’allait pas assez loin :
« Le Pacs est un sujet qui nous a concernés dès le début, étant donnés nos engagements associatifs (dans une association de lutte contre le sida). Très vite nous l’avons dénigré étant donné l’état de sous-droits qu’il mettait en place. Il nous semblait normal d’accéder aux mêmes choix que les hétéros (mariage, adoption, etc.) » (Hervé, dans un entretien)
34Cependant, la vie conjugale, la réalisation de projets communs et la projection dans l’avenir sont venues nuancer cette position de principe :
« C’est toujours mon opinion, mais en plus du regard associatif, viennent les contraintes de la vie quotidienne. Et il apparaît que même en l’état, le texte apporte des améliorations par rapport à... pas grand-chose. Nous avons donc décidé de contracter un Pacs dès que possible (Paul ne travaille pas actuellement, et si nous signons maintenant il perdra le bénéfice de certaines allocations). » (ibid.)
35La chose était entendue, ils signeraient bientôt un Pacs, notamment parce qu’ils y auraient intérêt. Il leur fallait toutefois attendre, afin de ne pas être pénalisés financièrement, qu’André retrouve un emploi. André avait promis à Hervé, qui semblait y être particulièrement attaché, qu’ils se pacseraient avant la fin de l’année 2003, afin d’améliorer leurs conditions matérielles de vie et de se donner l’un à l’autre des garanties en termes de transmission de leur patrimoine. Mais cela constituait également, au moins aux yeux d’Hervé, l’occasion de célébrer leur union. Hervé m’a envoyé un courriel courant 2004 pour m’informer qu’ils s’étaient séparés, après onze ans de relation. Notre échange s’étant arrêté là, je ne sais pas de quelle manière ils se sont partagé leurs biens, en particulier leur maison.
LE PACS ET LA SUCCESSION
Un lien partenarial d’abord peu valorisé par le droit successoral
36Les dispositions successorales pour les pacsés s’alignent aujourd’hui sur celles concernant les époux. Depuis la loi du 21 août 2007, les droits de succession sont supprimés pour les pacsés comme pour les mariés. La loi a en outre instauré un nouvel abattement concernant les donations entre partenaires liés par un Pacs. Son montant, de 76 000 €, est le même que pour les époux. L’Assemblée nationale a modifié certaines dispositions qui, en matière successorale, hiérarchisaient très nettement le mariage et le Pacs. Elle espérait sans doute ainsi couper l’herbe sous le pied de ceux qui demandent le droit de se marier pour les couples homosexuels. Attardons-nous un instant sur les dispositions prévues à l’origine par la loi sur le Pacs et voyons comment elles consacraient la différence congénitale entre celui-ci et le mariage.
37Sur le site Internet des impôts, consulté en octobre 2006, il était précisé que « les personnes liées par un Pacs [étaient] considérées comme des tiers par rapport à la succession de l’une et de l’autre » et qu’« en l’absence de testament, elles n’[avaient] aucun droit dans la succession ». Les dispositions successorales incluses à l’origine dans la loi sur le Pacte civil de solidarité en faveur du partenaire pacsé survivant et dans le cas où un testament a été rédigé, mais aussi la loi votée en août 2007 modifiant les droits de succession et de donation, s’inscrivent dans la continuité de changements antérieurs, relatifs aux droits du conjoint survivant en matière d’héritage. À l’origine, l’esprit du Code civil en la matière était de privilégier la transmission des biens « dans la lignée ascendante-descendante et dans le cercle consanguin le plus étroit » (Chassel, 2002, p. 268). À défaut, pouvaient être appelés à hériter des collatéraux plus éloignés, jusqu’au douzième degré. La transmission par alliance n’était prévue que dans des cas très rares. L’ensemble de ces dispositions a été bouleversé par l’arrivée du conjoint survivant dans l’ordre de succession au cours du xxe siècle. Pour Jean-Luc Chassel, c’est un changement fondamental de conception du droit patrimonial de la famille qui s’opère, « puisque l’alliance l’emporte progressivement sur la consanguinité » (2002, p. 270).
38En matière de succession, la loi du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins avait en effet déjà introduit d’importantes modifications. Antérieurement, le conjoint survivant ne pouvait recueillir l’intégralité de la succession du défunt qu’en l’absence, non seulement d’ascendants et descendants, mais également de frères et sœurs. Ainsi, lorsque le conjoint décédé n’avait plus de parents, pas d’enfant mais un frère ou une sœur, le conjoint survivant ne se voyait accorder qu’un droit d’usufruit sur la moitié de la succession. Avec le nouveau texte, le conjoint survivant passe avant les frères et sœurs du défunt. En l’absence de descendants et de père et mère, le conjoint survivant recueille toute sa succession. Comme auparavant, le conjoint survivant n’a pas la qualité d’héritier réservataire. Autrement dit, il peut être en fait privé des droits que lui reconnaît la loi si le conjoint défunt avait disposé de ses biens au profit d’autres personnes, par donation ou testament. La loi de décembre 2001 a institué cependant une exception : lorsque le défunt ne laisse à sa succession aucun descendant ou ascendant. Dans ce cas, le conjoint survivant a droit à une réserve du quart de la succession, même s’il existe des frères et sœurs.
39De même, grâce au Pacs, l’ensemble des biens du partenaire décédé peut être légué au partenaire survivant, à condition toutefois qu’il n’y ait pas d’héritier réservataire et qu’un testament ait été rédigé. Dans le cas où il y aurait des héritiers réservataires, le partenaire ne pourrait hériter que de la quotité disponible, c’est-à-dire de la part dont l’auteur du testament peut librement disposer. Concernant la résidence principale, si elle est occupée par le partenaire pacsé, la loi relative au Pacs prévoyait un abattement de 20 %, ainsi qu’un autre d’un montant de 57 000 € sur les droits de succession, alors que l’abattement entre époux s’élevait à 76 000 €. Une fois estimé le montant des droits de succession, une réduction pour charges de famille est accordée au partenaire survivant ayant au moins trois enfants issus ou non de l’union avec le partenaire décédé. Alors que pour les époux, elle s’élève à 610 € par enfant à partir du troisième, elle n’était que de 305 € pour les partenaires. Dans la même perspective, l’analyse du montant des droits de succession s’avère, elle aussi, particulièrement instructive.
40Selon le montant de la succession entre époux, le taux d’imposition variait très nettement jusqu’à la nouvelle loi. Dans le cas d’un époux survivant qui hériterait, après un abattement de 76 000 €, on distingue sept tranches de succession avec des droits qui varient de 5 % pour une succession de moins de 7 600 € à 40 % pour une succession de plus de 1 700 000 €. Pour la succession entre partenaires liés par un Pacs, après un abattement qui n’était que de 57 000 €, on distinguait deux tranches de succession seulement : 40 % pour une succession de moins de 15 000 € et 50 % pour une succession de plus de 15 000 €. L’inégalité de traitement des couples pacsés par rapport aux couples mariés était donc d’une triple nature : d’abord l’abattement sur la succession était moindre, ensuite les tranches servant à la base du calcul de la taxation n’étaient plus qu’au nombre de deux, enfin le niveau de l’imposition sur les successions entre pacsés était bien plus élevé.
L’héritage, une question qui préoccupe peu les couples gay
41Jean-Jacques (41 ans) et Philippe (43 ans), fonctionnaires du ministère des Finances, en couple depuis vingt ans, confient leur témoignage en octobre 2000 au magazine Têtu. Alors qu’ils étaient ensemble depuis deux ans, ils sont passés devant un notaire et se sont institués comme légataires universels. Ils avaient en effet du patrimoine puisque Philippe possédait un appartement à Paris et Jean-Jacques une maison à la campagne. Depuis ils ont acheté ensemble un autre appartement à Paris. Ils affichent leur préoccupation face au constat que les pacsés sont exclus du versement de la pension de réversion. Ce couple constituerait-il une exception ?
