Introduction
p. 11-31
Texte intégral
1Homosexualité et couple, l’association de ces deux mots sur la couverture de cet ouvrage étonnera probablement quelques intellectuels et un certain nombre de militants homosexuels. Quelques-uns voient le risque d’user des catégories marquées des formes de domination des hommes sur les femmes dans la vie privée, mises en évidence depuis l’essor de la sociologie et de l’anthropologie féministes. Les tentatives de rendre les homosexuels invisibles – réussies jusqu’à une époque récente – ont par ailleurs été tellement nombreuses dans le passé, que la revendication de l’accès des paires gay et lesbiennes au mariage et à la filiation peut faire craindre de les voir à nouveau rentrer dans le placard. Enfin, longtemps construite en dehors, voire contre la sphère familiale (et pour cause, tant l’homophobie y est encore puissante), l’identité homosexuelle serait substantiellement subversive. Pour toutes ces raisons, passé l’étonnement de voir un anthropologue s’intéresser aux homosexuels amoureux, certains auraient préféré qu’il use d’un vocabulaire supposé plus neutre et parle de « relations », de « relations stables » ou « durables ». J’ai fait un choix, celui d’utiliser un terme, « couple », employé dans le langage courant par un certain nombre d’homosexuels eux-mêmes et qui renvoie à des configurations amoureuses diverses. Mais bien entendu, je n’ignore pas que ce choix a eu des effets sur la nature des témoignages recueillis et ne m’a sans doute pas permis d’accéder à un certain nombre d’hommes homosexuels engagés dans une relation sentimentale mais qui ne se reconnaissent pas dans le mot « couple ».
2La conjugalité homosexuelle est certainement un phénomène nouveau en ce sens qu’elle existe dans la sphère sociale depuis une époque toute récente. Certaines sources attestent l’existence aux États-Unis, dans les années 1970 et 1980, de couples gay et de gay families (Bell & Weinberg, 1978 ; Weston, 1991) et rapportent la célébration religieuse, dans l’État de New York, d’unions homosexuelles (Coulmont, 2007). Pour la France, les données sociologiques manquent. Les études existantes laissent cependant apparaître en filigrane qu’à la même époque les modes de vie des homosexuels pouvaient s’inscrire dans la conjugalité avec une personne du même sexe. Michael Pollak évoque brièvement, dans son célèbre article « L’homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto ? », des tentatives conjugales qui seraient vouées à l’échec parce que les gays ne disposeraient pas de « modèle de vie sociale propre » et qu’ils ne parviendraient pas à « réconcilier les pulsions sexuelles stimulées par un marché facilement accessible et quasiment inépuisable avec l’idéal sentimental d’une relation stable » (Pollak, 1982, 1993, p. 192). Mais ces relations conjugales homosexuelles, même vouées à l’échec, ne font l’objet d’aucune publicité et sont absentes du paysage médiatique et social jusqu’au début des années 1990. Aujourd’hui, malgré la récurrence d’agressions homophobes, le climat social est globalement à l’apaisement et la légitimité de ces couples, excepté chez certains politiques conservateurs et dans une partie minoritaire de la population, ne semble plus faire débat. Dans un climat social et juridique plus favorable, marqué par l’adoption du Pacte civil de solidarité par le Parlement en novembre 1999, les personnes vivent de plus en plus fréquemment leur homosexualité dans la transparence, et la conjugalité est aujourd’hui pour nombre d’hommes homosexuels un horizon possible. Du fait de cette visibilité grandissante des couples de même sexe, sans que l’on puisse dire s’ils sont réellement plus nombreux, la décennie 1990-2000 constitue le premier moment dans l’histoire de la France où la conjugalité homosexuelle peut être étudiée.
