Les récits conversationnels, ou la parole « ordinaire », c’est tout un art
p. 99-121
Texte intégral
1. Introduction : La « narratologie naturelle »
1Que viennent donc faire les « récits conversationnels » dans le cadre d’une rencontre consacrée à la littérature orale ? Ces objets discursifs relèvent bien de l’oral, mais qu’ont-ils de « littéraire » ? – un simple coup d’œil jeté sur l’échantillon présenté ci-dessous (en 5) suffit pour rappeler cette évidence : ce n’est pas du Mallarmé. Certes la « littérarité », comme nous le rappelle Julien Gracq, est affaire de degré :
« La littérature n’est pas forcément ceci ou cela. Par rapport aux autres arts, elle n’est jamais pure. Elle s’étend du fait divers raconté dans un quotidien, où il y a tout de même 1 % de littérature, à un sonnet de Mallarmé, où il y en a 99 %. Elle a tout ce qu’il faut pour inviter à la considérer cas par cas. »
(Entretiens avec Jean Roudaut, Corti 2001, cité par Mathieu Lindon in Libération, 7-02-2002).
2Mais dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit même pas de « faits divers racontés dans un quotidien », il s’agit d’objets encore plus « ordinaires », c’est-à-dire de récits produits spontanément par des sujets engagés dans une activité conversationnelle quelconque, et qui tout soudain, se mettent à « raconter une histoire ».
3On le verra pourtant, il y a bien une « poétique » de ces récits au quotidien. Récits que j’aborderai en tant que linguiste, mais qui pense que le langage ne peut s’appréhender qu’à travers les langues, et les langues à travers les discours – et de préférence, à travers les formes les plus communes de pratiques discursives.
4On sait que le récit constitue un « genre » largement privilégié par la linguistique, et qu’il est même devenu dans les années 70 une sorte de vedette pour l’analyse textuelle, comme l’atteste la création (par T. Todorov en 1969) du néologisme « narratologie » pour désigner la « science des récits ». Durant cette période, c’est à une véritable explosion des études sur le récit que l’on assiste ; ce qui n’a pas manqué d’avoir des retombées décisives pour la linguistique (c’est par ce biais qu’elle a pu étendre son champ d’investigation, de la phrase au discours) – mais avec cette réserve toutefois, qui est de taille : tout comme la sémiotique, la narratologie ne s’intéresse guère qu’aux récits littéraires écrits (Brès remarque ainsi1 que dans les quelque mille pages de Temps et récit, Ricœur n’évoque les récits oraux que dans une seule une petite note...).
5Cependant, d’autres disciplines (comme l’ethnographie, l’ethno-poétique ou les études sur le folklore) s’intéressaient de leur côté à la littérature orale (ou oraliture) et aux formes qu’elle emprunte dans les sociétés les plus diverses : il s’agit bien cette fois de productions narratives orales – mais avec une réserve encore : il s’agit essentiellement de récits en bonne et due forme, élaborés et pris en charge par des professionnels de la parole.
6Enfin Labov vint : on commence à s’intéresser aux récits spontanés, à la narration au quotidien, et petit à petit se constitue ce que l’on appelle aujourd’hui la « narratologie naturelle » (natural narratology, Fludernik 1996). Précisons à ce sujet deux choses : d’abord, que le texte fondateur en la matière, de Labov et Waletsky, date de 1967 ; il est donc concomitant aux premiers développements de la sémiotique et de la narratologie2, mais n’a guère eu de descendance immédiate : ce n’est que dans les années 80 que se développent véritablement les études sur les discours ordinaires, dont le récit est une manifestation essentielle (dans certains usages, comme le note encore Brès3, « raconter » est un simple équivalent de « dire » : « j’te raconte pas », « Qu’est-ce que tu racontes ? », etc.), ce retard n’étant qu’une des manifestations parmi d’autres du mépris général dans lequel a été jusqu’à une période récente tenue la parole quotidienne (c’est ainsi par exemple que l’on considère généralement le récit oral ordinaire comme une forme dégradée, abâtardie, du récit littéraire, alors que c’est bien évidemment le contraire : c’est le récit oral qui est premier, le récit littéraire étant une forme secondaire de narrativité, plus élaborée et « raffinée »). Notons aussi que les récits qu’analyse Labov ne sont pas tout à fait « naturels », en ce sens qu’ils sont produits en réponse à une question de l’informateur telle que : « Est-ce qu’il vous est arrivé d’être dans une situation où vous risquiez vraiment de vous faire tuer ? » ; étant « élicités » dans un cadre qui s’apparente à celui de l’interview, ils sont fondamentalement monologaux, ce qui n’est pas le cas, comme on le verra, des véritables récits conversationnels.
7C’est-à-dire que l’on a affaire dans ce domaine à une sorte de continuum, allant des formes narratives les plus « brutes » aux plus élaborées :
- Récits conversationnels spontanés (qui se caractérisent par une égalité de principe entre tous les participants même si l’un d’eux s’érige en narrateur dominant) ;
- Récits oraux « élicités » en situation d’entretien (récits de vie, entretiens de recherche4, etc. : il y a dissymétrie non seulement des rôles de narrateur vs narrataire, mais aussi des statuts d’intervieweur vs interviewé) ;
- Différentes formes de l’« oraliture » ;
- Littérature narrative écrite.