42La question de la succession n’est en effet que très rarement citée parmi les préoccupations de nos informateurs, ce qui ne manque pas de surprendre, puisque cette question était un des motifs des premières revendications pour la reconnaissance juridique des couples de même sexe. Par ailleurs, certains des hommes en couple rencontrés étant séropositifs au VIH, nous étions en droit de penser que la question de leur succession pouvait être un sujet d’inquiétude, et ce d’autant plus que le jour où ils ont appris leur séropositivité, tous ne pensaient avoir que quelques mois à vivre ou, au mieux, quelques années. Cependant, vivant seuls pour la plupart à ce moment-là, ils n’ont pas réfléchi à ce qu’il adviendrait de leurs biens après leur décès.
43Adrien (39 ans, enseignant) et Patrick (37 ans, commerçant), en couple depuis douze ans, ont débuté leur vie commune quelques mois après leur rencontre. À l’occasion d’un prêt immobilier, ils ont dû répondre à un questionnaire de santé. C’est alors qu’ils ont fait un test de dépistage du sida et ont appris leur séropositivité. Un an et demi auparavant, soit quelques semaines après la promulgation du Pacs, ils s’étaient pacsés. Quand ils ont signé leur contrat de Pacs, ils se sont simplement assurés que l’ensemble des biens qu’ils achèteraient par la suite serait leur propriété commune ; comme la loi le leur garantissait, ils n’ont pas rédigé de véritable convention. Dix-huit mois plus tard, ils ont acheté leur maison, faisant figurer leurs deux noms sur l’acte de propriété. Pour se protéger au cas où l’un d’eux disparaîtrait, ils ont consulté un notaire qui leur a suggéré de rédiger un testament, destiné à protéger le partenaire survivant. Trois ans plus tard, le testament est rédigé mais le couple ne l’a jamais déposé chez le notaire, au péril de sa validité. Adrien et Patrick sont les seuls à s’être interrogés sur le devenir de leurs biens après leur disparition.
44L’héritage est avant tout dans les esprits une affaire de famille et de lignage (Gotman, 1988). Les dispositions légales en matière d’imposition des successions en sont une bonne illustration. On peut dès lors comprendre que, pour les homosexuels rencontrés qui, pour la plupart, n’ont pas et n’auront pas d’enfant, l’héritage ne soit pas un sujet de préoccupation. Mais au-delà des avantages matériels, aussi importants soient-ils, ce qui est véritablement en jeu, c’est l’accès des couples de même sexe à une forme de reconnaissance sociale qui trouve son expression dans l’ouverture, même réduite, de certains privilèges jusqu’ici réservés aux couples hétérosexuels mariés. Certains couples, particulièrement attachés à cette reconnaissance riche en symboles, tentent même de donner à l’enregistrement de leur Pacs, conçu par le législateur comme un acte purement administratif, un habillage symbolique inspiré des rituels de mariage.
LE PACS, UN ACTE SYMBOLIQUE FORT
45Le texte de loi sur le Pacte civil de solidarité s’inspire certes du mariage, mais s’en distingue sur ses aspects symboliques et matériels emblématiques. D’abord dans la forme : le Pacs est signé et déposé au greffe du tribunal d’instance. L’enregistrement n’impose aucune publicité, alors que le mariage bénéficie d’une cérémonie plus fortement ritualisée, précédée de la fameuse publication des bans. Ensuite, les règles de l’imposition des partenaires, les modalités de l’aide mutuelle des partenaires et la nature de la solidarité des dettes sont autant de points sur lesquels le Pacs s’est distingué et se distingue encore du mariage. De 1999 à 2006, le statut de l’individu pacsé n’était pas inscrit à l’état civil, pour lequel il restait célibataire. Depuis l’application en janvier 2007 de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, le Pacs fait l’objet d’une mention marginale sur l’acte de naissance de chacun des partenaires, précisant l’identité du partenaire avec lequel le Pacs a été conclu et le lieu où il a été enregistré. Cependant, ce contrat n’offre pas à ses signataires la possibilité de prendre le nom de leur partenaire ni de l’adjoindre au leur. Le droit français permet en effet à chaque époux d’adjoindre à son patronyme celui de son (sa) conjoint(e). Une différence est cependant faite entre l’homme marié et la femme mariée puisque cette dernière peut porter exclusivement, à titre d’usage, le nom de son mari. De ce point de vue, dans la pratique, « le port du nom marital est, en règle générale, présenté et perçu comme allant de soi », à la fois parce que, dans la grande majorité des cas, le nom transmis aux enfants est celui du père et que les femmes veulent porter le même nom que leurs enfants, mais également parce qu’il marque l’appartenance conjugale (Jeauffreau, 2005 ; Méchin, 2000). L’impossibilité pour les contractants d’un Pacs d’accoler à leur nom de naissance celui de leur partenaire, alors même que les époux ont accès à ce choix, est significative d’une « reconnaissance partielle » (Rault, 2005a, p. 39). De plus, le Pacs ne contient aucune disposition relative au droit de la famille et c’est bien là une de ses principales lacunes aux yeux des partisans d’une égalité de traitement entre hétérosexuels et homosexuels. Cependant, parce qu’il participe à une forme de normalisation du couple de même sexe, il constitue un premier pas vers le mariage homosexuel, la légalisation des familles homoparentales et l’accès par les couples de même sexe à l’adoption et à la procréation médicale assistée.
46Les circonstances, jusque-là inédites, de l’enregistrement de cet acte conditionnent le regard que portent les acteurs sur le dispositif et surtout la manière dont ils vivent le moment de l’enregistrement de leur propre Pacte. Le cadre géographique du tribunal d’instance où se déroule l’enregistrement du Pacs, le fait que le représentant de l’État chargé de l’enregistrement soit le greffier, c’est-à-dire un fonctionnaire et non un élu, et la nature même de sa mission telle qu’elle est fixée par la circulaire du ministère de la Justice du 11 octobre 2000, tout cela crée un contexte peu propice à l’appropriation du dispositif par les usagers qui y ont recours. Les conditions de l’enregistrement ne laissent aucun espace à une tentative de symbolisation.
47Ne voir dans le Pacs qu’un dispositif juridique porteur d’un certain nombre d’avantages matériels est plus aisé pour les couples hétérosexuels que pour les couples homosexuels. Les couples hétérosexuels qui font le calcul « entre les coûts symboliques du mariage et ses avantages fiscaux » et choisissent de se pacser, se maintiennent « à l’écart » du mariage. Les gays et lesbiennes « qui appréhendent le Pacs de manière asymbolique » mais « doivent composer avec l’idée qu’il est susceptible de jouer un rôle de mariage de substitution », élaborent un discours sur le Pacs forgé autour d’une « définition dégagée de connotations matrimoniales » (Rault, 2005a, p. 113-117). Néanmoins, il arrive parfois qu’un Pacs ne soit pas seulement un Pacs. Le contexte de l’enregistrement, la teneur de la convention rédigée par les contractants, la place accordée à l’entourage, peuvent laisser entrevoir ce que représente vraiment pour les protagonistes l’officialisation de la relation conjugale et par là même pointer ce que le Pacs n’est pas : un mariage.
48Si le mariage a « cessé d’être la condition matérielle de la vie en couple », il reste un espace social ouvert à la « symbolisation et à la mise en œuvre de “mises en scènes symboliques” » (Bozon & Héran, 2006, p. 195 ; Segalen, 1998). Dans la société contemporaine, le mariage a encore d’autres fonctions. Il officialise une union conjugale qui existe déjà depuis plusieurs années entre un homme et une femme qui ont accédé depuis longtemps « aux nouveaux stades sociaux autrefois acquis uniquement par le mariage – co-résidence, sexualité, procréation » (Segalen, 1998, p. 103-104). Le mariage permet aussi, via la cérémonie de mariage et la fête qui lui succède, de faire exister le couple au regard des autres. Il est également, justement parce qu’il n’est pas nécessaire, une « preuve d’amour » (Maillochon, 2008, p. 15) et donne au couple, l’espace d’une journée, un écrin conforme à l’imagerie romantique. D’aucuns s’étonnent que les homosexuels veuillent accéder au mariage alors que les hétérosexuels n’en veulent plus. Il y aurait là un paradoxe. Mais en est-ce un vraiment ? Dans ce contexte où le mariage, pour certains couples hétérosexuels, n’est plus l’étape nécessaire pour s’établir et fonder une famille mais compte presque davantage pour son rituel et sa fonction symbolique, il n’y a rien d’étonnant à ce que des couples d’hommes et de femmes y aspirent aussi. Si l’institution matrimoniale exerce sur certains homosexuels en couple une forme de fascination, c’est sans doute parce qu’ils sont exclus à la fois de l’ensemble des droits auxquels elle ouvre et de cet espace de ritualisation. Les couples gay qui se pacsent investissent cet acte juridique de différentes missions, les uns, nous l’avons vu, voulant surtout accéder à des avantages matériels qu’ils considèrent importants, tant sur un plan strictement financier que sur un plan plus symbolique, les autres trouvant là le moyen de s’engager vis-à-vis de leur partenaire et de donner à leur relation une dimension plus officielle.
