Chapitre 1. De la rencontre amoureuse à la vie à deux
p. 33-140
Texte intégral
1Le couple ne commence pas par la co-résidence mais « par le sentiment, les échanges relationnels et amoureux, hors de tout cadre institutionnel et domiciliaire » (Kaufmann, 1996 b, p. 106). Cette première étape se caractérise par ailleurs, précise Jean-Claude Kaufmann, par « l’absence d’organisation domestique structurée, facilitant le désengagement conjugal éventuel », ou, selon le point de vue que l’on adopte, une entrée progressive dans la conjugalité. À propos de la question « Quand commence le couple ? », les travaux du sociologue viennent nuancer la définition qu’en font généralement les statisticiens : la cohabitation ne suffit pas à déterminer l’existence d’un couple. La cohabitation est une étape, parmi d’autres, sur la voie de l’« intégration conjugale ». D’une part, quelques couples choisissent, plus ou moins durablement, de ne pas vivre ensemble. Il existe en effet des couples non cohabitants (ou, selon l’expression anglo-saxonne, living apart together) et des cohabitants qui ne sont pas des couples. D’autre part, quand il y a cohabitation, l’espace peut se limiter à un lieu où se font les échanges. Cet espace n’est pas encore investi de tout ce qui fait un couple ; il n’est pas encore un « chez-soi conjugal ». Kaufmann introduit le concept d’« intégration ménagère » : « L’intégration ménagère consiste à mettre en commun les tâches du ménage, à ce que l’individu s’insère dans une organisation collective » (1992, 1997, p. 65). Depuis les rudiments de l’intégration ménagère (passer le balai, acheter le pain, beurrer la tartine de son partenaire...) jusqu’à une forte intégration ménagère (entretien du linge...), Kaufmann met en lumière les différents degrés dans la conjugalité, indépendamment des formes prises par le conjugal. Il a explicitement défini l’idée d’un cycle conjugal : relations sexuelles et affectives, cohabitation (mise en place de règles, d’habitudes, construction d’un couple qui va ressembler de plus en plus à un couple marié), parfois mariage lié le plus souvent à la venue d’un enfant. Nous reviendrons sur ce concept d’« intégration ménagère » lorsque nous analyserons la manière dont le travail domestique est pris en charge au sein des couples gay. Qu’un couple décide de cohabiter ne constitue qu’un marqueur parmi d’autres de la construction du conjugal, une étape dans un processus qui se nourrit et s’accélère avec l’investissement de chacun dans les activités conjugales.
2Tout dans la vie sociale laisse penser qu’il est naturel pour deux individus de vivre en couple et de cohabiter. Les modèles conjugaux disponibles dans la société et les œuvres de fiction valorisent souvent le modèle du couple cohabitant. Autant de considérations dont il ne faut pas sous-estimer la dimension prescriptive. De même, parce qu’elle s’intéresse encore peu aux couples non cohabitants ou qu’elle n’en dit mot, la sociologie contribue à renforcer ces représentations (Charrier & Déroff, 2005). Par ailleurs, des dispositions fiscales avantageuses privilégient les couples co-résidents et sont tenues pour acquises (Zelizer, 2005, p. 24).
LE RAVISSEMENT AMOUREUX
Ma soirée d’anniversaire a été fantastique. On a bien picolé, bien dansé. Les gens, même ceux qui ne se connaissaient pas auparavant, ont bien accroché et tout le monde s’est bien marré. Comme d’habitude Boris a vomi à côté des toilettes et Patricia a renversé trois fois son verre sur ma bibliothèque.
Mais lorsque la dernière personne est partie, j’ai encore senti tout retomber sur moi. Ce silence de mort. Encore tout seul, là, comme un vrai con qui erre dans son salon parsemé de gobelets en plastique, de bols de chips et de cacahuètes. Je les entends, les gens, les autres, ceux qui sont en couple. Ceux qui ne vivent pas seuls. Ils se blottissent dans leurs bras ; ils sont au chaud sous leur couette. Ils s’embrassent longuement puis ils se susurrent tendrement dans le creux des oreilles des :
— C’est génial d’être en couple. Qu’est-ce que tu en penses ? (bisous, bisous)
— oh oui ! on a vraiment de la chance d’être en couple, Mon chéri ! (bisous, bisous)
Et moi, là, le PaCaBête, j’suis tout seul, là, comme un abruti, avec pour seule compagnie celle de GroCon. (Pascal Pellerin, Tout m’énerve, Le Serpent à plumes, 2000, p. 178)
Gilles André et Pauline Arnoult s’étaient tout juste parlé deux ou trois fois ; ils ne se connaissaient pour ainsi dire pas. Un excès d’élan dans leur maintien, une jubilation contenue mais sensible, une manière d’extravagance dans quelques gestes, la promptitude d’un regard qui se détourne, l’ampleur d’un mouvement, une atmosphère d’enivrement, quelque chose d’appesanti et de hanté, débordait d’eux pour le dire. Ils se tenaient ensemble à l’orée du plaisir. On ne pouvait les prendre pour des époux. Et ce pourquoi on les tenait aussitôt pour des amants qu’ils n’étaient pas non plus était aussi obscur à expliquer qu’évident à concevoir.
C’était un devenir. Un futur implacable leur était échu. Qu’ils résistent, qu’ils lâchent prise, ils allaient s’y engouffrer. Ils tremblaient au seuil de l’intimité. Ils tremblaient parce qu’ils savaient. Ils étaient ensemble la proie d’un destin amoureux, et peut-être le plus étrange n’était-il pas ce destin lui-même, mais cette connaissance qu’ils en avaient [...]. (Alice Ferney, La Conversation amoureuse, Actes Sud, 2002, p. 20-21)
3Le roman de Pascal Pellerin, aux allures d’autofiction, renforce chez le lecteur l’impression de véracité. Le narrateur et héros du livre, Pascal Kohler, qui se surnomme lui-même PaCa, est homosexuel. Très engagé dans la drague, il n’a pas eu de relation de couple depuis plusieurs années. Il trompe la solitude, lorsqu’elle se fait trop pesante, en appelant des serveurs téléphoniques gay diffusant des annonces de rencontres. Aujourd’hui, il se connecterait plutôt à des sites Internet de rencontres. Pascal Pellerin, dans un style dynamique et très imagé, traduit le désarroi ressenti parfois par les personnes seules mais aspirant à l’amour conjugal.
4Le passage du roman d’Alice Ferney, quant à lui, a beau mettre en scène un homme et une femme, il illustre également la plupart des récits de la rencontre avec leur compagnon que nous avons recueillis auprès de nos enquêtés et qui se rapprochent, sur bien des points, de ceux que pourraient en faire des femmes et des hommes hétérosexuels. L’évidence dont elle ne semble pas pouvoir se départir, la mise en présence d’individus qui semblent faits pour se trouver, leur intime conviction qu’un avenir s’ouvre devant eux, son caractère à la fois étrange et immédiatement intelligible par les acteurs font de la rencontre amoureuse un événement conjugal difficile à relater.
Un événement difficile à expliquer
5Les informations recueillies sur les premiers temps de l’histoire conjugale font apparaître des discours assez stéréotypés. C’est peut-être le résultat d’une habitude très répandue chez nos contemporains, en particulier au début d’une relation amoureuse lorsque l’amoureux est présenté au cercle amical, de raconter la rencontre ; on a souvent l’impression que tous les récits racontent la même histoire. Les individus ont recours dans un premier temps à des formules toutes faites telles que « entre nous, c’était évident », « c’est allé vite » ou encore « on n’a pas réfléchi ». Cela rappelle les travaux menés sur le coup de foudre amoureux par Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé (1997) qui, dans la lignée des travaux déjà existants sur la formation du couple, ont mis en évidence que le coup de foudre amoureux était un phénomène social. Les histoires individuelles qu’elles ont recueillies s’organisent autour d’un même récit collectif et témoignent ainsi de l’existence d’un mythe. L’amour aurait-il quelque chose à voir avec la raison ? Raison et émotions appartiennent à deux domaines différents (Giddens, 1992, 2004, p. 56) ; tomber amoureux ne se décrète pas et ne s’explique pas :
« Ça a fait un flash, ça a fait pling. Du coup je lui ai laissé mon numéro de téléphone [...] un coup de foudre. » (Boris, 30 ans, aide-soignant, dans un entretien)
6On peut essayer de détailler les éléments qui participent au bon déroulement de la rencontre amoureuse : le cadre de l’interaction, l’attirance physique, l’« homogamie socioculturelle » (Bozon & Héran, 2006), l’existence de centres d’intérêt communs, une complicité naissante. Mais la tentative d’explication rationnelle ne résiste pas à la nécessité, de la part des agents, de voir dans cette rencontre quelque chose d’inexplicable et de magique. Le tout concentré dans l’expression « coup de foudre » si souvent employée par nos enquêtés et dont on sait pourtant, grâce à la sociologie, que la foudre « ne tombe pas n’importe où » (Bozon & Héran, 2006, p. 31 ; Girard, 1964).
« On a bu nos cafés en discutant de tout et de rien. [...] puis après quand on a fini notre café, ben on s’est demandé ce qu’on pouvait faire. Donc comme je lis beaucoup et que j’adore aller à la Fnac, je lui ai dit : “Ben si tu veux on peut aller à la Fnac.” Donc il m’a dit : “Ben ouais pourquoi pas.” Il aime aussi la Fnac. Donc on s’est retrouvé à notre premier rendez-vous à se balader à la Fnac, à feuilleter les bouquins, etc. Puis là, bon... ben disons que ça collait vraiment bien. Je ne sais pas ce qui faisait que ça collait bien... J’ai presque envie d’utiliser le mot “coup de foudre”, quoi, mais le courant est très très bien passé du premier coup. » (Olivier, 30 ans, ingénieur, dans un récit de vie écrit)
7Le « coup de foudre », dans lequel chacun reconnaît la référence au phénomène naturel brutal et dévastateur, est chargé d’une connotation positive dans l’imaginaire collectif et individuel. Il est un « anti-modèle de l’amour construit » (Schurmans & Dominicé, 1997, p. 276). Ce modèle, qui cohabite avec d’autres manières d’entrer en amour, serait un événement rare. or il est intéressant de remarquer qu’en ce qui concerne nos enquêtés, 31 hommes l’évoquent explicitement. Ils ont sans doute tout à fait incorporé l’image positive du coup de foudre. Cette métaphore, qualifiant leur rencontre avec leur compagnon, lui donne un caractère spontané et renforce, du même coup, l’idée qu’ils étaient destinés à se rencontrer. Le coup de foudre redevient exceptionnel lorsque nos interlocuteurs évoquent leur parcours amoureux : il ne semble pas frapper plusieurs fois dans une vie. Dans les 31 récits recueillis, la rencontre avec le compagnon actuel apparaît donc comme un événement unique : unique dans la vie de l’acteur mais aussi par rapport aux expériences qu’ont les autres individus, du moins telles que l’acteur se les représente. C’est, comme nous y reviendrons plus loin, ce que Jean-Baptiste et Marc ont voulu souligner en faisant écouter à leurs proches la chanson Ouverture d’Étienne Daho. Le narrateur-chanteur y exprime l’idée que tout ce qui a été vécu auparavant n’a de sens que parce que la rencontre a eu lieu.
8Tout cela n’est pas à prendre au pied de la lettre bien sûr. Le « ravissement » initial, au cours de la rencontre amoureuse, n’est qu’une reconstitution opérée après-coup (Barthes, 1977, p. 228). Il s’agit d’un discours très contextualisé, recueilli à l’occasion de cette enquête sur la conjugalité que les hommes interviewés vivent à ce moment-là. Que plus de la moitié d’entre eux reprennent à leur propre compte l’image très répandue et valorisée du coup de foudre est à mettre en relation avec la situation du couple homosexuel dans la société d’aujourd’hui. Comme le rappelle Erving Goffman (1959), les acteurs adoptent une présentation de soi particulière à l’interaction avec l’ethnologue, observateur extérieur et partie prenante lui aussi de la société. Ils peuvent réellement avoir l’impression d’avoir été frappés par la foudre lorsqu’ils ont rencontré leur compagnon. Mais le recours à cette image peut également correspondre au souhait plus ou moins conscient des acteurs de conformer leur expérience à celle qu’ils pensent être la plus positive. L’effet de répétition est peut-être renforcé, dans le contexte social français où la légitimité des couples de même sexe n’est pas toujours ni tout à fait définitivement acquise, par l’impératif qui leur est fait de prouver que leur lien vaut celui des couples hétérosexuels. Ce faisant, ils gommeraient ce qui pourrait les distinguer de leurs homologues hétérosexuels et mettraient surtout en avant ce qui les en rapproche.
9Aucun de nos enquêtés déclarant avoir eu un coup de foudre pour son compagnon n’en signale les aspects négatifs et dangereux relevés par Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé. Les personnes qu’elles avaient interrogées relataient les changements qu’il occasionne, sources de désordre et d’insécurité, et la peur de perdre son self-control et de se laisser déborder (1997, p. 205-212). Pour expliquer cela, nous pouvons simplement faire l’hypothèse que les enquêtés, parce qu’ils s’expriment sur la rencontre avec leur compagnon actuel, n’ont retenu que les aspects positifs du coup de foudre. Les aspects délétères pourraient donc apparaître a posteriori dans le récit des relations terminées prématurément. Il faut dire aussi que mes questions ne ciblaient pas en particulier le coup de foudre.
10L’expérience de la rencontre amoureuse est partagée par un grand nombre d’individus mais les logiques qui l’animent semblent échapper à la compréhension. Toute tentative de décomposer cet événement de façon clinique semble vouée à l’échec. Comme si sa connaissance ne pouvait être approchée que par l’expérience qu’en ont les individus. C’est la raison pour laquelle tant de romanciers s’essaient à rendre compte de ce moment à la fois largement partagé et mystérieux. Les romans et les témoignages que j’ai moi-même recueillis n’ont bien évidemment pas le même statut. Néanmoins, il est utile de s’intéresser à la manière dont les auteurs de fiction décrivent la conversation amoureuse. Ils produisent ainsi un discours sur des manières de faire et des formes de représentation de l’amour, en même temps qu’ils contribuent à véhiculer l’idée que la rencontre amoureuse est un moment unique dans la vie d’un individu. Lisons plutôt Mathieu Riboulet :
À l’instant même où je vis son grand corps, ses yeux verts légèrement écartés soulignés d’un sourire un peu las, je sus qu’Étienne était l’homme de ma vie. Voilà, c’est à la fois très simple et très compliqué, et les mots, les miens en tout cas, ceux que je peux tant bien que mal tâcher d’agencer pour donner une lueur, un assez pauvre reflet de ce qui parfois nous échoit au fil des jours [...] renoncent tout à fait à en rendre compte, soudain saisis de leur touchante inutilité [...]. Mais à défaut de pouvoir cerner la cause, on peut tenter de dire l’effet, celui d’une terrible certitude. (Mathieu Riboulet, Quelqu’un s’approche, Éditions Maurice Nadeau, 2000, p. 53)
Je regarde Étienne endormi. Je suis toujours un peu saisi de vertige en songeant à la force de ce qui m’entraîne vers lui, opaque, irrésistible, à laquelle dès le premier instant je me suis rendu, puis abandonné, l’apaisante puissance bien connue de l’amour, le flux souterrain sur lequel vient se constituer pas à pas la somme de travail, de patience et de bonheur qui ouvre des perspectives d’accomplissement aux limites sans cesse repoussées. (ibid., p. 38)
11Les auteurs essaient ainsi souvent de partager avec leurs lecteurs l’expérience du « choc amoureux » (Alberoni, 1979). Leurs mots sont une tentative pour décrire tant les circonstances que les effets de la rencontre amoureuse. Ils rappellent la manière dont les enquêtés essaient, malgré tout, de livrer la connaissance qu’ils en ont.
Une rencontre inéluctable
12On peut s’efforcer de cerner la rencontre amoureuse en définissant ce en quoi elle se distingue des autres rencontres faites dans le passé et qui n’ont pas toujours abouti à une relation durable. C’est l’exercice auquel quelques-uns de nos informateurs essaient de se livrer. Mais cette tentative de rationalisation se heurte à la même difficulté de mettre en mots une expérience éminemment intime. La comparaison se limite donc bien souvent à la constatation de l’évidence amoureuse qui s’est imposée aux acteurs, sans que l’on puisse dire si elle a été éprouvée comme telle au moment des faits ou si elle est partie prenante du mythe fondateur élaboré par une reconstruction a posteriori de la réalité.
« Ce qu’il y avait de différent... justement c’est difficile à décrire. Ça paraît si évident... lol. » (François, 39 ans, cadre, dans un courriel)
13Bernard (42 ans, créateur d’entreprise) a rencontré Yves (37 ans, commerçant) un an et demi avant notre entretien. Alors qu’avec son précédent petit ami, il avait toujours fui toute discussion quant à l’éventualité de vivre avec lui, il a quasiment emménagé chez Yves dans la semaine qui a suivi leur rencontre. Pourquoi ce revirement ? D’abord la « magie » de la rencontre : Bernard évoque lui aussi une évidence. S’étant contactés via une petite annonce dans un magazine gay, ils ont longuement fait connaissance au téléphone et se sont donné rendez-vous le samedi suivant. Lorsqu’ils se sont vus, l’entreprise de séduction avait déjà commencé ; au téléphone, ils avaient évoqué leur expérience, échangé leurs envies et leurs aspirations et surtout, s’étaient mis d’accord sur ce qu’ils ne voulaient pas. S’étant retrouvés dans un bar, ils sont ensuite allés chez Yves, « pour boire un verre ». Bernard a donné à Yves son premier baiser. Ils ont passé ensemble la soirée, la nuit et la journée du lendemain. Deux jours plus tard, Bernard est revenu avec quelques vêtements et sa brosse à dent, pour s’installer peu à peu.
14Le caractère évident de la rencontre amoureuse, outre qu’il est le fruit d’un processus d’élaboration par le souvenir et le récit, provient également de la rupture qu’elle opère dans la biographie individuelle. Le contexte de la rencontre peut être différent de celui des précédentes. Hervé (34 ans, graphiste), habitué jusque-là aux rencontres dans des bars gay ou grâce à des serveurs téléphoniques, a fait la connaissance d’André (37 ans, animateur) lors d’une session de formation de volontaires organisée par l’association de lutte contre le sida à laquelle ils appartenaient tous les deux, mais dans deux départements différents. C’est aussi le cas de Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) qui a été présenté à Marc (29 ans, professeur des écoles) par une amie commune alors que jusque-là il fréquentait les bars et les réseaux téléphoniques de rencontres. Leur première soirée, ils l’ont passée entourés d’amis de Jean-Baptiste. Cette rupture par rapport à l’expérience ordinaire de la rencontre est relatée dans les récits relatifs au coup de foudre et rappelle les discours recueillis par Janine Mossuz-Lavau (2002) à l’occasion de son enquête sur la vie sexuelle en France auprès de femmes mais aussi auprès d’hommes homosexuels. À l’occasion du récit, qui se déroule toujours chronologiquement, la biographie individuelle se trouve tout entière rééchelonnée à l’aune de l’histoire d’amour vécue au présent. Ne sont de plus retenus et présentés que les actes et événements perçus comme compatibles avec cette histoire d’amour, prétexte du récit (Halbwachs, 1925). La linéarité du récit facilite bien sûr le travail de reconstruction de la mémoire mais correspond également à la volonté d’y associer étroitement l’ethnologue. Il s’agit de le faire entrer dans la logique de l’action. L’itinéraire des individus devient alors une succession cohérente d’étapes menant inexorablement à la vie conjugale, point de départ de la rétrospective.
« On a eu quelquefois l’occasion d’en discuter, et vraiment on s’aimait (on s’aime toujours) beaucoup. Je l’ai attendu assez longtemps Sylvain, et lui aussi a longtemps patienté avant de trouver quelqu’un qui lui convienne. Et là on était tous les deux, on était heureux, on vivait simplement. » (François, 39 ans, cadre, dans un courriel)
15La rencontre amoureuse est une « authentique odyssée » (Giddens, 1992, 2004, p. 62) qui a pour but la découverte de l’autre. L’homme dont les enquêtés sont amoureux au moment où ils témoignent apparaît comme celui auquel ils étaient destinés, avec lequel est née presque immédiatement une complicité particulière. Voici à nouveau ce qu’a écrit François dans un courriel :
« Il m’est arrivé d’avoir l’impression qu’on était ensemble depuis très longtemps, alors que ça ne faisait que quelques mois. En fait je crois que l’amour a toujours une part de mystère non résolu. Car en fait je suis incapable d’expliquer pourquoi j’aime Sylvain, car je n’ai pas d’explication pour ça. C’est comme ça, inscrit en moi et je n’y peux rien. »
16Quelquefois même, la relation de nos interlocuteurs avec leur compagnon paraît si intrinsèque à leur propre vie qu’ils ont le sentiment qu’elle n’a pas d’âge, que le temps n’a pas de prise sur elle. Si le roman de Mathieu Riboulet illustrait l’idée qu’une connivence quasiment immédiate naît de la rencontre amoureuse, cette idée est largement répandue, y compris chez mes interlocuteurs :
« Une des choses qui m’a le plus frappé dans le début de notre relation, c’était l’impression que j’avais de pouvoir parler de tout en étant compris, entendu. Il ne s’agissait pas de s’entendre dire : “oui, oui tu as raison, c’est très vrai ce que tu dis, je suis toujours d’accord avec toi, etc.”, mais de converser sur des sujets communs, ou de découvrir des intérêts propres à l’un ou l’autre d’entre nous. [...] Je n’ai pas trouvé cela avec mes deux précédents amis. » (Hervé, 34 ans, graphiste, dans un courriel)
17Lorsque nous entrons en contact, en novembre 2003, Fabien (39 ans, directeur commercial) forme un couple avec Gérald (39 ans, artiste) depuis deux ans et demi. Au cours d’un de nos entretiens, Fabien raconte longuement les circonstances de leur rencontre, qu’il ne définit jamais comme un coup de foudre. Fabien était séparé de son compagnon précédent depuis six mois mais continuait à travailler dans sa petite entreprise et à partager avec lui un appartement mitoyen des locaux de l’entreprise. La première rencontre avec Gérald, hébergé à ce moment-là chez un ami qui résidait dans le même immeuble, a eu lieu dans l’escalier. Fabien ne peut s’empêcher de souligner dans le même temps l’originalité de leur rencontre (sur son lieu de travail) et sa banalité. Alors qu’il venait arroser les plantes qu’il avait lui-même installées dans la cour de l’immeuble, il fut salué par Gérald depuis une fenêtre du troisième étage et lui répondit. Gérald aurait ensuite provoqué leur rencontre dans l’escalier. Un autre dimanche, Gérald, accompagné d’amis, l’a invité à se joindre à eux pour le dîner. Ils ont alors beaucoup parlé et se sont fait du pied sous la table. Rien que de très banal, affirme Fabien. Et pourtant, à la fin de la soirée, Gérald est parti avec un autre homme, dont Fabien découvrit alors qu’il était son compagnon. Pour Fabien, qui dit être plutôt « un consommateur », « un chasseur », généralement tourné vers la drague, les circonstances de leur rencontre étaient inhabituelles. Fabien reprend à son compte la métaphore de la chasse, assimilant le dragueur au chasseur et le dragué au gibier, très courante dans les milieux masculins, comme pour souligner plus encore le caractère exceptionnel de la rencontre. La rencontre amoureuse avec Gérald s’est donc opérée sur le mode de la rupture avec la manière dont il rencontrait ses amants en général. Quelques jours après le dîner, Fabien et Gérald ont échangé de nombreux messages écrits instantanés grâce à leur téléphone mobile (des SMS) et Fabien a ainsi appris que Gérald quittait son ami, décision rendue manifestement nécessaire par sa rencontre avec Fabien. Ils ont convenu de se retrouver un dimanche matin et de prendre leur petit-déjeuner ensemble. Mais dans la nuit précédent leur rendez-vous, Gérald a dû partir en Bretagne avec son frère pour voir leur mère, mourante, qui venait d’être hospitalisée. À son retour à Paris, alors que Gérald n’avait pas dormi depuis vingt-quatre heures, ils ont dîné ensemble et se sont « tout dit ». Fabien souligne alors le caractère exceptionnel et « hors du temps » de ce dîner. Le contexte a rendu ce moment particulièrement « profond, intense et sincère » :
« une rencontre qui était très sincère et qui était... où on disait ce qu’on ressentait quoi, où on en était dans nos vies. » (Fabien, dans un entretien)
18Roland Barthes, dans ses Fragments d’un discours amoureux, parle même d’une « jouissance narrative, celle qui tout à la fois comble et retarde le savoir » : « Ni l’un ni l’autre ne se connaissent encore. Il faut donc se raconter : “Voici ce que je suis.” » (1977, p. 235). Fabien n’a pas caché la crise qu’il traversait depuis sa séparation avec son ex-compagnon. Il s’étonne même que Gérald n’en ait pas été effrayé. Très affecté par la maladie de sa mère, Gérald a beaucoup parlé d’elle et de sa propre histoire. Tous deux séropositifs au VIH, ils ont également évoqué leur rapport à la maladie et à la mort. La nuit qui a suivi le dîner, ils n’ont pas fait l’amour, ils ont seulement « dormi ensemble ». Cette rencontre n’était décidément pas ordinaire. Ils ont « conclu » au bout de deux ou trois jours. Considérer la relation sexuelle comme la conclusion de la rencontre est tout à fait révélateur de la place fondamentale que revêt la sexualité dans la formation du couple pour nos contemporains (Bozon, 1991). Gérald a alors emmené Fabien dans la maison qu’il loue à l’année sur une île, en Bretagne. Sur le trajet, ils se sont arrêtés à l’hôpital et pendant que Fabien l’attendait dans la voiture, Gérald a rendu visite à sa mère. Le dimanche matin, la sonnerie du téléphone a retenti ; la mère de Gérald était morte dans la nuit :
« Ça a été pour lui un choc énorme, je crois comme pour tout le monde quand on perd ses parents, avec pour Gérald la particularité, le fait qu’il n’a pas de père, que c’est un enfant adultérin, je ne sais pas si c’est vraiment le terme, et euh... voilà. Du coup sa mère était son monde entier, et euh... donc voilà ça a été un grand choc qui nous a beaucoup rapprochés, parce qu’évidemment quand on est face à des événements comme ça, on n’est pas du tout dans le superficiel quoi. Ça a obligé à aller... à aller très vite. » (Fabien, dans un entretien)
19Le chagrin éprouvé par Gérald et la présence de Fabien auprès de lui à ce moment-là ont été déterminants dans la manière dont leur histoire a débuté et ont rajouté au caractère exceptionnel de leur rencontre. Gérald, qui n’avait pour seule famille qu’un frère, a trouvé dans sa relation avec Fabien un appui précieux pour surmonter ces moments douloureux. La rencontre amoureuse s’est inscrite ici dans la rupture, en marge de la vie ordinaire. Elle a rendu nécessaire la séparation de Gérald avec son petit ami de l’époque, elle s’est faite selon des modalités radicalement différentes de la manière dont Fabien rencontrait habituellement ses amants et s’est déroulée à un moment difficile de leur vie où tous deux avaient particulièrement besoin de donner à leur existence un sens nouveau.
