La textualisation de la mémoire et la (ré)invention des traditions luso-afro-brésiliennes dans l'Umbanda portugaise
p. 121-138
Texte intégral
1A partir de considérations sur les processus de transculturation de l'Umbanda de Omolocô, je vais, à propos du groupe religieux du Terreiro de Umbanda Ogum Megê, à Lisbonne – Portugal, discuter la textualisation de la mémoire, la (ré)invention des traditions implicites dans les textes édités par le Terreiro. Les mémoires du corps et de la voix persistent, avec leurs principes performatiques, même quand elles sont couchées par écrit, dans les textes qui sont utilisés par le groupe religieux. Elles soulignent la complexité des facteurs en jeu dans la manutention, la reproduction et l'innovation de ce qui concerne l'univers religieux étudié.
Le processus de transculturation
2Le processus de transculturation de l'Umbanda au Portugal permet de percevoir les phénomènes d'oubli, de mémoire et de recréation lors de l'établissement dans un nouveau système socioculturel. Fernando Ortiz, en analysant la culture afro-cubaine, montre que la transculturalité permet de comprendre « les différentes phases du processus de transition d'une culture à l'autre, c'est-à-dire ce qu'implique réellement le mot anglais acculturation ; ce processus comprend aussi la perte ou l'extraction par la racine d'une culture préalable, laquelle sera définie comme déculturation. Il entraîne de plus, l'idée de conséquente création de nouveaux phénomènes culturels, ce qui s'appellerait néoculturation. » (Ortiz, 1947 : 102-3).
3L'Umbanda, fondée à Rio de Janeiro, s'est répandue au Brésil grâce à des moyens massifs, des livres, des journaux, des programmes de radio. Un autre facteur qui a contribué à ce processus a été la migration, surtout en ce qui concerne le Nordeste. Dans ce sens, nous pouvons citer l'exemple de l'installation, à Fortaleza, à partir de 1954, de Mère Julia. Elle va à Rio, et, au retour, installe un terreiro qu'elle enregistre administrativement. Cette première maison mère sera la matrice de centaines d'autres.
4L'installation de l'Umbanda au Portugal, particulièrement à Lisbonne, est liée, entre autres phénomènes, à la question de la migration. Le Nordeste portugais a toujours été la source de migrations successives. La fin des années 40 a vu le départ en masse de familles qui se dirigeaient vers différents pays, et particulièrement vers le Brésil ; peu d'entre elles en sont revenues. C'est au cours de cette vague migratoire que le père de Mère Virginia Albuquerque est venu au Brésil :
« Mon père est allé au Brésil en 1949, j'avais quatorze ans et l'année suivante nous l'avons rejoint. Au début, je ne voulais pas aller au Brésil, quand mon père parlait de ce voyage, je réclamais toujours, car moi, je voulais plutôt aller en Angola. Nous n'avons pas pu y aller parce que Salazar a interdit la migration vers l’Afrique ».
5Salazar pratiquait une politique dont le but était d'éviter toute tentative d'autonomisation. Sa politique générale visait à freiner le développement économique des colonies sans encourager la migration blanche, et en même temps, à occuper les territoires grâce à une administration discrète et efficace.
« Mon père, en arrivant au Brésil, a trouvé du travail dans les scieries de Paganni et Pinheiro pour lesquelles il a travaillé pendant de nombreuses années. Les grilles et les portails du Palais de l'Evêque, qui ensuite est devenu Cardinal de Guanabara, ont été faits par mon père. Les portails et les grilles du Jockey Club aussi, ainsi que les portes de la Banque du Brésil du Square São Francisco. Mon père était un excellent artisan mais il n’avait aucune ambition ».
6Le père a voyagé le premier, ensuite il a fait venir sa femme et sa fille.
« Le navire a débarqué d'abord à Récife, je ne me rappelle plus s'il a fait escale également à Salvador, je suis arrivée à Rio de Janeiro, nous sommes allés habiter dans une cité qui aujourd'hui n'existe plus, tout près de la Place 11. Plusieurs de mes oncles habitaient à côté de la favela de Catumbi, je restais des heures à la fenêtre pour regarder les va-et-vient des noirs qui descendaient et montaient, mais comme j'étais blanche, il m'était interdit de monter la colline. J'aimais le Carnaval et je faisais partie, avec mes cousins, du groupe carnavalesque de Catumbi Le soir, nous allions à l'Orphéon Portugal ».
7Je pense qu'il est important de percevoir le regard du migrant sur la nouvelle société : son sentiment d'étrangeté. Immédiatement, les réseaux familiaux sont mis en valeur, aussi bien dans le processus de migration qu'au sein de la nouvelle société. Les premiers arrivants de chaque famille défrichent, s'installent, et les autres suivent la voie ainsi tracée. En ce qui concerne leur recherche d'emploi, en arrivant, ils reçoivent l'appui des relations que les membres de leur famille ont déjà établies. Il est intéressant de constater qu'ils sont impressionnés par la musique, par le rythme de la samba qui fait vibrer le corps et par l'interdiction de la danse, à cause de la discrimination raciale, la favela n'est pas un endroit pour les blancs.
