Préface
p. 5-9
Texte intégral
1Ce livre est issu d’une recherche pionnière par bien des aspects. Tout d’abord, il s’agit de la première recherche socio-anthropologique sur la conjugalité gay en France. Alors que sa reconnaissance institutionnelle et juridique continue à être un enjeu politique très débattu qui a donné lieu à un nombre important de travaux, elle reste paradoxalement une réalité largement méconnue. Il est vrai que cette dernière n’a véritablement émergé sur la scène sociale que depuis les années 1990 et surtout les années qui ont suivi le vote du Pacs en 1999, sa visibilité étant liée sans doute au recul de l’homophobie dans l’opinion publique qui a accompagné l’adoption de la loi. Quelques publications existent à l’étranger, mais en France, nous ne disposons que de quelques articles à teneur plutôt statistique qui, commandités le plus souvent dans le contexte de la lutte contre le VIH, ne traitent que de sexualité en se désintéressant des autres aspects de la vie conjugale. La recherche de Jérôme Courduriès a débuté dans le temps même de l’expression publique de cette nouvelle réalité conjugale et elle s’est attachée à en étudier les différentes dimensions en les comparant à la conjugalité hétérosexuelle sur laquelle nous disposons de nombreux travaux.
2Ce livre est également pionnier dans les méthodes d’enquête que l’auteur a mobilisées. Comment saisir une conjugalité qui commence tout juste à se dire et qui ne concernerait qu’1 % de l’ensemble des couples ? Faisant le choix de ne pas se cantonner au milieu restreint et trop particulier de minorités associatives, d’accès plus facile pour les chercheurs, et prenant acte des échecs rencontrés dans ses tentatives de prises de contacts directs, Jérôme Courduriès a dû imaginer les mille et une manières de trouver des interlocuteurs pour les interroger sur leur vie privée. Il a su faire un usage inventif de l’outil Internet pour pallier cette difficulté. Il a trouvé ses correspondants sur des forums et des chats, proposé des échanges par mail, qui lui ont permis de recueillir de véritables autobiographies sur lesquelles il a pu revenir par un jeu de questions/réponses parfois très longues. Le chercheur a également proposé des entretiens téléphoniques. Dans les deux cas, c’est précisément la distance qui a créé les conditions du déliement de la parole intime, dont on sait qu’elle est particulièrement difficile à recueillir chez les hommes. L’usage du Net et du téléphone a permis de suivre certains couples dans la durée et de susciter, outre des indicateurs objectifs des pratiques, la réflexivité des acteurs sur leur expérience. Enfin, l’auteur a pu se livrer à quelques entretiens et observations des couples de son entourage en les suivant également dans le temps. Au total, son corpus est constitué de 59 hommes en couple, au capital socio-culturel généralement assez élevé compte tenu des conditions de l’enquête. Cet échantillon limité et particulier ne prétend pas être représentatif de la conjugalité gay en France, mais l’ambition de l’analyse est d’exposer, à travers la singularité des situations et des personnes, un éventail des possibles.
3Ainsi le lecteur peut suivre la diversité des manières dont se forment les couples et leur mode de fonctionnement : modalités de la rencontre, coup de foudre, première relation sexuelle, fréquentation, cohabitation, organisation de la vie matérielle, gestion de l’argent, partage des tâches ménagères, intégration du couple dans l’entourage familial et amical, publicité du couple (Pacs ou non), enfin sexualité, fidélité et infidélité. L’auteur les analyse en suivant deux grandes questions qui concernent tous les couples, hétérosexuels comme homosexuels : celle des tensions entre fusion conjugale et autonomie individuelle d’une part, celle des rapports de genre d’autre part. L’auteur traite chacun de ces thèmes en présentant la diversité des situations qu’il rencontre. Ce qui ressort semble confirmer ou illustrer les analyses sociologiques sur les couples homme/femme dans la société contemporaine. Pourtant une première spécificité apparaît quand la rencontre amoureuse coïncide avec la révélation de l’orientation sexuelle. Spécificité aussi de la rencontre entre deux hommes dont on sait qu’ils dissocient plus aisément que les femmes sexualité et sentiments, spécificité encore qui tient à la stigmatisation persistante de l’homosexualité dans notre société et qui a des effets sur les étapes de l’intégration familiale et les choix de co-résidence.
4En même temps, Jérôme Courduriès s’attache à repérer les inégalités entre partenaires, qu’elles tiennent au milieu social et culturel, à l’âge ou surtout aux revenus. La sociologie du couple a mis en évidence ces inégalités entre partenaires de sexe différent. Aussi est-ce un des apports les plus intéressants de cette recherche que de proposer une analyse concrète de la manière dont la conjugalité homosexuelle, comme n’importe quelle autre institution, est traversée par des rapports de domination souvent identifiés en termes de genre, c’est-à-dire par la hiérarchie entre masculin et féminin. L’auteur montre comment la « valence différentielle des sexes », pour reprendre l’expression de Françoise Héritier, structure les différents domaines de la vie conjugale gay : ainsi ce qui est connoté comme féminin dans notre société, par exemple la gestion du sale (vaisselle, lessive, ménage), ou encore la position passive dans l’acte sexuel, est affecté d’une valeur négative qui n’est pas sans poser des problèmes sur sa propre identité masculine à celui des deux partenaires qui pense y être assigné de manière systématique et qui vit en même temps une situation d’inégalité.
5Cette première recherche en suscitera sûrement d’autres, car bien des aspects n’ont pu être développés comme l’auteur l’aurait souhaité, par exemple la question de la signification complexe de la co-résidence des deux membres d’un couple en relation stable. Selon l’enquête CSF (Contexte de la sexualité en France) de 2006, 85 % des hétérosexuels en couple et en relation stable résideraient ensemble, contre 45 % seulement des homosexuels. Cette différence importante serait-elle due à une volonté d’invisibilité des partenaires dans un contexte de stigmatisation persistante de l’homosexualité ou bien serait-elle le résultat d’un choix d’autonomie individuelle des partenaires qui leur permettrait d’explorer des nouvelles formes de vie conjugale articulant fidélité conjugale et infidélité récréative ? Jérôme Courduriès, comme Arnaud Lerch, montre que l’infidélité sexuelle ne s’oppose pas à la fidélité conjugale, mais qu’elle fait souvent l’objet, d’un commun accord, de scripts particuliers qui tendent à la cantonner dans une forme d’activité ludique impersonnelle. La différence avec les couples de lesbiennes généralement très fidèles est de ce point de vue tout à fait éclatante. D’autres pistes seront sans doute approfondies, comme l’analyse de l’horizon possible des ruptures dans la manière d’envisager et de vivre le couple. D’autres questions émergent, en marge de la lecture de ce livre, qui mériteraient d’être explorées dans l’avenir : si on récuse la vision essentialiste d’une homosexualité depuis toujours là ou qui se révèlerait à un certain moment de la vie, comment s’opère la construction sociale de l’homosexualité ? Par quels processus sociaux concrets passe-t-elle ? Les riches entretiens sur la socialisation enfantine récoltés par l’auteur nous donnent des éléments précieux de réflexion qu’il conviendra d’approfondir dans des recherches futures. Autant d’interrogations nouvelles que suscite généralement tout beau travail de recherche. C’est le cas de ce livre qui fait date, non seulement parce qu’il éclaire pour la première fois la conjugalité gay en France, mais aussi et plus généralement parce qu’il contribue de manière importante à l’analyse des transformations de la conjugalité contemporaine.
Auteur
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