La révolution amoureuse : mise au jour de l’homosexualité
20Il peut arriver que la rencontre amoureuse d’un homme avec un autre coïncide avec la découverte ou plutôt la mise en acte de son homosexualité. Cette rencontre ne provoque pas l’émergence d’un désir homosexuel jamais identifié jusque-là. Elle agit plutôt comme un révélateur : pour la première fois, le désir longtemps refoulé pour le même sexe trouve un objet et peut s’exprimer. Cela est bien sûr d’autant plus facile lorsque l’individu est à un moment de sa vie où il se questionne sur le bien-fondé de ses choix passés et sur ses projets d’avenir :
« J’en étais arrivé à ne plus me sentir amoureux, ni plus heureux et j’étais assez désespéré. Notre relation [avec ma femme] me devenait insupportable. J’avais l’impression d’étouffer et de devoir me résigner à vivre comme si j’étais mort à moi-même. Je fonctionnais, sans plus. C’était un sentiment épouvantable ! J’avais vraiment l’impression que ma vie était foutue, terminée !
C’est dans ce contexte un peu catastrophique que la part de désirs homosexuels plus ou moins refoulés que je portais est peu à peu remontée. Ça a été une longue prise de conscience, tout à la fois libératrice et très angoissante.
C’est à cette époque que j’ai rencontré mon ami lors d’une fête. » (Pascal, 40 ans, maître de conférences, dans un récit de vie écrit)
21La rencontre revêt à double titre un caractère proprement extraordinaire : en plus d’être un « choc amoureux » (Alberoni, 1979), elle permet pour la première fois au désir pour le même sexe de s’exprimer. Dans ce cas le mouvement de libération opéré, selon le psycho-sociologue Francesco Alberoni, par l’état d’« amour naissant », prend une autre dimension. La rupture biographique est alors encore plus grande. L’individu reconquiert le « droit de ne pas dépendre des conséquences nées de décisions passées » (Alberoni, 1979, p. 96) :
« Sexuellement, émotionnellement, psychiquement, cette rencontre a été extraordinaire. Une rencontre totale et étourdissante. J’ai vécu plusieurs mois d’une passion dévorante comme je n’en avais jamais vécu auparavant. » (Pascal, dans un courriel)
22La rencontre avec olivier (37 ans, chargé de cours) a opéré une véritable révolution dans la vie de Pascal. Les premiers mois, ils se voyaient en secret et Pascal menait une double vie. Mais cette relation amoureuse naissante avait provoqué en lui un changement si profond qu’il ne pouvait la garder secrète plus longtemps. Vivre dans le mensonge lui était devenu insupportable et, sans avoir parlé auparavant de la rencontre qu’il avait faite à sa femme, il a pris la décision de vivre en accord avec ce qu’il ressentait au plus profond de lui. Malgré le sentiment qu’il avait d’abandonner ses enfants, la difficulté qu’il éprouvait à l’idée de révéler à sa femme qu’il avait une relation extraconjugale, de surcroît avec un homme, et sa peur d’affronter « le regard des autres », il a quitté sa femme. Il a connu dès lors une période longue et difficile : l’amour et le désir qu’il éprouvait pour olivier coexistaient avec le sentiment d’avoir trahi la confiance de ses proches. En pleine crise identitaire, Pascal a entamé une psychanalyse et a trouvé auprès de son nouveau compagnon « un soutien précieux ». La crise identitaire que traversait Pascal au moment de leur rencontre et dans les mois qui ont suivi a sans nul doute contribué à forger l’image idéalisée qu’il donne volontiers d’un amour inédit et salvateur.
23C’est avec Jean (41 ans, chef d’entreprise), avec qui il vit depuis sept ans, que Jérémy (31 ans, aide-soignant) a eu sa première expérience homosexuelle, à l’âge de 24 ans. Au fil de notre entretien, Jérémy fait lui-même le rapprochement entre ce tournant de sa vie, où il s’engage dans une relation conjugale homosexuelle, et un événement très douloureux intervenu plus tôt dans sa vie et qu’il avait rapidement évoqué au début de notre entretien pour signaler que jusque-là il avait eu une « enfance tranquille » :
« Je n’avais jamais été avec des garçons, euh... voilà quoi. Le jour où je me suis fait violer, c’était de force, il m’a retourné de force, et puis voilà quoi. Je veux dire, je n’ai pas pris mon pied du tout. [...] je n’en ai jamais parlé à ma famille proche. Mais j’ai envie, tu vois. Mes parents m’ont connu avec des filles. Ils doivent bien se poser des questions, comment ça se fait que du jour au lendemain, euh... Tu sais, ils ne savent pas pourquoi. Moi, je pense que, tu vois, c’est une suite logique de la chose. Le viol, et puis dix ans plus tard, ben voilà, les garçons. Enfin, moi je le pense. »
24C’est avec beaucoup de pudeur mais sans détour que Jérémy évoque, dès les premières minutes de notre entretien téléphonique, son viol, à l’âge de 14 ans, par un jeune homme de 25 ans, employé dans le restaurant de sa tante et de son oncle, où il travaillait lui aussi durant l’été. Comme lui, deux autres de nos interlocuteurs ont raconté un viol dont ils ont été victimes dans leur adolescence. Aucun n’a consulté un psychologue ou un psychiatre et dans un cas l’entretien ethnographique a été le seul moment où cette confidence a pu être rapportée. Ces hommes donnent une autre illustration de la difficulté à dire que l’on a subi un viol, dont ont témoigné des femmes interrogées par Janine Mossuz-Lavau (2002). Ils remontent le fil de leur mémoire et donnent une cohérence à leur parcours à première vue inattendue. Ce faisant, ils semblent mettre au jour sinon un lien de cause à effet, du moins une concomitance entre le viol et leur homosexualité. Cette corrélation entre une agression sexuelle subie dans leur jeune âge et leur orientation homosexuelle actuelle se retrouve fréquemment dans les récits d’hommes homosexuels ayant subi un viol (Dorais, 1997). Si certains chercheurs avancent qu’une proportion importante de jeunes garçons ayant été sexuellement agressés avant l’âge de 13 ans vit plus tard des expériences homosexuelles (Finkelhor, 1984), d’autres invitent à ne pas établir entre ce moment douloureux et l’expérience sexuelle à venir une simple relation de cause à effet. Plusieurs pistes de réflexion sont à envisager. Selon Susan Wachob, psychothérapeute américaine installée à San Francisco, les garçons futurs homosexuels pourraient être des victimes toutes désignées d’abus sexuels, non parce qu’ils sont soupçonnés d’être potentiellement gay, mais parce qu’ils sont souvent plus isolés ou plus vulnérables (cité dans Dorais, 1997, 2008, p. 188 ; Welzer-Lang, 1994).
25Avant sa rencontre avec Jean, Jérémy était en couple depuis quatre ans avec une jeune femme. Il s’exprime très peu sur cette expérience. Il y fait tout au plus allusion lorsqu’il compare sa découverte de la sexualité entre hommes avec Jean et son expérience de la sexualité avec les femmes ; elle lui semble « moins prise de tête » : « avec un homme tu peux te permettre plus de choses ». Un soir, il a accompagné un ami d’enfance homosexuel dans un bar gay. C’est là qu’il a rencontré Jean, accompagné d’un ami. Au terme de la soirée où l’alcool a coulé à flots, Jérémy, totalement ivre, et l’ami de Jean ont dormi chez Jean qui avait à l’époque un petit ami mais vivait seul. Alors que Jean avait un canapé dans son salon, ils ont dormi tous les trois dans son lit. Au réveil, ils ont eu une relation sexuelle. Jérémy, qui souhaitait expérimenter la sexualité avec un homme mais pour qui c’était la première fois, dit s’être laissé guider. Plus tard dans la matinée, alors qu’il prenait sa douche, Jean l’a rejoint. Avant de partir, Jérémy, sans doute perturbé par ce qui s’était passé et soucieux à ce moment-là de reprendre le cours de sa vie, a précisé que tout cela n’était qu’une « expérience » et que Jean ne devait surtout pas quitter son petit ami. Malgré cela, il n’a cessé les jours suivants de penser à Jean qui l’a rappelé quatre jours plus tard pour lui annoncer qu’il avait quitté son copain et qu’il souhaitait le revoir. Deux semaines plus tard, Jérémy a apporté ses affaires chez Jean. Si au départ Jean n’était qu’un « très bon copain sexuel », Jérémy dit avoir ressenti de l’amour pour lui après plusieurs semaines.
La place de la sexualité dans la formation du couple gay
26Le récit de la rencontre amoureuse, qui semble vécue comme un mouvement irrépressible de l’un vers l’autre, fait place à celui de la rencontre des corps. L’aspect physique de l’autre et l’attirance que l’on peut ressentir à son égard sont des critères déterminants. L’apparence physique « est la source de jugements synthétiques instantanés » (Bozon & Héran, 2006, p. 101). Mais il arrive qu’elle ne détermine pas le premier jugement. Dans certains cas le premier contact a en effet eu lieu sur un site de rencontres Internet, puis a été suivi d’un contact téléphonique.
27Le recours à Internet pour rencontrer d’autres gays supplante depuis quelques années, en particulier chez les moins de 30 ans, les modes de sociabilité traditionnels, à l’exception notable des saunas et, dans une moindre mesure, des lieux extérieurs (Velter, 2007, p. 81). Mais c’est, de manière plus générale, un mode de rencontre également mis en œuvre par la population hétérosexuelle, en particulier les jeunes de 18 à 24 ans, y compris les femmes qui avaient jusque-là été réticentes à participer aux rencontres sur minitel (Bozon, 2008).
« Je commençais sur Internet à chatter. C’était sur... sur un chat aol gay. On discutait, puis... Je ne me souviens pas ce qui a fait que je suis rentré en contact avec François en discussion privée, sûrement qu’il était nouveau dans la chatroom où il était et puis je suis allé vers lui, et puis on a discuté. Ça a dû se passer comme ça, le tout début de notre discussion. Après on a discuté, ben, sûrement du dernier film qu’on a vu au cinéma, ce genre de choses, je ne me souviens pas précisément du début de la conversation. Après on est arrivé aux questions habituelles, “t’es comment, t’as quel âge, taille, etc.” [...]. Quand il m’a dit que lui, il était métisse malgache, et comme bon en règle générale je suis attiré par les personnes métisses, ben j’étais très intéressé. » (Olivier, 30 ans, ingénieur, dans un courriel)
28La prise de contact dans un tel contexte est relativement standardisée et laisse peu de place à la surprise. Néanmoins, la discussion dans l’espace virtuel et la conversation téléphonique déterminent alors la première perception que les protagonistes ont l’un de l’autre. Même sur Internet, l’aspect physique reste une préoccupation constante, y compris lorsque nos enquêtés ne cherchent pas ce qu’ils qualifient de « plans cul », qu’ils opposent bien volontiers aux histoires d’amour. Ils se décrivent et échangent des photos. Et dans tous les cas, même si les individus se sont forgé une première opinion, la rencontre physique permet en quelque sorte une vérification des premières impressions.
« On a été prendre un café. Et au moment de s’asseoir, il me dit : “Attends deux secondes. Je n’ai pas d’argent, je vais aller retirer de l’argent.” Donc moi j’étais assis, j’ai commandé les cafés pendant qu’il allait chercher de l’argent. Une fois que les cafés ont été apportés, je le vois passer au loin et là dans ma tête je me dis : “Putain, merde, il m’a vu, je ne lui ai pas plu et il s’est barré.” Puis deux secondes plus tard, il m’appelle en me disant : “ouais, le distributeur où je suis allé était en panne. J’ai changé de distributeur. Ne t’inquiète pas, j’arrive.” Donc euh, j’étais un petit peu rassuré. Il a retiré de l’argent et est revenu. » (Olivier, 30 ans, ingénieur, dans un courriel)
29Pour ce qui est des rencontres ponctuelles que certains répondants continuent de faire, les critères physiques revêtent une grande importance. Mais concernant la rencontre avec leur compagnon, comme cela a été observé à propos des couples hétérosexuels par Michel Bozon, la part de l’apparence physique dans la séduction amoureuse n’est pas isolable des autres éléments liés à la personnalité ou aux qualités intellectuelles (Bozon & Héran, 2006). Christophe (25 ans, enseignant), en couple depuis un an avec Patrick (35 ans, consultant) illustre cela de manière assez caricaturale :
« Pour une relation sexuelle, je cherche un bomek avec qui je prenne mon pied (musclé, viril, bien monté, poilu ou pas, si possible jeune et surtout qui sache bien bzer). Pour une relation amoureuse, le garçon doit être, dans le désordre, si possible mignon, en tout cas pas moche ; surtout gentil, attentif et tendre (tout ça est classic) et aussi, c’est assez important pour moi, cultivé et intelligent (avec qui pouvoir discuter). » (Christophe, dans un courriel)
30Au-delà des formulations si particulières aux échanges sur Internet, Christophe nous apprend que, dans le contexte d’une rencontre amoureuse, l’apparence physique constitue un plus mais ne suffit pas. Il admet par ailleurs qu’il considère sa sexualité comme satisfaisante et que cela participe de la longévité de leur relation.
31Michel Bozon a montré le statut qu’occupe la sexualité dans la formation des couples contemporains (1991). À l’origine de la conjugalité gay aussi, la sexualité occupe une place centrale. Compte tenu de sa place dans les représentations sociales de l’amour, la rencontre sexuelle est chargée d’attentes importantes. Tous les discours recueillis montrent que la relation sexuelle succède rapidement à la rencontre. Les mots varient d’un témoignage à l’autre mais, qu’ils parlent de charme ou de beauté, qu’ils évoquent un désir irrépressible pour le corps de l’autre ou une simple attirance, l’éventualité d’une relation sexuelle s’impose presque immédiatement même si parfois elle s’installe plus progressivement. Dans le contexte reconstruit a posteriori d’une rencontre amoureuse, le langage des corps doit exprimer la quintessence des émotions ressenties avant, mais aussi après la relation sexuelle. Il arrive quelquefois que la relation sexuelle ne réponde pas aux attentes de l’individu. La rencontre peut alors ne pas donner naissance à une relation conjugale. Cependant, il arrive également que ces attentes déçues n’altèrent pas le désir d’approfondir la connaissance de l’autre. Par exemple Bruno (29 ans, attaché territorial) a « flashé » sur Lionel (31 ans, cadre). Pourtant entre eux, cela n’a jamais été une « histoire de cul » mais une histoire d’amour. Après trois ans, il le trouve « toujours aussi beau, intelligent, fin, drôle », mais leur sexualité, à ses yeux, n’est pas épanouissante. Si une véritable vie amoureuse s’installe, les protagonistes peuvent trouver dans des rencontres occasionnelles quelque compensation à une sexualité conjugale pas totalement satisfaisante.
32Étape importante dans la formation du couple, la sexualité constitue même parfois l’acte inaugural de l’histoire d’amour.
« Notre rencontre a eu lieu dans une salle de sport, à Paris, fréquentée en majorité par des hommes homosexuels. Après cette rencontre, j’ai invité Alaric à venir prendre un verre, expression consacrée pour formaliser ce que la rencontre laissait espérer. Mais chose inhabituelle, nous avons discuté pendant deux heures avant que je me décide à me rapprocher plus physiquement. » (Philippe, 28 ans, doctorant, dans un courriel)
« Après la prise de contact sur minitel, on s’est parlé plusieurs fois au téléphone puis on a décidé de se rencontrer. On s’est vu chez moi. Lui était pour qu’on passe vite à des choses plus physiques, moi je n’étais pas très chaud, je préférais qu’on prenne son temps. Puis on n’a pas pris notre temps. » (Axel, 31 ans, dans un courriel)
« On s’est rencontré [...] dans la salle de muscu où j’étais inscrit. Je faisais mes exercices et j’ai bien vu qu’il y avait quelqu’un qui me regardait mais comme je suis quelqu’un d’une timidité absolue je suis resté claquemuré dans mon truc. J’ai fait mes exercices. Lui évidemment n’a pas arrêté de tourner et de me regarder. Je suis revenu aux vestiaires, j’ai pris ma douche. Lorsque j’en suis sorti, il était dans les vestiaires. [...] C’est lui qui a parlé le premier. Il a osé, carrément, me demander s’il y avait quelqu’un chez moi, si on pouvait aller chez lui... Ben, je me suis entendu dire oui... et je l’ai suivi. [...] Et c’est là que ben... on a fait l’amour pour la première fois quoi. » (Jean-Marc, 36 ans, cadre administratif, dans un courriel)
33Jusqu’au jour où il a vu pour la première fois Michel, son compagnon depuis deux ans, Axel n’envisageait pas qu’une relation amoureuse sérieuse commence par une relation sexuelle rapide. Dans sa manière de concevoir à l’époque le sentiment amoureux, la sexualité n’inaugurait pas la relation mais était une conséquence du sentiment naissant, la concrétisation d’une attirance physique mais aussi intellectuelle et émotionnelle réciproque. Après le premier mois, ils ont pris quelques jours de vacances ensemble. Cela a été l’occasion pour eux de visiter des lieux qu’Axel aimait beaucoup, de passer ensemble cinq jours entiers et de vérifier sans doute ainsi qu’ils avaient quelque chose à construire.
34Même s’ils n’ont pas tous les trois « un tableau de chasse très impressionnant », pour reprendre les termes de Jean-Marc, ils avaient déjà une expérience de la sexualité gay. Si le fait d’avoir fait de nombreuses rencontres semble être un fait typiquement gay, c’est avant tout une spécificité masculine. Avoir des relations sexuelles ponctuelles est un fait davantage partagé par les hommes que par les femmes (Toulemon, 2008). L’enquête « Contexte de la sexualité en France » montre en effet que les hommes déclarent bien plus souvent que les femmes avoir fait des rencontres sans lendemain (44 % contre 19 %) et qu’ils dissocient encore aujourd’hui plus fréquemment que les femmes sexualité et sentiments (Bajos, Ferrand & Andro, 2008, p. 554). Pour mes trois interlocuteurs, les premiers instants de la rencontre avec leur compagnon ressemblaient beaucoup aux rencontres ponctuelles qu’ils avaient pu faire auparavant. Si la rencontre a évolué vers une relation conjugale, c’est parce que quelque chose de différent s’est produit durant la séquence sexuelle ou dans les moments qui ont suivi. En ce qui les concerne, Philippe et Axel ont demandé leur numéro de téléphone à Alaric et à Michel, ce qu’ils n’avaient pas toujours fait. Jean-Marc et Patrick (son compagnon depuis dix-sept ans), quant à eux, étaient à des moments de leur vie où ils se sentaient seuls et ont partagé un moment « rempli de tendresse » : Jean-Marc souffrait de la solitude et était en dépression, et Patrick venait de perdre sa sœur dont il était très proche et qui s’était suicidée. L’un comme l’autre avaient besoin, à ce moment-là, de quelqu’un.
35La première relation sexuelle est souvent l’occasion de vérifier si la complicité naissante se traduit dans le rapprochement des corps, si les désirs et les corps sont compatibles. Lorsqu’on les interroge, dans leur quasi-totalité nos enquêtés attribuent à leurs premières relations sexuelles avec leur compagnon un rôle prépondérant dans la poursuite de leur histoire.
« Cette première fois a été déterminante dans le sens où si ça n’avait pas été aussi bien, je serais quand même resté avec Samy. Mais c’est vrai que le fait que notre première fut une réussite ne pouvait que me donner l’envie de recommencer et de poursuivre une relation qui me semblait bien engagée... Faire l’amour signifiait pour moi que notre couple commençait à se former, que cela devenait franchement sérieux ; non que cela ne le fut pas auparavant, seulement cela impliquait un pas de plus dans notre relation. » (Loïc, 30 ans, aide-soignant, dans courriel)
36Loïc et Samy (35 ans, cadre) ont fait l’amour pour la première fois un mois après leur rencontre. Auparavant ils avaient eu l’un pour l’autre « des gestes de tendresse, des câlins » et s’étaient même déclaré leur amour. Qu’elle intervienne le soir même de la rencontre ou quelques semaines après, la sexualité inaugure le couple et, par la suite, l’entretient. Pour que la magie opère et que le couple se constitue, petit à petit (Kaufmann, 1993), la sexualité donne corps au désir de former un duo et poursuit l’échange amorcé dans la discussion. Elle amorce « la consolidation du lien » (Bozon, 2002, p. 36), mais seule, elle ne suffit pas (Worth et al., 2002, p. 241). D’autres ingrédients sont nécessaires à la cristallisation du couple. Les acteurs de la rencontre perçoivent l’un chez l’autre des qualités qui correspondent à leurs attentes. Une forme de communication émotionnelle se met en place. Ainsi Jean-Louis (51 ans, cuisinier), en couple depuis vingt-quatre ans avec Henri (44 ans, commerçant), énonce ce qui a fait la différence à ses yeux entre leur rencontre et les autres. Ils se sont rencontrés sur un lieu de drague extérieur, sont partis en voiture pour s’isoler et « commencer une longue nuit d’échange corporel et de dialogue (si rare avec les rencontres sur les lieux de drague) ».