8C’est donc au pôle extrême de ce continuum, et aux antipodes de la littérature « par excellence », que se situe mon propre objet, à savoir ces récits improvisés au quotidien, qui sont à tous égards ordinaires : ils sont produits pas des locuteurs ordinaires, dans des situations ordinaires, sur des sujets ordinaires, exploitant des procédés ordinaires.
9Mais en même temps, toutes ces formes de pratiques narratives partagent certaines propriétés, qui tiennent à la définition même du récit. Parmi les nombreuses définitions que l’on peut glaner dans la littérature je mentionnerai par exemple celle que propose Fillietaz (2001 : 128) :
« [Le récit] évoque dans une temporalité causalement ordonnée une pluralité d’événements qui s’articulent dans une structure d’intrigue »,
10définition plus exigeante que celle de Labov, pour qui toute suite de propositions correspondant à autant d’événements temporellement ordonnées constitue ipso facto un récit. Pour Labov, on a donc déjà affaire à un récit avec une séquence telle que :
« Hier je suis sorti de chez moi pour aller prendre le train de huit heures trente qui arrive à Turin à dix heures. J’ai pris un taxi qui m’a amené à la gare, là j’ai acheté un billet », etc.,
11alors que pour Fillietaz ou Adam (1992 : 55), cette « chronique » (simple description d’actions successives) ne prend véritablement les allures d’un « récit » qu’avec la « mise en intrigue » des événements rapportés5.
12Cette définition commune implique certaines caractéristiques communes à tous les récits, en ce qui concerne leur niveau de surface (connecteurs à valeur temporelle et/ou causale – les deux valeurs étant bien souvent indissociables en vertu du principe interprétatif Post hoc, ergo propter hoc –, remarquable densité des anaphores pronominales, etc.), mais surtout leur macro-structure et leur organisation séquentielle, laquelle a été l’objet de diverses modélisations, dont la plus célèbre est assurément celle proposée en divers lieux par Labov6.
2. L’organisation séquentielle des récits selon Labov
13D’après Labov, un récit prototypique doit comporter les six phases suivantes (parmi lesquelles seul le « développement » doit obligatoirement être présent) :
- Résumé (ou présentation) : de quoi s’agit-il ?
- Indications (cadre spatio-temporel, participants) : qui ? quand ? où ?
- Développement (« lancement » ou « orientation », puis « complication ») : c’est le récit proprement dit.
- Evaluation : interrompant provisoirement le cours du récit, et n’ayant pas d’emplacement attitré, l’évaluation explicite la raison d’être du récit, sa pertinence et ses enjeux. Elle sert à garantir que l’événement est « digne d’être raconté », et à conjurer cette catastrophe que constitue, pour la réussite de l’entreprise narrative, une réaction de l’auditoire telle que : « Et alors7 ? »
- Résultat : comment ça s’est terminé.
- Coda ou Chute : marque la fin et le « bouclage » du récit (de préférence en rattachant les événements narrés au présent du narrateur) ; exemple de « mot de la fin » : « C’est comme ça que ça s’est passé », « Ils se sont connus comme ça voilà8. »
14En d’autres termes :
« un récit complet commence par quelques indications, se poursuit par un développement, s’interrompt par un foyer d’évaluation, se conclut par un résultat et revient finalement au présent au moyen de la chute. » (Labov, 1993 : 474)
15Voilà pour le principe. Inutile de dire que les choses ne se passent pas toujours exactement de la sorte, tant s’en faut, dans nos corpus de récits spontanés...
3. Spécificités des récits conversationnels par rapport aux autres formes de discours narratifs
16Elles découlent des conditions de la production/réception de ces récits, qui sont improvisés, et surgissent de façon imprévisible dans des contextes conversationnels divers (on n’a pas affaire à des unités interactionnelles autonomes, mais à des « séquences narratives » enchâssées dans des échanges d’une autre nature). D’où les caractéristiques suivantes de ces récits :
3.1. « Impureté » structurale
17Même s’ils présentent un degré très variable de cohérence et de complétude, ces récits ont toujours un caractère fragmenté : émergeant de façon plus ou moins impromptue au cours de l’échange, puis s’évanouissant dans les sables de la conversation, pour resurgir ultérieurement puis disparaître à nouveau, ils ne possèdent pas de bornes clairement identifiables, laissant toujours ouverte la possibilité d’une suite ou d’une reprise – c’est qu’ils sont censés non point bloquer, mais au contraire alimenter l’échange conversationnel, dont ils épousent en apparence les allures vagabondes.
18Cette impression de discontinuité se trouve en outre renforcée par le fait que la parole du narrateur dominant est constamment interrompue par les interventions de l’auditoire, la seconde caractéristique de ces récits étant leur caractère polyphonique, ou « choral » (pour reprendre le terme proposé par Chanfrault-Duchet).
3.2. Les récits conversationnels comme constructions collectives
19La participation de l’auditoire peut être d’importance et de nature variables :
- Les signaux d’écoute peuvent eux-mêmes présenter différents degrés, allant du simple accusé de réception (verbal ou non verbal) aux diverses manifestations de « soutien » et de « relance », Laforest montrant en outre que selon la phase du récit qu’ils accompagnent, ces signaux sont plus ou moins fréquents, et ne relèvent pas de la même catégorie dominante : comme quoi l’auditeur module son comportement en fonction des méandres du récit.