3Ces relations conjugales constituent aussi, bien évidemment, un nouveau point d’observation privilégié de la conjugalité contemporaine. Le Pacte civil de solidarité s’inscrit dans un mouvement plus général de diversification des formes d’encadrement de la vie conjugale (Raoult, 2005 a, p. 18-25). Il est également tributaire d’une autre dynamique, celle de l’autonomisation croissante de la sexualité par rapport à la reproduction (Giddens, 2004 ; Andersson et al., 2004). En cinquante ans, la France a connu d’importants bouleversements des comportements conjugaux caractérisés par la baisse de la nuptialité et l’augmentation des divorces et des ruptures d’union. Ces divers mouvements sont liés à une redéfinition des rapports de couple, du sens du mariage, de la place de l’enfant dans la famille. Le mariage, soumis à un mouvement de privatisation, a connu un glissement sémantique. Dans une vision traditionnelle de la famille conjugale, le couple est constitué de deux individus qui ont chacun un rôle et une fonction bien définis, dans une relation à la fois complémentaire et tout à fait inégale : le mari, détenteur d’une autorité légale sur sa femme et ses enfants, pourvoyeur de revenus, et la femme légalement dépendante de son mari. Au début du siècle dernier, Arnold Van Gennep voyait dans le mariage un rite faisant passer les individus d’un âge à l’autre (1909). À l’origine de l’alliance, le mariage concrétisait également des liens d’échange entre deux familles. « Dans la version traditionnelle du rituel, se marier revenait à faire passer solennellement l’épouse de la maison de son père à celle de son mari. » (Bozon & Héran, 2006) Ce modèle éclate au cours du xxe siècle. À partir des années 1930, le mariage d’amour se diffuse largement (Prost, 1987). Puis, dès les années 1960, l’émancipation des femmes, l’égalité naissante des sexes dans l’ensemble des sociétés anglo-saxonnes et nord-européennes et l’accès des femmes au travail salarié comme à la contraception bouleversent l’organisation passée. Les données statistiques à notre disposition montrent une diminution du nombre de mariages et du taux de nuptialité depuis le début des années 2000. Si le nombre de mariages a connu un recul indéniable, on constate aussi que le Pacte civil de solidarité est, depuis 2003, choisi par des couples hétérosexuels de plus en plus nombreux. Sur les 175 000 Pacs contractés en 2009, 95 % l’ont été par des couples de sexe différent (Pla & Beaumel, 2010). une partie de la population refuse le mariage en y opposant l’union libre ou en lui préférant le Pacs, mais la conjugalité reste prépondérante dans l’horizon amoureux de nos contemporains. La fonction des familles n’est plus tant d’assurer aux époux une identité sociale à travers l’institution du mariage, de favoriser la transmission intergénérationnelle, que d’obtenir, comme la sociologie contemporaine l’a mis en évidence, à travers une relation amoureuse, un certain épanouissement affectif, une relative satisfaction, un certain degré d’équilibre personnel (de Singly, 1993). On refuse de plus en plus que les rapports affectifs soient définis dans un cadre institué de l’extérieur. Aujourd’hui comme hier (et peut-être même davantage), la vie conjugale est bien au centre des préoccupations de nos contemporains. Si le lien conjugal peut être rompu lorsque le conjoint ne donne plus les satisfactions que l’on attend de lui, c’est parce qu’une histoire d’amour n’a de valeur que lorsque les deux partenaires remplissent l’un pour l’autre un rôle et une fonction. C’est ainsi que peut se définir la « relation pure », concept développé par Anthony Giddens et qui « désigne une situation dans laquelle une relation sociale est entamée pour elle-même ou, plus précisément, pour ce qu’un individu peut espérer tirer de son association durable avec un autre, cette alliance ne se perpétuant que dans la mesure où les deux partenaires jugent qu’elle donne suffisamment satisfaction à chacun pour que le désir de la poursuivre soit mutuel » (Giddens, 1992, 2004, p. 76). Ce tableau esquissé à grands traits rend compte d’un certain nombre de changements mais, bien sûr, pas de tous les arrangements familiaux. La réalité des expériences vécues aujourd’hui est certainement plus complexe. Quelques travaux menés par des sociologues et des ethnologues montrent d’ailleurs le maintien de logiques de transmission, en particulier dans les familles qui ont du patrimoine. À titre d’exemple, Céline Bessière a établi comment de jeunes viticulteurs de Cognac, souvent diplômés, reprennent l’exploitation familiale, tout en mettant en avant l’accomplissement d’une « vocation singulière » (Bessière, 2010).