37Même s’ils n’en ont pas donné une explication très cartésienne, presque tous les répondants ont évoqué, au moins brièvement, les circonstances de leur rencontre avec leur compagnon. Lorsqu’ils ont été invités à raconter les temps qui ont suivi, ils ont manifesté un certain embarras. L’aisance relative avec laquelle l’événement fondateur de la relation conjugale est retracé tient au fait que, maintes fois, lorsqu’ils ont été amenés à présenter leur compagnon à des proches, ils ont été interrogés sur les circonstances de leur rencontre. Et au final, de même que la rencontre est le moment fondateur du couple, son récit devient le point de départ de la mémoire conjugale, un mythe fondateur. Par contre, l’exercice de raconter la manière dont leur relation a évolué et de restituer les moments qui ont constitué la montée en conjugalité leur demande un effort de concentration pour remonter le cours de leur mémoire et reconstituer les jalons de leur histoire. Il apparaît comme fastidieux de décomposer ce parcours à deux qui, du reste, ne s’explique pas. L’extrême difficulté pour les acteurs à distinguer les étapes de leur relation conjugale et du même coup à les décrire, trouve une résonance dans la temporalité des événements relatés. La sociologie contemporaine a montré que la construction du couple prenait du temps et se faisait graduellement. Mais les discours des acteurs, invités a posteriori à restituer les différents stades de leur relation, laissent entrevoir une primo-histoire très contractée et passent sous silence le temps, parfois long, entre la rencontre et l’installation sous le même toit. Cette difficulté à relater ce temps de la transition, entre la découverte du compagnon et les débuts de la cohabitation, illustre certainement le poids de la co-résidence dans les représentations individuelles de la conjugalité. Si c’est ce moment-là qui constitue l’entrée en conjugalité, alors les événements qui l’ont précédé paraissent peu significatifs.
VIVRE SOUS LE MÊME TOIT
38Tant que la vie conjugale entre personnes de même sexe ne pouvait être sanctionnée par aucun événement officiel, comme le mariage ou le partenariat enregistré, le psychologue américain Raymond M. Berger a montré que l’installation sous le même toit revêtait une signification particulière (1990). Pour autant, si dans la France du début des années 2000, les couples gay peuvent se pacser, la décision de partager un même lieu de vie reste encore pour beaucoup de couples un moment signifiant.
39Dans les discours de nos informateurs, la vie sous le même toit est souvent d’abord présentée sous les traits d’une cohabitation informelle, comme le corollaire indissociable de l’amour. Lorsqu’ils se sont rencontrés, Jean-Marc (36 ans, cadre administratif) et Patrick (43 ans, cadre) vivaient dans un département où la ville la plus peuplée comptait 40 000 habitants. Malgré le peu d’anonymat que leur offrait le fait de vivre dans cette région, ils ont décidé d’emménager sous le même toit. Ils avaient « terriblement besoin l’un de l’autre » et souhaitaient partager leur quotidien, faire des projets d’avenir, être heureux tous les deux. Au troisième mois de leur relation, Jean-Marc avait la conviction qu’ils vivraient un jour ensemble. C’était un choix courageux, en particulier pour lui qui avait à peine 20 ans à l’époque et qui souffrait d’être rejeté par sa mère et son mari, du fait de son homosexualité : qu’allait-on dire d’eux ? S’engager dans la conjugalité, emménager sous le même toit, se replier sur la vie à deux, confère aux individus un sentiment de sécurité particulièrement attendu par les protagonistes quand ils ont à souffrir du regard que portent les autres sur leur mode de vie. François (39 ans, cadre) et Sylvain (34 ans, cadre de la fonction publique), qui s’étaient rencontrés au début du mois d’août 2000, passaient tout leur temps libre ensemble, dans l’appartement de l’un ou de l’autre. Lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, ils ressentaient le manque l’un de l’autre. Ils ont déménagé pour un appartement plus grand et ont commencé à vivre ensemble en février 2001. Quelles que soient les raisons énoncées par mes interlocuteurs pour expliquer qu’ils vivent sous le même toit que leur compagnon, la co-résidence conjugale apparaît, au fil des récits, comme intrinsèque à l’expérience amoureuse.
Le choix de vivre ensemble
40Que les co-résidents soient si nombreux parmi les couples gay analysés ici montre que le fait de vivre sous le même toit que son compagnon est pour eux déterminant dans le parcours sentimental et dans le sentiment d’appartenir à un couple. L’examen de chaque histoire nous apprend que le temps qui s’écoule entre la rencontre et l’installation sous le même toit est très variable d’un couple à l’autre. La durée de cet intervalle, entre trois semaines pour Bernard et Yves et deux ans pour quelques autres, dépend de l’histoire des individus, du sens qu’ils donnent à la cohabitation et des circonstances de leur rencontre.
41Nous voyons combien la fréquence de la co-résidence parmi les enquêtés (seulement quatre ne cohabitent pas) contraste avec les données des enquêtes statistiques. L’analyse comparée des enquêtes Presse gay de 1985 à 1995 montre une nette augmentation des répondants co-résidant avec leur compagnon : de 20 % en 1985 à 32 % en 1995 (Schiltz, 1998, p. 36). Les données des enquêtes suivantes révèlent quant à elles que moitié des répondants sont engagés dans une relation stable (Adam, 1999 ; 2001) et 49 % d’entre eux cohabitent avec leur compagnon (Adam et al., 2001). Au-delà des variations d’une époque à l’autre, liées à la nature de l’échantillon, cette évolution tend à montrer que les couples à double résidence, même s’ils sont nombreux, ne constituent pas le seul modèle de vie conjugale dans la population gay. La cohabitation est d’ailleurs plus fréquente parmi les couples qui ont une relation exclusive et qui habitent une ville suffisamment grande pour permettre un certain anonymat (Adam, 1998, p. 237). Comment expliquer que seulement quatre de nos interlocuteurs ne cohabitent pas avec leur compagnon ? Sans doute parce que ceux qui ne vivent pas ensemble se pensent moins en couple que les autres. L’appel à témoignages a pu être également perçu comme s’adressant implicitement à ceux qui vivent sous le même toit. Si on choisit de s’intéresser aux couples qui vivent ensemble, l’examen des témoignages recueillis révèle que différentes stratégies peuvent présider à l’investissement du chez-soi conjugal. Un lieu de vie commun peut être l’occasion pour deux individus de vivre leur conjugalité sur un mode fusionnel, ou n’être viable qu’à la condition que l’autonomie de chacun soit préservée.
42Commençons par un cas singulier, celui de Fabien (39 ans, directeur commercial) et Gérald (39 ans, artiste). Au moment où Fabien répond à mes questions, ils vivent tous les deux dans un grand appartement dans une commune proche de Paris. La particularité de leur situation tenait, avant leur entrée dans cet appartement, à son caractère provisoire. À l’époque, ils n’avaient pas de véritable chez-eux à Paris, ville dans laquelle pourtant ils vivaient. Avant de rencontrer Gérald, Fabien avait déjà une longue expérience de la conjugalité et de la cohabitation. Le récit de ses histoires d’amour passées ne tient pas seulement à mes questions. Fabien fait lui-même le lien entre le présent et le passé. Il analyse sa vie de couple actuelle à la lumière de son itinéraire amoureux. C’est lors d’un séjour prolongé en Suède, vers l’âge de 25 ans, qu’il a connu sa première véritable histoire d’amour, même si, rétrospectivement, elle était bien différente de celle qu’il vit aujourd’hui. Avec son amoureux d’alors, ils ont vécu ensemble pendant plusieurs mois, avant qu’il ne revienne en France. Une fois son service national accompli, il est à nouveau tombé amoureux. En quelques semaines, il a trouvé son premier emploi, est parti de chez ses parents et s’est installé avec le jeune homme qu’il venait de rencontrer. Ils ont vécu ensemble cinq ans. À ses yeux, ils étaient « un peu comme des jeunes mariés », parce qu’ils avaient acquis leur indépendance et qu’ils avaient des moyens financiers qui leur permettaient de sortir souvent, de recevoir des amis et de faire des voyages. un an après sa rupture, Fabien a rencontré un autre homme. Ils ont emménagé sous le même toit au terme de leur première année, mais ils vivaient déjà ensemble chez l’un ou chez l’autre. Ils ont créé ensemble leur propre société, qu’ils ont installée dans des locaux mitoyens à un appartement où ils habitaient. Ils vivaient et travaillaient ensemble. Trois ans après leur rencontre, leur relation s’était transformée et son compagnon a décidé de le quitter. Mais c’est Fabien qui a dû partir, parce que le bail de la maison avait été rédigé au nom de son ami. Fabien a alors vécu des mois très douloureux. En plus d’une rupture qui lui était imposée, il avait dû quitter une maison qu’il avait beaucoup investie. Sur le plan professionnel, il lui fallait de surcroît chercher un nouvel emploi. Fabien se retrouvait sans toit et bientôt sans emploi, hébergé par des amis et une tante. Cela lui a procuré un sentiment d’insécurité que les sociologues britanniques Jeffrey Weeks, Brian Heaphy et Catherine Donovan ont eux aussi souligné à propos des individus dont le partenaire est le seul propriétaire du lieu d’habitation (2001, p. 95). C’est une situation que Fabien s’est juré de ne plus vivre.
43Ne pas avoir d’appartement à eux n’empêchait pas Gérald et Fabien de dormir ensemble tous les soirs dans des appartements prêtés par des proches de Fabien. Gérald lui a parfois soumis l’éventualité de louer un appartement pour tous les deux mais, parce qu’il le recevait chez des amis à lui, la situation convenait à Fabien qui prétextait n’avoir pas suffisamment de revenus pour cela. Il lui a fallu un an et demi avant de se sentir prêt à emménager avec Gérald. C’est alors qu’ils ont emménagé dans un grand appartement, dans une commune proche de Paris. Cette histoire vécue, en particulier la manière dont sa dernière relation amoureuse s’est terminée, a eu pour effet d’inciter Fabien à plus de prudence. Il considère que pour ses « deux expériences significatives » antérieures, il a « vécu très vite avec les garçons ». Avec Gérald, il a souhaité prendre son temps.
44Pour un certain nombre de couples, la cohabitation est essentielle dans la construction conjugale. Au point que François de Singly y voit le moment fondateur à partir duquel le processus de construction conjugale peut se mettre en marche. Au moment où il témoigne pour moi, d’avril à juillet 2003, Hervé (34 ans, graphiste) forme depuis onze ans un couple avec André (37 ans, animateur). Pour eux deux, la vie commune était d’abord un objectif personnel avant de devenir un objectif commun. Hervé et André souhaitaient, avant même de se rencontrer, vivre cette expérience, inhérente pour eux à la vie conjugale. Et après leur rencontre, malgré la distance de 200 kilomètres qui séparait leurs domiciles, ils n’imaginaient pas ne pas vivre ensemble. Mais, Hervé en témoigne, l’entrée en cohabitation ne constitue pas toujours un moment clairement identifiable et que l’on peut dater avec précision. Lorsque la décision est prise qu’un membre du couple au moins quitte son appartement pour s’installer sous le même toit que son compagnon, une forme de cohabitation informelle préexiste souvent.
« J’ai rencontré André il y a onze ans, en novembre, puis nous avons quasiment cohabité chez lui presque tout le temps puisque sa ville m’était plus sympathique que la mienne, le week-end jusque fin octobre. Il a ensuite emménagé dans mon appartement. » (Hervé, dans un courriel)
45Quelques couples réalisent après plusieurs mois, sans y avoir jusque-là véritablement songé, qu’ils vivent quasiment ensemble. Mes interlocuteurs ont expérimenté la cohabitation chez l’un ou chez l’autre, sans prendre un logement commun. C’est le cas en particulier de François (39 ans, cadre) et Sylvain (34 ans, cadre de la fonction publique) :
« Comme on était tous les soirs ensemble, on a discuté pour savoir si on souhaitait prendre un appartement ensemble. Celui que j’avais à Colmar était pas mal mais il n’aurait pas pu accueillir les affaires de Sylvain (à nous deux nous avons trois ordinateurs). Quant à l’appartement de Sylvain, beaucoup trop petit, ça n’aurait pas été non plus. On pouvait envisager un double déménagement, je faisais confiance à Sylvain pour ses sentiments pour moi et mes sentiments pour lui étaient très forts aussi. C’était pour moi une condition pour faire ce projet.
Bref on voulait être tout le temps ensemble et on le faisait, mais c’était pas pratique avec deux appartements distants de 25 km. En plus nous avions chacun nos chats et il fallait aussi s’en occuper, donc détours sans arrêt. Côté intendance dans chaque maison aussi on se prenait la tête avec les courses, etc. Ce ne sont que des détails idiots mais ça nous a incité à prendre un appartement pour tous les deux, pour les raisons que je t’ai dites plus haut mais aussi pour simplifier notre vie. » (François, dans un courriel)
46Le récit de François ne va pas sans rappeler l’expérience que le romancier Pascal Pellerin fait vivre à son héros, PaCa. Axel et PaCa ont d’abord eu deux appartements distincts mais ils passaient tout leur temps libre ensemble et Axel dormait chez PaCa :
Quinze jours après notre rencontre, nous sommes allés chercher des fringues chez Axel qui ne quittait plus mon appart. Quand nous avons ouvert la porte, une odeur de pourriture nous a sauté à la gorge. Le contenu du frigidaire se décomposait.
47Axel en a immédiatement tiré les conclusions :
« PaCa. Je crois qu’on habite ensemble. » (Pascal Pellerin, Tout va bien, Le Serpent à plumes, 2001, p. 184)
48Stéphane (28 ans, cadre), avec lequel j’ai été mis en relation grâce à un couple contacté sur le forum de Libération intitulé « Les homos devant M. le maire ? », est en couple avec Noël (30 ans, architecte). Eux aussi ont expérimenté une forme de cohabitation à l’essai avant de déménager, tous les deux, dans un appartement commun.
« Stéphane : Je me suis installé petit à petit dans son 15 m2 parce que c’était plus facile chez lui : j’étais en colocation. J’ai gardé mon appart en coloc pendant presqu’un an. Mais à la fin je n’y vivais plus. J’y allais une fois par mois.
Enquêteur : Tu as commencé à t’installer dès les premiers temps... Vous en aviez parlé auparavant ?
S. : Euh, disons que j’ai d’abord passé, dans les premières semaines, des nuits chez lui, et comme je travaillais, j’ai commencé à garnir son armoire de mes chemises et pantalons. Pour ce qui est d’en parler, c’était au cas par cas :
“— Ce soir je dors chez toi. — Ok.”
E. : Et Noël n’y voyait pas d’inconvénient ?
S. : Je ne crois pas, non. En tout cas s’il y a eu un commentaire à ce sujet de sa part, je ne m’en rappelle plus. »
(Stéphane, par chat)
49Mus par le souci de faire des économies substantielles et de simplifier leur organisation matérielle, et par le désir de passer tout leur temps libre ensemble, François comme Stéphane ont d’abord cohabité de manière informelle avec leurs compagnons respectifs. D’un point de vue pratique, cette entrée progressive dans la cohabitation se matérialise, dans le cas de François, par d’incessants aller-retour entre un appartement et l’autre, et dans le cas de Stéphane, par l’arrivée de ses effets personnels, chaque jour un peu plus nombreux, dans l’appartement de son compagnon. C’est également ce que décrit Fabrice (38 ans, enseignant), en couple depuis dix ans avec Johan (33 ans, artiste). Fabrice raconte ce qui, selon lui, constitue une caractéristique de sa relation avec son compagnon : ils ne se projettent pas dans un avenir commun et vivent plutôt leur relation au jour le jour. Rien dans les circonstances de leur rencontre ne laissait présager que leur relation perdurerait au-delà du premier soir : ce ne devait être, au départ, qu’une relation furtive, et Johan avait cinq ans de moins que lui, ce qui constituait, aux yeux de Fabrice, une différence d’âge importante. D’ailleurs, l’expérience conjugale précédente de Fabrice l’avait dissuadé de vivre à nouveau avec quelqu’un.
« Quand j’ai quitté ce garçon qui s’appelait Lucas, euh... c’était en juillet ou en août... j’étais fermement décidé à ne pas vivre en couple à nouveau. Disons que je trouvais que c’était trop compliqué et que... que la relation de proximité rendait la relation amoureuse complexe, enfin, je dirais, interférait. Bon, les tâches ménagères, par exemple, ce genre de trucs, ça me semblait un tue-l’amour absolu. » (Fabrice, dans un entretien)
50Malgré tout, de semaine en semaine, Johan s’est installé davantage chez Fabrice. Lorsqu’à un retour de vacances de Fabrice, les deux hommes ont décidé de chercher un appartement qui pourrait les accueillir tous les deux, cela revenait, sans le dire, à inscrire dans un lieu un avenir qu’ils imaginaient à deux. Pourtant, Fabrice nous dit qu’il n’y a « jamais eu d’inscription dans la continuité ». Sans doute veut-il dire qu’ils ne se sont jamais fait de promesse, en contractant un Pacs par exemple.
« Vraiment, il habitait chez moi quoi. Il n’était pas très loin, il avait un appartement pas très très loin de chez moi, je ne sais pas, à 500 mètres ou un truc comme ça, mais il était de fait toujours à la maison. Et je suis parti en vacances, en juillet, sans lui, puisqu’il bossait à l’époque, euh... et je n’arrivais pas à le joindre par téléphone, on n’avait pas de portable à l’époque, et... puis un jour, j’ai appelé chez moi, et je me suis rendu compte qu’en fait il habitait toujours chez moi. Donc il était resté à la maison, en dépit du fait que moi, j’étais parti en vacances. Donc, quand je suis rentré de vacances, on a posé les choses en disant : “Bon, c’est un peu idiot, on paie deux appartements, on vit dans le même lieu, donc ben...” Je me souviens très bien de la discussion qu’on a eue à l’époque qui était : “on ne sait pas combien de temps on va partager cette relation, euh... mais tant qu’à faire vivons-la dans un espace plus confortable.” » (Fabrice, dans un entretien)
51Fabrice présente finalement leur décision de vivre sous le même toit comme le résultat d’une situation de fait et comme le moyen de réaliser des économies. Il nous faut garder à l’esprit que le discours de Fabrice, le jour où nous nous rencontrons, reconstruit son histoire avec Johan à l’aune de ce qu’il vit au présent : une période de questionnement au sujet d’une relation conjugale qui semble ne plus le satisfaire. Les difficultés qu’il rencontre avec son compagnon, et que j’apprends à la fin de notre entretien, s’annonçaient dès les débuts de leur relation, dans leur réticence à s’engager formellement l’un envers l’autre. Il dépeint ainsi en creux ce que devrait être selon lui une relation de couple harmonieuse et satisfaisante : deux hommes pacsés, qui vivent ensemble et qui font des projets d’avenir.
52Lorsqu’ils partagent leur quotidien sous un même toit, les couples gay, comme les autres, investissent de diverses manières l’espace de leur maison. Aux questions qui leur étaient posées sur l’usage spatial de leur chez-eux, la plupart des répondants n’ont eu que des réponses laconiques. Ce thème, qui paraissait stimulant pour l’ethnologue connaissant en particulier les travaux de François de Singly sur l’individualisme dans la vie commune (2000), n’a visiblement pas intéressé ses interlocuteurs. Ils ont sans doute tout simplement l’impression qu’il n’y a rien à en dire, qu’ils ne rencontrent pas plus de difficultés que les couples hétérosexuels à vivre ensemble. C’est sans doute vrai et dans tous les cas, ne pas s’appesantir sur ces questions revient à l’affirmer. Pour son enquête sur la vie conjugale dans le même espace, qui ne concernait que des couples hétérosexuels, Monique Eleb (2002) a recruté ses interlocuteurs parmi ceux qui, en plus du choix de cohabiter, avaient également décidé d’avoir un enfant, de se marier ou d’acheter ensemble un lieu de vie. Elle explique ce choix par le caractère banal de la cohabitation dans la société française contemporaine. Pour les hommes gay en couple, la situation est très différente. Si, dans la société qui les entoure, la cohabitation s’est beaucoup banalisée, ce n’est toujours pas pour eux un acte anodin, du fait du statut social de l’homosexualité. Deux hommes qui s’installent dans le même lieu de vie prennent, l’un envers l’autre, un engagement fort (Berger, 1990). Le silence de mes enquêtés sur le sujet doit être imputé aux conditions mêmes de l’enquête. On peut supposer que le fait de partager un même lieu de vie et les arrangements que cela implique leur paraissent anecdotiques au regard du caractère récent de la légitimité des couples de même sexe. Étant donné que certaines choses ne se disent pas mais se font, j’aurais sans doute pu accéder à un meilleur niveau d’information sur l’espace de la maison si j’avais observé l’intérieur domestique de mes répondants. Pour diverses raisons tenant principalement à la nature de la relation entre l’ethnologue et ses enquêtés, cela s’est révélé impossible à mettre en œuvre. Seul l’appartement de Jean-Baptiste et Marc, dans lequel nous nous retrouvions régulièrement dans un cadre amical, a fait l’objet d’une observation porteuse d’enseignements. Quelques-uns de mes interlocuteurs se sont néanmoins davantage attardés à répondre et ont laissé transparaître tantôt des comportements plutôt dirigés par le désir de fusion conjugale, tantôt des stratégies visant à garantir pour chacun des espaces individuels marqués.
53Les discours de nos enquêtés donnent du lieu de vie l’image d’un refuge, idée que l’on retrouve également dans la petite enquête qu’a menée la psychosociologue Monique Eleb auprès de couples hétérosexuels (2002). À partir des récits de 9 couples, elle rapporte ce que représente à leurs yeux leur propre maison et saisit diverses manières d’investir le chez-soi conjugal. Dans son ouvrage Entender la diversidad familiar (2009), José Ignacio Pichardo Galán note que différents éléments tels que le niveau de revenus et la structure du marché du travail (sans que cela soit d’ailleurs spécifique aux couples de même sexe) déterminent l’autonomisation des homosexuels espagnols vis-à-vis de la famille d’origine, mais aussi l’accès à la vie commune et les formes de la cohabitation. Aucun des témoignages que j’ai recueillis, même parmi les plus jeunes de mes interlocuteurs, ne m’amène à faire le même constat. Pourtant, parmi les hommes que j’ai interrogés, quelques-uns ont des difficultés financières ; parmi les plus jeunes, quelques-uns ont des revenus tout à fait modestes : l’un d’entre eux ne perçoit qu’une bourse d’enseignement supérieur et d’autres ont des revenus à peine supérieurs au salaire minimum garanti. Néanmoins tous ont présenté le fait de quitter le domicile de leur famille d’origine comme une nécessité. Chacun de mes interlocuteurs semble trouver dans son lieu de vie la possibilité d’y vivre comme il l’entend, soustrait au regard des autres (Weeks et al., 2001, p. 79), à l’abri, en particulier lorsqu’il n’a pas révélé à son entourage son homosexualité (Weeks et al., 2001, p. 94), mais pas seulement. Voilà qui tranche avec ce que Pichardo Galán donne à voir des gays espagnols qu’il a rencontrés (2009). Du fait de la situation économique qui les fait dépendre sur le plan matériel de leur famille d’origine et de leur très grand attachement aux valeurs familiales, le départ des homosexuels de la maison familiale semble plus fréquemment retardé que chez les hétérosexuels. En France, mon enquête conduit à penser que dans le cas où ils sont en couple, l’éventualité de vivre ensemble prend pour les homosexuels un relief tout particulier. Ils peuvent vivre leur relation conjugale dans un lieu choisi, en toute liberté. Par ailleurs, parce qu’elle exprime la volonté de voir la relation s’inscrire dans la durée et qu’elle accroît sa visibilité, la vie sous le même toit peut constituer pour un couple d’hommes un acte d’engagement réciproque important.
54L’idéal romantique de la fusion amoureuse se concrétise quelquefois par un fort investissement de la sphère conjugale sans que le maintien d’une indépendance des individus semble revêtir une importance particulière. Un équilibre subtil est alors trouvé entre les deux protagonistes. L’enjeu est de permettre à chacun de se sentir bien dans l’espace domestique, et donc d’être entouré d’objets qu’il affectionne, et de favoriser dans le même temps l’inscription de la dyade conjugale dans les lieux.