Une célébration du couple... qui s’inspire du mariage
49À l’occasion de la Saint-Valentin de l’année 2000, soit quelques mois après la promulgation de la loi sur le Pacs, le magazine Têtu a demandé à ses lecteurs pacsés ou en voie de l’être de lui faire parvenir une sorte de faire-part accompagné d’une photographie. Encouragés ainsi à s’approprier cette forme de communication traditionnelle du mariage, de nombreux couples ont témoigné de leur expérience en rédigeant un faire-part de quelques lignes prenant souvent pour point de départ leur rencontre et se terminant sur l’annonce du Pacs à venir ou déjà signé. Celui d’Anthony et Yann est surmonté d’une photographie en noir et blanc, montrant en gros plan leurs deux visages, joue contre joue, souriant à pleines dents et fixant l’objectif.
« Nous avons respectivement 28 et 23 ans. Le 15 juin prochain, nous fêterons nos trois ans de vie commune et nous estimons que le Pacs est la concrétisation de tout cela. Nous voulions le signer pour une reconnaissance administrative des couples gay et lesbiens, et afin de contribuer à l’évolution des mœurs. Après avoir passé les barrières de l’administration (coups de téléphone interminables, ignorance ou incompétence des services concernés, paperasserie...), nous espérions être pacsés avant la fin de l’année ! Ce photomaton, bien mieux que toutes les photos de vacances ou de famille, retranscrira le bonheur et l’espoir qui nous animent en ce jour. Nous avons donc attesté notre engagement en signant ce fameux Pacs le 28 décembre 1999, à 11 h 15, sous le numéro 67. » (texte rédigé par Anthony et Yann)
50Certains individus se distinguent en rédigeant plutôt une déclaration d’amour et une demande en mariage ou plutôt en Pacs comme dans ce texte adressé par Stéphane à un autre Stéphane :
« Te souviens-tu, Stéphane, de cette soirée où tu m’as arraché à cette boîte pour aller me donner mon premier baiser ? Te souviens-tu de ces journées passées à se fatiguer par trop de rires, de fleurs et d’amour ? D’accord, je t’ai fait souffrir une fois ! Mais dis-toi bien que, par cette trahison, j’ai enfin compris ce qu’aimer veut dire ! Tu as accepté mon univers, mes soirées de tourmente, mes crises de nerfs et d’angoisse ! Et cela depuis bientôt quatre ans... Alors j’espère que tu te rappelleras longtemps que, pour te remercier d’être là, je te demande aujourd’hui de pacser avec moi. »
51Wilfried Rault est l’auteur d’une thèse de sociologie qui porte sur le Pacte civil de solidarité (2005a). Son enquête, de nature qualitative, menée pendant les premières années d’existence du contrat, est la première d’une telle envergure. Ce qui, du point de vue qui nous occupe, est particulièrement remarquable dans le travail de Wilfried Rault, c’est qu’il met pour la première fois en lumière les gays qui ont choisi de s’engager juridiquement avec leur compagnon. Rault fixe un cadre indispensable pour replacer dans un contexte général les propos que nous avons nous-mêmes recueillis auprès d’un échantillon réduit de gays qui ont signé un Pacs et d’autres qui, s’ils ne l’ont pas fait, se sont exprimés sur le sujet. Les personnes pacsées qui ont participé à cette enquête sur le Pacs sont en couple tant hétérosexuel que lesbien ou gay, ce qui a permis à Wilfried Rault d’analyser, de manière différenciée, les usages et les représentations du dispositif et de mettre en évidence les différentes logiques qui animent les acteurs. Certains, hétérosexuels comme homosexuels, voient dans le Pacs un instrument de consolidation de leur couple ou un signe, pour l’extérieur, de l’existence de leur relation. Une implication dont on comprend l’importance à la lecture d’une communication de Ragnhild Schanke relative aux unions homosexuelles norvégiennes, issue du colloque organisé par l’INED en 2004, “Same-Sex Couples, Same-Sex Partnerships and Same-Sex Marriages” : « Dans la société [...], la cohabitation n’est pas considérée comme une affaire privée. Chaque foyer est perçu comme une unité grâce à laquelle la société devient plus forte. Des témoins publics sont présents aussi bien pour l’enregistrement d’un partenariat que pour un mariage. » (2004, p. 276)
52À l’instar du mariage pour les couples hétérosexuels, le Pacs vient, pour les couples gay, consacrer une relation, solenniser un engagement et le rendre public : une publicité poussée à l’extrême lorsque le couple se met en scène via un article dans un magazine gay ou dans un journal quotidien.
53François (39 ans, cadre) et Sylvain (34 ans, cadre de la fonction publique), souvenons-nous, se sont rencontrés en juillet 2000 et depuis, ils ne se sont quasiment jamais séparés. Ils ont emménagé ensemble en février 2001. Et le 16 août 2001, ils se sont pacsés. François dit simplement qu’ils souhaitaient se pacser durant leurs vacances, en août, mais on ne peut que remarquer la coïncidence entre la date de la fête du 15 août 2000, moment présenté par François comme fondateur de leur couple, et celle de leur Pacs. Ils fêtent par ailleurs ces anniversaires. Car ils ont deux anniversaires : celui de leur rencontre, en juillet, et celui de leur Pacs, en août. Pour l’occasion, ils sortent au restaurant en tête-à-tête ou préparent un repas savoureux dans leur appartement, et s’échangent même des cadeaux tous les 16 août. François va même un peu plus loin, en nous livrant une vision très normative du Pacte civil de solidarité :
« À nos yeux, il s’agit d’un engagement fort que prennent deux personnes qui s’aiment. Les engagements écrits dans la loi ou bien des engagements l’un envers l’autre que la loi ne prévoit pas. À notre avis, en préalable au Pacs, les futurs pacsés doivent déjà s’aimer très fort. Avoir envie de respecter un certain mode de vie (même si la loi ne le prévoit pas, la fidélité doit être de rigueur), de respecter les engagements notamment financiers que prévoit la loi. Si l’un des partenaires a des ennuis, ce sont les deux partenaires qui ont des ennuis, pas seulement celui qui est concerné directement. En plus simple, le Pacs concrétise une volonté de s’engager avec la personne que l’on aime, dans les beaux jours, comme dans les jours de tempête. C’est notre vision du Pacs, mais rassure-toi, je sais très bien que cette vision est très rare chez les homos. À partir de ça, nous avons, Sylvain et moi, parlé du Pacs. Côté fidélité de toute façon nous n’aurions pas été ensemble longtemps si on ne la respectait pas déjà. Effectivement on s’aimait beaucoup et on s’aime toujours très fort. Il me paraît évident, à partir du moment où nous vivons ensemble, que tout ce qui est ici est autant à lui qu’à moi. Je souhaite son bonheur et lui souhaite le mien... Si la vie nous fait des coups durs (ça arrive...), eh bien nous sommes deux pour y faire face. Nous avons alors pensé qu’il nous était possible de contracter un Pacs, qui ne devenait qu’une officialisation de notre situation. » (dans un courriel)
54À travers ce que François nous dit de son couple, nous entrapercevons ce qu’est, ce que doit être pour lui une relation conjugale : fusionnelle et inconditionnelle. Le Pacs, mais on pourrait tout aussi bien parler du mariage, vient seulement sanctionner, confirmer une relation déjà existante. Il signifie également l’un pour l’autre un engagement personnel. En cela, François et Sylvain, comme bien d’autres couples, homosexuels ou hétérosexuels, s’inscrivent parfaitement dans un mouvement plus général où les relations comptent davantage que les « cadres formels » et que la « logique institutionnelle » (de Singly, 1993, 1996, p. 120) et où le mariage s’est privatisé (Segalen, 1998).