4Si on admet en somme qu’il est légitime pour tous d’aspirer à une vie conjugale qui soit source de satisfaction, il n’est pas étonnant que circulent dans la population homosexuelle les idéaux d’une vie conjugale et d’un bonheur à deux. Les destinées homosexuelles semblent se rapprocher des destinées hétérosexuelles. De nombreux articles de presse parus depuis le milieu des années 1990 illustrent ces changements. À la fin des années 1990, le sociologue Philippe Adam a montré combien le couple gay est à notre époque un idéal nouveau qui se construit en opposition à l’idéal de vie dans le milieu gay (Adam, 1999). Les enquêtes Presse gay, diligentées par l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et par l’Institut national de veille sanitaire (INVS), nous fournissent les seuls éléments statistiques susceptibles de permettre une compréhension générale des modes de vie homosexuels. Plus de la moitié des répondants aux enquêtes Presse gay 1995, 1997, 2000 et 2004 étaient engagés dans une relation stable avec un homme (Schiltz, 1997 ; 1998 ; Adam, 1999 ; Velter & Bouyssou-Michel, 2007). Parmi eux, si les trois-quarts souhaitaient bénéficier d’un Pacs (Adam, 1999), ils ont été beaucoup moins nombreux à déclarer être pacsés en 2004. Quant aux célibataires, les trois-quarts disaient « draguer » parce qu’ils étaient à la recherche d’un compagnon. De plus, la part des couples engagés dans une relation durable reste, depuis 1997, au-dessus de 50 %. Si les idéaux et les pratiques décrits par Philippe Adam se diffusent plus largement, « aujourd’hui comme hier, ce sont toujours les “cadres et professions intellectuelles supérieures” qui parviennent à réaliser l’idéal du moment » (1999, p. 58). Comme pour le choix des prénoms (Besnard & Grange, 1993), les modes de vie conjugaux se diffuseraient de manière verticale. La plupart des gays issus des groupes socio-culturels les plus favorisés n’organiseraient plus leur vie dans la seule drague anonyme et auraient une sociabilité plus large qui ne se limiterait pas à un entourage uniquement homosexuel. Mais cette orientation intime, très dépendante du milieu socio-culturel, peut-elle être considérée comme un caractère général de la population gay ? La vie de couple avec un autre homme est-elle un fait ou un idéal partagé par une grande part des gays en France, ou bien la prégnance de l’idéal conjugal varie-t-elle d’un milieu social à l’autre ? Les données sociologiques font encore défaut pour répondre.
5En 2003, le no 16 du magazine De l’air, numéro d’avant Gay pride, présentait en couverture un couple de quadragénaires photographiés dans leur intérieur et enlacés, joue contre joue. Le titre du dossier : « Les homos sont-ils devenus normaux ? » En d’autres termes, les homosexuels auraient-ils renoncé à être subversifs ? Au début de leur article, les journalistes Luc Arbona et Olivier Nicklaus optaient pour un ton moins provocateur : « Après des années de lutte pour faire entendre leur différence et reconnaître leurs droits, beaucoup d’homos aspirent aujourd’hui à vivre comme tout le monde. » Ces manières d’appréhender le vécu de l’homosexualité témoignent d’un clivage politique qui ne suit pas exactement la ligne de partage entre deux générations, l’une subversive, l’autre conformiste. Elles opposent encore des individus au sein d’une même génération et parfois un même individu témoigne de l’une ou l’autre à différents moments de sa vie. La dynamique militante pour la reconnaissance des couples de même sexe, rendue en partie possible par les changements dans la perception sociale de l’homosexualité et combinée aux effets médiatiques de l’épidémie de sida, a, en retour, renforcé la visibilité de l’homosexualité dans les médias et dans la sphère politique (Broqua & Busscher, 2003). Dans une société où la question conjugale semble être au centre des histoires de vie, nous pouvons imaginer que la vie de couple menée par un homosexuel donne de lui une image socialement plus acceptable que celle du célibataire gay ayant une sexualité plurielle.
6Depuis quelques années, la recherche en sciences sociales sur l’homosexualité s’est développée en France. Fruit d’une posture politique qui consiste à orienter les projecteurs sur cette réalité sociale nouvelle, elle est aussi tributaire des travaux menés depuis une vingtaine d’années sur la parenté occidentale contemporaine. La culture française reste marquée par l’organisation de la parenté traditionnelle. Le système de parenté français repose sur la filiation indifférenciée, « l’enfant étant également parent avec les membres de ses deux lignées » maternelle et paternelle (Fine, 2000, 2005, p. 43). Françoise-Romaine Ouellette proposait, dans un article publié en 1998 à partir de son travail sur l’adoption, le concept de « modèle généalogique » qui selon elle donne sa trame à notre système de parenté. Ce modèle énonce « une logique idéale d’établissement des filiations selon laquelle chaque individu est issu de deux autres individus d’une génération ascendante et de sexe différent qui l’auraient en principe conjointement engendré, ses père et mère ». L’analyse s’inscrit dans l’héritage de David Schneider (1968) : cette trame narrative recèle « l’idée que la filiation est un fait de nature, une affaire de consanguinité, ce qui se trouve renforcé du fait que ce sont habituellement les géniteurs d’un enfant qui sont désignés comme étant ses parents » (Ouellette, 1998, p. 157). Nombre de travaux se sont donc attachés à interroger les liens qu’entretiennent les configurations familiales contemporaines, caractérisées par la pluriparentalité, avec notre système de parenté. Ils montrent comment les personnes s’inspirent du vocabulaire et des rituels de la parenté pour nommer et définir des liens qui les unissent entre eux sans qu’ils aient été établis par la naissance ou par le mariage.