55Les photographies qui illustrent le no 16 du magazine de société De l’air mettent en scène des couples de même sexe dans leur intérieur. Elles montrent des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, souvent enlacés tendrement. Sur l’une d’elles, deux papas sont assis, leur bébé assis devant eux, sur la table, entre leurs bras. La photographie choisie pour la couverture du numéro réunit deux hommes d’une quarantaine d’années, enlacés et joue contre joue. La deuxième, illustrant l’article de Luc Arbona et olivier Nicklaus, montre deux hommes, la trentaine, également enlacés, mais cette fois dans leur cuisine. Le choix de ce lieu n’est bien sûr pas anodin. La cuisine est le lieu où, nous y viendrons dans le quatrième chapitre, se matérialise la vie conjugale domestique et se répartissent les rôles de chacun. Le choix de ces photographies, mettant en scène des hommes somme toute ordinaires, loin des clichés jalonnant les magazines gay, et le titre du dossier, un brin provocateur (« Les homos sont-ils devenus normaux ? »), illustrent, en même temps qu’ils le renforcent, le glissement qui selon Philippe Adam (1999) se serait opéré vers l’idéal de la vie en couple.
56Lorsqu’ils évoquent la vie avec leur compagnon, certains de nos interlocuteurs parlent, parfois avec une certaine candeur, du « bonheur » qu’elle leur procure. Le bonheur est un état de l’esprit, une émotion, une impression, et relève par excellence de la subjectivité individuelle. L’individu ressent tantôt le bonheur comme un état général, durable, tantôt comme un état passager ou étroitement lié à un champ de sa vie. Pour une bonne part, les répondants à notre enquête enracinent le bonheur qu’ils ressentent dans leur vie conjugale ou familiale. Cela est certainement dû au cadre de l’enquête. Néanmoins la vie amoureuse, telle qu’ils la présentent, prend dans la vie de tous une part prépondérante. Elle est parfois même présentée comme le moteur de choix de vie importants tels qu’un déménagement, une démission, une reconversion professionnelle ou un coming out, confirmant que pour les hommes homosexuels aussi, la relation amoureuse prend une place prépondérante dans l’accomplissement personnel. La primauté de l’amour dans les préoccupations de nos interlocuteurs découle sans nul doute de l’importance que revêt aujourd’hui l’idéal conjugal dans notre société. De plus, compte tenu de la valorisation, parmi les homosexuels masculins, d’une sexualité plurielle, une relation amoureuse stable peut offrir un cadre de vie à bien des égards rassurant. Voilà deux raisons qui expliquent que l’expérience d’une « relation pure », pour reprendre le concept de Giddens (1992), prenne une place particulièrement importante dans la vie des gays.
57Le bonheur éprouvé par les hommes qui se sont exprimés sur le sujet est étroitement lié au cadre rassurant que leur offre leur vie avec leur compagnon. Un sentiment de sécurité qui grandit au fil des paroles, des gestes et des actes conjugaux. À l’opposé des discours qui voient dans la conjugalité co-résidentielle la fin annoncée du sentiment amoureux, certains individus, à l’instar de Fabien (39 ans, directeur commercial), trouvent dans la routine conjugale des aspects infiniment agréables :
« Fabien : Il me faut dire quelque chose, c’est que moi, j’aime beaucoup le quotidien. Il y a beaucoup de gens qui disent qu’ils n’aiment pas le quotidien, qui trouvent que, finalement, la vie amoureuse est polluée par le quotidien. Moi, je considère que le quotidien enrichit ma vie [...].
Enquêteur : C’est important pour vous la vie à deux...
F. : Très important. C’est le centre de ma vie. Ça m’apporte un bonheur... Ouais. Vous voyez, rien que de vous le dire, je suis très ému. Ça m’apporte un bonheur... fou. Non, ce n’est pas fou, c’est très raisonnable, très pensé et très fort. » (Fabien, dans un entretien)
58Durant les deux premières années de sa relation avec Gérald, nous l’avons vu, Fabien a hésité longtemps avant d’accepter de vivre avec lui. Il souhaitait se préserver d’une nouvelle douleur amoureuse car son investissement dans la vie commune et le bien-être qu’il en avait retiré n’avaient eu pour équivalent que la déception qu’il avait ressentie au moment de la séparation. Il le dit lui-même, la vie avec Gérald, « c’est merveilleux, c’est un grand bonheur dont [il avait] oublié la saveur, le goût ». Le bonheur que Fabien dit éprouver est intimement lié à l’aspect quotidien de la vie conjugale. Les activités menées et le temps passé ensemble, les attentions réciproques, les moments de complicité, les cadeaux offerts, les relations sexuelles participent à l’économie conjugale. Ces échanges quotidiens au sein du couple disent le lien en même temps qu’ils le construisent. Le couple reprend également à son compte et invente, ou croit inventer, des rituels dont les objectifs sont multiples. D’abord ils sont une façon pour deux individus en couple de se rassurer l’un l’autre sur la réciprocité de leur attachement et constituent ainsi le ciment de l’édifice conjugal. Ils ont ensuite pour vocation de rendre le bonheur du couple visible pour son entourage. Ces rituels conjugaux, petits et grands, participent ainsi à l’entretien du mythe conjugal. Ce qui semble important, dans la vie de Fabien, c’est la répétition quotidienne de faits conjugaux. Pour illustrer sa pensée, il insiste sur ce qu’il éprouve lorsqu’il se réveille le matin aux côtés de Gérald :
« Enquêteur : Est-ce qu’il y a des moments dans la journée où ce bonheur de vivre avec Gérald se fait ressentir plus fort ? Est-ce qu’il y a des moments où tout ça vous saute aux yeux immédiatement ?
Fabien : Euh... ah... oui, j’ai envie de dire le matin. Actuellement comme il a moins de travail, il est à la maison, il est un peu en vacances. Je me lève plus tôt : je me lève à 7 h, je fais un peu de gym, je m’occupe de moi, et je remonte vers 8 h 30, 8 h 45, pour l’embrasser avant de partir. Effectivement, ben là c’est toujours quelques minutes, quelques secondes de tendresse au lit, c’est un moment où j’y pense. Et en même temps le regret de ne pas être avec lui, de ne pas pouvoir dormir et tout et tout. Mais je ne sais pas s’il y a des moments particuliers [...]. On a beaucoup de tendresse l’un et l’autre, on dort collé l’un contre l’autre [...]. À la limite on pourrait dormir dans un lit de 90. Oui, on ne serait pas très gêné par ça. »
59Thierry (26 ans, informaticien) et Xavier (27 ans, informaticien), Joël (34 ans, maître de conférences) et Gautier (34 ans, artiste) cohabitent pareillement dans un deux-pièces. L’étroitesse de l’espace explique sans doute en grande partie qu’ils aient investi leur chez-eux conjugal à tel point que l’espace réservé au soi individuel est extrêmement réduit. Environ trois mois après leur rencontre, Thierry s’est installé dans le studio de Xavier, lequel était parti trois mois aux États-Unis. À son retour, Thierry avait trouvé un appartement dans lequel ils ont emménagé. Tous deux se sont « installés ensemble », pour reprendre les propres termes de Thierry qui utilise le mot « installation » plusieurs fois. Notons au passage que dans son discours, la notion d’installation ne revêt aucun des aspects négatifs qui lui sont parfois attribués, dont se fait écho Monique Eleb : « Alors que l’amoureux plane, celui qui est installé a les pieds sur terre, il est stabilisé, voire ennuyeux car trop fixé, pas assez mobile. » (2002, p. 24) Et, globalement, le terme « installation » a été souvent utilisé dans les discours recueillis auprès de ceux qui racontent leur vie sous le même toit, sans doute parce qu’ils ont tous en commun ce mode d’organisation de la vie conjugale. Thierry et Xavier ont déménagé à trois reprises et occupent, au moment où Thierry écrit son récit, un deux-pièces. En matière d’aménagement de l’espace, ils ont décidé tous les deux de la décoration de l’appartement et de son ameublement, et ont acheté ensemble certains équipements électroménagers. Les disques, les livres, l’équipement informatique, y compris ceux qu’ils possédaient avant de se rencontrer, sont à l’un comme à l’autre. Thierry explique cette organisation fortement communautaire par le fait qu’ils ont « les mêmes goûts ».
60Joël a rencontré Gautier très jeune, à 21 ans. Au moment où je l’interviewe, ils sont ensemble depuis treize ans. Moins d’une année après leur rencontre, ils se sont installés, pour deux ans, dans leur premier appartement. Ils l’ont choisi et loué tous les deux : un grand appartement qui disposait d’une terrasse et comprenait six pièces, dont une chambre (leur chambre) et deux bureaux (un chacun). Ils se sont investis tous les deux dans la décoration et l’aménagement intérieur et étaient fiers d’y recevoir leurs amis. Ensuite, ils ont dû déménager à plusieurs reprises. Après de multiples aléas, Joël et Gautier vivent à présent dans un deux-pièces en duplex. Ils partagent le même lit. Un bureau, principalement utilisé par Joël, se trouve dans la chambre. Dans l’ensemble de l’appartement, la décoration a été pensée là encore par Joël et Gautier, mais Gautier, parce qu’il en avait le loisir et que Joël lui reconnaît du talent, s’en est davantage occupé.
61Les deux couples ont pleinement investi le domicile conjugal. L’un et l’autre souhaiteraient vivre dans un appartement plus grand, de manière à avoir plus de place pour tous les deux, mais sûrement aussi pour avoir un peu plus d’espace pour chacun. En effet, pour l’heure, aucun n’a d’espace exclusivement à lui dans les petits appartements qu’ils habitent. Thierry et Joël développent l’un et l’autre une rhétorique, bien connue des sociologues, autour de leurs goûts communs avec leur compagnon. Ce sont des arguments que la plupart de nos interlocuteurs ont mis en avant, comme dans d’autres enquêtes. S’ils ont en commun une grande partie de leurs goûts et préoccupations, cela est davantage le résultat de négociations intra-conjugales, plus ou moins faciles, qu’une donnée de départ. À la lecture des témoignages de Thierry et de Joël, l’analyse doit rester prudente et ne pas prendre au pied de la lettre l’harmonie conjugale que tous les deux souhaitent mettre en avant. Dans le discours qu’ils développent, ils cherchent d’abord à présenter leur couple sous un angle qu’ils jugent favorable. Il est donc probable que leur vie à deux sous le même toit n’est pas toujours aussi idyllique qu’ils le laissent entrevoir. D’autres travaux ont en effet montré que dans des lieux de vie où l’espace disponible est réduit, comme dans ceux qui sont plus grands, les individus ont besoin d’espace à eux, de leur « petit coin de vie privée » (Eleb, 2002, p. 126). Cet espace à soi peut être géographique, lorsque la topographie des lieux le permet, mais également s’exprimer dans la mise en œuvre d’activités solitaires : « être ensemble » ne signifie pas obligatoirement « faire ensemble » (de Singly, 2000, p. 95-112 et p. 133-154).
62Pour quelques couples cohabitants, l’ancrage quotidien de la relation conjugale dans un lieu commun revêt une dimension familiale. Leur parcours personnel et conjugal a abouti à la formalisation du souhait d’un membre du couple ou des deux de fonder une famille. L’espace de la maison, jusque-là conçu pour deux, s’en trouve profondément transformé.
63Aurélien (38 ans, kinésithérapeute), Jean-Marc (36 ans, cadre administratif), Paul (39 ans, écrivain) et Julien (47 ans, médecin), les deux derniers engagés dans le même couple, font état d’une expérience similaire. Ils vivent depuis de nombreuses années avec leur compagnon et décrivent un intérieur aujourd’hui organisé autour de leurs enfants. Parce que leur témoignage, du point de vue qui nous occupe à présent, est plus détaillé, nous nous intéresserons principalement à la famille d’Aurélien et Mathias et à celle de Paul et Julien.
64Aurélien, en couple avec Mathias (37 ans, kinésithérapeute) depuis treize ans dont onze de vie sous le même toit, éprouvait depuis plusieurs années le désir d’être père. Mathias, qui n’éprouvait pas ce désir, l’a laissé mener son projet d’adoption à bien et l’a accompagné dans sa réalisation, jusqu’à éprouver, à l’époque où je les rencontre, une forme de sentiment paternel pour l’enfant adopté. Plus d’un an après avoir obtenu l’agrément pour une adoption à titre de célibataire, découragé de n’avoir aucune proposition d’adoption, Aurélien s’est rapproché d’un couple de femmes, rencontré à l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), à la recherche d’un père pour son projet de coparentalité. Quelques semaines avant la naissance de l’enfant conçu avec l’une de ces femmes, Aurélien se vit proposer d’adopter un petit garçon qui se trouvait encore à Haïti. En l’espace de quelques semaines, Aurélien est devenu père deux fois : d’abord de Mattéo, adopté à titre de célibataire, puis de Nathan issu de son projet de coparentalité. L’organisation spatiale de la maison permet d’isoler quatre types d’espace : la chambre d’Aurélien et Mathias, celles des enfants, le bureau d’Aurélien et enfin le salon, la cuisine et le jardin, des lieux dont l’usage est commun à toute la famille, mais où les photos des enfants et les jouets de Mattéo trônent en bonne place. Au moment où nous nous rencontrons, d’un point de vue pratique, l’exercice par Aurélien de sa paternité prend une forme différente avec Mattéo et avec Nathan. Le premier, âgé de 2 ans, vit quotidiennement dans la maison d’Aurélien et Mathias puisqu’Aurélien est son seul parent ; Nathan, âgé de 1 an et demi, devrait à terme vivre à égalité de temps chez son père et chez sa mère, mais, parce qu’il est en bas âge, il vit pour l’instant chez sa mère et ne passe chez son père que quelques journées. Cette différence de temps passé dans la maison se traduit d’abord dans l’espace domestique tel que j’ai pu l’appréhender lors de la visite guidée que m’en a proposée Aurélien. La chambre de Nathan, où il n’a pas encore dormi, propre et impeccablement rangée, était prête à l’accueillir mais traduisait son absence de la maison alors que celle de son frère ressemblait davantage à une aire de jeux. De même, alors que nous prenions un café dans la cuisine, Aurélien a présenté la chaise haute comme celle de Mattéo, avant de se reprendre et d’ajouter que c’est aussi là que mange Nathan lorsqu’il est présent.
65Paul et Julien se sont rencontrés en 1988 et, au bout de trois ans, ont acheté un appartement, dans lequel ils vivent toujours au moment où ils répondent à mes questions, en 2004. Les 3 couples de notre corpus qui élèvent un enfant né au cours de leur relation ont acheté, à deux, leur lieu de vie. Cet achat commun prend place dans une biographie conjugale longue de plusieurs années qui se caractérise par des engagements importants et par la réalisation de projets à deux. Paul et Julien ont un petit garçon, Adrien, âgé de 2 ans, conçu aux États-Unis dans le cadre d’une gestation pour autrui. L’appartement qu’ils occupent encore aujourd’hui était à l’origine un trois-pièces. Il comptait un salon, une salle à manger et une chambre qui servait également de bureau à Julien. Ils l’ont depuis redistribué d’une tout autre manière. Ayant le projet de fonder une famille, ils ont racheté, il y a plusieurs années, le studio contigu à leur appartement. Dans un premier temps, en attendant la concrétisation de leur projet familial, ils l’ont loué. Puis lorsque l’arrivée d’Adrien s’est annoncée, ils ont relié le studio à leur appartement. Les travaux ne sont pas tout à fait terminés au moment où nous échangeons, mais Julien et Paul y ont déjà installé leur chambre et leur salle de bains. Leur ancienne chambre est de ce fait devenue celle d’Adrien. Julien dit que l’aménagement et la décoration, c’est plutôt l’affaire de Paul. Paul dit, quant à lui, qu’il fait des propositions générales qui sont discutées et affinées en couple, et qu’ils décident tous les deux des matériaux, des couleurs, du positionnement des meubles. Tous les deux ont très rapidement beaucoup investi leur appartement et en ont fait un véritable lieu de vie conjugal, puis familial. Ce mouvement a été confirmé et amplifié avec la naissance d’Adrien. On retrouve un fort investissement conjugal dans la maison chez tous les couples qui ont acheté ensemble leur lieu d’habitation. Simplement, d’une situation à l’autre, les responsabilités peuvent se répartir entre les individus selon des modalités différentes. Par exemple, dans le cas d’Aurélien et de Mathias, l’aménagement intérieur est plutôt du ressort d’Aurélien et celui du jardin relève plutôt de la responsabilité de Mathias qui, il faut le dire, avant d’être kinésithérapeute, entretenait des espaces verts. Paul parle de l’appartement qu’il partage avec Julien comme de leur « foyer ». Tout l’espace a été repensé et conçu en fonction de leur enfant et les espaces dédiés aux individus sont réduits au minimum. Cela ne veut pas dire que tout l’espace est dédié à l’enfant. Chez Paul et Julien comme chez Aurélien et Mathias, on ne trouve pas des jouets partout dans la maison. Aussi investis qu’ils soient dans l’exercice de la parentalité, ils veillent à ce que leur lieu de vie garde une dimension conjugale. Cela ne veut pas dire non plus qu’ils ne s’isolent jamais, mais, dans cet appartement distribué un peu comme un « C majuscule », pour reprendre l’expression de Julien, il leur est facile de passer quelques moments seuls au salon ou, mieux encore, dans la chambre située à l’autre extrémité du « C ». Seuls espaces dédiés à chacun des membres du couple, les deux moitiés du placard de leur chambre accueillent séparément les vêtements de Paul d’un côté, ceux de Julien de l’autre.
66Le lieu de résidence de la famille n’est pas un lieu comme les autres. La visite qu’en a proposée Aurélien donne à découvrir la forme spécifique de sa famille, composée autour de Mattéo qui vit à temps plein à la maison et de Nathan qui vit surtout, pour l’instant, chez sa mère mais dont la chambre est prête pour la première nuit qu’il y passera. La description qu’en a faite Paul, à travers le récit des agrandissements et des travaux opérés dans l’appartement, met l’accent sur le parcours de son couple, au fil des ans, et inscrit l’arrivée d’Adrien dans l’histoire conjugale. Comme l’affirme Monique Eleb dès l’introduction à son ouvrage À deux chez soi, l’habitation est « un abri, le lieu des émotions partagées » (2002, p. 9). Alors que la conjugalité gay et l’homoparentalité ne sont pas encore dans notre société des modes de vie tout à fait comme les autres, cette phrase conserve tout son sens. L’habitation est, pour un couple d’hommes, le lieu où ils peuvent être eux-mêmes, investir pleinement leur relation, construire au quotidien leur relation avec leurs enfants sans toujours prêter attention au regard d’autrui.
67Les travaux autour de l’enquête « Proches et parents » menée par l’Institut national d’études démographiques (INED) en 1990 ont mis en évidence non seulement que, dans la société contemporaine, les lieux d’habitation dans l’enfance changent, mais aussi que la maison familiale a cessé d’être un repère intangible à l’âge adulte (Bonvalet et al., 1999). Il ne s’agit pas, bien entendu, de figer le lieu de résidence dans le temps. Mais le(s) lieu(x) d’habitation et le temps qu’y passent les individus sont porteurs de leur mémoire familiale. C’est sur les lieux dans lesquels il a vécu et sur le temps qu’il y a passé avec les membres de sa famille qu’un enfant s’appuie pour décrire sa parenté, en particulier lorsqu’il s’agit d’une famille recomposée (Bertaux-Wiame, 1995 ; Martial, 2003). En faisant ressembler ces lieux et ce temps aux modes de vie des couples hétérosexuels et des familles hétéroparentales, la cohabitation concrétise l’existence d’un couple d’hommes et a fortiori de la famille qu’il forme avec son ou ses enfant(s), à la fois à ses propres yeux et au regard des proches et des moins proches. C’est le sens du témoignage d’Aurélien qui explique qu’avec Mathias, ils entretiennent de bonnes relations de voisinage avec une famille composée d’un homme, d’une femme et de leurs deux enfants qui, habitant quelques maisons plus loin, les avait invités pour un apéritif, peu après leur arrivée dans le quartier. Depuis, les deux couples s’échangent des services, gardent mutuellement leurs enfants et s’invitent de temps à autre. S’inscrivant dans la lignée des travaux que François de Singly et Jean Kellerhals ont menés sur les styles conjugaux, Céline Costechareire, dans sa « Lecture des styles de conjugalité au sein de l’habitat des couples lesbiens » (2011), met en évidence, à partir d’une analyse de la décoration de leur appartement et de la manière dont son aménagement a été pris en charge, les liens entre la manière dont chaque membre du couple se représente la vie à deux, envisage sa relation avec sa partenaire, et la façon dont l’habitation est agencée, décorée, aménagée. Alors que certains couples, avec ou sans enfant, donnent à leur lieu d’habitation une identité presque exclusivement collective, où les espaces personnels se trouvent très réduits, d’autres individus restent attachés, jusque dans le lieu de vie qu’ils partagent avec leur partenaire, à leur autonomie.
68Boris (30 ans, aide-soignant) et Maxime (38 ans, informaticien), séparés aujourd’hui, ont été en couple pendant sept ans. Pendant les huit mois qui ont suivi leur rencontre, chacun a conservé son appartement mais ils se voyaient tous les jours. Souvent ils passaient la nuit ensemble, chez l’un ou chez l’autre. Si bien que Boris a mis de côté ses amis ; il a abandonné pratiquement toute vie sociale en dehors de son travail (alors dans la restauration), de sa famille, et de Maxime. Ils ont finalement décidé de vivre ensemble. Boris s’est installé chez Maxime, propriétaire de son appartement ; en contrepartie ils ont décidé que Boris prendrait à sa charge une part des frais liés à l’appartement. Pendant encore deux mois, il a gardé son appartement, au cas où. S’ils voyaient dans la co-résidence l’accomplissement d’une forme de complicité amoureuse, la forme concrète de leur cohabitation, durant les années qui ont suivi, montre au contraire qu’ils se sont d’une certaine manière éloignés l’un de l’autre. Boris décrit d’abord la salle de séjour, la cuisine, la chambre, le bureau comme des pièces communes. Toutefois, chacun d’eux avait la possibilité d’avoir son propre espace. La chambre était meublée de deux armoires, l’une réservée aux vêtements de Boris, l’autre à ceux de Maxime. Quant au bureau, Boris dit d’abord qu’il n’était réservé ni à l’un ni à l’autre. Cependant, quand Boris a repris des études à la fin de la sixième année de vie commune afin de devenir aide-soignant, le bureau lui a été presque entièrement alloué. Il y a pris plus d’espace, mais Maxime y avait toujours un coin où il archivait ses papiers. Boris et Maxime n’avaient de papiers communs dans aucun domaine. Chacun avait rangé dans ses propres archives les factures que lui-même avait payées. Cette organisation de l’espace domestique, qui semble s’être lentement établie au fil du temps, est à rapprocher de la manière dont ils partageaient le temps passé à deux et les activités individuelles. Les premiers mois de leur vie commune, Boris et Maxime prenaient tous leurs repas ensemble. Puis Maxime a manifesté sa volonté de prendre le petit-déjeuner seul. Les jours de travail comme les jours chômés, il se levait plus tôt et déjeunait seul, puis lavait la vaisselle qu’il avait utilisée. Par ailleurs, alors que Boris reconnaît lui-même qu’il était plutôt « casanier », Maxime partait en randonnée ou en soirée avec des amis. Il adoptait ainsi un comportement dont François de Singly nous dit qu’il est typiquement masculin, plus tourné vers « l’individu seul » que vers « l’individu avec » (2000, p. 243). Cela a été parfois l’objet de disputes provoquées par Boris qui n’approuvait pas ces escapades sans lui. Ces situations donnaient lieu à une forme de négociation silencieuse : au retour d’une absence prolongée, Maxime passait plus de temps avec Boris, sortait moins avec ses amis et prêtait ainsi une plus grande attention aux désirs de Boris.