55Certains des couples homosexuels de Chicago interviewés par Kathleen E. Hull (2003) s’inspirent du déroulement traditionnel des cérémonies de mariage pour mettre en scène leur propre engagement réciproque. En cela, ils sont secondés par des pasteurs progressistes qui, « abandonnant un principe de distinction (l’orientation sexuelle) », font la promotion d’un autre principe : la vie de couple (Coulmont, 2006, p. 90). Si l’on excepte l’accident médiatique de Bègles en 2004, il n’est pas question de mariage en France. Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles) précisent volontiers qu’ils se sont pacsés pour des raisons matérielles et qu’ils ne considèrent pas cet engagement comme un mariage. Cet événement qui aurait dû être, à les en croire, relativement anodin, a néanmoins revêtu, à l’initiative des contractants eux-mêmes, de leur famille et de leurs amis, une dimension tout autre.
56Ils ont d’abord conçu un objet-souvenir, sous la forme d’un disque compact, qui évoque à bien des égards le fairepart traditionnel. Il ne s’agissait pas d’annoncer leur union, ni même d’informer leur entourage qu’ils s’étaient pacsés. Leur idée était plutôt de laisser un souvenir de ce jour à chaque personne qui avait été invitée au greffe du tribunal : à savoir les parents et la sœur de Jean-Baptiste, la mère et un cousin de Marc, deux amis de Jean-Baptiste, rejoints le soir par trois autres amies de Jean-Baptiste.
57La jaquette de leur faire-part donne à voir le détail d’un tableau du peintre contemporain Jim Dine : un cœur gris bleuté avec un œil bleu en son centre sur fond gris clair. À l’intérieur du boîtier, au dos de la jaquette, se trouvait un message manuscrit et personnalisé, signé du prénom de Jean-Baptiste et de la griffe de Marc et, enfin, la date du Pacs. Voici, reproduit, le message adressé aux proches : « L’amour est rare/Quand il vient te voir/Faut savoir le recevoir/Jean-Baptiste/M./21 octobre 2001. »
58Au dos du boîtier, sur un papier bleu, on peut lire les paroles de la chanson d’Étienne Daho, Ouverture, gravée sur le CD. L’idée de ce disque compact a germé dans l’esprit de Jean-Baptiste. C’est lui qui a choisi, alors que Marc était loin du territoire français, la chanson comme la jaquette. Ouverture était la chanson qu’il préférait sur l’album Corps et armes. Puisant dans l’imaginaire collectif de la rencontre amoureuse, le chanteur susurre les émois qu’elle suscite. Les deux amants se reconnaissent dans cette chanson de Daho, au point d’en faire, en quelque sorte, leur hymne. S’ils choisissent d’en offrir l’écoute, c’est parce qu’ils considèrent qu’elle dit quelque chose de leur histoire commune.
59La visibilité de cette union juridique est quelquefois mise en scène dans les pages d’un quotidien. Libération publie ainsi dès 2000 dans son « Carnet », au même titre que les avis de mariages, naissances et décès, des annonces de Pacs. On a pu ainsi y lire :
« Antoine et Jean ont pacsé jeudi 14 septembre 2000 à 11 heures à la mairie du XVIIIe. » (17 septembre 2000)
60Impossible de savoir qui a publié cette annonce : le couple lui-même ou des proches. De façon assez courante, en particulier dans les temps qui ont suivi la promulgation de la loi sur le Pacs, des proches se sont eux-mêmes mis en scène et, un peu comme s’ils l’avaient déclamé sur la place publique, ont annoncé, parfois avec humour, dans les pages du quotidien, le Pacs contracté par un couple de proches :
« Holly et Golliath sont heureux de vous annoncer que leurs maîtres Michaël Sörenstam et olivier Cegalerba se sont enfin pacsés aujourd’hui, le 22 décembre à Paris, Skal. »
« Nous sommes fier(e) s de vous annoncer ici l’union de Christian et Bernard, les deux autres plus beaux (et sexy) pacsés de l’année. Signé : Le Front de Libération du Monde. »
61La lecture de ces brèves montre que le Pacs peut être véritablement perçu comme un mariage ; en témoignent l’utilisation du terme « union » et surtout le fait qu’Antoine et Jean se seraient pacsés à la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris alors que c’est au tribunal d’instance, hébergé il est vrai dans les locaux de la mairie d’arrondissement, que leur Pacs a été enregistré. Elle montre également que la visibilité du Pacs est tout à fait déterminante pour nombre d’individus puisqu’il permet véritablement aux couples contractants d’accéder à une forme de réalité sociale ; en même temps qu’il organise sa vie matérielle, le Pacs donne corps au couple.
62Le jour de leur Pacs, Jean-Baptiste et Marc ont eu la surprise de découvrir une brève annonce parue dans Libération :
« Le 21 octobre, Jean-Baptiste et Marc se pacsent pour le meilleur et pour le dire. Amitié, Lucas et Jérôme. »
63À la sortie du tribunal, le journal leur a été offert, plié et emballé. Marc est rentré chez un marchand de journaux, en a acheté plusieurs exemplaires qu’il a en partie distribués. Libération se fait souvent l’écho de combats sociaux, notamment ceux touchant l’homosexualité. Si Jean-Baptiste et Marc affirmaient qu’ils se pacsaient pour permettre à Marc d’obtenir une mutation plus rapidement, il n’a échappé à personne qu’il s’agissait en réalité d’un peu plus que cela. Les signes ne manquaient pas qu’ils vivaient tous deux une expérience intense et importante et souhaitaient s’engager l’un envers l’autre. L’expression utilisée dans l’annonce « se pacsent pour le meilleur et pour le dire » n’allait pas sans rappeler une autre expression que chacun associe couramment au mariage. Remplacer « pire » par « dire », c’était d’une part refuser que le pire reste à venir, d’autre part signifier l’importance que peut revêtir le Pacs pour qui y voit le moyen de rendre son couple tout à fait visible. L’entourage peut prendre une part déterminante dans la ritualisation du Pacs et son engagement révèle quelquefois ce que représente à ses yeux la célébration de cette union. Ainsi le cadeau que la sœur de Jean-Baptiste a fait aux jeunes pacsés prend tout son sens : deux anneaux identiques en argent dont l’intérieur est gravé du prénom du compagnon et de la date du Pacs. En raison du caractère inédit de ce genre d’union pour elle et pour tout l’entourage, peut-être aussi parce qu’elle n’était pas certaine de ce que ce contrat représentait pour son frère, elle avait d’abord sollicité son assentiment. Encore une fois – et cela fait écho au cas du couple de femmes interrogées par Wilfried Rault qui racontent qu’elles se sont offert « deux bagues, les mêmes. Gravées à l’intérieur. La totale », mais « pas des alliances » (Rault, 2007 a, p. 206) –, l’enjeu pour les partenaires est d’évoquer une forme de matrimonialisation tout en soulignant le fait qu’il leur est refusé de se marier.
