De l’oralité à l’écriture : Amadou Hampâté Bâ
p. 215-221
Texte intégral
1Le conte est le lieu où s’articulent les différents champs de préoccupation des anthropologues, il est cet espace impalpable et intemporel de la parole en performance, où se côtoient tradition et modernité, enseignement et divertissement, savoir technique et artistique, croyance et connaissance, organisation sociale et représentation de la personne, représentation du monde et symbolisme. De son unicité, propre à son déploiement hic et nunc, propre à cette impossibilité à séparer le sujet parlant de sa production, de cette unicité, naît le chiasme qui noue invariablement oralité et écriture. Comment en effet, lors d’une recherche anthropologique, peut-on à la fois saisir l’oralité d’un conte avec le moyen qui nous est le plus courant et nécessaire pour transmettre nos observations : l’écriture, et d’autre part essayer lors de la transcription ou captation d’un conte à l’écrit, de lui rendre de son oralité, où tout du moins de faire trace dans le texte d’une oralité originelle du conte ? Le chercheur se retrouve, en effet, souvent dans la situation inextricable, de retranscrire un conte entendu, en essayant de rester au plus proche de la réalité énonciative, pour maintenir ce que Hampâté Bâ appelle la tradition vivante ; il va alors être dans l’exigence d’adapter son écrit avec des marques d’oralité : dissonances, tournures forcées, explications qui interrompent la narration ou répétitions inhabituelles dans la structure écrite. Sous cette forme, le conte se désincarné, il perd la matière créatrice qui l’inscrit dans la littérature, il n’offre plus qu’un matériau d’étude. Car le mot, s’il est arraché à la bouche qui l’a prononcé dans une gestuelle laryngo-buccale, soutenue par le rythme d’une respiration, ou à la bouche qui l’a couché sur le papier, soutenu par le rythme de la respiration de l’écriture, ce mot une fois arraché, n’est alors plus ce monstratif qui témoigne de la présence de l’homme. Et, dans le conte, plus encore peut-être que dans toute autre forme de la littérature, les mots témoignent de la présence des hommes au monde, de la chaîne des générations, il est l’expression de leur humanité.
2Ainsi, comment dépasser l’état de la captation du conte à l’écrit comme une « photographie » du conte oral, matériau informe qui n’est finalement plus que fiction d’oralité, un mime de la parole orale ? Comment aller au-delà du clivage de l’oralité et de l’écriture pour rendre au conte toute sa dimension quel que soit son support, la voix ou la main ? Car, je pose ici la question : ce qui importe, n’est-ce point de pouvoir, pour le lecteur/auditeur ou le chercheur, retrouver, à l’oral comme à l’écrit, ce qui se joue de la transmission entre les hommes à travers le conte ?
3Avant de vous exposer ce qui me semble être la spécificité d’Amadou Hampâté Bâ en la matière, je voudrais en quelques mots vous présenter ce personnage. Hampâté Bâ est un auteur malien né dans les années 1900, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire et la culture africaine et peule en particulier, de romans autobiographiques : Amkoulell, l’enfant peul1, suivi de Oui mon commandant2, qui retrace au fil de sa vie et de ses rencontres l’histoire coloniale de l’Afrique. Il est aussi l’auteur de recueils de divers contes, certains qu’il nomme drolatiques et animaliers, d’autres, et c’est de ceux-là dont je me préoccuperai aujourd’hui, qui sont des contes initiatiques des bergers peuls, contes qui rentrent dans l’apprentissage du néophyte lors de son initiation. Ces contes sont au nombre de trois : Kaïdara3, Koumen4, L’éclat de la grande étoile5, suivi de Bain rituel.