7Au fil des débats sur la reconnaissance des couples de même sexe, la question s’est posée de savoir si la création d’un nouveau statut conjugal pour ces couples ou l’accès au concubinage pour tous les couples ne constitueraient pas un premier pas vers l’ouverture du mariage et de la famille. Les familles homoparentales – comme les familles recomposées d’ailleurs, au sein desquelles des adultes occupent dans les faits un rôle, non reconnu du reste, de « parent en plus », pour reprendre l’expression d’Agnès Fine (1991) – interrogent notre représentation de ce qui fait une famille : un tout harmonieux, homogène, indivisible auquel est « liée l’obsession de la permanence, de la continuité, de la perpétuation du groupe et de ce qui le fonde » (Lenoir, 2003, p. 46). Des configurations diverses composent la nébuleuse des familles homoparentales : famille homoparentale issue d’une recomposition après divorce, coparentalité, adoption et recours à l’aide médicale à la procréation (Cadoret, 2002, p. 16-17). L’homoparentalité a ceci en commun avec l’adoption et la recomposition familiale, qu’elle dissocie conjugalité, procréation et parentalité, et que « les situations de pluriparentalité y sont la règle » (Fine, 2001, p. 87). Comme le rappelle Kath Weston dans l’avant-dernier chapitre de son ouvrage Families We Choose (1991), le fait que des homosexuels élèvent des enfants n’est pas nouveau. Des groupes de support pour les parents gay et lesbiens s’étaient même formés à Los Angeles au milieu des années 1970 (Stacey, 2004, p. 184). Cependant les travaux sur l’homoparentalité en France, dont l’émergence s’explique notamment par l’existence et le développement de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens, donnent aux couples de même sexe une existence sociale neuve : non seulement des homosexuels s’aiment mais ils élèvent aussi parfois des enfants. La parentalité est en effet une dimension de la conjugalité. Nous ne ferons toutefois que l’évoquer. Il est bien entendu intéressant d’analyser la place qu’occupe, quand il s’exprime, le désir d’être père dans un couple gay, étudié d’ailleurs par Emmanuel Gratton (2008) et Flavio Luiz Tarnovski (2010), et les implications de la présence d’un enfant dans la vie quotidienne d’un couple. En nombre très réduit (6 sur 59), les histoires de ce type recueillies dans le cadre de notre enquête embrassent des réalités très différentes. Dans un cas, les enfants ont été conçus dans le cadre d’une union hétérosexuelle antérieure ; dans deux autres cas, le père a adopté en tant que célibataire ; dans un quatrième cas, le couple a deux enfants (l’un adopté à titre de célibataire et l’autre conçu dans le cadre d’une coparentalité par le même homme) ; enfin dans les deux derniers cas, le couple a eu recours à une gestation pour autrui. Dans les deux dernières configurations seulement, chaque membre du couple a formulé le désir d’être père et d’élever à deux des enfants. La méthode d’investigation choisie l’explique sans doute : le texte d’invite, auquel la plupart des enquêtés ont répondu, ne mentionnait pas explicitement la situation des homoparents. Les données ne sont donc pas suffisantes pour éclairer la question du désir d’enfant dans un couple d’hommes, la manière dont il s’inscrit dans un parcours conjugal et la portée que le fait d’être parents peut avoir sur la manière qu’ont deux hommes d’être en couple.