64Sans aller jusqu’à demander l’organisation d’une célébration en mairie, comme certaines municipalités le prévoient (Rault, 2007 a, p. 206), certains couples reprennent ouvertement à leur compte des références associées aux rituels matrimoniaux. « La similitude des rituels doit signifier la similarité des unions et donc leur équivalence. » (Rault, 2007 b, p. 575) Le caractère sibyllin du contenu du contrat de Pacs que Loïc (30 ans, aide-soignant) et Samy (35 ans, cadre) ont signé révèle mal ce que le Pacte civil de solidarité représente pour eux. Le texte se limite à la phrase suivante : « Nous soussignés, M. Loïc X. né le --/--/1967 et M. Samy Y. né le --/--/1973, concluons un Pacs régi par la loi du 15 novembre 1999. »
65Obligés de produire un texte pour l’enregistrement parce que la loi l’exige, Loïc et Samy n’ont pas jugé utile d’apporter la moindre précision ni la moindre restriction au strict dispositif prévu par la loi. Sans doute ce contrat dit-il ainsi davantage ce qu’il n’est pas à leurs yeux. Pour eux, il ne s’agit pas d’un simple contrat réglant le caractère matériel de leur vie commune. Toute précision concernant le partage des biens et de l’argent aurait sans doute eu un caractère déplacé. Vivant ensemble depuis plusieurs années déjà, tous deux ont eu le désir de donner à leur amour un caractère plus solennel. Le faire-part qu’ils ont rédigé le lendemain du passage au greffe du tribunal et envoyé à leurs proches révèle ce qu’ils voient véritablement dans le Pacs : un mariage d’amour.
66Samy et Loïc ont, par le biais de ce faire-part, exprimé une forme de résistance à ce processus exclusivement administratif, et ce d’autant plus que l’enregistrement ne s’est pas déroulé comme ils l’imaginaient :
« On se faisait une joie à l’idée de se pacser. Je ne dirais pas que c’était pour nous comme un mariage mais quand même... C’était un moment important. Je n’avais jamais assisté à un Pacs avant le nôtre, j’ai donc été complètement surpris par la froideur de l’accueil. Ça a duré en tout et pour tout 10 minutes. Je n’exagère pas ! La greffière a d’abord vérifié tous les papiers puis a passé le reste du temps à énoncer les différentes manières de mettre fin au Pacs. » (Loïc, dans un courriel)
67Samy et Loïc ont conçu un faire-part qui, s’il est à première vue sommaire et peu élaboré, met tout de même en œuvre quelques procédés intéressants :
« Samy et Loïc ont le plaisir et la joie de vous faire part de leur mariage. Leur union a eu lieu le Mardi 14 Mai 2002 au Tribunal d’Instance de Nantes où ils ont signé leur Pacs. Et à cette occasion, ils vous adressent ce petit message : Plein de Bonheur et tout notre Amour. »
68Comme les mariés, qui sont « de plus en plus nombreux à ne plus confier leur annonce de mariage aux bons soins de l’imprimeur, préférant réaliser leur propre faire-part » (Do Van, 1998, p. 10), ils l’ont fabriqué eux-mêmes. En outre, ils déclarent sans détour qu’ils se sont mariés. Au mot « mariage », fait écho le dessin de deux colombes face-à-face en plein vol ; colombes qu’il est fréquent de trouver, dans une posture similaire, sur des faire-part traditionnels de mariage, sur les menus disposés sur la table de la noce ou dans le livre d’or où la famille et les amis sont invités à féliciter le couple nouvellement uni. Cependant ces colombes, d’ordinaire blanches, arborent sur le faire-part de Samy et Loïc la livrée de l’arc-en-ciel, évoquant l’étendard de la communauté homosexuelle. Le rappel de ce symbole à caractère politique et militant, dans un document censé exprimer la quintessence de leur couple, est une manière pour eux de s’approprier encore davantage leur Pacte chichement enregistré dans le bureau du greffier. Ce faisant, ils unissent des éléments signifiants de deux univers longtemps construits en l’opposition.
69Dans certains cas, la coutume veut encore que les familles soient, sur le faire-part, les annonceurs du mariage. Mais aujourd’hui, les noces sont « l’expression d’un compromis entre le couple et la constellation familiale » (Segalen, 1998, p. 103) et il est fréquent que « l’écriture du mariage [devienne] l’acte seul assumé par les époux, un acte privé du couple ». Cette formule « fait ainsi disparaître l’identité patronymique au profit d’une nomination intime, une union “prénominale” » (Do Van, 1998, p. 45).
70Le faire-part de Pacs de Loïc et Samy semble pleinement s’inscrire dans ce mouvement ; hormis l’en-tête qui précise leurs deux noms et leur adresse commune, ils parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, en utilisant leurs prénoms. Certes les deux hommes déclarent avoir « le plaisir et la joie de [...] faire part de leur mariage ». Cependant, le texte se distingue des messages traditionnellement envoyés. Il ne s’agit pas ici d’annoncer la tenue prochaine d’un mariage, mais d’informer, a posteriori, que le couple s’est pacsé. La raison de l’envoi du faire-part après l’événement tient pour partie au fait que, de toute façon, le bureau du greffier n’aurait pu accueillir tous les proches. Serait-il d’ailleurs seulement envisageable, comme on peut le faire à la mairie pour un mariage, de convier l’ensemble de la famille et des proches à l’enregistrement d’un Pacs au greffe du tribunal d’instance ? Les contraintes liées à l’organisation de l’enregistrement n’offrent guère le temps de prévenir assez tôt tous les proches et de leur permettre de se libérer pour l’occasion. Les administrés se voient en effet imposer la date et l’heure du rendez-vous pour l’enregistrement. Par ailleurs, le greffe du tribunal d’instance, pour les pacsés de mon échantillon, n’était pas ouvert le samedi. Parfois même, le greffier refuse la présence de personnes accompagnatrices. Wilfried Rault explique ce refus par deux raisons : l’exiguïté du bureau du greffier en effet, mais aussi la représentation que le greffier et les services de la Justice peuvent avoir de l’enregistrement du Pacs – il ne s’agit bien souvent pour eux que d’un simple acte administratif (Rault, 2005a, p. 264). De plus, l’instant est bien peu solennel : le greffier recense tous les documents apportés par les futurs partenaires, procède à l’enregistrement en apposant la date, le numéro d’enregistrement et le tampon allégorique de la Justice sur le document avant d’expliquer au couple les possibilités qui s’offrent à lui pour rompre le Pacte à peine signé. Un enregistrement bien peu protocolaire, loin de la maison commune, de la salle des mariages et du premier magistrat de la ville. Mickaël (24 ans, assistant de bibliothèque) et Milka (29 ans, chercheur en biologie), en couple depuis deux ans dont un an de vie sous le même toit, attendaient eux aussi un peu plus de solennité de ce moment-là. Le décalage ressenti entre leurs propres attentes et les circonstances de l’enregistrement tient au lieu d’enregistrement mais aussi à la confrontation de représentations contradictoires : celle du couple pour qui le Pacs vient marquer une étape importante et celle du fonctionnaire du tribunal pour qui l’enregistrement du Pacs est une tâche parmi d’autres. La discordance engendrée par l’observation d’une routine administrative renvoie au « caractère non exceptionnel du Pacte civil de solidarité en lui retirant une éventuelle charge psychique » (Rault, 2005a, p. 282). Comme l’écrit Wilfried Rault, « la définition officielle de la situation produit une injonction à l’invisibilité, s’inscrit dans une logique de dépersonnalisation, elle ne permet pas la “sentimentalisation” du Pacs » (2005a, p. 362).
71Un couple pourrait craindre, en invitant son entourage à assister à la signature du Pacs, de rendre visible son caractère exclusivement administratif, ce qui reviendrait à atténuer la portée d’un acte qui reste tout de même pour les principaux intéressés un engagement important. Pourtant, dans le même temps, l’absence même de la moindre solennité dans le processus d’enregistrement du Pacte civil de solidarité peut favoriser l’émergence d’un désir, voire d’un besoin d’inventer du rituel. Nombre de couples gay pacsés affirment que s’il leur avait été possible de se marier, ils l’auraient fait. Pour la moitié des personnes interviewées à Chicago par Kathleen E. Hull, le mariage favoriserait « une légitimité des couples de même sexe dans l’ensemble de la société, mettrait les couples de même sexe sur un pied d’égalité avec les couples hétérosexuels, ou forcerait au moins la société hétérosexuelle à reconnaître l’existence et le sérieux des couples de même sexe engagés » (2003, p. 638, je traduis). La lecture des travaux de l’anthropologue américaine Ellen Lewin sur les cérémonies d’engagement de couples homosexuels américains montre que dans certains cas, cet engagement réciproque auquel est donné une forme de publicité dans l’entourage accompagne une forme d’intégration familiale (1998). Certaines personnes vont plus loin, espérant que l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, au-delà d’une simple reconnaissance sociale de leur existence, aboutirait à une réforme plus profonde, leur permettant d’accéder à une véritable normalité (Hull, 2003). Dans le même ordre d’idées, l’anthropologue portugais, aujourd’hui député à l’Assemblée de la république, Miguel Vale de Almeida, qui s’est engagé activement en faveur de la loi qui a ouvert en 2010 le mariage aux couples homosexuels, explique avoir fait le pari qu’une telle transformation juridique ne pourrait que déboucher sur une autre révolution : celle des mentalités (2010).