4Ainsi, Hampâté Bâ, comme d’autres auteurs africains, on pourrait citer Amadou Koumba ou Boubou Ama, a pris le parti d’écrire les contes initiatiques qu’il avait entendus lors de son initiation, je dis bien écrire et non retranscrire (naturellement dans les limites autorisées par le secret de l’initiation). Car avec lui, nous sommes face à une réelle création littéraire du conte, qui reste pour autant un matériau scientifique pertinent. À ce propos, Lilyan Kesteloot répondant aux questions de Maryse Condé dans la revue Recherche Pédagogie et culture en 1982, admet être essentiellement préfacière et annotatrice, ayant contribué à la confection des notices linguistiques et des commentaires explicatifs sur Kaïdara, bref, dit-elle, de « la sauce scientifique qui accompagne ce beau morceau de chair ». Un certain nombre d’objections sont souvent émises à l’encontre de cette forme de rendu des contes ; en voici quelques-unes : même si l’auteur recrée ses contes, comme le ferait le conteur traditionnel, en le fixant par écrit, il opte pour les conventions de la narrativité du texte écrit. Le texte oral cesse alors d’exister pour laisser place à un texte écrit qui tente, dans la mesure du possible, de prendre en compte les éléments qui entourent le récit dans le schéma de l’énonciation orale. De là, l’écriture suppose une nouvelle façon de présenter le récit, de le concevoir. Les circonstances d’émission modifient substantiellement la conception traditionnelle de la narration, le texte écrit ne pourrait dès lors être considéré comme une source valable d’investigation. Ajoutons à cela que la plupart des contes écrits par les auteurs cités sont issus d’une culture et d’une langue étrangères, supposant alors la nécessité d’une traduction. Ce choix de rendu opère donc comme une double traduction : de l’oral à l’écrit et de la langue d’origine en langue française. En ce sens, l’opération réalisée par Hampâté Bâ, de passer d’une culture à l’autre et d’un mode de communication à un autre, peut sembler ajouter des paramètres perturbateurs à l’authenticité du conte.
5Pourtant, le travail d’Hampâté Bâ offre un double intérêt ethnologique et littéraire. Un ouvrage comme Kaïdara a tout l’intérêt d’une édition bilingue comprenant une transcription dans la langue vernaculaire et son équivalent en français. L’ouvrage présente une transcription littérale sur la page de gauche en poular, ce qui marque l’entreprise d’une volonté scientifique. En regard, sur la page de droite, s’énonce la transposition (je dis bien transposition et non traduction) en langue française. Seul un fils du pays, connaissant à la fois les richesses du patrimoine oral traditionnel et les subtilités de la langue française et sachant en jouer, peut mener à bien une telle entreprise. L’auteur a une connaissance approfondie du milieu, des rites, des gestes qui entourent la création verbale orale, et pénètre leur signification. Autrement dit, Hampâté Bâ mène à bien la transposition des éléments d’une culture à l’autre, d’un type paradigmatique, constitué par la culture et la connaissance populaire du groupe Peul, à un type syntagmatique qui détermine les relations au sein du contenu du conte.
6A quel point dans ce cas, l’auteur ne recrée-t-il pas un conte ? On est en droit de se demander quelle est la part de la création collective orale qui est maintenue et la part de l’initiative personnelle de l’auteur. D’un côté l’écriture amène des traits lexicaux particuliers : tendance à se servir de mots plus recherchés, choix des adjectifs plus variés, poussant à l’abstraction et à la métaphorisation, ou traits syntaxique différents : élimination des répétitions, des digressions au sein de la narration. Au conte, s’ajoutent des commentaires, des notes explicatives sur les systèmes symboliques, les habitudes sociales et les règles, qui signifient la présence d’un auteur omniscient. De l’autre, ces éléments ne sont pas moins ceux qui donnent à chaque conte oral dans l’instance de son énonciation, sa particularité liée à son conteur. Car « après tout », comme le dit Hampâté Bâ « qu’est-ce que la littérature, sinon de la parole couchée sur le papier ? Qu’elle ait été d’abord déclamée avant d’être recueillie ou qu’elle ait éclos dans le secret de la pensée avant d’être consignée, la parole n’est-elle pas de toute façon mère de l’écrit6 ? » L’auteur ne réalise-t-il pas à l’écrit ce que tout conteur effectue à l’oral : la mise en valeur des qualités du conteur et de ses connaissances au travers des digressions, support de la transmission ?