69Une forme d’autonomie individuelle, subtilement dosée d’un couple à l’autre, est valorisée dans la société contemporaine. Ainsi Boris ne voit absolument aucun problème à ce que Maxime tienne à prendre son petit-déjeuner seul ; il trouve cela « normal ». Mais la mise en œuvre de cette autonomie n’est pas facile. Si des activités qui ont lieu en dehors du couple sont considérées en apparence comme légitimes, elles peuvent être en réalité sources de conflits. Ce besoin d’indépendance peut être interprété comme la marque d’une insatisfaction. Certaines personnes considèrent en effet que le temps passé avec son compagnon ou sa compagne est une preuve du sentiment amoureux ; aussi, quand l’un ou l’autre privilégie du temps pour lui-même, le soupçon et le doute peuvent s’installer. L’exemple de Boris et Maxime en fournit une bonne illustration. Le temps passé ensemble constitue pour Boris un signe positif du lien qui vient renforcer l’estime de soi et l’identité de chaque individu. Alors qu’il refusait de vivre des expériences qui l’auraient éloigné momentanément de son compagnon, il interprète aujourd’hui le désir d’indépendance affiché par son compagnon comme une marque d’insatisfaction et une preuve de désinvestissement de la relation. Il arrive que ce désir d’indépendance soit affiché très tôt dans la relation conjugale, dès les débuts de la cohabitation. Ce fut le cas pour Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles). Dès qu’ils ont emménagé dans leur deux-pièces parisien, Jean-Baptiste a manifesté le regret que la surface de leur appartement ne permette pas à chacun de disposer de sa propre pièce. Il disait avoir besoin de créer, dans l’appartement conjugal, un espace qui lui ressemble et dans lequel il pourrait se retrouver seul. Dès qu’ils ont déménagé dans le sud de la France, il donna pour consigne à son compagnon, parti en éclaireur, de trouver un appartement comprenant au moins trois pièces. Dès que cela fut fait, ils se répartirent l’espace, toujours à l’initiative de Jean-Baptiste. Ce partage fut difficile à concrétiser. D’une part, Marc y était réticent et devait faire d’importants efforts pour l’accepter. D’autre part, il avait besoin qu’une pièce accueille son bureau. Ne restait plus alors à Jean-Baptiste que le salon. Frustré de ne pouvoir disposer d’un lieu pour son seul usage, il souhaitait que la décoration et l’agencement de cette pièce lui ressemble. Mais Marc émit immédiatement une réserve parce qu’il souhaitait que cette pièce de réception fasse la part belle à leur couple et accueille des objets que lui aussi affectionnait. Finalement, dans le dernier appartement qu’ils ont occupé ensemble, un deux-pièces en location, ils ont joint deux buffets bas métalliques. L’un était réservé à Marc, l’autre à Jean-Baptiste. Sur la ligne de partage, la mini-chaîne stéréo à usage conjugal. Il n’échappait à personne que sur ces deux buffets deux univers personnels voisinaient mais ne se mélangeaient pas. Le buffet de Jean-Baptiste donnait à voir un certain nombre d’objets déjà exposés dans ses appartements lorsqu’il vivait seul et auxquels il tenait tout particulièrement : une tête sculptée par son père en plâtre, un autoportrait photographique, une photographie qu’il avait faite de Marc, des cadeaux offerts par des amis proches. Une partie de son histoire était là et il veillait à ce qu’elle y reste en ordre. Marc avait d’autant moins le droit de faire usage de cet espace que Jean-Baptiste considérait que son compagnon était désordonné. Sur son meuble à lui, Marc avait aussi disposé quelques éléments de décoration personnels, puis venaient s’y ajouter pêle-mêle, au gré des jours, des papiers, des livres, des revues. Puisque chacun ne pouvait disposer d’une pièce personnelle, l’espace individuel était réduit à ces deux meubles contigus. « Lorsque la vie commune n’inclut pas des espaces et des temps “personnels”, le risque est grand que cette absence de séparation ponctuelle indispose les conjoints et les incite à se séparer, à divorcer. » (de Singly, 2000, p. 238) Aujourd’hui, Jean-Baptiste et Marc sont séparés. Au-delà de la géographie des trois appartements qu’ils ont occupés, le mal que Jean-Baptiste et Marc ont eu à organiser leur lieu de vie de manière satisfaisante pour eux deux reflétait peut-être une difficulté plus générale à cohabiter, malgré l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
70Au moment où il témoigne, Jérémy (31 ans, aide-soignant) loue avec Jean (41 ans, chef d’entreprise) un grand appartement, au loyer modéré, dans le centre d’une ville de taille moyenne. L’appartement compte, en plus d’une cuisine, d’un salon et d’un séjour, trois chambres. Jérémy et Jean dorment ensemble dans une des trois, leur « chambre en commun ». Les deux autres chambres sont des pièces attribuées l’une à Jean, l’autre à Jérémy. Y sont entreposés les meubles et objets qu’ils avaient dans leurs appartements respectifs et qu’ils n’ont pu, pour diverses raisons, installer à nouveau dans les pièces de vie commune de l’appartement actuel. La chambre de Jean contient donc ce que Jérémy appelle « tout le bazar de Jean », des affaires personnelles et des appareils électroniques. Sont rangés dans le placard tous ses vêtements ainsi que ceux qu’il emprunte parfois à Jérémy. Dans la dernière chambre, Jérémy dit avoir recréé la même chambre que celle qu’il avait chez ses parents :
« Moi j’ai ma petite chambre, comme je dis, ma petite chambre, parce que j’ai ramené mes affaires de chez moi, donc j’ai exactement recréé la même chambre que j’avais chez mes parents. Donc les mêmes cadres au mur, au même endroit, tu vois. Et là c’est ma petite chambre et moi, j’y range mes affaires. » (dans un entretien)
71Il ne s’agit évidemment pas d’engager une analyse psychologique du discours de Jérémy et du fait qu’il ait eu le besoin de créer dans l’appartement qu’il loue avec son compagnon sa chambre d’enfant ou d’adolescent. Bien des faits qu’il a rapportés au cours de nos conversations relevaient davantage des compétences des professionnels de l’écoute psychologique : le viol dont il a été victime à 14 ans, les coups qu’il a reçus de son compagnon les deux années précédant notre rencontre. Quelles que soient les raisons qui ont poussé Jérémy, mais aussi Jean, à préserver à côté des espaces communs des lieux nettement présentés et identifiés comme personnels, il n’en reste pas moins que ce mode d’organisation donne un éclairage intéressant de leur vie conjugale. Les mots que Jérémy utilise ne laissent planer aucune ambiguïté sur le statut de cette pièce et, en creux, de celle de Jean. Il s’agit bien d’une pièce à usage strictement personnel : une traduction spatiale de leur besoin d’autonomie dans la relation amoureuse.
72Le besoin d’autonomie se concrétise encore autrement dans le récit que William (29 ans, vendeur) fait de sa vie avec Florent (34 ans, chef de chantier), son compagnon depuis dix ans. Après quelques mois de fréquentation assidue, William et Florent ont habité le même appartement, en colocation d’abord, avec le frère de William puis avec un ami. William et Florent partageaient la même chambre et le même lit. Après six ans, ils ont vécu tous les deux seuls dans un appartement en location. Et, deux ans et demi avant que William ne nous confie son témoignage, ils ont décidé d’acheter ensemble une maison. Ils se sont fait construire une maison telle qu’ils la voulaient dans la banlieue de Bordeaux. Pour faciliter le prélèvement des mensualités du prêt immobilier, ils ont ouvert un compte joint. Ils ont décidé ensemble de l’aménagement et de la décoration de la maison. Ils ont choisi et acheté beaucoup de leurs meubles ensemble, excepté pour leurs chambres. En effet, depuis qu’ils habitent ici, William et Florent ne partagent plus la même chambre. Pour expliquer cette organisation de leurs nuits, William dit qu’il « n’aime pas dormir à côté de quelqu’un ». L’exemple de William et de Florent est troublant : l’espace conjugal semble réduit au minimum puisqu’ils ne partagent plus le même lit. Peut-être n’y a-t-il pas lieu de chercher une autre explication même si le changement dans l’organisation de leur vie privée étonne. William assimile leur relation à une relation de couple. Leur relation est selon lui « bien peu différente de beaucoup de couples hétéros ». Il dit aussi que deux garçons peuvent acheter une maison comme le fait n’importe quel couple hétérosexuel. À d’autres moments, il qualifie leur lien de « noyau familial » : selon lui, ils s’aiment « d’une manière très familiale, un peu comme deux membres proches d’une famille ». Mais le simple fait qu’il ait répondu à notre appel à témoignages suffit sans doute à dire qu’ils forment un couple puisque William considère manifestement leur relation sous cet angle. On peut cependant admettre, lorsqu’on l’entend dire qu’il est « anti-couple », qu’il ne partage pas un certain nombre de représentations relatives à la relation conjugale. Le fait qu’ils aient eu besoin, l’un ou l’autre ou tous les deux, de matérialiser de la sorte, après quelques années de vie commune, un espace et des moments bien à eux, exprime une exigence forte d’autonomie individuelle au sein de la relation à deux. Le lit, en particulier lorsqu’il s’agit du lit partagé par un couple, est le lieu par excellence où la sexualité conjugale se met en scène. Faire chambre à part, et le dire, exprime une prise de distance par rapport au champ de la sexualité conjugale. On peut exprimer ainsi le refus d’une forme de routine conjugale peu compatible avec son idéal amoureux. Mais cela peut être aussi une conséquence du cycle de la sexualité conjugale tel qu’analysé par le sociologue Michel Bozon ou par l’ethnologue Béatrice Sommier. Ils montrent en effet, à propos des couples hétérosexuels français et andalous, qu’à la « phase du couple naissant », qui se caractérise par « l’intensité des sentiments et du désir et la fréquence élevée d’activité sexuelle », succède, après une transition dont la durée est variable, une phase de « stabilisation » de l’activité sexuelle, moment où ne subsiste que le sentiment « qui reste entre deux êtres ensemble depuis longtemps » (Bozon, 1998, p. 229-230 ; Sommier, 2006, p. 139-140). Concernant la forme prise par la cohabitation de William et Florent, les explications sont certainement multiples. Nous ne pouvons d’ailleurs pas évacuer l’éventualité que, prenant leurs distances avec les normes conjugales majoritaires associant le couple à la couche commune, ils inventent, comme quelques autres paires, homosexuelles comme hétérosexuelles d’ailleurs, une autre manière de vivre en couple.
73Lorsque le souci de ménager des espaces d’autonomie importants pour chacun se fait particulièrement pressant, quelques couples peuvent faire le choix de résider ensemble, certes, mais de conserver deux adresses. S’ils en ont les moyens financiers, cette forme d’organisation de la vie commune est un moyen facile de garantir, au moins en théorie, l’indépendance de chacun des membres du couple.
Co-résidence à deux adresses
74Deux couples d’hommes, ensemble depuis quelques années, ont opté pour une organisation à mi-chemin entre la résidence séparée et la co-résidence. Ils conservent deux domiciles distincts mais résident sous le même toit la majeure partie du temps. Un troisième couple, du fait de circonstances particulières que nous détaillerons, a opté après quelques années pour cette organisation.
75Rémi (23 ans, étudiant) est en couple avec Daniel (38 ans, cadre commercial) depuis cinq ans. Jusque-là, Rémi était relativement inexpérimenté en matière amoureuse et sexuelle. Il avait laissé une annonce sur un service minitel gay, annonce dans laquelle il disait rechercher une « relation stable » ; une semaine plus tard il fut contacté par Daniel, installé en Languedoc-Roussillon (Rémi vivait à Paris, avec sa famille), qui lui laissa un message dans sa boîte aux lettres télématique. Ils ont dialogué pendant une quinzaine de jours, par minitel et par fax. Lors de la troisième visite de Daniel à Paris, Rémi décida de partir habiter chez Daniel :
« [...] je descends avec lui, plaque tout sur Paris (boulot d’été, famille, école...). » (dans un courriel)
76Leur vie commune a donc commencé très rapidement, après deux ou trois semaines de dialogue et trois brèves rencontres. Elle a aussi commencé par une rupture : pour vivre avec Daniel, Rémi quitte la maison familiale, ce qui, contrairement à beaucoup d’autres jeunes, intervient tôt dans sa vie (Galland, 1995). Au moment où Rémi témoigne, ils vivent depuis deux ans dans le Périgord, dans un lieu-dit rural. Ils y ont emménagé suite à la mutation professionnelle de Daniel dans la région. Alors que Daniel travaille, Rémi est encore étudiant à plusieurs dizaines de kilomètres du domicile conjugal ; il loue un studio, près de l’université, où il passe une grande partie de la semaine. Ils vivent tous les deux avec l’aîné des trois enfants de Daniel qui a 13 ans. La maison est grande : un séjour, une cuisine, deux chambres (une pour le fils de Daniel, une pour le couple), deux bureaux (un pour Rémi, un pour Daniel). Daniel et Rémi partagent le même lit. Les vêtements de Rémi et de Daniel sont rangés ensemble dans une commode et une armoire. Dans la pièce commune qu’est le séjour, Rémi et Daniel ont disposé leurs éléments de décoration respectifs. Daniel y a placé des bibelots et des cadres qu’il possède depuis des années. Rémi dit ne pas les aimer ; il n’y est pas attaché car ils ne représentent rien pour lui. Ces objets ne retracent ni sa propre histoire ni l’histoire de leur couple. Ainsi écarté, Rémi a mis lui aussi ses propres éléments de décoration qu’il a choisis seul. L’un et l’autre ont tour à tour émis les plus grandes réserves sur leurs goûts respectifs, sans pour autant essayer de créer un décor commun. Cette décoration hétéroclite et peu consensuelle marque une lutte de la part de Rémi pour s’affirmer vis-à-vis de Daniel et de son enfant ; il ne veut pas être l’invité de la maison. C’est aussi une lutte pour l’appropriation de l’espace domestique. Le fait de disposer ses propres objets de décoration dans la maison correspond chez Rémi à sa volonté d’exister à part entière dans cet espace conjugal et familial. Chez ce couple, les biens – objets, meubles, livres – restent, jusque dans le choix de leur place à l’intérieur du logement, la propriété exclusive de chacun des deux hommes. Rémi et Daniel ont par ailleurs la possibilité de s’isoler dans leur bureau. Cela permet à Rémi d’étudier tranquillement dans une pièce à lui. Le besoin d’être seul dans l’appartement (ou la maison dans le cas de Rémi et Daniel) peut avoir deux significations : se préparer pour être ensuite avec le compagnon (ou la compagne), ou bien se retrouver soi-même. Le besoin qu’éprouvent Rémi et, semble-t-il, Daniel, correspond plutôt à la nécessité de se retrouver seul en dehors du couple pour conserver une certaine indépendance. En plus de cette pièce, Rémi possède le studio dans lequel il vit une partie de la semaine. Même s’il y va pour suivre ses cours, il lui sert aussi d’espace bien à lui quand il a envie d’un peu de solitude. Cette organisation de la vie dans la maison est également liée au caractère difficile de la relation de Rémi avec l’enfant de Daniel. L’absence d’harmonie familiale amène peut-être Rémi à éprouver le besoin d’avoir un chez-soi à caractère privé. Mais une autre part de l’explication tient également à l’importante différence des niveaux de revenus de chacun. La maison est louée au nom de Daniel qui paie la plupart des frais liés à la vie commune. Rémi, qui ne perçoit qu’une petite bourse d’enseignement supérieur, participe aux dépenses communes en donnant chaque mois à Daniel une somme d’argent destinée à prendre en charge une partie des courses. Cela permet à Rémi de se sentir chez lui dans cette maison, en participant à la vie de la maisonnée, et de ne pas dépendre complètement de Daniel.
77De prime abord, si on excepte le fait que tous les deux ont le même âge et qu’ils ne sont plus étudiants depuis longtemps, Fabien (39 ans, cadre commercial) et Gérald (39 ans, artiste) connaissent une situation similaire puisqu’ils ont chacun une adresse mais vivent le plus clair de leur temps dans une des deux maisons. Mais à y regarder de près, leur situation est différente et surtout le sens que Fabien lui donne est sensiblement différent : Il n’ont pas opté pour cette organisation afin de pallier un éventuel déséquilibre de leur relation mais en vertu de leur histoire individuelle. Conserver deux maisons constitue pour eux une solution de repli en cas de difficulté. Le bail de l’appartement parisien, qu’ils ont choisi tous les deux, a été rédigé au nom de Fabien. Gérald a, quant à lui, conservé la maison qu’il loue en son nom depuis des années sur une île bretonne. Au quotidien, ils vivent tous les deux dans l’appartement. De temps à autre, Gérald, parce qu’il a besoin de solitude pour travailler son art, passe quelques jours seul dans sa maison. Et régulièrement, ils passent tous les deux des vacances ou des week-ends en Bretagne. On pourrait faire l’hypothèse que l’appartement parisien est leur résidence principale et la maison bretonne leur résidence secondaire. C’est vrai, mais le fait que chaque bail est détenu par un seul a toute son importance. Le fait que l’appartement parisien soit au seul nom de Fabien correspond à son souhait de ne pas se retrouver, en cas de rupture, dans la situation que nous avons évoquée précédemment et qu’il a vécue dans le passé de manière très douloureuse. Il ne veut plus devoir faire ses valises si une histoire d’amour tourne court. En retour, il lui a semblé logique, pour garantir à son couple un principe d’égalité, que le bail de la maison de Bretagne reste au seul nom de Gérald. De la même manière, s’ils optent tous les deux pour un achat immobilier, l’appartement sera à son nom propre et il fera en sorte que Gérald conserve une location sur laquelle il pourrait se replier en cas de difficulté. Fabien a donné ses conditions pour envisager une vie commune et Gérald les a acceptées. Il reste qu’en pratique, lorsque Fabien parle de l’appartement parisien, il parle d’un « chez-nous ». Et lorsqu’il évoque la vie commune avec son compagnon, c’est pour revendiquer son caractère agréable et même nécessaire. Aussi satisfaisante que soit la vie sous le même toit avec la personne que l’on aime, ce sont deux individus qui cohabitent et qui doivent s’entendre sur une conception commune du lieu d’habitation et de son affectation. Quels éléments privilégier pour le choix de l’appartement ? C’est Fabien qui a trouvé l’appartement que Gérald et lui occupent aujourd’hui. C’est un appartement très atypique situé dans un environnement mal valorisé et peu agréable. Il s’agit d’un loft, assez grand pour la région parisienne, aménagé dans une ancienne usine et doté d’une cour et d’un petit jardin. Fabien a dû convaincre Gérald qu’il s’agissait de « l’appartement dont [ils avaient] besoin ». Les premières négociations que Fabien a dû mener avec Gérald ont par conséquent d’abord concerné les caractéristiques mêmes de l’appartement.
78Fabien et Gérald d’une part et Rémi et Daniel d’autre part ont une résidence commune qu’ils considèrent comme étant aussi leur résidence principale. Cela implique-t-il que chaque individu ait les mêmes droits sur tous les espaces de la maison conjugale ou bien les différentes pièces sont-elles affectées différemment selon l’usage qui en sera (ou en est) fait ?
« Hum... on a beaucoup parlé, on a beaucoup négocié. [...] Par exemple, on sait, pour avoir vécu l’un et l’autre avec d’autres, qu’il faut euh... quand on occupe un appartement en commun, il faut que chacun trouve son territoire, y mette les objets qui lui appartiennent. » (Fabien, dans un entretien)
79Les activités artistiques de Gérald impliquent qu’il puisse travailler à la maison. Le choix de l’appartement a d’ailleurs été en partie déterminé par le fait qu’il était suffisamment spacieux et qu’il permettait qu’une pièce soit réservée à son usage personnel. Il était donc convenu que cette pièce serait une sorte d’atelier-refuge pour Gérald. Mais Gérald a proposé à Fabien d’y installer également son bureau. Finalement, cette pièce dont l’usage, en apparence, n’est dévolu à personne en particulier est en réalité utilisée par l’un ou par l’autre, mais jamais en même temps. Elle leur permet ainsi de s’isoler lorsque l’un d’eux a besoin de travailler ou, tout simplement, d’être un peu seul. Du fait que Gérald n’a jamais eu d’appartement à Paris, la plupart de ses meubles et de ses effets personnels sont en Bretagne. Les deux hommes vivent donc à Paris, principalement entourés des meubles et des objets appartenant à Fabien. Celui-ci aimerait que Gérald y installe davantage sa marque en apportant par exemple « une commode pour la chambre ». Malgré cela, ils ont conçu en commun l’aménagement de l’appartement, sa décoration et son ameublement, en utilisant les affaires de Fabien mais aussi en effectuant des achats communs. Si bien que Gérald a pris une part dans l’appartement :
« Par exemple 95 % des livres présents, il y en a pas mal dans la maison, sont miens, quasiment tous les meubles sont miens. Mais bon, on est allé beaucoup chez Ikéa, on a acheté beaucoup de choses, des rangements... euh... Gérald est un excellent cuisinier, donc on a fait une cuisine exactement comme il la voulait. Donc j’ai essayé, malgré le fait que la plupart des meubles étaient miens, de faire qu’il se trouve un peu chez lui. [...]. Il y a des moments où il dit que la maison est beaucoup mienne, ce qui est la vérité, hein, c’est à 100 % vrai, mais quand il s’agit pour lui d’amener des choses qui lui appartiennent, ben il se concentre pour l’instant dans son bureau et pour ce qui est d’amener une commode, par exemple, qui irait dans la chambre, ben il ne l’a toujours pas fait, et... je ne sais pas quand il va le faire. » (Fabien, dans un entretien)
80Nous ne connaissons pas les raisons pour lesquelles, malgré les encouragements de Fabien, Gérald hésite à installer ses meubles à Paris. Peut-être le temps lui a-t-il manqué ; après tout cela ne fait que six mois qu’ils vivent ensemble. Cependant n’oublions pas que, même si nous ne la connaissons pas, Gérald a lui aussi une histoire personnelle et une expérience amoureuse. La prudence à l’égard de l’avenir conjugal, sur laquelle Fabien s’est longuement exprimé, est peut-être également ressentie par Gérald. Nous touchons là aux limites de notre enquête. Étant donné que nous n’avons pas interviewé Gérald, nous devons nous en tenir à des hypothèses.
81Quelquefois un couple, soucieux de conserver une grande autonomie ou de prendre son temps, choisit de ne pas constituer un nouveau chez-soi conjugal. Il faut cependant veiller à ne pas confondre cette organisation avec le fait de vivre séparément, living apart together (LAT) en anglais (Winfield, 1985 ; Levin, 2004). Chacun conserve certes son habitation mais en réalité, tous les deux vivent ensemble, une semaine ici, une semaine là.
82Pascal (40 ans, maître de conférences) et olivier (37 ans, chargé de cours) conservent ainsi une double résidence. Mais dans leur cas, Pascal justifie cela parce que, divorcé, il est papa de trois enfants. Il a progressivement introduit son compagnon auprès de son entourage amical, de ses enfants et de sa famille élargie. Sa préoccupation de ménager ses enfants évoque la prudence dont les parents séparés et engagés dans une nouvelle relation conjugale font souvent preuve à l’égard de leurs enfants, mais elle tient également à son homosexualité. Au moment où nous échangeons, Pascal et Olivier sont parfaitement identifiés, par les enfants de Pascal, en tant que couple. Pascal reçoit ses enfants une semaine sur deux puisqu’il bénéficie d’une garde alternée. Ces semaines-là, Pascal, ses enfants et olivier vivent dans la maison de Pascal, qui lui a été transmise à l’occasion d’un héritage familial. Lorsque les enfants sont avec leur mère, Pascal et olivier vivent alors dans l’appartement d’olivier, plus proche de leurs lieux de travail respectifs. Nous ne pouvons pas dire comment serait organisée leur vie commune, au moment où nous conversons, si Pascal n’avait pas d’enfant. Vivraient-ils sous un seul et même toit ? Dans la maison de Pascal, dans l’appartement d’olivier ou dans un autre lieu, qu’ils auraient choisi ensemble ? On ne peut que spéculer. Si ce mode de vie semble à première vue organisé pour favoriser le bien-être des enfants, Pascal et peut-être olivier y ont trouvé leur compte. En effet, un soir par semaine en moyenne, ils ne se voient pas et préfèrent être seuls. Les exigences de la vie familiale de Pascal rejoignent finalement leur besoin de conserver une relative autonomie dans leur vie conjugale. Pascal raconte qu’au début de leur relation, ils ne se sentaient pas prêts à vivre ensemble. Rien d’étonnant à cela, en particulier pour ce qui concerne Pascal : il sortait d’un mariage et avait des enfants auxquels il devait d’abord annoncer qu’il quittait leur mère et aimait un homme. Le passage à une conjugalité homosexuelle co-résidente ne pouvait s’opérer dans son cas que progressivement. Six jours sur sept, Pascal et olivier vivent donc ou chez l’un, ou chez l’autre ; le septième jour, Pascal dit qu’ils aiment se retrouver seuls dans leur « petit univers ».