8Peu de travaux se sont penchés sur la dimension domestique de la vie conjugale homosexuelle. Les seuls ouvrages traitant de cette question sont à notre connaissance ceux écrits par le sociologue américain Christopher Carrington en 1999 et par deux anthropologues, le Brésilien Crístian Antonio Saraiva Paiva en 2007 et l’Espagnol José Ignacio Pichardo Galán en 2009. Dans son ouvrage Se dire lesbienne (2010), Natacha Chetcuti consacre un chapitre aux couples de femmes mais ne s’intéresse qu’aux modes d’organisation de la sexualité et n’aborde que brièvement les usages que font certains couples de femmes du Pacs ; elle ne traite pas des autres aspects de la vie quotidienne des couples de femmes. Céline Costechareire enquête dans le cadre de sa thèse en sociologie sur les couples de femmes qui vivent sous le même toit, et s’intéresse en particulier à la manière dont ces couples trouvent à s’exprimer dans l’espace de leur appartement ou de leur maison (Costechareire, 2008 ; 2011). Dans son ouvrage No Place Like Home : Relationships and Family Life among Lesbians and Gay Men, Christopher Carrington explore la vie en apparence ordinaire des lesbigay families. Son objectif n’est pas, comme il le précise lui-même dans son introduction, de participer au débat américain sur le mariage gay ni de travailler sur la sexualité. Son travail s’inscrit dans la rupture avec les analyses de nombreux spécialistes (Harry, 1984 ; 1985 ; okin, 1997) qui, jusque-là, défendaient l’idée que le caractère égalitaire des familles gay et lesbiennes constituait un modèle pour le futur. Parmi les travaux pionniers de la recherche sur les couples de même sexe, l’enquête par questionnaire de Joseph Harry, auprès de 1 500 couples homosexuels masculins américains, fut très axée sur la question de l’égalité conjugale (1984). Dans un contexte scientifique marqué par l’essor encore récent de la sociologie féministe, les couples d’hommes, qui déclaraient se construire en réaction au modèle traditionnel du couple hétérosexuel marié, lui ont semblé, comme à ses successeurs, offrir un modèle en matière d’égalité. L’analyse fine qu’a menée Christopher Carrington sur la vie quotidienne des couples de même sexe souligne au contraire combien les familles qu’il a rencontrées ressemblent aux familles hétérosexuelles américaines (Carrington, 1999, p. 217-219). Sur bien des points, l’analyse de José Ignacio Pichardo Galán mène au même constat et met en lumière les continuités entre ce qu’il appelle le « modèle hégémonique de la famille » (2009, p. 287) et la manière dont les couples de même sexe organisent leur vie ensemble. Décrivant le contexte nord-américain, Carrington observe un changement dans les modes de vie homosexuels entre le début des années 1980 et les années 1990 ; changement qu’il explique par un climat plus conservateur qui encourage les couples de même sexe à organiser leur vie de famille de manière plus traditionnelle. Lui-même a mené pendant plusieurs années une enquête auprès de 52 couples gay et lesbiens. Les personnes qu’il a rencontrées se définissaient comme étant gay ou lesbiennes et deux d’entre elles comme étant bisexuelles. Seulement 5 familles élevaient un enfant. Mais tous les enquêtés qualifiaient de familiale leur relation avec leur compagnon/compagne. Le choix de ce terme est à mettre en rapport avec leurs efforts pour donner d’eux-mêmes une image respectable (Carrington, 1999, p. 175-176). Selon le moment et les circonstances, ils utilisent le terme « famille » pour qualifier des réalités diverses : la famille comme catégorie légale et biologique contre laquelle ils se définissent parfois, la famille comme un mode de vie librement consenti auquel beaucoup assimilent leur relation conjugale, la famille comme une institution sociale qu’ils espèrent voir un jour inclure les couples homosexuels avec leurs enfants. Pour le sociologue, le couple forme famille dès lors qu’il s’envisage comme un espace où l’amour et une attention relativement réciproque sont partagés, où l’un pourvoit aux besoins matériels et émotionnels de l’autre, où les ressources sont partagées (Carrington, 1999, p. 5).
9Par ailleurs, de façon générale, les chercheurs en sciences sociales qui ont analysé la manière dont le travail domestique est partagé au sein des couples et dont l’argent y circule, se sont intéressés aux seuls couples hétérosexuels. Silence est fait sur les couples d’hommes et de femmes, sans même que cela soit explicite. Deux logiques peuvent expliquer cette posture théorique. Ou bien aucune différence n’est faite entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels parce qu’il n’y a pas lieu d’en faire. Cela paraît étonnant dans la mesure où aucune enquête sociologique n’a encore établi que les modes de vie domestiques conjugaux n’étaient en aucune manière déterminés par l’appartenance ou non des deux membres du couple au même sexe. Ou bien la conjugalité des individus de même sexe est si spécifique qu’elle ne peut être analysée qu’ailleurs. Mais de quoi cette spécificité serait-elle faite ?