7Mais plus encore, ses notes, qui finalement sont le relais des digressions de l’oralité, sont les agents rythmiques du conte. Ce rythme se traduit par l’équilibre dans la narration entre tous les éléments qui donnent un souffle au conte : l’habile combinaison entre son fond et sa forme. Par là ne pourrions-nous pas alors enfin dépasser l’opposition oralité/écriture et ne retenir de la justesse de la transmission d’un conte que le respect de ce rythme ? À ce sujet, Meschonic écrit dans son ouvrage Les états de la poétique7 :
« Une oralité qui n’est plus le parlé, mais le primat du rythme dans le discours. Une activité qui inscrit l’émission et la ré-émission dans le discours. (...) Ainsi la littérature, dans ce qu’elle a de transformateur (non comme objet culturel ou comme marché), est inséparable de l’oralité. Elle est même la seule oralité qui dure, et se transmet comme oralité. L’oralité et la littérature ainsi conçues, rendent caduque, et font apparaître comme purement sociologique, l’opposition habituelle entre littérature écrite et littérature orale (définie par le mode de production, d’exécution et de transmission). C’est le vieux dualisme du signe, redoublant celui de la voix et de l’écriture, qui se survit ».
8Ainsi, Hampâté Bâ permet, grâce à ses recueils, une juste transmission des contes et des connaissances de la culture peule, mais plus encore, semble-t-il, il réussit à recréer par le biais des notes qui parsèment le texte, cette relation particulière qui se noue entre le silatigui (connaisseur et initiateur peul) et son néophyte. Certes, nous ne dirons pas qu’après la lecture de ces contes nous sommes devenus des bergers peuls, mais, Hampâté Bâ donne la possibilité au lecteur de s’engager sur le chemin de l’apprentissage d’une autre culture, comme il le dit lui-même :
« Tous les contes initiatiques peuls peuvent être lus – ou entendus – à plusieurs niveaux. Ce sont, d'abord, de grands récits fantastiques et féeriques propres à charmer et à distraire les petits et les grands. Ce sont, ensuite, des contes didactiques sur les plans moral, social et traditionnel où l'on enseigne, à travers des personnages et des événements typiques, ce que doit être le comportement humain idéal. Enfin, ce sont de grands textes initiatiques dans la mesure où ils illustrent les attitudes à imiter ou à rejeter, les pièges à discerner et les étapes à franchir lorsqu'on est engagé dans la voie difficile de la conquête et de l'accomplissement de soi ».
9Au fur et à mesure que nous avançons dans les différents contes d'Amadou Hampâté Bâ, nous nous apercevons, à la lecture des notes, que certaines se ressemblent, ou même semblent se répondre. C'est alors, une fois qu'on les a reliées, qu’une nouvelle lecture des contes commence. Nous découvrons souvent des indications de renvois entre les contes initiatiques Kaïdara, Koumen et L'éclat de la grande étoile. Ainsi les notes s'appellent et se complètent, étoffant notre champ de compréhension. Les mots du conte ne sont plus alors pris comme des entités solitaires, mais comme une infime partie d'un tout participant à la construction d'un imaginaire. Lorsque ce phénomène de transversalité entre les contes se dévoile, les notions et les images, tout nous apparaît comme une immense étoffe tissée de mille fils, que nous cherchons à suivre l'un après l'autre. À la lecture des termes de chaque note, nous ne nous reportons plus aux référents de notre culture, nous allons puiser dans les multiples informations dispersées à travers les contes. Les jeux de pistes et de renvois entre les notes et les différents ouvrages, les interrogations que suscitent certaines explications et la curiosité qu'elles éveillent, tout ce parcours ne nous met-il pas en situation d’apprentissage ? On semble renouer, par le biais des notes, la relation privilégiée qui unit le conteur et son auditoire : celle d’une transmission incessante et complète. Hampâté Bâ aurait-il trouvé dans l'écriture l'outil permettant de perpétuer la mémoire d'un savoir secret oral qui se perd aujourd'hui en Afrique, sans pour autant en trahir les règles ? Car il faut garder à l’esprit lorsque l’on se préoccupe de conte initiatique, et comme il est spécifié dans l’introduction au conte de L’éclat de la grande étoile, que « ces récits initiatiques ne sont pas l'initiation ». Ils