83L’examen des cas qui précèdent confirme ce que d’autres travaux ont montré pour les couples hétérosexuels. Conserver deux espaces séparés n’empêche pas un couple de partager un quotidien co-résidentiel qui permet une interaction conjugale, au sens qu’Erving Goffman prête à ce concept : « l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (Goffman, 1959, 1973, p. 23). Une forme d’intégration conjugale peut ainsi s’opérer tant par les pratiques domestiques (partage de certaines tâches, activités communes) que par la conversation (Berger & Kellner, 1960). Cependant le maintien de deux lieux d’habitation revêt parfois une autre dimension. Quelques couples gay de mon échantillon se considèrent en couple mais vivent chacun chez soi et restent farouchement attachés à leur indépendance résidentielle.
ÊTRE EN COUPLE MAIS CHACUN CHEZ SOI
84La non-cohabitation apparaît bien souvent comme une étape préliminaire à l’installation sous le même toit (Lemieux, 2003, p. 66-68). Selon les toutes premières données de la collecte de 2004 pour le recensement, 2,5 % des hommes et des femmes âgés de 20 à 30 ans habitent seuls tout en se disant en couple, et « cette proportion augmente avec l’âge et plus encore pour les hommes » (Borrel & Durr, 2005). Parmi les hommes ayant répondu à notre enquête, quatre seulement se sont dits en couple mais ne résidaient pas sous le même toit que leur compagnon. Leur rencontre avec leur compagnon datait de huit mois à trois ans. Le choix de résider séparément procédait à chaque fois de logiques différentes. Alix (27 ans, doctorant) et Sylvain (25 ans, commercial) sont ensemble depuis un an et demi. Ils se sont rencontrés quelques mois avant qu’Alix ne rejoigne une université anglaise pour y poursuivre son doctorat. Très amoureux l’un de l’autre, ils se voient au moins un weekend par mois et pendant les vacances universitaires. Leur résidence séparée est tributaire du départ d’Alix à l’étranger, prévu avant leur rencontre, et n’est sans doute pas appelée à durer au-delà du retour d’Alix en France. Lucas (31 ans, professeur des écoles) et Sébastien (24 ans, étudiant) se sont rencontrés seulement huit mois avant que Lucas ne réponde à l’appel à témoignages. La cohabitation n’est pas encore à l’ordre du jour, peut-être parce leur relation n’est pas ancienne, peut-être aussi parce que la vie commune de Lucas avec son ancien compagnon, dont il s’est séparé quelques mois seulement avant de rencontrer Sébastien, avait été parfois difficile. Cependant pour deux couples, la vie conjugale avec deux résidences séparées correspond à un mode de vie durable.
L’homosexualité invisible
85Bruno (29 ans, attaché territorial) et Lionel (31 ans, cadre), en couple depuis trois ans, se retrouvent tous les week-ends et parfois une soirée en semaine. Mais, paradoxalement, la séparation augmente le « don de temps de chacun » (de Singly, 2000, p. 8). Bruno aménage son temps libre en fonction de Lionel, au point qu’il voit peu ses amis ou sa famille. Jusqu’à leur rencontre, ils étaient très engagés dans une sexualité plurielle et n’avaient jamais fait l’expérience d’une relation durable. Bruno parle de son compagnon comme de son « âme-sœur », faisant sienne l’imagerie romantique de la relation amoureuse, mais ajoute que son couple possède un caractère singulier. Le soir où il l’a rencontré, Bruno est reparti avec les clés de l’appartement de Lionel. Pourtant, ils ont décidé de garder leurs deux domiciles. Ils ont rapidement échangé leurs clés respectives et longuement discuté de l’éventualité de vivre ensemble. La décision de ne pas cohabiter ressemble donc à un véritable choix de vie. La première explication que donne Bruno n’est pas très originale : dotés de « caractères délicats », il considère qu’ils ne supporteraient pas de vivre ensemble. Partager le même toit serait à ses yeux prendre le risque de « se marcher sur les pieds ». Mais la véritable raison est sans doute ailleurs. Ils souhaitent ménager leurs « entourages respectifs ». Bruno a introduit Lionel auprès de ses amis, mais sans jamais leur dire qu’il était son compagnon. Peu de personnes, autour d’eux, connaissent leur orientation homosexuelle et, a fortiori, le statut de leur relation. Seuls « trois ou quatre amis proches » l’ont appris au bout d’un an. Dans la famille de Bruno, personne ne connaît Lionel. Il n’a jamais révélé à ses parents ni à son frère qu’il était gay. Comme beaucoup d’homosexuels, il présume qu’ils le savent, puisqu’il ne leur a jamais présenté de petite amie, mais n’a jamais osé non plus prendre l’initiative de leur dire qu’il était homosexuel. Il dit ne pas en ressentir la nécessité et se sentir très bien dans sa peau. « Le coming out à l’intérieur de la famille prend tout son sens dans un contexte où celle-ci est devenue idéalement le lieu de l’épanouissement personnel, le cadre privilégié de la découverte de soi. Il s’agit d’être accepté et aimé tel que l’on est. » (Fournier, 2003, p. 45) or, Sandrine Fournier le dit très bien, faire son coming out, c’est prendre le « risque réel ou fantasmé » de rompre le lien avec ses parents. Manifestement, ni Bruno, ni Lionel, ne sont prêts à courir un tel risque. Cette prise de distance par rapport à ce que Michael Pollak appelait la « vie sociale ordinaire » (1982) conduit les membres du couple à vivre une relation amoureuse discrète, puisque seuls quelques amis proches sont dans la confidence, et à fréquenter un peu moins régulièrement leurs familles respectives. Céline Costechareire fait elle aussi un lien très net entre l’« aversion vécue ou anticipée » de la part de la famille et le fait que certaines femmes lesbiennes qu’elle rencontre vivent des histoires d’amour clandestines et non cohabitantes. Les personnes qui n’ont pas pu faire leur coming out continuent à « taire leur préférence sexuelle et à mener une double vie » (2008, p. 28). Comme la sociologue le dit à propos des couples de femmes, intégrer l’idée que l’on ne bénéficiera jamais de l’approbation ou du moins de l’acceptation familiale, ou qu’on ne l’obtiendra qu’à très long terme, peut conduire à fuir tout engagement durable, à limiter « les projections de la relation dans l’avenir ». À l’occasion de son récit, Bruno réfléchit à son histoire avec Lionel et considère qu’ils ont fait le bon choix : il s’agit pour eux d’un « compromis idéal ». Dans la mesure où ils résident séparément, sont tous les deux très investis dans leur travail et partent de temps à autre en voyage pour des raisons professionnelles, ils ont selon lui « encore plus de plaisir » à se voir. Il n’y a rien d’étonnant à voir Bruno afficher ainsi sa satisfaction. Il a conscience que les particularités de sa relation conjugale pourraient assombrir l’image de sa vie de couple. Lorsqu’il dit à l’ethnologue qu’ils sont tous les deux heureux ainsi, cela correspond sans doute à la vérité de ce qu’il ressent mais cela revient aussi à l’appuyer davantage. Outre le fait que, dans de tels cas, la relation amoureuse conduit rarement à la co-résidence, on peut supposer que sa longévité même est compromise.
Des difficultés à concilier orientation homosexuelle et convictions religieuses
86Suite à une enquête sur la manière dont les homosexuels chrétiens gèrent ces deux dimensions identitaires, Martine Gross note que « se revendiquer homosexuel et fervent chrétien semble une combinaison improbable ». Pourtant, ajoute-t-elle, « nombre d’homosexuels en France ont reçu une éducation religieuse familiale et/ou scolaire ou encore dans le cadre des mouvements de l’Action catholique. » (Gross, 2008, p. 68) Voilà un thème peu exploré par les chercheurs en sciences sociales, ce qui laisse dans l’ombre une part de l’expérience des hommes et des femmes homosexuels, qui bien sûr ne se résume pas à leur seule orientation sexuelle. Martine Gross montre que pour gérer des appartenances identitaires a priori si dissonantes, les homosexuel(le) s mettent en œuvre différentes stratégies : ils répriment leur propre homosexualité, compartimentent la dimension religieuse et la dimension sexuelle de leur vie, adhèrent à un groupe de croyants exprimant une opinion positive sur l’homosexualité (en France, ceux qui l’ont fait semblent très peu nombreux), ou s’aménagent une religion personnelle qui permet de faire cohabiter de manière originale, et cette fois sans trop de contradiction, leur orientation homosexuelle et leur sentiment religieux. Ces résultats rejoignent ceux d’Andrew Yip (1997). Évidemment, selon la stratégie que la personne est en capacité de mettre en œuvre, les répercussions sur le vécu de sa sexualité, de ses relations amoureuses, et sur sa disposition à envisager une relation durable et cohabitante seront différentes.
87Thibaut (36 ans, commerçant) a rencontré Christian (36 ans, comptable) deux ans avant notre entretien. Alors qu’il n’était pas expressément invité à s’exprimer sur ce sujet, Thibaut s’est quasiment excusé de ne pas vivre sous le même toit que son compagnon ; sans doute craignait-il que ce soit un prérequis pour participer à l’enquête. Christian est son « mari » mais Thibaut précise qu’ils ne vivent pas « entièrement ensemble », « uniquement les week-ends pour le moment ». À la différence du couple précédent, vivre avec Christian semble être un objectif de vie pour Thibaut. Il raconte en effet dans un de ses courriels qu’ils se sont pris à rêver devant la maquette d’une maison de plain-pied, « suffisamment grande pour [eux] deux », dans la vitrine d’un promoteur immobilier. Thibaut a d’ailleurs proposé à plusieurs reprises à Christian de venir vivre chez lui, dans un appartement de 100 m 2 dont il est propriétaire. Mais Christian a toujours décliné sa proposition et dit qu’il préfèrerait déménager pour une maison située à mi-chemin de leurs lieux de travail respectifs, séparés d’une centaine de kilomètres. Mais pour l’instant, ils n’ont pas franchi le pas et, pour reprendre les mots de Thibaut, « rêv[ent] ensemble ». Pourquoi, alors qu’ils sont ensemble depuis deux ans et qu’ils ont le désir de vivre un jour sous le même toit, vivent-ils toujours séparément ? Thibaut avance la distance entre leurs deux lieux de travail et des raisons financières. On comprend que Thibaut, qui a créé une petite affaire, ne puisse pas déménager. Mais Christian pourrait faire le choix de prendre un emploi plus près. Par ailleurs, ils ont tous les deux des revenus modestes et attendent de trouver une stabilité financière. Mais d’autres motifs sont sans doute à chercher dans leur histoire personnelle. De nombreuses années ont passé avant que Thibaut n’accepte son attirance pour les hommes et Christian est le premier homme qu’il a rencontré. Leur mode de vie actuel est sans doute à mettre en rapport avec l’expérience tardive de l’amour par Thibaut. De plus, son récit nous invite à chercher une part de l’explication dans leurs convictions religieuses. Tous les deux fréquentent David et Jonathan, une association « homosexuelle chrétienne », dont l’objet est de « réconcilier, pour eux-mêmes et pour celles et ceux qui les rejoindraient, l’homosexualité et la foi chrétienne ». En juin 2006, l’association a participé au défilé parisien de la Marche des fiertés lesbienne, gaie, bi et trans, arborant sur son char le slogan « on s’aime, on se marie », alors même que le Vatican prenait radicalement position contre la reconnaissance aux homosexuels du droit de se marier. En effet, suite à la résolution prise le 8 février 1994 par le Parlement européen qui incite les États membres à garantir les mêmes droits à toutes les personnes, indépendamment de leur orientation sexuelle, Jean-Paul II déclarait le 20 février 1994 : « Ce qui n’est pas moralement admissible est l’approbation juridique de la pratique homosexuelle. [...] avec la résolution du Parlement européen, la légitimation d’un désordre moral a été demandée [...] on a cherché à indiquer aux habitants de notre continent le mal moral, la déviation, un certain esclavage comme voie de libération, en falsifiant l’essence même de la famille. » (« Angelus » du 20 février 1994) Le cardinal Ratzinger, connu aujourd’hui sous le nom de Benoît XVI, alors chargé de la doctrine romaine, écrivait en juillet 2003 : « Aucune idéologie ne peut effacer de l’esprit cette certitude que le mariage n’existe qu’entre deux personnes de sexe différent. » (« Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles », Congrégation pour la doctrine de la foi, article publié le 1er août 2003) David et Jonathan souhaite proposer une voie originale. Cependant tous ses adhérents ne constituent pas un ensemble homogène ; ils ont des expériences personnelles diverses et des pratiques religieuses diversement alignées sur les recommandations de l’Église. Thibaut et Christian semblent être des personnes très croyantes et pratiquantes. L’intensité de leurs convictions religieuses rend probablement difficile pour eux la possibilité d’envisager une vie commune quotidienne sous le même toit. En effet, co-résider stabiliserait leur orientation sexuelle et les ferait entrer irrémédiablement dans une identité homosexuelle qui semble les troubler.
La co-résidence : normalité ou transgression ?
88La cohabitation est perçue comme un « enfermement des partenaires [...] dans une routine », remarque François de Singly à propos des couples hétérosexuels qui ne cohabitent pas. Certains d’entre eux considèrent en effet que la vie sous le même toit entraîne « l’impossibilité d’être soi-même et de constituer une équipe respectueuse des identités personnelles » (de Singly, 2000, p. 21). Mais, plus qu’au refus de ce qu’ils pourraient considérer comme un mode de vie conjugal moins authentique et plus liberticide, la décision de Bruno et Lionel puis de Thibaut et Christian de ne pas vivre ensemble tient au fait qu’ils n’ont pas donné à leur homosexualité un caractère transparent. Selon le psychanalyste robert Neuberger, « une fois le couple né, quelques éléments lui sont nécessaires pour exister » :
En premier lieu des éléments qui lui soient propres : ce sont les mythes et les rituels ; ils le rendent unique et sont le ferment de son intimité. Ensuite des éléments qui lui soient externes : ce sont la famille, les amis, le milieu professionnel, la société, bref, le monde extérieur ; par la reconnaissance qu’ils lui concèdent, ils renforcent le sentiment d’appartenance de ses deux membres. (Neuberger, 1997, p. 37)
89Or, si nous nous référons aux éléments externes dont le couple a besoin pour exister, c’est-à-dire en premier lieu l’entourage proche, le secret autour de l’orientation homosexuelle de Bruno, Lionel, Thibaut et Christian et de la nature de leur relation constitue certainement un handicap pour leur couple. Bruno et Thibaut évoquent également quelques difficultés à vivre une sexualité satisfaisante avec leur petit ami. Le malaise de Thibaut dans ce domaine ne semble pas nouveau et pour Bruno, il s’agit d’une « histoire d’amour, pas de cul ». Leur difficulté à transposer leur attachement dans le domaine sexuel et leur réticence à donner corps à leur relation dans le paysage social font écho au fait qu’ils ne résident pas sous le même toit. Confrontés à une invisibilité sociale qui les empêche d’envisager de vivre avec leur compagnon, ils inscrivent certainement leur sentiment d’appartenir à un couple dans d’autres dimensions de la vie conjugale. Nous verrons cependant lorsque nous nous intéresserons dans le détail à la circulation de l’argent dans le couple et aux formes de la sexualité conjugale, comment des actes et des pratiques participent de l’élaboration de la conjugalité, jusque dans des couples qui ne cohabitent pas.
90Pour les couples hétérosexuels qui rejettent la corésidence conjugale qu’ils considèrent comme privatrice de libertés individuelles, la non-cohabitation constitue un acte de contestation. Nous avons vu que pour les couples gay de notre corpus, la décision de ne pas cohabiter relève d’autres logiques. Outre les situations où la non-cohabitation conjugale est appréhendée comme une étape préliminaire à la co-résidence, parfois, comme c’est le cas pour certains individus hétérosexuels en couple empêchés de vivre ensemble parce qu’ils s’occupent de personnes dépendantes ou travaillent dans des lieux éloignés (Levin, 2004, p. 230-233), les couples gay rencontrent des empêchements incontournables liés notamment au statut social de l’homosexualité. Notre enquête n’apporte cependant aucun renseignement généralisable à l’ensemble des couples gay. On peut en effet imaginer que pour un certain nombre d’autres couples vivant séparément, cela correspond à un véritable choix de vie les rapprochant de ceux, parmi les couples hétérosexuels living apart together, qui souhaitent vivre séparément même si rien ne les empêche de vivre ensemble (Levin, 2004, p. 233). Considérant ces situations où de nombreux hommes gay s’installent dans la cohabitation conjugale, on peut imaginer que les scripts conjugaux valorisés dans notre société ne sont plus seulement hétérosexuels. Dans le même temps, ces mêmes hommes gay optent pour un mode de vie qui, s’il ne s’accompagne pas nécessairement, nous y reviendrons, d’une exclusivité sexuelle, est à mille lieues d’une vie organisée autour des réseaux d’échanges sexuels, modèle valorisé par le monde homosexuel. De plus, dans un pays où l’homosexualité ne constitue pas un mode de vie légitime aux yeux de tous et où deux hommes qui se tiennent la main en public ne cessent d’étonner, le fait de vivre une relation amoureuse avec un partenaire de même sexe et de vivre avec lui est un acte fort. La co-résidence conjugale gay revêt donc, à double titre, un caractère transgressif : parce qu’elle va à l’encontre des modèles longtemps valorisés parmi la population homosexuelle masculine, parce qu’elle est mise en œuvre dans une société où l’homosexualité n’est pas une orientation sexuelle tout à fait légitime. La contestation ne se loge pas ici dans le refus de vivre ensemble mais dans le choix de vivre sous le même toit et de donner ainsi à sa relation conjugale un caractère totalement transparent. Sans que les acteurs en aient nécessairement conscience ni qu’ils souhaitent incarner une telle logique, l’entrée dans la conjugalité et l’adoption de la co-résidence sont en quelque sorte un acte à portée politique.
91Le choix par les couples hétérosexuels de la cohabitation se teinte souvent, sinon du refus du mariage, du moins de son report. Le mode de résidence séparée est le plus souvent considéré comme une étape devant mener à la cohabitation, quelquefois comme le choix durable de quelques originaux. Les hommes qui ont décidé d’habiter sous le même toit se trouvent confrontés à des questions que les couples hétérosexuels rencontrent également : le choix du lieu de vie, l’aménagement de l’espace, les modalités de la prise en charge des dépenses afférentes au lieu d’habitation, le partage des responsabilités domestiques. Mais leur situation revêt tout de même un caractère spécifique. La reconnaissance juridique de la conjugalité homosexuelle est trop récente pour constituer déjà une norme aussi forte que le mariage au regard de laquelle tous les couples homosexuels pourraient se positionner. Dans le même temps, comme tout un chacun, les hommes homosexuels vivent depuis leur enfance dans un monde social où le mariage constitue traditionnellement l’horizon de bien des couples. Néanmoins, au fur et à mesure qu’ils ont accepté leur orientation sexuelle, ils ont intégré l’idée que les attentes sociales en matière de vie amoureuse et familiale ne les concernaient plus. Dans un tel contexte, la co-résidence gay n’est pas considérée comme une première étape vers un engagement plus institutionnel. Pour autant, la décision de cohabiter n’est pas toujours prise en toute légèreté. S’ils ont acquis, souvent bien malgré eux, une certaine indépendance vis-à-vis des normes traditionnelles, des facteurs externes comme le statut de l’homosexualité dans notre société, des facteurs individuels ou propres à l’histoire du couple pèsent sur cette décision. Dans bien des cas, la première relation amoureuse qui compte est l’occasion de révéler à ses proches son orientation sexuelle. Et la première cohabitation conjugale fait en quelque sorte entrer irrémédiablement dans une identité homosexuelle. Elle fixe, pour l’individu lui-même, mais aussi pour ses proches, son orientation homosexuelle.
92La conversation amoureuse et le temps passé l’un avec l’autre accélèrent le processus de transformation, ou plutôt d’évolution identitaire des individus formant un couple. Lorsqu’un couple cohabite au moins une partie du temps, les individus qui le composent apprennent à se connaître, négocient certains aspects de la vie à deux, adaptent leur comportement et révisent éventuellement leurs attentes à l’égard de l’autre. Mais, avant même tout cela, ils se livrent à un ensemble de petits gestes, de petites attentions l’un pour l’autre, tels un regard tendre, un mot laissé sur la porte d’entrée, un baiser, autant de petits rituels qui, répétés souvent, consolident chez chacun des protagonistes le sentiment d’exister (de Singly, 2000). Avec la vie conjugale, de nouveaux repères, appelés à se pérenniser, se mettent en place.
DES RELATIONS FAMILIALES
93Dans la société française, la vie conjugale et familiale n’est plus organisée par la famille d’origine. Mais il reste important pour un individu d’obtenir l’assentiment de ses propres parents pour construire une relation de couple. Les sociologues et les anthropologues enquêtant auprès d’homosexuels ont surtout investigué sur leur sexualité (avec des finalités liées à la santé publique) et, plus récemment, sur leur rôle de parents (dans sa dimension légale ou sociale) et leur expérience de la conjugalité. Mais les hommes et femmes homosexuels ont très rarement été appréhendés dans l’ensemble de leur parentèle, non pas seulement au sein de la cellule familiale que certains ont pu créer et qui s’est vue qualifiée d’homoparentale, mais aussi dans leur propre parenté. Les personnes homosexuelles sont souvent réduites à leur orientation sexuelle (réduction perceptible jusque dans le terme qui les désigne et les distingue). On en oublierait presque qu’ils ont eux aussi des parents, des frères et sœurs, des grands-parents, des oncles et tantes, des cousins et cousines, des parrains et marraines, des filleuls et filleules, mais également des beaux-parents, des beaux-frères et belles-sœurs... Situés d’un certain point de vue à l’opposé des façons de faire traditionnelles des unions matrimoniales, les hommes en couple avec un autre homme recherchent également l’acceptation de leur couple par leur famille. Mais cette quête, à la différence des couples hétérosexuels, nécessite que soit révélée leur orientation sexuelle : il ne s’agit pas simplement pour les parents d’accueillir le conjoint choisi par leur fils mais d’accepter leur fils tel qu’il est. La conjugalité révèle l’orientation sexuelle des membres du couple. Si la relative banalisation de l’homosexualité dans la société française a favorisé l’engagement des hommes homosexuels dans la conjugalité, la vie de couple des individus peut jouer un rôle déterminant dans l’acceptation par l’entourage de leur homosexualité (Schiltz, 1998 ; Adam, 1999).
Dire, écrire, laisser deviner : le dévoilement de l’homosexualité
94S’interroger sur la nature des relations que les gays en couple entretiennent avec leur famille implique nécessairement de se pencher sur le statut de leur orientation sexuelle au sein de la famille. Est-elle connue ou non ? Dans quelles circonstances le voile est-il levé ? La mise en couple jouet-elle un rôle à cet égard ?