10« J’ai pas grand-chose à vous dire de ma vie de couple. J’ai souvent l’impression que rien ne nous distingue des couples hétéros, vous savez. » (Aurélien, 38 ans, kinésithérapeute, en couple depuis 13 ans avec Mathias, 37 ans, kinésithérapeute) Ces mots, entendus bien des fois au cours de l’enquête, répondaient à ma sollicitation via, le plus souvent, un appel diffusé sur Internet dans une lettre d’information électronique ou envoyé aux participants d’un forum de témoignages d’« hommes en couple avec un autre homme » sur le mariage gay, organisé sur le site de Libération. Aucune indication n’était donnée sur l’âge des répondants, l’ancienneté de la relation ou encore l’éventuel partage d’un même lieu de vie. L’objectif était d’accéder à des hommes qui se reconnaissaient dans l’expression « en couple avec un autre homme » et de voir à quelles expériences, quels discours, quelles représentations la notion de couple pouvait renvoyer chez ces hommes gay, et sur la base de quels critères ils se disaient en couple. Dans un premier mouvement, mes interlocuteurs affirmaient que leur couple était un couple comme les autres. Et pourtant ils ont accepté d’explorer la différence et se sont prêtés de bonne grâce au jeu des questions et des réponses. Ils ont même été quelquefois loquaces, acceptant de lever le voile sur des aspects intimes de leur vie personnelle et conjugale. Si les analyses produites ici ne prétendent pas être représentatives des expériences vécues par tous les hommes gay engagés dans une relation amoureuse, j’ai tout de même le sentiment qu’elles rendent compte, sur une question pourtant largement médiatisée depuis plus de quinze ans, d’expériences, de parcours restés bien souvent invisibles dans les travaux menés jusque-là, en anthropologie ou en sociologie, sur la conjugalité et l’homosexualité.
11Les couples d’hommes partagent certainement bien des traits avec leurs alter ego hétérosexuels. Et dans leur discours, les individus que j’ai interviewés mettent en œuvre des stratégies, de manière plus ou moins consciente, qui visent à minimiser la particularité de leur couple. Comme si la conformité à un modèle perçu comme relevant de la norme était un gage de légitimité. Un certain nombre aspire même au mariage. Il n’en est pas moins vrai que les hommes qui vivent en couple avec un autre homme ont fait l’expérience de parcours qui, bien que variant d’un individu à l’autre, conservent un caractère singulier. L’expérience de l’orientation homosexuelle n’est certainement pas sans effet sur les itinéraires individuels et sur l’histoire conjugale. Même si le contexte juridique et social français a beaucoup changé, l’homosexualité reste à l’époque contemporaine une sexualité marginale et parfois même encore stigmatisée. Le regard porté par l’entourage et la famille sur leur vie personnelle et la crainte profondément ressentie d’être rejetés revêtent un poids tel que certains homosexuels repoussent l’éventualité d’une vie partagée sous le même toit. Comment imaginer, dans un domaine où l’on sait que les identités sexuées influencent largement les actes et les représentations, que le fait que ces couples sont précisément composés de deux hommes soit sans conséquence ? Pour deux individus, qui ont généralement reçu une socialisation conforme aux représentations standard de la masculinité, vivre en couple sous le même toit n’est pas sans effet sur leur perception du partage des rôles et des places de chacun. Enfin, une proximité plus ou moins grande avec ce que l’on appelle, sans doute de manière abusive, la communauté gay, soumet les individus à l’influence de normes qui, nous y reviendrons, viennent contredire l’idéal, largement répandu dans notre société, d’une vie de couple qui se caractérise par une sexualité exclusive. De ce point de vue, un des objectifs de cette enquête était aussi de voir comment les homosexuels se reconnaissant dans l’expression « en couple avec » adhèrent ou résistent aux modèles d’organisation de la vie conjugale largement diffusés et valorisés dans la société française du début du xxie siècle.