- La participation émotionnelle de l’auditoire doit bien entendu être adaptée à la nature de l’histoire narrée – rires en cas d’« histoire drôle » ou de « dirty joke » (Sacks, 1974), marques de co-indignation en cas de « complaint story » (Günthner, 1997), exclamations en tous genres –, mais en tout état de cause, ces manifestations d’empathie sont la condition sine qua non de la réussite de l’entreprise narrative.
- L’auditoire peut enfin intervenir plus directement dans la conduite du récit, par toutes sortes de commentaires produits ouvertement ou en en aparté9, ou par l’apport de quelque précision ou rectification. En particulier, lorsqu’un membre de l’auditoire connaît déjà l’histoire en tout ou en partie, il peut être tenté de s’ériger en co-narrateur, avec le risque que s’installe alors une compétition pour le « leadership » narratif : le narrateur en titre peut mal supporter de se voir partiellement détrôné de son privilège de locuteur dominant, le problème étant pour l’analyste de démêler si ces interventions extérieures ont un caractère plutôt coopératif ou plutôt compétitif.
20Les récits conversationnels sont donc des improvisations collectives, dont la construction implique des négociations permanentes entre les participants10, et cela dès l’introduction d’un module narratif dans un échange qui n’est pas en principe au départ fait pour ça : que le récit soit proposé spontanément par un narrateur auto-proclamé, ou qu’il soit sollicité par quelque membre de l’auditoire, il faut nécessairement que s’établisse entre les interactants ce que Brès (1994, 1995) appelle un « protocole d’accord », c’est-à-dire un consensus minimal concernant l’existence même d’une séquence de récit au sein de l’interaction globale.
21Ces propriétés communes se déclinent diversement selon les cas : constituant un type particulier de récits, les récits conversationnels comportent en effet eux-mêmes de nombreuses sous-classes.
4. Typologie des récits conversationnels
22Les distinctions suivantes auront surtout pour fonction de préciser les caractéristiques du « cas » qui va nous servir d’échantillon illustratif : le récit intitulé « L’agrafe », emprunté à l’étude de Liliane Vosghanian, Les interactions verbales en site commercial : Exemple d’un magasin de retouches de vêtements11.
23Voici donc quelques-uns des critères pertinents pour une typologie des récits conversationnels.
241) Le contexte dans lequel s’inscrit le récit12 : conversation familière (en particulier à table), ou interaction à caractère plus institutionnel (contexte académique, administratif, médical, commerce ou service, etc.).
25Dans notre exemple : il s’agit d’un magasin de retouches de vêtements (« La clinique du vêtement », à Lyon), lieu en lui-même hybride puisque qu’il s’apparente tout à la fois à un atelier (la retoucheuse y travaille), à un commerce (les clientes y défilent), et à un « salon de papotage » (des sièges sont installés, et certaines habituées viennent y faire causette en l’absence de tout alibi commercial).
262) La teneur du récit : histoire réelle vs fictive (avec le cas intermédiaire des récits de rêve, et le cas particulier des « histoires drôles ») ; récit en « je » (on « se » raconte,) VA en « il » (on raconte un accident dont on a été le témoin, on donne des nouvelles d’une relation commune...) ; histoire comique VA dramatique13, etc.
27Dans notre exemple : il s’agit du récit « à chaud » d’une « expérience vécue », madame N débarquant dès l’ouverture du magasin pour narrer sa mésaventure toute fraîche, dramatique et cocasse à la fois : en mordant comme à l’accoutumée dans la tartine du petit-déjeuner, elle a senti une agrafe venir se ficher au fond de son palais.
283) L’organisation et le déroulement du récit : récit auto-initié VS sollicité ; complet VA partiel (axe graduel) ; monophonique VA polyphonique (axe graduel) ; continu ou à épisodes ; raconté pour la première, la deuxième ou la énième fois (c’est le problème du retelling, au même auditoire ou à un auditoire différent, et de la constitution progressive d’une « version » plus ou moins fixe) ; récit isolé VA déclenchant un « tournoi narratif » (comme dans la fameuse scène de La cantatrice chauve où le Pompier, M. Smith, Mme Smith et même, bien qu’elle n’y soit pas socialement « autorisée », Mary la bonne, font à tour de rôle assaut d’anecdotes).
29Dans notre exemple : il s’agit d’un récit auto-initié, raconté pour la première fois par N à P, la patronne du magasin (en présence de L, fille de la patronne et auteur de l’étude en question). Le récit de l’épisode sera ensuite repris par deux fois14, d’abord à l’intention de la cliente X qui survient dans le magasin au cours de la même interaction, puis deux jours plus tard à l’intention de F, fils de P. En outre, ce premier récit a une suite ; il se déploie en une sorte de feuilleton comportant trois épisodes principaux : le drame ; la plainte auprès du responsable du supermarché (régulièrement désigné comme « le grand machin ») ; et la réparation, Mme N se voyant gratifiée en guise de consolation de choux à la crème et d’une tarte, sans parler « des sourires et des excuses » : tout est bien qui finit bien.
304) La fonction du récit (illustrative, argumentative, purement anecdotique, etc.) par rapport à l’ensemble de l’interaction dans laquelle il s’inscrit.
31Dans notre exemple, il s’agit d’une simple « anecdote », ennoblie toutefois par cette conclusion généralisante qui revient tel un leitmotiv : « ma vie elle est pas drôle ».
32De ce récit fort long et fort riche je ne présenterai que le début, en focalisant l’analyse sur les procédés rhétoriques les plus caractéristiques de ce récit particulier, mais aussi semble-t-il, de tous les récits conversationnels.