95La quasi-absence de modèles homosexuels positifs dans le paysage médiatique et culturel et la dévalorisation toujours vive dans certains milieux de l’homosexualité expliquent que parmi les personnes que j’ai eu l’occasion d’interviewer, nombreuses sont celles qui ont dû, en particulier durant leurs jeunes années d’adulte, tenir leur famille à distance. Elles témoignent de leur maîtrise de l’art d’éluder les questions éventuelles sur leur vie amoureuse. Le silence ou l’esquive constituent une réponse tant ces personnes ont intégré l’idée que leur mode de vie ne serait pas conforme aux attentes de leur entourage. C’est lorsqu’elles se sont installées dans une relation amoureuse durable qu’il leur devient difficile de continuer à se taire. Sans nier les difficultés relationnelles qui peuvent persister, les individus que j’ai rencontrés se sont rapprochés en grande majorité de leur famille, participant avec leur compagnon aux fêtes familiales, séjournant en couple chez leurs parents, échangeant avec eux des cadeaux. La contractualisation d’un Pacs, en particulier lorsqu’elle s’accompagne d’une forme de ritualisation inspirée des pratiques matrimoniales, est parfois l’occasion de réunir autour du couple l’ensemble des proches. Peut-être parce que lorsqu’elle est conjugale, l’homosexualité est moins réductible à la seule sexualité et devient moins problématique. Et lorsqu’un homme gay devient parent, en particulier lorsqu’il devient père biologique, il trouve toute sa place dans sa famille d’origine, en qualité d’enfant et de père.
96Sur la totalité des témoignages recueillis, trois hommes déclarent ne pas avoir parlé de leur compagnon ni de leur homosexualité à leurs parents, un seul a rompu les liens avec ses parents et un autre raconte la même expérience pour son compagnon. Ceux qui vivent dans le secret sont en couple depuis moins de deux ans ; parmi eux, un individu ne vit pas avec son compagnon. Le caractère relativement récent de la relation et de la vie commune et le fait que les individus vivent loin du domicile de leurs parents sont certainement à mettre en rapport avec le maintien de ce secret. La révélation de l’homosexualité aux parents reste de nos jours problématique, au point qu’elle pousse certains individus qui n’entretenaient pas une relation excellente avec leurs parents à s’en éloigner, voire à rompre tout lien avec eux. Adrien (39 ans, enseignant, orphelin de père), en couple depuis douze ans avec Patrick (37 ans, commerçant), dit, au cours de notre premier entretien le 15 novembre 2003, avoir « coupé les ponts » avec sa mère quatre ans avant qu’il ne me confie son histoire. Ses opinions très défavorables vis-à-vis de l’homosexualité ne faisaient aucun doute aux yeux d’Adrien.
97Alors qu’il entretient lui-même d’excellents rapports avec ses parents, Hervé (34 ans, graphiste) raconte que son compagnon, André (37 ans, animateur), avec lequel il est en couple depuis onze ans, n’a pas vu ses parents depuis plus de dix ans : ils l’ont « jeté dehors » lorsqu’il a parlé de son attirance pour les autres garçons vers l’âge de 18 ans. Stéphane (28 ans, cadre), en couple depuis sept ans avec Noël (30 ans, architecte), raconte qu’il a envoyé une lettre à ses parents alors qu’il était engagé dans sa première relation durable, quelques mois après avoir rencontré Noël. En évitant la révélation dans le face-à-face, écrire une lettre permettait à Stéphane de différer sa connaissance de la réaction parentale et de ne pas être directement confronté à la réaction potentiellement violente de ses parents. Il précise qu’il a eu des velléités de leur annoncer au téléphone, mais chaque fois il avait « comme des pelotes de réjection dans la gorge » (conversation Msn), expression très imagée destinée à donner une idée précise à son interlocuteur du malaise que cela provoquait chez lui. À présent, sans regretter de l’avoir écrite, il juge sa lettre de l’époque « pathétique » parce qu’il souhaitait absolument voir ses parents l’accepter tel qu’il était ; aujourd’hui il serait plus « vindicatif ». Mais son assurance récente est certainement liée au fait que son compagnon et lui entretiennent aujourd’hui avec ses propres parents une relation transparente et sereine. Après avoir envoyé la lettre, il a beaucoup craint la réaction de ses parents qui, au bout de trois semaines, ne l’avaient pas rappelé. Il leur a alors téléphoné et leur a rendu visite, puisque sa mère refusait de parler de tout cela au téléphone. Après le repas qui s’est déroulé comme si de rien n’était, sa mère lui a dit qu’après avoir lu sa lettre, elle avait fondu en larmes, l’avait tendue à son mari qui avait déclaré : « Ce n’est plus mon fils. »
98Qu’il s’agisse de situations de rejet réellement vécues ou de la peur éprouvée d’être rejeté, il subsiste de nos jours des situations où l’orientation homosexuelle est un stigmate porteur de rejet familial (Goffman, 1963). Certains jeunes hommes, mus par la crainte de se voir rejetés par leur famille, s’inventent même une relation hétérosexuelle. C’est le cas, dans le téléfilm Juste une question d’amour, du personnage de Cédric, étudiant, qui cohabite avec une camarade et qui la présente à ses parents comme sa petite amie. La réaction d’abord violente de son père et la passivité de sa mère, lorsqu’ils apprennent qu’en réalité il est amoureux d’un homme, montrent que le rejet familial n’est pas seulement un fantasme mais peut être une réalité douloureuse. Comme dans le téléfilm de Christian Faure, la violence de la réaction parentale, telle que la relatent Hervé et Stéphane, est certainement à la mesure de la douleur ressentie lors de la révélation.
99Une autre illustration est fournie par Vincent dont le journal intime, rédigé tour à tour à la première et à la troisième personne, a été déposé à l’Association pour l’autobiographie d’Ambérieu-en-Bugey. En juin 1994, Vincent passe son bac. C’est le moment où il commence son journal, qui se termine en décembre 2000, au terme de deux cent quarante feuillets. Il raconte dans les cent cinquante premières pages les difficultés qu’il a rencontrées à évoquer son homosexualité avec son entourage amical et familial. De nombreuses questions se posent à l’individu qui n’a parlé de son orientation sexuelle à personne. Vincent évoque le malaise qu’il ressentait, alors qu’il avait 22 ans :
« Il avait conscience que le jour où il le dirait à une personne voire à quelques personnes, tout le monde le saurait. Inévitablement. Non pas du fait que ses confidents le répèteraient, bien que cela soit possible selon le degré de connaissance qui le lie à eux et surtout eux à lui, mais du fait de lui-même. L’ayant dit une fois, ayant fait le pas – le plus grand, le plus difficile, le plus angoissant – ne sera-t-il pas tenté ensuite de ne plus cacher ses véritables sentiments, sa pensée propre, notamment lors de discussions ? [...] Non seulement brutale, la rupture du secret risque d’être aussi totale. Sera-t-elle dévastatrice ? Autrement dit qui n’acceptera pas de s’être trompé ? Il n’en voyait pas dont la cicatrice serait inguérissable ; lui-même, le principal intéressé, objet même soumis à sa subjectivité et à sa connaissance, avait dû se soigner et était en voie de rétablissement. » (Vincent, Journal, lundi 15 juin 1998, p. 32)
100Le fait d’écrire l’amène sans doute à avoir recours à des procédés littéraires emphatiques. relevons tout de même que Vincent décrit son malaise comme une sensation physique véritablement désagréable. Il dit avoir « des problèmes de respiration, comme l’impression d’étouffer ». Il éprouve également parfois une colère sourde, qui l’éloigne de ses parents, une colère d’autant plus forte qu’il doit en taire la raison :
« Déprime. Impossible de revenir à la maison tous les weekends pour me fâcher avec mes parents. Je voudrais leur cracher la vérité à la figure [...]. Mais je suis homo bon dieu, et je les emmerde. Tous. Et ils vont le savoir bientôt. Quitte à perdre le bénéfice qu’il y a à mentir. J’aimerais leur clouer le bec. » (Journal, dimanche 24 janvier 1999, p. 100)
101Cet état psychologique de plus en plus précaire et la solitude qu’il éprouve amènent Vincent à consulter un psychiatre (Journal, samedi 10 et dimanche 18 octobre 1998, p. 39-43). Avant d’espérer atteindre une forme de sérénité, la personne homosexuelle, dès le moment où elle prend conscience de son orientation sexuelle, poursuit un long cheminement. Cette idée d’un parcours de vie sur le long terme ne va pas sans rappeler le concept de « carrière » homosexuelle développé par l’École de Chicago. La « carrière » homosexuelle se construit pendant un temps plus ou moins long sur la base du secret autour de l’orientation sexuelle. Si bien que le rompre pourrait opérer une véritable césure dans la biographie de l’individu. Tous les hommes interrogés ont évoqué la peur qu’ils ont longtemps ressentie de se voir rejetés par leur entourage, en particulier par leurs parents. Les raisons qui ont poussé mes interlocuteurs à faire leur coming out tiennent à leur difficulté à vivre ce qu’ils désignent eux-mêmes comme une « double vie », au sujet de laquelle Vincent s’est également exprimé dans son journal. Certains y sont aussi amenés lorsqu’ils vivent une relation amoureuse. Les mots qu’ils utilisent lorsqu’ils expliquent cette difficulté évoquent le thème de la dissimulation : « tromper », « cacher », « secret ». Ceux, employés à l’occasion du récit de leur coming out, ne sont pas moins évocateurs d’un climat lourd, d’un secret longtemps gardé : « avouer », « révéler », « dévoiler ».
102Le secret se fait d’autant plus impérieux quand la personne homosexuelle entend ses proches plaisanter aux dépens des homosexuels et même parfois exprimer des propos qu’elle juge peu amènes. Lorsque mes interlocuteurs expriment leurs craintes concernant les réactions de leur famille, ils pensent particulièrement à celle de leur propre père. La peur de la réaction paternelle s’explique en grande partie par le fait que le père est généralement perçu comme celui qui formule les attentes les plus grandes à l’égard de son fils, mais aussi par le fait que le non-dit a longtemps pesé sur la relation entre père et fils. Ainsi Vincent écrit dans son journal avoir remarqué chez son père « la totale indifférence, voire le mépris pour les homosexuels » :
« Il ne les conçoit que comme des pédales, des filles inavouées et complexées et se demande, pour un couple lesbien particulièrement, qui fait l’homme et qui fait la femme. C’est tellement méprisant une telle remarque, tellement blessant, tellement intolérant. » (Journal, samedi 12 décembre 1998, p. 72)
103Qui fait l’homme, qui fait la femme ? La « sempiternelle question » entendue au mieux dans les blagues de potache, au pire dans un contexte plus violent, est rapportée également par Line Chamberland et Christelle Lebreton (2008, p. 148). C’est à son père que Vincent prête les réticences les plus grandes à l’égard de l’homosexualité en général et donc de la sienne en particulier. Le cas de Pascal (40 ans, maître de conférences) est certes particulier. Il a eu sa première relation avec un homme lorsqu’il a rencontré, à 37 ans, son compagnon, olivier (37 ans, chargé de cours). Il était alors marié et père de trois enfants. Mais son expérience, quant à l’appréhension qu’il éprouvait de dire à ses proches qu’il était amoureux d’un autre homme, est commune aux autres personnes homosexuelles :
« À chaque fois que je voulais faire le pas de parler d’olivier à des gens, chaque fois je craignais le rejet ou l’incompréhension, à chaque fois ou presque j’ai reçu des marques d’amitié... mais quelle peur ! » (Pascal, dans un courriel)
104Pascal dit lui aussi qu’il avait « la trouille de la réaction » de son père ; son appréhension était si forte que le jour où son père a demandé à olivier de l’appeler par son prénom, il a été « ému aux larmes ». Stéfan (25 ans, infirmier) raconte que, lorsqu’il a parlé de son homosexualité à son père, celui-ci a « très mal réagi ». Il pense que même aujourd’hui, quelques années après son coming out, ce n’est toujours pas facile pour son père ; cependant leur relation s’est apaisée, en partie grâce au travail de médiation qu’ont fait la mère et le frère aîné de Stéfan. Les analyses de Marie-Ange Schiltz montrent que l’acceptation de l’homosexualité des jeunes hommes par leur père est particulièrement problématique (1997). En 1995, même si cela s’améliore avec l’âge, 47 % des répondants, tous âges confondus, à l’enquête Presse gay n’avaient rien révélé à leur père, contre 35 % à leur mère. La sociologue émet l’hypothèse que la raison de cette résistance paternelle est liée à la force de l’attente normative dans la relation d’un père à son fils. Rémi (23 ans, étudiant) a quitté la maison familiale sans rien expliquer à ses parents. Il a expliqué ses raisons à sa mère beaucoup plus tard et, à l’heure où Rémi rédige son témoignage, son père ne les connaît toujours pas. Son compagnon, Daniel (38 ans, cadre commercial), n’a donc jamais été reçu chez les parents de Rémi. D’autres témoignages rejoignent sur ce point celui de Rémi. La première histoire qui compte permet souvent à un jeune homme gay de révéler son orientation sexuelle à ses proches. L’exemple de Rémi illustre les difficultés que la découverte de son orientation sexuelle pose à un jeune homosexuel dans un environnement où l’intolérance (qu’elle ait été vécue ou qu’elle soit seulement crainte) pèse encore lourdement sur l’homosexualité. On sait que chez les jeunes en population générale, leurs relations amoureuses peuvent être à l’origine de tensions importantes au sein des familles ; cela concerne 5 % des conflits avec le père et 9 % des conflits avec la mère. Ces conflits précipitent le départ des jeunes du domicile familial (Bozon & Villeneuve-Gokalp, 1994). Qu’ils soient réellement en butte au rejet familial ou qu’ils en éprouvent la crainte, les jeunes homosexuels restent souvent silencieux et conquièrent leur autonomie vis-à-vis de la famille plus tôt (Schiltz, 1997). Marie-Ange Schiltz s’appuie sur le recensement de 1990 et l’enquête Presse gay de 1995 pour comparer la proportion de jeunes habitant chez leurs parents. Alors que la part des jeunes vivant dans le foyer parental est de 66 % à 22 ans, de 38 % à 25 ans et de 15 % à 29 ans, parmi les jeunes gays, ces taux sont respectivement de 34 % à 22 ans, de 17 % à 25 ans et de 7 % à 29 ans. L’écart est si important que la sociologue relie ces résultats à l’orientation sexuelle des jeunes répondants. Toutes les occasions sont bonnes pour prendre ses distances avec l’environnement familial et intégrer des milieux plus tolérants : investissement scolaire, proportion croissante d’amis homosexuels, et même, dans le cas de Rémi, départ brutal du domicile familial pour vivre avec un homme rencontré peu de temps auparavant. Néanmoins, depuis un peu plus d’une décennie, l’acceptation familiale de l’homosexualité a progressé. En 1995, 27 % des répondants à l’enquête Presse gay déclaraient que leur père avait accepté leur homosexualité, et 43 % à la même question concernant leur mère ; ils sont respectivement 56 % et 68 % en 2004 (Velter, 2007).
105L’expérience vécue du coming out familial se trouve, dans la plupart des cas, bien différente de celle que les hommes qui ont ici témoigné redoutaient. Sans être une nouvelle prise à la légère, l’annonce de leur homosexualité à leurs parents ne provoque pas la cassure familiale que beaucoup craignaient. Après un temps plus ou moins long au cours duquel la famille proche assimile la révélation, les relations familiales se stabilisent et reprennent leur cours.
106S’engager dans une relation élective, et même conjugale, et faire le choix de la co-résidence, c’est s’affirmer en tant qu’homosexuel. Marie-Ange Schiltz, sur la base des résultats de l’enquête Presse gay, montre que le niveau de l’information relative à l’orientation homosexuelle d’un individu au sein de sa famille augmente lorsque celui-ci est en couple et encore bien davantage lorsqu’il co-réside avec son compagnon (1997). Il paraît en effet plus difficile pour un homme qui vit avec un autre homme de cacher son homosexualité à ses proches. Philippe (28 ans, doctorant) raconte que lorsqu’il a connu sa première relation amoureuse, à 19 ans, il a appris à sa mère qu’il était homosexuel un mois après sa rencontre avec Alaric. Elle lui a alors répondu « qu’elle s’en doutait depuis plusieurs mois, que cela ne l’enchantait vraiment pas, mais que c’était sa vie, que surtout elle ne voulait pas que ça se sache dans la petite ville de banlieue » où ils habitaient. Après le coming out fait par leur fils, les parents doivent en quelque sorte faire le leur, pour apprendre à leur entourage que leur fils vit avec un homme. L’environnement social et le lieu de résidence jouent certainement à cet égard un rôle déterminant : plus le lieu de résidence est urbanisé et plus grandes sont l’indifférence entre voisins et les possibilités de le cacher aux proches.
107Lorsque la parole se libère, c’est souvent après des années de silence et de dissimulation. Par crainte de réactions violentes, il arrive en effet que le flou soit entretenu longtemps, jusqu’à ce que les parents aient fait eux-mêmes le chemin vers l’acceptation de l’homosexualité de leur fils et percent eux-mêmes le secret.
« Jérémy : Non, je n’en ai parlé à personne au départ, si tu veux... ça, mon homosexualité... à personne. Enfin, après quand je vivais avec Jean, personne.
Enquêteur : ok et jusqu’à quand ?
J. : Jusqu’à quand ? Mes parents, je leur ai annoncé il y a trois ans... c’est-à-dire quatre ans après. » (dans un entretien)
108En réalité, il n’a pas annoncé lui-même qu’il aimait un homme mais a laissé ses parents le deviner. Cette révélation est toujours ressentie par les acteurs comme une obligation d’aveu. Certains d’entre eux s’exclament même parfois : « Mais qu’est-ce que je devrais avouer ? Je n’ai rien fait de mal ! » (Adrien, 39 ans, enseignant). Jérémy (31 ans, aide-soignant) a préféré que ses parents fassent une partie du chemin et découvrent eux-mêmes la véritable nature de sa relation avec Jean. Ils connaissaient en effet Jean pour l’avoir entrevu quelquefois avec leur fils. Par ailleurs ils savaient qu’ils vivaient sous le même toit. Jérémy leur avait présenté ce mode de vie comme une simple cohabitation entre copains. Mais il a le sentiment qu’ils n’étaient pas dupes. Fabien (39 ans, directeur commercial) raconte qu’il n’a jamais directement évoqué son homosexualité avec ses parents. Lorsqu’il s’est installé pour la première fois avec un garçon, sa mère l’a aidé à emménager sans qu’il lui ait dit qui était ce garçon avec qui il allait vivre. Mais au moment de se coucher le premier soir dans leur nouvel appartement, qui ne disposait que d’une chambre, ils découvrirent que la mère de Fabien avait disposé un t-shirt sous chacun des deux oreillers. Il ajoute qu’avec ses parents comme avec ses frères et sœurs, il n’a jamais eu à « avouer [son] homosexualité », et reprend aussitôt : « Et heureusement d’ailleurs... on n’avoue pas qu’on est hétéro. » Dans le même ordre d’idées, richard (38 ans, publicitaire), en couple depuis trois ans avec Victor (36 ans, médecin), raconte que du jour au lendemain, quelques mois après leur première rencontre, il a emmené son compagnon chez ses parents sans leur annoncer, ni qu’il était homosexuel ni qu’il avait rencontré quelqu’un. Ses parents, qui habitent à 150 kilomètres de Paris, organisaient un repas pour fêter l’anniversaire de la sœur de richard, la seule bien informée dans la famille de sa vie amoureuse. Richard leur a simplement dit qu’il viendrait avec Victor, sans leur préciser qui il était. Sa mère n’a d’ailleurs pas posé la question au téléphone. Et la journée s’est passée sans que la moindre question ne leur soit posée, même de manière détournée. Richard reconnaît tout de même qu’il a mesuré ce jour-là la place qu’occupait ce secret dans la vie familiale :
« C’était bizarre car je sentais bien que mes parents se demandaient qui c’était, ce garçon dont je ne leur avais jamais parlé. Il faut dire que moi aussi, je n’étais certainement pas très à l’aise. Je n’ai jamais su comment aborder le sujet. Du coup, je ne l’ai pas fait. Mais ce jour-là, en particulier grâce à ma sœur, tout le monde était joyeux. Victor était même surpris que ça se soit si bien passé. Il faut dire que j’avais dû le travailler au corps pour qu’il accepte de venir ! » (dans un entretien)
109Quelques mois après cette journée, richard a appris à sa famille qu’il déménageait pour louer un appartement avec Victor, sans plus de précisions et, de plus en plus souvent, Victor l’accompagnait dans sa famille. Au moment où richard et moi nous rencontrons, rien n’a été verbalisé mais il ne fait aucun doute dans l’esprit de richard que ses parents ont compris la nature de leur relation. Sur quoi s’appuie-t-il ? Sur le fait que ses parents offrent des cadeaux à Victor pour Noël et pour son anniversaire.
110Simon (28 ans, chef de projet informatique) est en couple avec Bruno (32 ans, cadre) depuis trois ans. Il n’avait jamais évoqué son orientation sexuelle avec ses parents et l’a fait seulement pour leur apprendre qu’il avait un copain, quelques jours après avoir rencontré Bruno. Il lui paraissait en effet impossible de « faire semblant » devant sa mère qui devait une semaine plus tard, à l’occasion d’un déplacement professionnel, passer une nuit chez lui. Bruno ne vivait certes pas chez lui, mais cacher à sa mère qu’il était heureux et pourquoi il l’était revenait en quelque sorte à nier sa relation amoureuse. Simon raconte qu’une fois qu’ils ont raccroché le combiné, sa mère, tout de même un peu troublée, en a parlé avec son fils cadet, pour qui cela n’a pas été une surprise. Une semaine plus tard, elle rencontrait Bruno pour la première fois et disait à son fils qu’elle l’avait « beaucoup apprécié ». Son père ne l’a appris que quelques mois plus tard, par l’intermédiaire de sa femme ; il a alors décroché son téléphone et dit à son fils que « cela ne changeait rien ».
111Lorsque Pascal (40 ans, maître de conférences) a annoncé qu’il quittait sa femme, étonnamment, sa mère lui a demandé de manière spontanée s’il avait rencontré un homme. Quelques autres ont, comme Pascal, raconté que leurs parents, ou plutôt leur mère, avaient favorisé leur coming out en les interrogeant directement. Il faut dire qu’à l’exception de Pascal, qui s’est marié et a fondé une famille, ceux qui n’ont jamais présenté une petite amie à leurs parents ont pu les amener à se poser des questions et à envisager en secret, et certainement avec crainte, leur homosexualité. Le fait qu’un parent devance la révélation montre qu’il y a songé et donc qu’il est préparé, dans une certaine mesure, à entendre que son fils est homosexuel. Malgré cela, le récit que Pascal fait de la scène souligne l’effet de surprise :
« C’était drôle car elle m’a dit cela un peu à la légère, sans trop y croire, dans son jardin, en parlant fort et quand je lui ai répondu que c’était le cas elle s’est mise à parler bas et à me dire, en pleurant, qu’elle trouvait que j’avais raison de chercher à être heureux. » (dans un courriel)
112Les larmes de la mère sont ambivalentes ; expriment-elles l’émotion consécutive à la réponse de son fils, l’incertitude longtemps ressentie quant à son orientation sexuelle, le désarroi de le voir renoncer à une vie de famille avec son épouse ? La mère de Marc (en couple avec Jean-Baptiste) a d’abord très mal réagi à la lettre que son fils lui a envoyée pour lui annoncer qu’il aimait un homme ; son oncle lui a dit plus tard qu’elle avait été très troublée et avait beaucoup pleuré. La représentation et les attentes que les parents ont à l’égard de leur fils se recomposent en fonction de cette nouvelle réalité : leur fils ne se mariera pas avec une femme, ils n’auront pas de belle-fille, et comment pourraient-ils être grands-parents ? Cette distorsion entre deux réalités (leurs désirs pour leur fils et son orientation sexuelle) est certainement douloureuse pour tous les parents. Elle peut quelquefois les amener à agir avec une grande prudence et à ne pas immédiatement ouvrir leurs bras ni leur maison au compagnon de leur fils. C’est ce que raconte Loïc (30 ans, aide-soignant), en couple depuis trois ans avec Samy (35 ans, cadre) :
« Samy ne fut pas accepté facilement chez mes parents, même si aujourd’hui, aux yeux de mes parents, il est le gendre idéal. » (dans un courriel)
113Jean-Baptiste (38 ans, conseiller social) et Marc (29 ans, professeur des écoles) témoignent de cette expérience. Les circonstances particulières, liées au fait qu’ils vivaient à des milliers de kilomètres l’un de l’autre et qu’ils ont très rapidement décidé de contracter un Pacs, n’y ont certainement pas été étrangères. C’est depuis l’Asie que, dans la lettre à sa mère, Marc expliquait sa rencontre, ses projets et disait en quelque sorte que sa relation avec Jean-Baptiste était inconditionnelle. En d’autres termes, il s’y engageait totalement et n’attendait aucune autorisation de la part de sa mère. Jean-Baptiste, quant à lui, avait progressivement dévoilé son homosexualité à sa sœur depuis quelques mois et lui a fait part de sa rencontre. Plutôt que de parler directement à ses parents, il a lui aussi choisi de leur écrire. Sa sœur a ainsi pu en quelque sorte jouer un rôle d’intercesseur entre Jean-Baptiste et leurs parents en discutant avec leur mère, la première à avoir lu la lettre, puis avec leur père. Jean-Baptiste et d’autres hommes racontent que leur mère a été mise dans la confidence avant leur père et qu’elle leur avait même auparavant laissé penser qu’elle avait tout deviné de leurs secrets, les interrogeant plus ou moins directement sur leur vie amoureuse. L’homosexualité du fils ne pose à présent aucun problème à ces familles. La mère de Marc, après quelques semaines qui ont, de son propre aveu, été difficiles, a beaucoup évolué sur cette question, jusqu’à devenir un membre actif de l’association homosexuelle chrétienne David et Jonathan.