12Au regard de l’ensemble des couples formés par un homme et une femme, le nombre de couples homosexuels est très minoritaire. Alors en quoi l’étude d’un mode de vie partagé par une population si étroite peut-elle intéresser les sciences sociales ? relisons Pierre Bourdieu qui nous invite à « traiter les nouvelles formes sociales comme les analyseurs de la famille dite normale » : « Par la mise en questions qu’elles favorisent, ces configurations insolites peuvent inciter et aider à porter au jour des principes de vision qui sont restés non vus jusque-là, à la façon des lunettes que l’on cherche alors qu’on les a sur le nez, et qui, institués dans les choses et dans les corps, assuraient un statut d’évidence indiscutée à des manières de faire, celles de la famille dite normale, ainsi constituées en normes absolues. » (Bourdieu, 1996, p. 3) L’exploration ethnographique des liens conjugaux entre hommes devrait contribuer à mieux comprendre la conjugalité contemporaine. La manière d’habiter ensemble, d’investir l’espace de la maison ou de garder deux domiciles, la façon dont l’argent circule au sein du couple et dont il est géré, les raisons qui président au choix de signer un Pacte civil de solidarité, devraient éclairer la manière dont les hommes en couple avec un autre homme se représentent et investissent la conjugalité : choisissent-ils de s’investir dans la vie de couple sur le modèle de la fusion conjugale ou bien cherchent-ils au contraire à préserver une part importante d’autonomie individuelle ? Le fait d’élever un enfant entraîne-t-il des formes d’organisation spécifiques ? Quelles incidences l’appartenance des deux membres du couple au sexe masculin a-t-elle sur les faits conjugaux et sur les représentations individuelles de la masculinité ? Qu’est-ce qui fait le couple homosexuel masculin ? Ou, pour reprendre le terme emprunté à l’anglais avec lequel les individus se définissent le plus volontiers, qu’est-ce qui fait le couple gay ? La co-résidence ? Une forme d’engagement mutuel dans le temps ou par le biais d’une reconnaissance sociale et juridique ? La vie de couple favorise-t-elle une forme de projection dans l’avenir ? À ces questions, nulle réponse définitive. La démarche ethnographique dans laquelle s’inscrit cette recherche ne permet pas, à partir d’une population quantitativement restreinte, d’accéder à une quelconque représentativité. L’objectif est plutôt de faire état de la diversité des situations conjugales vécues par les hommes que j’ai interrogés. D’autre part, il est rapidement paru évident que je ne pouvais traiter, dans un même mouvement, à la fois des couples d’hommes et des couples de femmes. D’abord, il est complexe d’enquêter sur l’intimité, en particulier lorsqu’elle touche à la sexualité, et il me semblait plus facile, à raison ou à tort, en tant qu’homme, de recueillir les discours d’autres hommes. Ensuite, l’expérience féminine de l’homosexualité est différente de celle des hommes, même si les discours savants tendent parfois à les uniformiser selon le modèle masculin (Herdt & Boxer, 1993). Pour finir, si on considère que, malgré un certain nombre de changements récents dans le monde occidental en faveur d’une égalité entre les sexes, les identités masculine et féminine restent marquées par la pensée de la différence (Héritier, 1996), les femmes en couple avec une autre femme, au-delà des particularités inhérentes à chaque histoire, n’appréhendent certainement pas la vie conjugale de la même manière que les hommes en couple avec un autre homme. Je ne différencierai pas ici l’identité de genre de l’identité sexuée que la sociologue Christine Mennesson définit comme étant « liée aux comportements relatifs à une catégorie de sexe » (2000, p. 47). Les mots « sexe » et « identité sexuée » ne renvoient évidemment pas dans cet ouvrage à la part biologique mais bien au cumul d’expériences, de pratiques qui constitue l’identité de genre de chaque personne. Ces concepts, comme ceux de « masculin » ou « féminin », d’« identité masculine » ou d’« identité féminine », sont appréhendés de manière contextuelle. Loin de constituer des catégories définies et valables pour tous et toutes en tout temps, je les considère comme situés : situés en fonction des hommes qui témoignent, de leur biographie et de leur relation à leur compagnon.
13L’idéal d’une vie de couple satisfaisante et harmonieuse est très partagé dans notre société. Être en couple est aujourd’hui un élément de première importance pour l’épanouissement de soi et représente encore une dimension constitutive de sa propre identité. Dans le même temps, jamais la part individuelle des choix de vie n’a été aussi valorisée. Si bien qu’on aime souvent préserver, jusque dans son couple et sa vie de famille, une part d’autonomie individuelle. Les travaux de la sociologie ont montré comment les individus oscillent entre ces deux logiques. Et les hommes en couple avec un autre homme n’échappent pas à ce mouvement de balancier. C’est à cet aller-retour entre le désir de la part des hommes en couple avec un autre homme de construire leur maison-couple, pour reprendre le concept développé par le psychanalyste robert Neuberger, et le souci de sauvegarder leur indépendance par rapport à leur compagnon, que nous nous intéresserons d’abord. Les tensions entre ces deux pôles se font sentir dès les prémices de la relation conjugale. Comment les couples de notre corpus se sont rencontrés, ou plutôt ce qu’ils disent de leur rencontre à travers l’élaboration a posteriori d’un discours des origines, la place de la sexualité et de la cohabitation dans ce processus de construction conjugale, c’est ce que nous analyserons dans le premier chapitre. Nous nous interrogerons dans le suivant sur les enjeux de la reconnaissance sociale des couples gay, sur la manière dont ceux qui décident de contracter un Pacs se l’approprient pour en faire un événement signifiant au regard de leur parcours conjugal. Nous verrons dans le troisième chapitre comment les couples traduisent dans leur vie quotidienne et en particulier dans la gestion de leurs ressources financières leur sentiment d’appartenir à une forme d’unité conjugale et, dans le même temps, leur souhait de garder une autonomie individuelle importante. La manière d’investir le lieu de vie, les petits rituels conjugaux, la volonté ou non de signer un Pacte civil de solidarité, la façon dont l’argent circule au sein du couple nous informeront sur la posture des gays vis-à-vis de leur couple. Puis nous nous intéresserons plus particulièrement à ce qui constitue a priori la particularité de l’expérience conjugale gay : l’identité de sexe des partenaires. Il s’agit donc de savoir si cette similarité de genre produit des différences dans la vie de couple et dans quelle mesure l’image que chacun a de la masculinité cohabite avec la prise en charge d’actes quotidiens de la vie conjugale relevant, dans les représentations traditionnelles, de responsabilités plutôt féminines. La question sera envisagée dans deux domaines de la conjugalité particulièrement marqués, chez les couples hétérosexuels, par la différence de genre : le partage des tâches domestiques et la sexualité.