5. La « poétique » des récits ordinaires
33Venons-en donc à notre question initiale : où peut-on trouver de la « littérarité » dans ces formes discursives qui n’ont aucune prétention littéraire avouée ?
34Je rappellerai d’abord à cet égard que l’article précédemment mentionné de Labov et Waletsky (1967) est paru dans un ouvrage intitulé Verbal and visual arts. Mais surtout, que ces « pièces rapportées » que sont les séquences narratives ont un statut à part dans les conversations, impliquant ce que Goffman appelle un changement de footing, c’est-à-dire de posture énonciative, ainsi que le montre admirablement l’étude de Goodwin (1984) concernant le fonctionnement d’un récit produit au cours d’un repas : l’une des convives s’apprête à porter sa fourchette à ses lèvres, puis elle la repose doucement, se redresse, pose ses deux coudes sur la table, et d’un geste furtif réarrange ses cheveux – elle endosse sa tenue de conteuse ; corrélativement, un silence relatif se fait autour de la table, ainsi qu’un certain figement des corps : le rideau s’est levé, le récit peut commencer. Tout récit impose silence ; créant un foyer d’attention unique dans cette grande cacophonie que sont les conversations à partenaires multiples, il vise à captiver (c’est-à-dire à rendre « captif ») son auditoire.
35Cette littérarité, on peut la chercher, et la trouver, aux trois niveaux principaux de fonctionnement textuel distingués par Aristote : invention, disposition, élocution.
361) L’invention concerne en l’occurrence surtout le choix du sujet, qui doit correspondre à un événement « digne d’être narré ». Si la question de la « racontabilité » se pose en termes variables selon les situations communicatives (Vincent, 1996), il est permis d’estimer que cette histoire d’agrafe, à la fois cocasse et pathétique, banale et extraordinaire, constitue en tout état de cause un candidat idéal pour le déploiement d’une activité narrative.
372) La disposition concerne l’organisation générale (c’est-à-dire macrostructurale) du récit ; à noter principalement à ce niveau l’importance des séquences liminaires : la « chute » finale, mais d’abord la « préface », que n’envisage pas Labov, mais dont l’importance a été soulignée par Sacks ou Jefferson. Les préfaces ont une fonction d’« accroche » ; elles servent à intriguer, à allécher, à susciter chez l’auditeur un désir de récit, comme on va le voir sans plus attendre dans notre histoire d’agrafe, qu’inaugure cette phrase énigmatique et dramatique tout à la fois (la mort rôde !) : « pour un peu vous ne me revoyiez pas ».
Madame N entre dans le magasin
P- bonjour madame
L- bonjour
N- pour un peu vous ne me revoyiez pas [pas de réaction aux salutations de la patronne et de sa tille : N attaque de but en blanc par une « préface »]
P- pourquoi ? [la préface a fait mouche]
N- (tousse) excusez-moi
P-alors vous toussez toujours ? [sollicitation d’explication, donc de récit]
N- c’est pas ça oui la preuve(continue à tousser) [admet le fait, mais conteste son statut d’« orientation » au récit programmé : c’est une fausse piste] imaginez-vous : (nouvelle préface, en forme d’appel à participation imaginaire ; un peu plus loin P énoncera en écho « j’imagine oui »15]
P- qu’est-ce qui vous arrive ? [relance : alors, raconte !]
N- j’déjeune [« indication » spatio-temporelle et « lancement » du récit : présent de narration]
P- oui ? [relance]
N- ben ça c’est tout banal hein [c’est sur un fond de « banalité » que surgit l’événement, qui n’en est par contraste que plus « extraordinaire » ; procédé repris plus bas avec « comme chacun fait »]
P- ce matin ? [demande de précision sur l’indication temporelle]
N- ce matin (.) [la proximité de l’événement en accroît l’intérêt] je coupe mon pain tant qu’je peux (.) je mets du beurre (.) et puis j’mords dedans comme chacun fait hein [procédé de retardement, qui entretient le suspense] dites [minipréface préparant la verbalisation de l’événement-clef] y avait une agrafe [après la fausse orientation, voici la vraie : il arrive à tout le monde de mordre dans son pain, mais point de choper une agrafe au passage !] j’l’ai pas apportée je l’ai oubliée j’vous l’apporterai (.) comme ça dans le pain (montre la taille de l’agrafe avec les mains) [dramatisation]
P- dans le pain ?
N- ça c’est accroché [dans mon palais [« une agrafe s’est accrochée dans mon palais » : proposition qui peut être considérée comme constituant le « résumé » du récit16]
P- [ho
N- j’ai cru que j’allais étouffer [dramatisation]
P- oh la la ben alors [variante plus étoffée du « ho » précédent, manifestation d’empathie]
38Ainsi la narratrice ménage-t-elle ses effets avec talent. À noter toutefois ce petit « raté » : N a oublié d’apporter la fameuse agrafe, dont elle est réduite à évoquer gestuellement la taille impressionnante ; oubli qu’elle réparera ultérieurement (car elle a bien évidemment conservé la précieuse relique), avec ce commentaire : « que je vous montre bien que je ne mens pas » – la « pièce à conviction » constitue en effet la plus efficace des stratégies de la « vérification », aux côtés de procédés verbaux tels que « je vous assure », « je vous jure », ou « vous pouvez demander à un tel » (cf. dans notre corpus « non mais j’vous assure qu’ça m’a fait mal hein », « non mais j’vous jure j’ai eu mal hein »).