La dimension familiale de la conjugalité gay
114Les parents et la famille élargie valident l’existence du couple mais peuvent donner en même temps l’impression de ne pas le traiter véritablement comme un couple tout à fait légitime. Jérémy a sans doute raison lorsqu’il dit qu’il y a encore « un tabou » dans ce domaine. Les changements contemporains conduiraient parfois à s’enthousiasmer devant l’insertion à première vue facile des couples de même sexe au sein de leur entourage. Globalement, les couples gay sont bien acceptés, c’est vrai. Les hommes dont nous avons examiné les témoignages sont pour la plupart pleinement satisfaits de l’accueil fait à leur couple dans leur famille. Mais les couples gay sont-ils pour autant toujours considérés comme un couple comme les autres jusque dans la sphère familiale ? Le Pacs n’est tout de même pas un mariage et cette configuration ne correspond certainement pas aux rêves que les parents faisaient pour leurs enfants. Même si elle est socialement encouragée et que les bonnes volontés sont au rendez-vous, l’acceptation familiale de l’homosexualité de l’un des siens prend du temps. On ne peut que rejoindre Pierre Verdrager sur le constat que le statut social de l’homosexualité revêt bien encore de nos jours un caractère spécifique. Le désir de vivre en couple, de s’unir légalement ou de fonder une famille se suffit d’ordinaire à lui-même. Dans le cas des couples gay, cela nécessite une explicitation. « En cas d’homosexualité, rien, de ce qui d’ordinaire va sans dire, ne va plus “comme si de rien n’était.” » (Verdrager, 2007, p. 315)
115Didier Eribon commence son ouvrage Retour à Reims en rompant avec un tabou du roman familial contemporain : « J’avais fui ma famille et n’éprouvais aucune envie de la retrouver. » (2009, 2010, p. 11) Au fil des pages, l’essayiste nous donne à voir les raisons, au-delà de sa seule histoire, qui ont poussé un jeune homme, se sachant attiré par le même sexe, à fuir à l’âge de 20 ans un environnement familial oppressant et un milieu ouvrier qui ne l’était pas moins. Dans le cas de Didier Eribon, il ne s’agissait pas de s’éloigner de sa famille pour pouvoir vivre avec un autre homme mais plutôt pour pouvoir vivre tout court, pour se « sauver » lui-même, écrit-il. Ce faisant, le lecteur découvre combien l’homosexualité est essentielle dans l’expérience de la personne. Essentielle dans tous les sens du terme : elle marque, certes, mais touche aussi à l’essence même de l’identité de la personne. On comprend combien l’expérience même de l’homosexualité, alors qu’il était issu de cette famille-là et de ce milieu ouvrier, est au cœur de l’engagement politique et citoyen de Didier Eribon. Voilà qui fait écho à l’expérience racontée par d’autres hommes qui semblent reconnaître dans leur propre homosexualité le ressort de leur sensibilité à un certain humanisme, à une conscience de l’autre et à d’autres formes de discrimination. Bien entendu, dans cette population comme ailleurs, les engagements ou sensibilités politiques sont certainement très diversifiés.
116Nous pouvons, à la suite de Marie-Ange Schiltz, faire l’hypothèse que le mode de vie conjugal et l’affirmation d’un projet de vie commun revêtent pour la famille un caractère rassurant (1998, p. 38) et font se rapprocher les hommes gay des modes de vie hétérosexuels. Cependant, dans quelques cas, le caractère encore potentiellement stigmatisant de l’orientation homosexuelle constitue une entrave à l’organisation co-résidentielle d’une vie conjugale. C’est le cas, nous l’avons vu, de Bruno (29 ans, attaché territorial) et Lionel (31 ans, cadre) qui n’ont jamais dévoilé leur orientation sexuelle ni parlé l’un de l’autre à leurs parents respectifs ou même à des proches, et qui vivent séparément depuis trois ans. Il est même des situations où l’homophobie sociale constitue un élément déterminant dans la réticence d’un individu à s’engager dans une relation conjugale. Évidemment, la nature de cette enquête, dirigée vers les hommes désireux de raconter leur couple, ne nous a pas permis d’accéder à ce type de témoignages. Mais des œuvres de fiction fournissent parfois quelques exemples dignes d’intérêt. La série anglaise Queer as Folk met en scène un personnage particulièrement intéressant à cet égard. Stuart, 29 ans, est exclusivement engagé dans une sexualité multiple et des relations sans lendemain. Il tourne en dérision les aspirations romantiques de son meilleur ami, Vince, par ailleurs réservé quant à la sexualité dénuée de sentiments. Il s’avère incapable d’admettre ses propres sentiments à l’égard de Vince et montre un grand embarras devant l’empressement de son très jeune amant, Nathan, présenté par la voix off comme « le coup d’un soir qui s’incruste », à lui déclarer sa flamme. Par ailleurs, Stuart entretient une relation très distante avec ses parents : il vit à Londres, loin du domicile familial, ne les voit que rarement et ne leur a jamais révélé son homosexualité. En définitive, l’idée que pour s’ouvrir à une relation amoureuse durable avec un autre homme, il faut partir loin de sa famille vers une terre supposée de liberté – idée déjà présente dans le roman Maurice écrit au début du xxe siècle, mais publié seulement en 1971, par l’écrivain anglais Edward M. Forster et adapté au cinéma par James Ivory –, est toujours, dans une certaine mesure, d’actualité. Persuadé qu’il serait rejeté, Stuart a préféré garder le silence et prendre lui-même ses distances avec un univers familial qu’il juge sévèrement. Les auteurs de la série amènent le spectateur, sans doute à juste titre, à s’interroger sur les liens entre ce silence et ce qu’ils présentent comme une impossibilité de Stuart à vivre pleinement une relation amoureuse.
117Il existe une corrélation très nette entre l’adoption d’un mode de vie conjugal et la connaissance familiale de l’homosexualité. S’agit-il d’une relation de cause à effet et dans quel sens opère-t-elle ? La co-résidence conjugale est-elle rendue possible par l’information préalable de la famille ou bien est-ce l’inverse ? L’une et l’autre de ces logiques sont opérantes et se retrouvent tour à tour mobilisées dans les histoires que nous avons recueillies. De même que la conjugalité gay bénéficie d’une plus grande tolérance sociale, elle s’accommode certainement aussi d’un climat familial apaisé. Dans le même temps, il est indéniable que la conjugalité co-résidente accroît la visibilité du couple et du même coup de l’orientation homosexuelle des deux individus qui le composent.
118Aujourd’hui, Jérémy (31 ans, aide-soignant) et Jean (41 ans, chef d’entreprise) sont invités régulièrement chez les parents de Jérémy et participent aux différents événements familiaux. Pourtant, leur relation n’a jamais été véritablement verbalisée :
« Ma famille ne m’a jamais demandé... mes oncles, mes tantes ne m’ont jamais dit : “Est-ce que c’est ton copain, est-ce que c’est ton mec ?” Jamais, jamais. On invite Jérémy et Jean, quoi. Voilà. Mais jamais personne ne m’a demandé : “Est-ce que c’est ton mec ? Est-ce que t’es homosexuel ?” » (Jérémy, dans un entretien)
119Ce couple ne constitue pas un cas isolé puisque sur la totalité des gays de mon corpus, onze rapportent une expérience semblable : les couples fréquentent leurs familles respectives, échangent avec elles des invitations et des cadeaux, à l’occasion de Noël et des anniversaires, et pourtant le compagnon n’a jamais été ouvertement présenté comme tel.
120Dès que ses parents ont tous les deux su qu’il était en couple avec Bruno (32 ans, cadre), Simon (28 ans, chef de projet informatique) a régulièrement emmené son compagnon dans sa famille. Le premier soir et les suivants, la mère de Simon avait préparé l’ancienne chambre de son fils et c’est « tout naturellement », dit-il, qu’ils ont dormi dans le même lit. Avec le temps, Simon dit que Bruno est devenu le « quatrième enfant » de sa mère. William (29 ans, vendeur) dit lui aussi que Florent (34 ans, chef de chantier) est aujourd’hui « comme le troisième fils » de sa mère (courriel du mois de septembre 2001). Il ne s’agit pas de dire que cela est vrai, mais ce type de discours montre que, du point de vue de l’ego, son intégration et celle de son compagnon dans sa famille d’origine sont réussies. Les mariages sont souvent l’occasion de réunir les familles, parfois dispersées géographiquement. Ce fut le cas lorsque le frère aîné de Simon s’est marié ; proches et moins proches ont tous été invités, y compris Bruno. C’est véritablement à cette occasion que Simon a compris, avec émotion, que son compagnon avait été intégré par sa famille dans le premier cercle des proches. Il cite, pour illustrer ce sentiment, un moment qui lui semble révélateur, lorsque le photographe immortalise la famille unie autour des jeunes mariés :
« Pendant la séance photo, ma mère a dit : “Je vous veux tous les 6” : mon grand frère avec sa femme, mon petit frère avec sa copine et moi avec Bruno ! » (dans un entretien)
121Fabien (39 ans, directeur commercial) raconte le mariage de sa sœur cadette, qui réunit près de deux cent cinquante personnes. Son compagnon, Gérald, s’était beaucoup investi auprès de la future mariée pour la préparation de ce mariage. Sa participation fut reconnue et il fut remercié au microphone par le père de Fabien, devant tous les convives ; une reconnaissance publique qui donna toute leur place à Fabien et à son compagnon dans sa famille d’origine. Pourtant, Fabien ajoute qu’il avait dû se battre pour imposer sa relation amoureuse. Ils n’avaient en effet pas été invités dans un premier temps au déjeuner des fiançailles qui réunissait les deux familles. Alors que Fabien et son compagnon fréquentaient souvent la maison familiale et qu’en apparence, leur présence ne posait problème à personne, son père et sa sœur, craignant la réaction de la belle-famille, lui firent comprendre que lui, seul, était le bienvenu. La famille traversa alors une crise : son frère menaça de ne pas s’y rendre, sa sœur aînée « fit un scandale » et la future mariée fondit en larmes. Mais au moment où Fabien me confie son témoignage, tout cela lui semble bien loin. Avec Gérald, ils sont de toutes les fêtes familiales, et en particulier celle de Noël. Gérald étant orphelin, il fête chaque année Noël dans la famille de Fabien. Une année sur deux, toute la famille se réunit le 25 décembre chez les parents de Fabien : ses sœurs, leur mari et leurs enfants, son frère et sa compagne, Gérald. L’année suivante, son frère et ses sœurs passent cette journée dans leur belle-famille ; un deuxième repas a alors lieu chez les parents de Fabien quelques jours avant ou après. Noël est perçu par Fabien, comme beaucoup de ses contemporains, comme un moment important pour sa famille. Cette fête qui fait se retrouver chaque année les membres parfois géographiquement dispersés d’une même famille est aussi l’occasion d’entretenir les liens par l’échange de cadeaux. Parents et enfants, frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces font circuler entre eux de nombreux présents. Tous les hommes qui ont participé à cette enquête, dont le couple bénéficie d’une totale visibilité auprès des familles et qui entretiennent avec elles des relations de proximité, disent échanger des cadeaux avec leur belle-famille ; il en est de même pour leur propre famille et leur compagnon. Dans le détail, le plus souvent, les parents, la sœur, le frère s’enquièrent de ce qui ferait plaisir au compagnon de leur fils, de leur frère ; et dans le couple, chacun choisit le cadeau qui sera offert au nom des deux à sa propre famille.
122Nous verrons dans le prochain chapitre que, pour des raisons en partie matérielles, Jean-Baptiste et Marc ont décidé de contracter rapidement un Pacte civil de solidarité. Or, il était pour eux inconcevable de se pacser en catimini. Passé le premier effet de surprise, la mère de Marc et les parents de Jean-Baptiste ont accueilli chaleureusement le compagnon de leur fils. À l’occasion des fêtes de Noël qui ont suivi, Marc a été invité chez les parents de Jean-Baptiste ; ils ont dormi dans le même lit. Marc, la sœur et les parents de Jean-Baptiste se sont mutuellement échangé des cadeaux. Depuis, à l’occasion de fêtes d’anniversaire, des vacances d’été, Marc a toujours été le bienvenu dans sa belle-famille ; sa mère a même été conviée à fêter un Noël dans la famille de Jean-Baptiste. Elle aussi, d’ailleurs, accueille très volontiers le jeune couple, à l’occasion de séjours parisiens. Après seulement quelques mois de vie commune, Jean-Baptiste et Marc avaient été présentés à la quasi-totalité de leurs familles respectives : oncles, tantes, cousins, cousines. L’un n’était pas invité à un mariage, des fiançailles ou un simple repas sans l’autre. Les parents respectifs de Stéphane (28 ans, cadre) et de son compagnon, Noël (30 ans, architecte), ont des relations similaires, se sont rencontrés à plusieurs reprises, avec ou sans leur fils, et ont fini par tisser des relations personnelles. Lorsqu’ils vivaient à Paris, les deux hommes rendaient visite ensemble à chacune de leurs familles quatre à six fois par an, à l’occasion d’un week-end ou de vacances. Depuis qu’ils sont installés à Madrid, ils ne rentrent en France que pour les vacances de Noël ; ils séjournent alors ensemble dans les deux familles. Les parents de Jean-Baptiste et la mère de Marc se sont même parfois offert mutuellement des présents. Ces cadeaux sont là bien sûr pour dire l’affection mais aussi pour obliger le donataire à entretenir lui aussi la relation. Ces échanges de biens, mais aussi de services (aide pour un déménagement, pour des tâches domestiques, pour l’éducation d’un enfant, etc.), signifient, lorsqu’ils existent, que le couple formé par deux hommes non seulement est visible et reconnu aux yeux de l’entourage, mais participe réellement à la vie familiale. Nicolas (36 ans, acteur), en couple depuis onze ans avec Bernard (40 ans, fonctionnaire), raconte même que sa sœur et son mari ont demandé à son compagnon s’il acceptait d’être le parrain de leur petite fille. Au-delà de la sympathie personnelle qu’ils éprouvent à l’égard de Bernard, ils l’ont fait entrer un peu plus dans leur famille. Cela conduit aujourd’hui Nicolas à dire que son couple est aussi bien intégré dans sa famille que celui de sa sœur ; Stéphane fait d’ailleurs la même constatation à propos du couple qu’il forme avec Noël. Il faut toutefois prendre en compte le fait que la relation amoureuse que Nicolas entretient avec Bernard n’est pas la première dans son parcours. Il a auparavant vécu deux histoires d’amour dont le récit qu’il fait laisse penser qu’elles ont été importantes. Ses deux compagnons précédents, avec qui il avait co-résidé, étaient déjà bien insérés dans sa famille. Quant à Pascal, il a fait son coming out depuis longtemps et ses proches sont habitués à le voir en couple avec un autre homme. Sa relation actuelle bénéficie d’une certaine manière de ses expériences conjugales passées. Dans son cas, le fait de parler de sa rencontre avec olivier à ses parents lui a certainement permis de s’engager et de participer activement à la construction de sa relation avec son compagnon. Cela s’est avéré à ses yeux d’autant plus impérieux qu’il est père de trois enfants et qu’il a été longtemps marié. S’il était amoureux et souhaitait partager un quotidien avec olivier, il lui était impossible de le cacher. Au moment où nous échangeons, Pascal explique que ses parents voient olivier régulièrement, en particulier au moment des fêtes de fin d’année, des anniversaires des enfants, et qu’ils l’apprécient beaucoup ; au point que sa mère a un jour déclaré à Pascal qu’elle espérait qu’il ne quitterait jamais olivier car il aurait du mal à s’en remettre.
123La série télévisée américaine Six Feet Under met en scène le personnage de David, la trentaine, membre de la famille Fisher qui, associé à son frère aîné, reprend l’entreprise de pompes funèbres familiale à la mort de leur père. On découvre au fil des épisodes que David, par ailleurs diacre dans sa paroisse, est homosexuel mais qu’il ne l’a jamais dévoilé à quiconque. Jusqu’à sa rencontre avec Keith, policier, il n’a jamais eu de relation amoureuse. Malgré le traditionalisme familial et religieux ambiant, le sentiment amoureux qu’il éprouve pour Keith l’amène peu à peu, sans préciser explicitement la nature de leur relation, à le mettre en présence des membres de sa famille. Rappelant l’expérience de nos interlocuteurs, le personnage de David ne peut s’investir dans une relation conjugale et, dans le même temps, la garder secrète. Le spectateur a le sentiment que l’évocation de son orientation sexuelle au sein de sa famille, si elle n’a pas été de prime abord explicite, lui a tout de même permis de s’engager progressivement dans sa relation conjugale naissante, pour finalement vivre et se marier avec l’homme qu’il aime.
124Les témoignages d’Aurélien (38 ans, kinésithérapeute), de Julien (47 ans, médecin) et de Paul (39 ans, écrivain) nous invitent à envisager que l’accès à la parentalité favorise une étape supplémentaire dans l’intégration familiale du couple. En effet, dès qu’Aurélien a formulé son souhait d’être candidat à l’agrément pour l’adoption, ses parents lui ont apporté un soutien sans réserve. Sa mère, certainement soucieuse de lui apprendre les gestes maternels mais aussi désireuse d’endosser sans tarder son rôle de grand-mère, l’a même accompagné à Haïti pour ramener le petit Mattéo. Les parents de Paul qui a conçu son enfant, Adrien, avec l’aide d’une mère pour autrui aux États-Unis et même ceux de Julien, qui n’a aucun lien de sang avec Adrien et qui pourtant le considère comme son fils à lui aussi, ont pleinement investi leur rôle de grands-parents. Ils ont de plus été de véritables personnes-ressources lorsque le couple a eu besoin d’aide ou de conseils, durant les premiers mois de la vie d’Adrien. Le lien qui unit ces grands-parents avec leurs petits-enfants contribue également à englober l’entité conjugale dans la famille. Mathias n’est pas seulement le compagnon d’Aurélien, il est aussi le second papa de Mattéo et de Nathan. Un père et son compagnon n’existent pas seulement, aux yeux de la famille, en tant que couple. L’homme devenu père s’inscrit dans la continuité de la lignée familiale et, si ses amours s’avèrent peu conformistes, il s’est tout de même conformé à une partie de ce que l’on attendait de lui, en fondant lui aussi une famille. Toute exceptionnelle qu’elle soit, la relation conjugale de deux hommes qui élèvent un enfant revêt une dimension familiale qui lui donne un caractère moins discutable. La vie commune, le Pacs, la naissance d’un enfant et le projet d’en mettre un autre au monde, toutes ces étapes vers une consolidation du lien conjugal et la fondation d’une famille propre favorisent l’intégration dans la famille d’origine. L’arrivée d’un enfant apaise les craintes des parents de ne jamais devenir grands-parents, confère à la relation conjugale des deux papas un caractère légitime et l’apparence de la normalité, au moins au sein de l’entourage. En définitive, le fait d’élever un enfant, pour un couple homosexuel, implique deux mouvements. Tout se passe comme si, d’une certaine manière, le fait d’être parent rendait plus acceptable le fait d’être homosexuel. D’un autre côté, si certains disent vivre leur nouveau statut de père avec la plus grande facilité, nous ne pouvons ignorer que d’autres éprouvent certainement des difficultés à faire reconnaître par leurs proches qu’ils sont des pères à part entière.
125On pourrait adopter un discours plus militant et déplorer que ces manières de vivre l’homosexualité sacrifient à l’hétéronormativité. C’est une grille de lecture possible. Mais cette rhétorique manie un vocabulaire bien éloigné de la manière dont les hommes qui témoignent ici envisagent le monde. Certains ont relevé cette forme de violence sociale qui touche les homosexuels et les pousse toujours à se justifier, à dévoiler ce qu’ils sont, à se positionner sans cesse. Quelques-uns ont une forme d’engagement politique, parfois même dans des associations homosexuelles ou de lutte contre le sida. Mais aucun n’a eu recours aux concepts, très politisés, hérités des luttes des années 1970 et des suivantes et repris par une partie de la sociologie de l’homosexualité. Les explications sont certainement multiples. Cela tient peut-être à la façon dont l’enquête a été conduite et au fait que j’ai été en présence de personnes qui mettaient souvent en avant leur distance avec ce qu’ils appelaient le « milieu gay », organisé à leurs yeux autour des lieux commerciaux et des pages du magazine Têtu (que beaucoup lisent par ailleurs). L’absence de référence à une vision politique de l’expérience homosexuelle témoigne peut-être de lignes de partage tacites et pourtant bien présentes entre un monde intellectuel et d’autres milieux sociaux. Il ne s’agit évidemment pas de décrire ici une société idyllique. L’ensemble de ces histoires grossies par effet de loupe est tributaire de la nature des témoignages recueillis et ne doit pas faire oublier la diversité des expériences de vie dans nos sociétés.
126Depuis la place particulière qu’ils occupent ces dernières années encore dans le monde social, ce que nous montrent les couples gay de leurs relations familiales révèle que, aussi satisfaisante qu’elle soit, une relation conjugale ne se suffit pas à elle-même. À quelques exceptions près, rendues possibles par l’éloignement géographique, le couple doit, pour exister dans la durée, conquérir une forme d’agrément familial. Ne pas avoir besoin de cacher l’existence de son compagnon, recevoir, à l’intention du couple, une invitation à un mariage ou, plus simplement, être réuni par sa famille ou sa belle-famille autour d’un repas de Noël ou d’anniversaire, passer un week-end ou quelques jours de vacances dans la maison familiale et y partager une même chambre avec son compagnon, recevoir un cadeau des parents de son compagnon, tous ces faits familiaux peuvent être importants pour certains hommes à double titre. Ils accèdent ainsi à une forme de validation familiale à laquelle beaucoup ont longtemps cru ne jamais avoir droit, et s’inscrivent dans une forme de continuité familiale. En même temps, ils se voient renforcés dans leur sentiment de former véritablement un couple. La forte acceptation familiale dont témoignent mes interlocuteurs est à mettre en relation avec le fait que près d’un tiers d’entre eux ont contracté un Pacs avec leur compagnon. Cette lecture de l’inscription sociale des couples gay éclaire l’importance que l’obtention d’un statut légal peut revêtir, avec la signature d’un Pacte civil de solidarité, pour de nombreux couples de même sexe.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Moment politique de l’homosexualité
Mouvements, identités et communautés en France
Massimo Prearo
2014
Des mots, des pratiques et des risques
Études sur le genre, les sexualités et le sida
Rommel Mendès-Leite Maks Banens (éd.)
2016
Campagnes anti-genre en Europe
Des mobilisations contre l’égalité
Roman Kuhar et David Paternotte (dir.)
2018
Amours clandestines : nouvelle enquête
L'extraconjugalité durable à l'épreuve du genre
Marie-Carmen Garcia
2021
AIDES, 1984-2024
Les transformations d'une association de lutte contre le sida
Collectif EthnoAides
2024