72Comme pour Yann (23 ans) et Anthony (29 ans), qui sont en couple depuis quatre ans et travaillent dans la restauration, pour Alain et Patrick (35 ans tous les deux) ou pour Jacques (41 ans) et Philippe (43 ans), tous deux fonctionnaires aux Finances – tous témoignent en octobre 2000 pour la rédaction du magazine Têtu –, le mariage représente aux yeux de beaucoup la transcription rituelle d’une émotion et d’un sentiment partagés et revêt un caractère public important. Nous n’avons, dans le cadre de cette enquête, aucun exemple de couple qui aurait fêté son Pacs en grande pompe, à la manière d’un mariage, familles et amis plus ou moins proches réunis autour d’un repas et d’une soirée dansante. Néanmoins, nous l’avons vu, quelques couples gay reprennent à leur compte des pratiques habituellement mises en œuvre par les couples hétérosexuels qui se marient, comme en témoignent en mai 2004, auprès de la rédaction du Monde 2, Michel (52 ans, retraité EDF-GDF) et Jean-Luc (bientôt quinquagénaire, technicien), en couple depuis vingt-sept ans. Parfois, un buffet ou un repas réunit la famille nucléaire (parents, frères et sœurs) et les amis proches. Michel et Jean-Luc, parce qu’ils étaient « fiers de le dire à tout le monde », ont organisé une petite fête avec les copains, la famille. Marc et Jean-Baptiste, après la signature du Pacte, ont laissé leurs parents lier connaissance dans leur appartement, tout en préparant la soirée, autour de mets apportés par les parents de Jean-Baptiste (foie gras, pissaladières) et du champagne apporté par la mère de Marc et la sœur de Jean-Baptiste. Le rêve d’une grande fête réunissant famille et amis est repris plusieurs fois dans les témoignages que nous avons recueillis, comme dans celui de Laurent (37 ans, cadre de l’hôtellerie au chômage) et Jean-René (53 ans, technicien), confié à la rédaction du Monde 2 en mai 2004 :
« tout le monde serait témoin de notre amour [...]. Nous, on sait pertinemment qu’on est un couple. Mais aux yeux des autres, ça voudrait dire vraiment qu’on est un couple uni, qu’on veut faire notre vie ensemble. » (déclaration de Laurent pour Le Monde 2)
73Mais à l’occasion de leur Pacs, Laurent et Jean-René n’ont pas eu le cœur à organiser une fête. L’enregistrement s’apparentant plus à un acte administratif qu’à un mariage, il rend quasiment impossible la tenue d’un tel événement.
74Stéphane (28 ans, cadre) et Noël (30 ans, architecte), ensemble depuis sept ans, sont français mais vivent en Espagne depuis trois ans. Ils ne sont pas pacsés mais Stéphane confie qu’ils ont, eux aussi, le désir de donner à leur union un caractère plus officiel. Ils auraient pu contracter un Pacs lorsqu’ils vivaient encore en France, ou même en contracter un auprès de l’ambassade de France en Espagne. Mais le partenariat à la française ne correspond pas à leurs attentes :
« Enquêteur : Pourquoi n’en avez-vous pas signé un ?
Stéphane : Euh... Ben je ne sais pas. Ce n’est pas très excitant, le coup du greffe du tribunal. Et puis on a envie d’organiser quelque chose de joliment bucolique... dans une grange en Auvergne... et de gentiment décadent.
E. : Décadent... Tiens, tiens... Symboliquement, le lieu de la signature est important...
S. : oui. Le Pacs est très administratif en fait. C’est comme le concentré des significations patrimoniales et matérielles du mariage, sans l’imagerie (un brin gnangnan, mais bon, on ne se refait pas) de la réunion de tous. » (dans un entretien)
75Avec de l’humour et une pointe de dérision, qui n’altèrent pas pour autant l’authenticité de son propos, Stéphane imagine une réunion des proches dans un cadre campagnard, loin de la vie exclusivement urbaine qu’il mène avec Noël. Sachant qu’il a été élevé à la campagne et que Noël a grandi dans une petite ville, l’idée qu’une grange auvergnate soit envisagée, même sur un mode humoristique, comme le lieu de la fête de mariage révèle son souhait d’ancrer son couple dans une forme de tradition et de manifester son attachement à ses racines. Ce souhait est à rapprocher d’un modèle de mariage « nostalgique », permettant, parmi d’autres pratiques sociales, de « réaffirmer des appartenances familiales, locales ou régionales, dans un contexte où les liens réels se sont relâchés » (Bozon & Héran, 2006, p. 195). Au moment où le témoignage de Stéphane a été recueilli, le projet d’ouverture du mariage aux couples homosexuels faisait débat en Espagne. S’il était adopté, et si les couples de résidents étrangers pouvaient en bénéficier, Stéphane disait qu’ils se marieraient, « pour réunir leurs amis des deux pays ».
76L’accès à cette visibilité et à une forme de ritualisation comble le désir de ces hommes de traduire solennellement leur engagement mutuel. L’attachement à une ritualisation de l’union entre deux hommes se retrouve, sous une forme certes très différente, dans les données recueillies par l’anthropologue Frédéric Bourdier, en pays Tamoul, en Inde. Il y a animé entre 1996 et 1998 un travail collectif pluridisciplinaire sur les comportements sexuels, financé par l’ANRS. Il précise que la réalité homosexuelle en Inde est différente en bien des points de la réalité en Europe (Bourdier, 2001, p. 250-261). L’homosexualité peut être vécue de manière ponctuelle, dans le cadre d’une forme d’initiation masculine, d’apprentissage de la sexualité et du plaisir avant le mariage, ou dans le cadre du célibat, ou bien de manière plus permanente par des hommes mariés qui entretiennent une relation privilégiée avec un autre homme et par des individus célibataires qui se considèrent comme homosexuels, dont la « tendance efféminée » (Bourdier, 2001, p. 252) est connue de tous et qui occupent dans leur village un statut particulier, un rôle d’intermédiaire entre les hommes et les femmes. Attardons-nous sur la situation des hommes mariés qui conservent une relation avec un autre homme. « Si la plupart des hommes se considérant homosexuels vivent maritalement avec une femme, ils sont, à peu d’exceptions près en pays Tamoul, également unis avec un homme. » (2001, p. 253) Tout illégitimes qu’ils soient, ces mariages entre hommes que Frédéric Bourdier présente pour la plupart comme « l’aboutissement d’une relation d’amour partagée » (2001, p. 252) possèdent une importante valeur symbolique, dans un pays où le mariage est rarement consigné sur un registre d’état civil à l’occasion d’une cérémonie civile. L’anthropologue détaille ainsi deux cas d’union qui lui ont été rapportés. Ces unions masculines ont été célébrées, sans officiant mais en présence d’amis, dans un temple hindou ou dans une église chrétienne, selon la confession des protagonistes. Les hommes ainsi unis se sont directement inspirés des rituels matrimoniaux et se sont promis « fidélité, attachement et dévotion mutuelle » (2001, p. 254). La situation de ces mariages entre hommes en pays Tamoul est, à bien des égards, très différente des unions homosexuelles enregistrées dans les pays occidentaux qui les autorisent. La première raison est liée au statut social de l’homosexualité. Une autre explication réside bien évidemment dans le fait que les unions que rapporte Frédéric Bourdier sont hors de la reconnaissance officielle et restent donc à ce titre cantonnées à la sphère privée, alors qu’en France, elles revêtent aujourd’hui une dimension publique. En l’absence de droits et d’avantages matériels liés à ces unions entre hommes en pays Tamoul, l’importance de la valeur symbolique d’une union ritualisée se trouve mise à nu. C’est une logique semblable qui est mise en œuvre par certains de mes interlocuteurs attachés à ce que leur Pacs ne soit pas seulement un contrat et que leur union ne soit pas réduite à l’association de deux individus aux intérêts matériels convergents. Wilfried Rault a montré lui aussi que les gays et les lesbiennes qui voudraient se marier mais ne le peuvent pas font « jouer au Pacs un rôle de mariage de substitution grâce à l’emprunt de séquences typiquement matrimoniales » (2008, p. 118). Les personnes rencontrées par le sociologue déclarent avoir désigné des témoins, échangé leur consentement et des alliances, de même que certains de mes interlocuteurs rédigent un faire-part, organisent une petite fête, se font offrir des cadeaux voire des anneaux, mobilisant ainsi les symboles matrimoniaux les plus significatifs à leurs yeux. Une relation d’équivalence peut alors se mettre en place entre l’institution matrimoniale à laquelle ils n’ont pas accès et le Pacte civil de solidarité tel qu’ils le conçoivent.