39Quant à P, elle apparaît déjà comme une auditrice modèle, prodiguant à la narratrice la panoplie complète des signaux d’écoute, et l’assurant d’entrée de sa participation émotionnelle. Tout au long du récit, elle continuera à produire force exclamations en tous genres (« oh la la ben dis donc », « fff c’est incroyable ça », etc.), qui sont à considérer non seulement comme des manifestations d’empathie mais aussi comme des évaluations implicites (oui, cette histoire mérite bien d’être contée). Elle se permettra aussi des interventions plus constructives, sous la forme surtout de conseils (« ah ben moi à mon avis i faut faire une réclamation hein », « moi à mon avis faut trouver un autre endroit pour acheter le pain parce que là c’est c’est pff »), tirant même au passage l’une des morales de l’histoire : « oh là moi j’ai plus d’confiance à U là ».
40Le début de ce récit illustre également les principaux procédés caractéristiques de l’élocution.
413) La quasi-totalité des procédés relevant de l’élocution sont mis au service de la dramatisation du récit.
42– Les répétitions et reprises abondent dans les conversations en tous genres, où elles assument des fonctions très diverses, ainsi que l’a montré la grande spécialiste ès répétitions, Deborah Tannen (1987, 1989). Mais Tannen insiste surtout sur la fonction rythmique et « poétique » de ces phénomènes d’écho : ce sont des sortes de refrains ou de leitmotive, dont notre corpus offre de nombreux exemples, qu’il s’agisse de répétitions à l’identique :
j’me suis rincée rincée rincée rincée
puis ça m’a fait mal ça m’a fait mal
43ou de reprises avec variation :
et puis j’mords dedans comme chacun fait hein
44étant repris un peu plus loin sous la forme
alors j’ai mordu dans mon pain vous savez comme on fait hein.
45– Ces répétitions ont aussi bien sûr une valeur emphatique, et sont donc à verser au compte de l’ensemble des procédés de l’intensification, laquelle affecte avant tout l’expression des émotions.
46Dans notre exemple, la narratrice décline diverses émotions : souffrance physique, décrite à travers ses manifestations les plus concrètes (« plus j’voulais tirer dessus plus ça me faisait mal », « j’pouvais plus ouvrir la bouche tellement ça me faisait mal », « j’ai cru que j’allais étouffer », « j’transpirais moi », « j’ai craché du sang », « j’arrivais pas à l’enlever j’avais mes yeux qui coulaient ») ; peur et même panique (« puis on a peur aussi hein d’avaler c’truc », « j’arrivais pas j’paniquais même », « j’en avais plein la bouche c’était c’est c’est ss- c’est affolant hein ») ; colère enfin (« j’étais furieuse »). Affects tous négatifs, qui viennent se détacher sur un fond émotionnel quant à lui positif (« hé ben j’étais contente c’matin j’vous assure hein »), ce qui en accroît encore par contraste le caractère dramatique ; le procédé de mise en relief est en tout point similaire à celui qui a été précédemment signalé à propos de « ben ça c’est tout banal hein » : la « dysphorie » surgit soudain sur un fond euphorique, tout comme l’événement extraordinaire se détache brusquement d’un quotidien des plus ordinaire.
47Ajoutons que l’expression emphatique des émotions est évidemment mise au service du « pathos », étant faite pour susciter l'« empathie » – et que ça marche, du moins avec P, qui est remarquablement « bon public » ; c’est même une auditrice exemplaire, les autres membres de l’auditoire adoptant un comportement nettement moins gratifiant pour N, comme on le verra sous peu. Mais auparavant, notons que notre échantillon illustre aussi ce fait très général, que tout narrateur est en quelque sorte pris en tenaille entre deux exigences : celle de la dramatisation (qui implique l’exagération), et celle de la véracité ; cette sorte de « double contrainte » se manifeste discursivement par de permanents balancements du genre « c’est pas si terrible mais enfin quand même c’est terrible », le morphème « enfin » apparaissant comme le marqueur privilégié de ce double mouvement contradictoire :
j’savais plus bien où j’en étais 'fin c’est un petit malheur ’fin ça ça ça peut avoir des conséquences
’fin c’est pas marrant mais y a pire que ça mais j’me suis dit un enfant
48Double contrainte dont la solution consiste à imaginer une situation pareille en pire, laquelle dans notre exemple s’incarne en deux motifs. Le premier, initialement suggéré par N, est le motif du « si vous l’aviez avalé », repris par N sous la forme « j’ai failli l’avaler » :
P- encore heureusement que vous avez pu l’enlever parc’que si vous l’aviez avalée (.) peut-être pas [mais ça aurait pu arriver hein quand même
N- [mais vous savez ça a été difficile enfin j’l’avais pas dans la gorge faut pas ex-non mais assez loin quoi
P- non mais bon on sait on sait jamais v’savez c’est
N- alors ça s’trouve dans l’estomac puis après [ça
P- [ah ben oui
49« Faut pas ex » : superbe trace d’une censure au deuxième degré, puisque l’exagération est censurée par l’énoncé négatif, mais que sa censure est elle-même censurée par la troncation du signifiant... N nous dit en substance : j’ai failli y passer (« pour un peu vous ne me revoyiez pas »), mais j’ai seulement « failli » (la preuve, je suis là pour vous narrer la chose). Dramatique, mais non tragique, l’événement est bien « narrable ».