14Quelle est la part du couple dans la réalisation de soi ? Par quels actes se construit-il ? Comment les couples gay appréhendent-ils des questions conjugales habituellement traversées par les problématiques de genre ? En quoi les couples gay sont-ils spécifiques ? Les observations et les discours recueillis auprès d’hommes gay en couple éclaireront, au fil de ces interrogations, la question qui traverse l’ensemble de cet ouvrage : qu’est-ce qu’un couple gay ?
15Le couple ne se construit pas du jour au lendemain. L’intégration conjugale fait l’objet d’un long processus décrit en particulier par Jean-Claude Kaufmann (1992). Pour la plupart des couples d’hommes que j’ai interrogés, l’installation sous le même toit a constitué une étape importante et nécessaire dans leur itinéraire conjugal. Mais le cheminement conjugal, s’il s’accélère avec la vie sous le même toit, ne commence pas avec elle. Dès l’instant de la rencontre où les conjoints se choisissent (Bozon & Héran, 2006), les individus opèrent un glissement d’un espace de sociabilité large vers un espace de sociabilité intime (Lemieux, 2003). Le sentiment d’une communauté de vie et de destin ne commence pas seulement lorsque les deux membres d’un couple n’ont plus pour seule adresse que le domicile conjugal. Et les résultats des enquêtes Presse gay diligentées par l’INVS et l’ANRS laissent penser que cela est encore plus vrai pour les hommes gay. On peut, comme nous le verrons à propos de trois des témoignages recueillis, parler de logiques de vie commune à propos de couples qui, formés depuis quelques années, ont deux domiciles distincts, mais passent le plus clair de leur temps chez l’un ou chez l’autre. De plus, nombre de couples ont cohabité après plusieurs mois, voire plusieurs années de relation. La cohabitation apparaît comme une forme d’engagement réciproque, un acte d’institution conjugale qui ne va pas sans poser de questions aux protagonistes de la relation conjugale. S’ils souhaitent partager leur quotidien avec l’homme qu’ils aiment, ils ont également le souci de conserver le sentiment d’être indépendants. Nous porterons également un regard attentif sur cette période de transition conjugale et sur les ressorts de la prise de décision de vivre ensemble.
16La signature d’un Pacs peut constituer une autre forme d’engagement conjugal. À travers l’exemple des 20 couples pacsés de notre enquête, nous verrons quelles raisons ont présidé à la décision de donner à leur relation un contour juridique. Nous examinerons le sens que les gays pacsés mais aussi ceux qui ne le sont pas donnent à ce partenariat. S’agit-il simplement pour eux de s’entourer d’un certain nombre de garanties matérielles ou bien de célébrer leur union de manière solennelle ? Du désir de fusion conjugale à la volonté de maintenir une autonomie individuelle importante, la gestion de l’argent au sein du couple nous offrira un autre point de vue particulièrement intéressant des oscillations individuelles et des négociations intraconjugales.
17Pour les couples d’hommes dépourvus de modèles propres, et qui doivent composer avec les scripts hétérosexuels comme gay, les uns valorisant la conjugalité, les autres une sexualité plurielle, comment penser, jusqu’à l’institutionnalisation, la relation ? C’est la question à laquelle nous tenterons d’abord de répondre.
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