Le pacs comme projection dans un avenir familial
77Kathleen E. Hull le notait pour les couples homosexuels ayant participé à son enquête, certains voient dans le mariage le moyen pour les couples homosexuels de constituer une famille reconnue légalement, d’adopter et de donner un statut au parent social (celui qui n’a pas de droit légal sur l’enfant). Les couples de notre corpus s’emparent du Pacte civil de solidarité pour accéder à un certain nombre d’avantages matériels, donner à leur relation conjugale une certaine visibilité sociale et mettre en œuvre une forme de ritualisation destinée à rappeler qu’il ne s’agit pas à leurs yeux d’une simple formalité administrative et à renforcer leur sentiment de former un couple à part entière. Le contrat de Pacs de cinq pages évoqué plus haut (p. 160) a été rédigé par deux hommes qui posaient ainsi les jalons d’une famille à construire qu’ils entendaient rendre visible. Stratégie qu’a aussi identifiée Wilfried Rault (2005b). Accéder à une reconnaissance juridique de son couple permet – sur un plan certes virtuel mais l’enjeu est cependant décisif – de faire exister symboliquement le couple parental et aboutit in fine à faire coïncider à nouveau conjugalité et parenté. À cela près, et nous conviendrons que la différence est de taille, qu’il s’agit ici de couples de même sexe.
78L’engagement que deux individus prennent l’un envers l’autre en contractant un Pacs peut donc parfois aller bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer et, surtout, de ce que le texte législatif prévoit. À l’opposé de la situation de Fabien et Gérald, pour lesquels le fait de contracter un Pacs et le dévoilement qu’il implique compromettraient la perspective que l’un d’entre eux adopte un jour un enfant, la rédaction de la convention de Pacs a été l’occasion, pour un couple, de poser les jalons d’une vie familiale à venir. Cette convention anonymée nous ayant été transmise par une tierce personne, nous ne connaissons rien de la vie de ce couple. Dans ce contrat de Pacs, figure un paragraphe intitulé « Éducation des enfants ». On peut y lire que « les partenaires pourvoiront aux besoins et dépenses nécessaires à l’éducation des enfants communs », que « l’autorité parentale sera exercée de manière conjointe, sauf décision judiciaire contraire » et que « le domicile des enfants communs est fixé au lieu de résidence » des partenaires. Ces précisions sont étonnantes à plus d’un titre. Malgré l’absence de référence à la filiation dans les articles du Code civil concernant le Pacs, quelques personnes en couple de même sexe voient dans le Pacte une étape utile dans la construction de leur famille. Quelle est alors la valeur de cet énoncé quant à l’éducation des enfants ? Les règles relatives à l’exercice de l’autorité parentale sont déjà définies par le Code civil et dans l’état actuel de la législation française, deux personnes du même sexe ne peuvent être les parents d’un même enfant. En réalité, au-delà de l’efficacité objective de la convention de Pacs, les détails qu’y apporte ce couple nous renseignent sur ce qu’il a en projet mais qui ne constitue pour l’heure qu’un pari sur l’avenir. Reste que ces deux hommes saisissent l’occasion de la rédaction de leur convention de Pacs pour se projeter dans la durée et affirmer leur volonté de former un couple durable, un couple comme les autres, susceptible de fonder lui aussi une famille. Cette démarche, si elle n’est pas courante, n’est pas un cas isolé. Rault a en effet interviewé lui-même quelques couples qui se sont approprié « la convention en indiquant explicitement que l’arrivée des enfants est l’aboutissement d’un projet de couple » (Rault, 2005). Il s’agit, à un niveau symbolique mais aussi stratégique, de donner à leur configuration familiale une forme de légitimité sociale.
79Le Pacs que Paul (39 ans, écrivain) et Julien (47 ans, médecin) ont contracté est également à mettre en relation avec leur projet de fonder une famille. Paul a parlé pour la première fois avec Julien de son désir d’avoir un enfant en 1993. Ce désir d’enfant était ancien chez lui, puisqu’il l’a ressenti dès l’âge de 20 ans. Il rappelle d’ailleurs, non sans ironie, que ses parents, lorsqu’il leur a appris qu’il était homosexuel, lui ont répondu qu’il ne pourrait pas connaître le bonheur qu’eux-mêmes connaissaient d’être parent. Argument auquel il a répondu tout à fait sincèrement qu’il se trouverait d’autres centres d’intérêt. Il se rappelle qu’à l’époque il n’y avait aucun exemple connu d’homoparentalité et que, comme lui, beaucoup d’homosexuels n’exprimaient pas le désir de fonder une famille. Lorsqu’il cherche à qualifier l’absence de ce désir, il préfère, à la notion d’auto-censure, celle d’« auto-mutilation » :
« On ne savait même pas comment faire. [...] on faisait une espèce de raisonnement personnel qui fait que l’on faisait un deuil de son désir d’enfant. » (Paul, dans un entretien)
80Cette incapacité à conjuguer homosexualité et désir d’enfant, nombre de gays en témoignent, en particulier (mais pas seulement) dans la génération de Paul et dans les précédentes, qui ont fait l’apprentissage de l’amour et de la sexualité dans un contexte social beaucoup moins favorable à l’homosexualité. Paul ajoute tout de même que lui n’avait pas véritablement renoncé à ce désir d’enfant. Il était très jeune à l’époque, puisqu’il avait 20 ans, mais il se rappelle l’avoir confié à une amie et avoir imaginé avec elle qu’il pourrait peut-être adopter. Pour autant il ne l’imaginait pas dans un avenir proche. Ce désir a été ravivé plus tard, lorsqu’un ami a eu un enfant par coparentalité, vers 1994. Il a alors fait une double découverte :
« Je me suis aperçu que non seulement les homos pouvaient avoir leurs enfants, mais qu’en plus ils pouvaient avoir le leur biologique. » (ibid.)
81Cette découverte a coïncidé avec un épisode difficile dans la vie de Paul, au cours duquel il est allé jusqu’à remettre en cause le couple qu’il formait avec Julien. Une période de doute qui n’était pas sans lien avec l’émergence, à nouveau, de son désir d’enfant :
« Je m’étais installé dans la vie en général, c’est-à-dire que j’avais bâti une relation... Nous étions “installés” en quelque sorte... Nous avions installé notre foyer. Je m’étais aussi, d’une certaine manière, installé sur le plan professionnel. [...] Moi, je fonctionne un peu par projets. Donc après avoir construit ce cadre, il fallait que s’y rajoutent des choses... L’évolution, un peu classique, du moins attendue, qui serait d’avoir des enfants dans le foyer que j’avais installé. Et donc à l’approche de la trentaine est survenue cette crise [...], j’ai reporté sur notre couple ma crise personnelle, sentant que Julien était le frein à mon évolution. [...] on est allé voir une psychothérapeute tous les deux, visite qui a été extrêmement bénéfique pour notre couple, parce que ça nous a permis de faire émerger des problèmes qu’il pouvait y avoir entre nous. [...] Assez vite est venue la question du désir d’enfant, dont j’avais parlé à Julien durant cette crise. [...] Cette psychothérapeute nous a permis de... en tout cas a permis à Julien de se rendre compte que lui aussi avait ce désir-là et qu’il était caché par un vernis, le même que celui que j’avais, c’est-à-dire le deuil qu’il avait fait d’avoir des enfants et puis le fait que les homos n’ont pas d’enfant. » (ibid.)