50D’autre part, la figure du « pire imaginaire » prend aussi la forme du « et si ça avait été un enfant », qui revient comme un leitmotiv dans la bouche de N (« c’est tombé sur moi j’ai l’âge adulte j’sais m’débrouiller mais sur un enfant », « j’ai dit c’est tombé sur moi ça m’a fait mal mais ce s’rait tombé sur un enfant (.) moi c’était pas pour moi personnellement moi ça m’a fait mal mais bon j’me suis débrouillée (.) un p’tit gamin il avale ça comment i va faire » – on voit que les deux figures sont ici cumulées puisque le malheureux enfant imaginaire « avale » l’agrafe).
51Cette valse-hésitation entre fiction et réalité, ce balancement permanent entre exagération et souci d’exactitude, c’est aussi un moyen de doser habilement dramatisation et dédramatisation, tension et relâchement émotionnels.
52Parmi les autres procédés de la dramatisation on notera encore :
- la mention de certains détails concrets susceptibles de frapper l’imagination (c’est le procédé rhétorique de l’hypotypose), comme les manifestations somatiques de la souffrance, ou l’insistance sur la taille de l’agrafe, évoquée à plusieurs reprises aussi bien gestuellement et verbalement (« y a bien un centimètre », « une agrafe vous savez qui agrafe les gros sacs de farine vous voyez un peu le format quoi », « mais alors elle est grande vous savez c’est ces gros sacs de cinquante kilos là quand i livrent la farine c’est pas une petite agrafe de de de machin hein ») ;
- le recours au présent de narration (il fait ici son apparition dès le tout début de l’épisode narratif), qui a pour effet de « présentifier » l’événement passé, histoire de nous faire assister à la scène en direct ;
- les diverses formes du discours rapporté (lequel produit d’efficaces effets « théâtraux ») : monologue intérieur (« j’ai dit c’est bizarre », « mais j’me d’mandais bien c’qui m’arrivait vous savez avec cette agrafe dans la bouche [j’me suis dit] tu perds une dent », « j’me suis dit comment tu vas être après », « j’ai dit comment j’vais m’en sortir ») ; dialogue imaginaire « (j’vais leur dire voilà c’que j’ai trouvé ») ; ou dialogue rapporté supposé conforme aux propos réellement tenus, mais qui est en fait toujours « réécrit » (« j’lui ai dit gentiment monsieur c’est pas pour vous déranger mais j’vais quand même vous expliquer j’ai souffert c’matin (.) alors j’ai pris comme ça hein (.) alors i m’a dit oh mais ça vient pas d’nous (.) ah mais j’ai dit j’vous incrimine pas c’est vos fournisseurs que j’incrimine [...] alors bon alors il a dit demain vous viendrez quand vous prendrez votre pain euh vous prendrez c’que vous avez à prendre d’habitude et je vous le donne gratuitement ») ;
- les procédés de la généralisation17 (« c’est ça quand on est tout seul hein », « c’est arrivé une fois ça peut arriver [d’autres fois] »18) ou de l’élargissement, que l’on rencontre surtout dans ces sortes de « coda » où le discours prend de la hauteur, dépassant la stricte anecdote pour exprimer quelque vérité plus générale ; le ton se fait alors fataliste :
j’aurais pu en coupant mon machin en deux la trouver ben non c’était pas dit quoi c’est dit que j’aurais des pépins
53voire philosophique :
alors j’vais chercher mon pain puis j’vais méditer sur mon triste sort
enfin bon j’vous raconte ma vie elle est pas drôle
6. Conclusions
54L’étude de corpus a largement confirmé que les deux caractéristiques essentielles des récits conversationnels sont leur fantaisie structurale d’une part, et leur nature polyphonique d’autre part.
551) On retrouve bien dans ce texte narratif les différentes phases identifiées par Labov : résumé (généralement précédé d’une préface), indications, lancement du récit et « complication » (« seulement pour la sortir l’agrafe hein ben », « je savais pas avec quoi me désinfecter la bouche » – et la pharmacie qui n’était pas encore ouverte !) ; on y trouve aussi des « évaluations », des « résultats » (qui prennent souvent la forme « ben voilà »), et diverses sortes de « chutes » : « allez j’vous embête plus enfin j’vous ai raconté ma vie si je vous revois pas aujourd’hui passez une bonne journée », « enfin bon j’vous raconte ma vie elle est pas drôle »19. Rien ne manque donc – ces récits pêchant plus, à vrai dire, par excès que par défaut. En effet, la plupart de ces composantes reviennent plusieurs fois dans le texte conversationnel, ces résurgences étant dues à divers phénomènes interactionnels.
56– D’une part, on sait que l’oral manifeste une tendance générale au « ressassement » : répétitions à l’identique ou avec ajout de détails inédits, retours en arrière et reprises en boucle, fausses clôtures suivies de relances, tous ces phénomènes affectent tout particulièrement les récits qui nous intéressent, dans la mesure où étant enchâssés dans des conversations, ils sont parfois abandonnés en cours de route pour laisser place à un épisode plus ou moins long de « papotage », au terme duquel le récit redémarre comme il peut ; c’est par exemple ce à quoi l’on assiste en pleine phase de « complication » :
N- alors j’ai pensé à l’Eludril tout bonnement c’est tout c’que j’avais j’pouvais quand même pas prendre de l’eau de javel hein (.) alors bon ben voilà (.) à part ça ça va ?
P- ben ça va oui
N- le chat aussi ?