sont à l'initiation ce que la théorie est à la pratique », avec cette réserve importante que certains éléments du récit ne peuvent être expliqués, voire révélés qu'au cours de l'initiation réelle. On dira par exemple à l'initié, à propos de certaines choses : « le veau que tu as rencontré dans le récit, voici le piquet où il faut l'attacher ». Ces secrets sont dits de bouche à oreille et ne peuvent être dévoilés au profane sans que le bavard encoure des sanctions pouvant aller jusqu'à la peine de mort, car dans une société ainsi constituée, il est impie pour l'initié, dangereux pour le commun des hommes, néfaste enfin pour le savoir lui-même, que la connaissance totale et ses arcanes soient divulguées, c'est-à-dire profanées, désacralisées. Le caractère secret des initiations est une épreuve morale, un exercice spirituel, mais aussi une sauvegarde de la pureté et de l'intégrité du savoir transmis8. »
10Finalement, les contes sont des témoignages, qu’ils soient oraux ou écrits, ils ne sont que des témoignages humains. Ils valent ce que vaut l’homme. Ce qui importe, c’est la valeur de la chaîne de transmission à laquelle l’homme se rattache, c’est-à-dire la fidélité de la mémoire individuelle et collective et le prix attaché au cœur d'une société donnée, bref le lien de l’homme avec la parole qui l’engage. Ne pouvons-nous pas nous attacher alors à la parole qui s’inscrit dans le rythme du conte, plutôt que de chercher qui de l’oral ou de l’écrit est l’instance d’énonciation la plus juste pour transmettre le conte ? Il suffirait peut-être d’admettre que le conte est littérature, qu’il mêle le « beau langage » et le « grand savoir », et qu’avant tout il est l’ouvrage d’un raconteur d’histoire. C’est ce que nous confirme Lilyan Kesteloot dans son introduction à Kaïdara :
« En littérature orale, il existe bel et bien une histoire très précise et, s’il s’agit d’un récit initiatique, comme c’est le cas ici, il y a une histoire dont la progression, les étapes, les symboles, les faits significatifs doivent rester rigoureusement inchangés. De plus, elle comporte certaines parties fixes que la mémoire ou la plume des auteurs respecteront intégralement (...) L’auteur ne peut donc rien changer du fond, pas plus d’ailleurs que des détails significatifs de son histoire ou ces parties fixes qui sont une espèce de concrétisation permanente. Par contre, il pourra en choisir la forme qui lui plaît selon ses talents, son humour ou son public ; la dire ; la chanter ou l’écrire ; en prose ou en vers ; allonger ou raccourcir certaines parties ; ne pas donner l’explication de certains symboles ou en abréger le commentaire ou le développer parfois selon son état d’âme ».
11L’étude des contes aide à la connaissance du fonctionnement de la société, du rapport entre individu et collectivité, rapport de l’homme au monde. Mais si le conte aide à révéler les sensibilités d’un peuple, il est avant tout une expression de ces sensibilités. Il est un phénomène qui tire sa raison d’être d’un plaisir, d’une jouissance de l’échange et de la circulation. C’est dans sa pérennité, ses ondulations, ses variations, que le conte prend toute son ampleur et puise sa force. C’est pourquoi le travail de récolte qu’a effectué Amadou Hampâté Bâ est primordial :
« En me livrant à ce travail de récolte et de fixation par l’écriture, mon but a été également de servir d’exemple, afin que d’autres continuent dans la même voie. Je ne fais que jouer le rôle de devancier, dont le symbolisme se retrouve dans les danses sacrées : le vieux se met en avant, il danse, et tout le monde le suit au rythme de son pas ».
Notes de bas de page
1 Amadou Hampâté Bâ : Amkoullet, l’enfant Peul, Paris, Actes Sud, 1992.
2 Amadou Hampâté Bâ : Oui mon commandant, Actes Sud, Arles, 1994.
3 Amadou Hampâté Bâ : Kaïdara, Paris, Armand Colin, 1974.
4 Amadou Hampâté Bâ : Koumen, texte initiatique des pasteurs peuls, Paris/La Haye, Mouton, 1961.
5 Amadou Hampâté Bâ : L'éclat de la grande étoile, Bain rituel, coll. Classiques Africains, Paris, 1976.
6 Amadou Hampâté Bâ : Littérature malienne, Notre Librairie, Paris, 1984.
7 Henri Meschonnic : Les états de la poétique, PUF, Paris, 1985.
8 Amadou Hampâté Bâ, introduction à L'éclat de la grande étoile.
Auteur
ATER à l’Université Lumière-Lyon 2.
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