82A posteriori, Paul présente sa vie avec Julien au milieu des années 1990 comme une étape préalable à la constitution d’une famille. Un discours qui rappelle les étapes du cycle conjugal défini par Jean-Claude Kaufmann pour les couples hétérosexuels : relations sexuelles et affectives, cohabitation, arrivée d’un enfant (1992). Dans la présentation que Paul fait rétrospectivement de son parcours conjugal et familial, une différence persiste tout de même avec le parcours des couples hétérosexuels. À l’écouter, ils auraient longtemps intégré, et en particulier Julien, l’interdit pesant sur les homosexuels d’avoir des enfants. Absent des débuts de l’histoire conjugale, ce désir n’a pu apparaître qu’après un travail d’introspection à la fois personnel et conjugal, et au prix de mouvements douloureux auxquels le couple a bien failli ne pas résister. Chez Julien, qui a huit ans de plus que son compagnon, cet interdit aurait été davantage ancré. Plus encore que Paul, Julien a connu des années où l’homosexualité ne pouvait se donner à voir que dans des lieux restreints. Julien aurait intégré l’idée qu’être gay excluait toute possibilité d’avoir des enfants. Il faut également noter que Paul et Julien sont les seuls, parmi les personnes que j’ai interrogées, à s’être confiées à un psychothérapeute pour surmonter leurs difficultés. Dotés d’un fort capital socio-culturel, ils ont peut-être mieux que les autres vaincu leurs réticences à consulter un professionnel des relations conjugales. Paul, « en affirmant que les homosexuels qui ne l’expriment pas [le désir d’enfant] “renonceraient”, ou auraient pendant longtemps “renoncé”, à l’idée d’avoir des enfants », a totalement adhéré à une forme de naturalisation du désir d’enfant (Tarnovski, 2010, p. 151). Ce faisant, cette explication, quasiment hégémonique jusque dans une bonne part de la littérature sur l’homoparentalité (voir notamment Gratton, 2008), rend impossible une autre lecture de l’émergence du désir d’enfant dans le couple : le désir d’avoir un enfant avec son partenaire n’émerge certainement pas à n’importe quel moment de la biographie du couple. Aujourd’hui, Paul et Julien ont un petit garçon que nous prénommerons Adrien, âgé de 2 ans, que Paul a conçu aux États-Unis dans le cadre d’une gestation pour autrui. Pour reprendre des termes couramment utilisés par les chercheurs et par les acteurs eux-mêmes, Paul est le père légal, puisqu’il a reconnu son enfant à la naissance, et Julien, quelque part « entre parent et beau-parent » (de Singly & Descoutures, 2000, p. 200), le père social. Ces termes qui disent la réalité juridique de leur lien avec cet enfant sont peu fidèles à la réalité, tant Julien se comporte au quotidien comme un papa à part entière. Dans le même temps, ils nient le fait que, comme le montrent les anthropologues de la parenté dont s’inspire Irène Théry, « tout parent est social » (2007, p. 612). Paul a quitté son emploi il y a trois ans et perçoit aujourd’hui des revenus confortables liés à son activité d’écrivain. Il dit, mais nous y reviendrons, avoir « pris en main la logistique dans l’appartement ». Administrer une famille demande que l’on y consacre du temps, un temps dont Paul, lorsqu’il travaillait encore, pouvait davantage disposer que Julien, très pris par une activité professionnelle à responsabilités qui implique de nombreux déplacements lointains.
83Les témoignages examinés montrent que le Pacte civil de solidarité constitue une étape importante dans le parcours des couples gay qui en sont signataires parce qu’il est le seul moyen légitimé par la société de faire exister les couples de même sexe. « Pacte civil de solidarité », « Pacs », « partenaires », autant de mots qui nomment, classent (Lévi-Strauss, 1962, p. 240) et définissent un type de lien social. Dès lors que les homosexuels se conforment à une certaine manière d’organiser leur relation, l’institution les fait exister en leur donnant une nouvelle identité (Douglas, 1986, 1999, p. 116). Dans le même mouvement, leur spécificité se loge ailleurs : ils ne sont plus distingués des couples hétérosexuels (qui ont également accès au Pacs) mais des couples qui rejettent, pour une raison ou pour une autre, l’idée de se conformer à la définition que l’institution leur propose. Loin d’être une simple formalité comme les dispositions prévues pour son enregistrement le laissent croire, le Pacs constitue donc un enjeu pour tous les couples, y compris ceux qui ne se pacsent pas mais en discutent. Ceux qui refusent de se pacser expriment leur rejet pour des raisons diverses. Dans certains cas, le Pacs n’est pas à la hauteur de leurs attentes. Parfois, ce refus est l’expression d’un positionnement politique : il s’agit de ne pas « singer » les hétérosexuels, comme le dit un des enquêtés de Pierre Verdrager (2007, p. 299). Enfin, des éléments externes à la relation conjugale peuvent constituer un empêchement : des expériences conjugales passées considérées comme des échecs, la vulnérabilité redoutée d’être visible en tant qu’homosexuel. Quant à ceux qui envisagent de contracter un Pacs mais ne l’ont pas encore fait, ils hésitent, là encore, pour des motifs relativement variés : le sentiment que leur couple est encore jeune, le fait de ne pas pleinement assumer leur orientation homosexuelle vis-à-vis de leur entourage, le manque d’intérêt véritable pour ce qu’offre le Pacs ou le fait de ne pas avoir encore trouvé le bon moment pour s’engager officiellement l’un envers l’autre. Leur hésitation tient également au fait que les deux membres du couple ne partagent pas toujours le même point de vue sur la question et ne parviennent pas à se mettre d’accord.
84De l’entrée dans la cohabitation au choix de contracter un Pacte civil de solidarité et d’en faire éventuellement un moment à forte portée symbolique, les couples gay s’engagent dans des voies diverses pour construire leur couple. Mais vivre en couple implique nécessairement que s’opèrent des ajustements entre des représentations individuelles de l’amour et de la conjugalité, des attentes personnelles vis-à-vis de la relation amoureuse. Ces oscillations entre le désir de vivre pour soi et celui de vivre avec l’autre sont bien sûr particulièrement perceptibles dans les activités quotidiennes.
85Dans l’espace de la vie conjugale, une organisation domestique se met en place, mais en l’absence d’un modèle institué disponible pour les couples de même sexe, et dans un contexte social où les attentes normatives en fonction du sexe sont encore pressantes, cela ne se fait pas sans accroc. Les couples d’hommes sont donc amenés à se partager des responsabilités qui sont en général l’enjeu de revendications en matière d’égalité conjugale, comme c’est le cas pour la circulation de l’argent. Les oscillations permanentes de la part des acteurs, entre le désir de lier leur destin à leur compagnon et le souhait de conserver leur indépendance, se lisent également dans l’usage de l’argent au sein de leur couple. Les sociologues ont en effet établi combien la manière dont les responsabilités financières sont réparties au sein du couple en dit long sur les rapports de pouvoir. Comment les couples d’hommes gèrent-ils leurs dépenses tant individuelles que conjugales ? Les ressources financières restent-elles la seule propriété individuelle ou bien une partie d’entre elles est-elle dissoute dans un budget conjugal commun ? L’argent constitue-t-il un enjeu important dans les couples gay ? En d’autres termes, les couples gay trouvent-ils, dans la mise en œuvre des échanges matériels, un moyen de se lier encore davantage l’un à l’autre, ou bien au contraire, imaginent-ils une organisation qui leur garantit une grande autonomie individuelle ?
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