P- le chat aussi (rires)
57ou dans l’épisode final de happy end :
58N entre dans le magasin, un paquet dans les mains [elle est cette fois munie de la pièce à conviction]
P- ah vous avez eu un cadeau là (.) non ? [la galette
N-[oh mais attendez que j’vous dise tout [un bon récit doit respecter la maxime de quantité de Grice, c’est-à-dire être « exhaustif »| j’m’asseois quand même deux minutes (.) j’ai eu tout mon pain (.) deux choux à la crème
P- ouh la la
N- et une tarte
P- hé bah v’voyez [comme quoi
N- [avec les sourires et les excuses
L- hé ben c’est la moindre des choses
P- [ah bah oui
N- [bah oui m’enfin j’ai quand même dit merci hein
P- oui bah d’accord mais bon vous avez vu la grandeur de l’agrafe (rires)
N- mais vous savez que j’lui ai dit hein j’la garde en souvenir
P- vous avez bien mérité ça (rires) ah la la
N- alors voilà [...]
P- alors vous voyez hein (rires) le gros machin il a fait une effort (.) considérable
N- mais j’crois qu’c’est l’fils que j’ai vu c’matin
P- ah c’est possible
N- et ah non mais il est très aimable [démarrage d’une séquence de papotage sur la famille du « gros machin »]
59– D’autre part, la reprise du récit peut être causée par l’arrivée d’un nouvel auditeur potentiel, ce qui va donner lieu à une activité de retelling, dont notre corpus fournit deux exemples.
60Dans la première scène, N vient tout juste de boucler son récit quand survient une nouvelle cliente, madame X ; après quelques minutes de causette, X se dirige vers la sortie ; N lui emboîte alors le pas (pas question de laisser filer pareille occasion !), et lance :
N- oui bon alors heu moi j’vais voir si on veut me vendre des agrafes
X- où donc ?
N- dans l’pain
P- pff elle a trouvé une agrafe [dans son pain
N- [puis pas une mince hein je vous assure j’l’apporterai une grosse agrafe [...]
X- dans la gorge ?
N- oh ben non pas si loin m’enfin bref j’ai j’ai j’ai ’fin craché du sang ça [m’a fait
X- [ho ah ben quand même
61ce « quand même » fonctionnant comme une sorte d’évaluation accordée par X in extremis : puisque vous avez craché du sang votre histoire mérite en effet d’être racontée.
62Le second retelling, particulièrement savoureux, apparaît dans la dernière scène, alors qu’a déjà eu lieu le récit de l’heureux dénouement – il s’agit donc bien d’une relance, suscitée par l’irruption matinale du fils de la patronne :
P- où tu vas comme ça en pyjama ? [...]
F- j’vais faire des courses
P-prends pas l’pain hein prends des pains d’mie
F-pourquoi ?
P-bah pac’qu’on trouve des agrafes là-dedans
F- des agrafes ?
P-bah elle a trouvé une grosse agrafe dans sa bouche
N- non non mais tiens (cherche son porte-monnaie où est entreposée la relique, mais ne le trouve pas) une agrafe vous savez qui agrafe les gros sacs de farine vous voyez un peu le format quoi et bah oui j’ai failli avaler ça non mais j’vous jure j’ai eu mal hein puis j’ai encore mal hein
F- (rires) p’tain
N- puis j’ai encore mal hein
63mais devant le peu de compassion manifestée par le jeune homme pour cette histoire N conclut :
N- vous vous moquez vous j’sais bien
F- bah mais non
N- v’voyez hé ben c’est enregistré on saura qu’vous n’avez pas d’cœur (rires collectifs)
64et Z d’enfoncer alors cruellement le clou :
Z- t’façon j’achète pas d’pain moi j’achète du pain de mie
652) En ce qui concerne le caractère « polyphonique » du discours narratif, ces épisodes de retelling sont particulièrement intéressants car ils mettent en présence la narratrice principale et son nouvel auditoire, mais aussi P, qui étant déjà « au courant », va pouvoir participer activement à la conduite du récit : c’est elle qui se charge dans les deux cas du « résumé », et même, dans le second, de la « préface » (formulée par N dans le premier cas), s’érigeant petit à petit en véritable co-narratrice. Nous l’avons vue aussi produire des « évaluations » (car contrairement à ce qu’envisage Labov, la validation du récit incombe autant au narrataire qu’au narrateur20,) et c’est encore à la Patronne que l’on doit le mot de la fin :
L- et puis du coup vous avez eu plein de cadeaux
N- ah bah oui euh alors m’enfin
P- ah la la enfin bon c’est comme ça
66L’interaction s’achève dans l’euphorie des rires partagés, puisque « tout est réparé n’est-ce pas » ; euphorie quelque peu excessive d’ailleurs pour N qui se permet une petite piqûre de rappel (« m’enfin », j’ai quand même souffert et puis si c’est arrivé une fois ça peut se reproduire ne nous réjouissons pas trop vite), d’où l’aphorisme de P qui tire la morale de l’histoire : c’est comme ça la vie, un mélange de gros malheurs et de petites joies, une succession d’incidents funestes et de réparations providentielles...
67Nous avons vu que P était également et surtout présente tout au long de ce récit par ses divers commentaires et ses nombreuses manifestations de participation émotionnelle. C’est que notre Patronne est une sorte de professionnelle, non seulement de la retouche, mais aussi de l’écoute. En revanche, N a moins de chance avec la fille de P (dont la participation est minimale : dans la courte séquence où elle se retrouve seule avec N, L se contente de produire quelques sobres « ah bon », « oui », « hm », et « ah »), avec X (qui se montre presque déçue que le récit ne soit pas plus croustillant), et surtout avec F, qui se rend coupable d’une grave insuffisance empathique : ce n’est pas seulement le narrateur, mais aussi le narrataire, qui peut être plus ou moins « talentueux ».
68Corrélativement, c’est dans une perspective interactionnelle que doivent être envisagées les motivations et fonctions de cette activité discursive : au-delà de la pulsion (voire compulsion) narrative, que certains considèrent comme caractéristique de l’être humain, cet animal narrons ; au-delà aussi du désir de montrer à autrui et de se montrer à soi-même que dans la grisaille du quotidien, on peut parfois connaître le grand frisson, et vivre des choses intéressantes, puisque racontables21 (d’où l’importance de la « mise en intrigue », qui transforme le narrateur en héros d’une sorte de mini-épopée), ces récits ont pour fonction de cimenter l’appartenance au groupe ; de souder cette communauté que forment le conteur et son auditoire, communiant, au moins le temps d’un récit, autour d’émotions et de valeurs partagées.
69Il est donc tout à fait justifié de parler, à propos de ces récits conversationnels, d’« art de la relation » – mais c’est aussi un « art de la performance ». Les séquences narratives produites en contexte conversationnel portent à l’incandescence les caractéristiques essentielles du discours oral : exhibition des traces de l’élaboration « en temps réel » du texte narratif (quand l’écrit s’emploie à les gommer), engagement accru et implication collective des différentes parties en présence dans l’activité de production discursive ; mais ce sont aussi celles où s’illustre avec le plus d’évidence la « poétique de l’oral », et où s’exerce un certain « plaisir du texte » : s’il y a des traces d’oralité dans les récits littéraires écrits, il y a aussi un peu de littérarité dans les récits oraux, aussi « ordinaires » soient-ils en apparence.
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Notes de bas de page
1 Dans l’introduction au Récit oral, 1994.
2 Comme le sont aussi les Lectures d’H. Sacks, dont certaines sont consacrées à cette question des récits conversationnels.
3 Dans l’avant-propos à Autour de la narration, Laforest (Éd.), 1996.
4 Sur le fonctionnement des récits dans certains types d’entretiens ou d’interviews, voir Lacoste, 1986 ; Vincent, 1994 ; Brès, 1995 ; et Carcassonne-Rouif & al., 2001.
5 Pour un inventaire plus détaillé des critères qui permettent d’identifier un récit, voir Laforest et Vincent, in Laforest Éd., 1996, chap. 1 : 17 sqq.
6 La perspective de Labov se situant à un niveau structural moins « profond » que le modèle actantiel des sémioticiens (tels que Propp, Greimas, ou Brémond). Sur les différentes versions du modèle labovien, voir Brès, 1994 : 78.
7 Variante : « Quelle est la morale ? » (Mme Martin, Ionesco, La cantatrice chauve, scène VIII).
8 Sur la « chute de la narration », voir Auchlin, 1996.
9 Sur la technique du byplay, voir M.H. Goodwin, 1991.
10 Sur la notion de « négociation conversationnelle », voir Kerbrat-Orecchioni, 2000.
11 Mémoire pour la maîtrise en sciences du langage, Université Lyon 2, 2001.
12 Voir sur cette question Norrick, 2000, chapitre 6.
13 Avec une prédilection marquée pour les situations dramatiques (ou tout au moins embarrassantes), les récits les plus fréquents relevant du registre de la plainte (Günthner, 1997) ou de la souffrance (Maury-Rouan & Vion, 1994) ; en revanche, les récits d’autoglorification sont nettement plus rares dans nos cultures (Vincent, 1994), et ils semblent être une spécialité masculine (Johnstone, 1993).
14 Dans le corpus enregistré ! Mais il est permis de penser que madame N ne s’est pas privée de poursuivre off record son activité de retelling...
15 La participation imaginaire de l’auditoire est sans doute aussi importante pour la réussite d’une récit que la participation émotionnelle, mais elle laisse malheureusement moins de traces visibles à l’analyse...
16 Sauf qu’à la différence de ce qu’envisage Labov, le résumé ne précède par le récit, il se confond avec lui. On voit au passage combien l’analyse labovienne est tributaire du type de récits sur lesquels elle se fonde : en situation d’interview, le résumé est utile dès l’ouverture pour vérifier par avance la conformité du récit prévu aux attentes de l’intervieweur, alors que dans les récits spontanés il nuirait à l’effet de suspense (c’est seulement en cas de retelling que le résumé apparaît systématiquement en ouverture, ainsi qu’on le verra plus loin).
17 Parmi lesquels figure le fameux « tu narratif », que je mentionne simplement pour mémoire car notre échantillon n’en fournit aucun exemple.
18 Le tour de parole de N est en effet interrompu par L.
19 Exemples qui montrent qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer un « résultat » d’une « coda ».
20 Cf. ce titre d'un article de Barbéris (1994) : « L’évaluation du récit oral, ou : pour évaluer, il faut être (au moins) deux ».
21 D’après Blum-Kulka (1993 : 362), on se raconte des histoires les uns les autres afin de « test the borderlines between the exceptional and the ordinary ».
Auteur
Professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 et à l’IUF.
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Le Défi magique, volume 1
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