« Ma mère, en arrivant, n'a pas trouvé d'emploi, toute sa vie elle avait été servante, et au Brésil elle s'est occupée de la maison et est devenue lingère. Les hommes immigrants donnaient leurs vêtements à laver, et ma mère faisait ce travail pour aider à rembourser le prix des billets de notre voyage que son frère Antonio avait avancé à mon père. Par la suite, elle a arrêté pour s'occuper de ses petits enfants ».
8A 12 ans, Mère Virginia avait commencé à travailler, comme apprentie couturière, chez une modiste de Porto. En arrivant au Brésil, elle trouve une place d'aide, dans une des maisons de couture les plus importantes du Rio de Janeiro des années 50.
« Je suis allée travailler pour la Maison Siberia. En ce temps là, il y avait de bonnes clientes, comme la famille Vargas, Matarazo. Aujourd'hui, cette maison n'existe plus. Madame Céline était une juive française, elle pensait que j'avais un corps de mannequin et m'avait invitée à devenir mannequin de la Maison. Comme j'étais mineure, mon père n'a pas voulu [...]. J'aimais copier pour moi les modèles qui venaient de Paris, c'est pourquoi un des patrons me rappelait constamment à l'ordre ».
9Le fait de copier les modèles finit par provoquer sa démission. En partant, elle monte son propre atelier, chez elle. Elle raconte aussi comment elle en est venue à rencontrer le jeune Portugais migrant dont elle tombe amoureuse et qu'elle épouse. Et les contretemps au jour le jour, l'insuccès du mari dans les affaires, les afflictions du quotidien, la recherche et l'adhésion à l'Umbanda.
10J'aimerais attirer l'attention sur la méthodologie de la recherche. L'histoire de vie et la biographie appliquée aux phénomènes d'acculturation, d'immigration et aux moments des changements sociaux, permettent de percevoir les processus d'adaptation au nouveau contexte, une redéfinition des identités et les relations avec les autres groupes. Bien que l'histoire de vie ait déjà été utilisée pour connaître le parcours de Mère Virginia, je lui ai demandé d'écrire sa biographie. Ainsi, j'ai pu comparer ce qui a été narré en tant qu'histoire de vie avec la biographie écrite, dans la mesure où mon propos est de travailler la tradition orale couchée par écrit. Il s'agit en même temps, d'effectuer la triangulation suggérée par Thomas et Zananieki (1998) beaucoup moins dans le but de rechercher la véracité qu'en essayant de percevoir les différentes formes narratives et les performances qui leur sont implicites.
11L'état de désespoir quotidien que vivent certaines personnes a été identifié comme étant un des facteurs principaux de l'adhésion aux religions qui utilisent les techniques de possession.
« Le malheur a frappé à notre porte une fois encore. Après quelques très mauvaises affaires, j'ai dû partager mon temps entre m'occuper de mes enfants, aider mon mari dans le restaurant que nous avions à côté du Square de la Freguesia et la couture pour payer certaines dépenses comme l'électricité du restaurant. C'étaient des temps tellement difficiles que je n'aime pas m'en souvenir [...] ».
12Au début du siècle, on avait déjà été constaté que certains migrants, y compris portugais, fréquentaient la macumba de Rio.
« Mon mari allait aux terreiros d'Umbanda pour chercher de l'aide, rien n'y faisait, il a fini par y aller seul, car je n'avais pas la foi. J'aimais les cantiques et les danses, mais je n'acceptais pas ce que je le voyais faire. [...] Après Jacarepagua je suis retournée dans un restaurant de Cascadura, là, j'avais déjà trois enfants, Pedro, Fatima et Antonio. Antonio était très malade, tous avaient des problèmes, la mort rôdait, mais la seule qui est morte, c'est Rosinha dont j'ai déjà parlé. Naturellement, ce sont les choses de la vie, il suffit d'être vivant pour passer par là ».
13La crise financière, la maladie, la présence de la mort, la situation continuelle d'affliction qui atteint la famille, amènent le mari à rechercher des solutions dans les pratiques umbandistes :
« J'ai commencé à habiter au fond du restaurant, et, en plus du problème avec mon benjamin, j'avais moi aussi une plaie qui ne guérissait pas. Ce n'était ni faute de traitement médical, ni faute d'hygiène. Je ne pouvais pas coudre étant malade et nous n'avions pas d'argent parce que le restaurant n'allait pas bien, je me lamentais sans arrêt. Mon mari a consulté une mère de saint qui lui a dit qu'on m'avait jeté un sort (une "macumba"). Il fallait le défaire, et à ce moment, ils nous ont demandé 21 000 cruzeiros. Mon mari a dit que le mieux serait d'emprunter l'argent pour le rituel et que c'est seulement comme ça que je serais guérie. Je n'ai pas été d'accord et j'ai dit d'une voix rauque, tout à fait hors de moi : "Ne demandes rien, dans quelque jours, j'irai mieux". C'était une nuit de pleine lune et elle était exactement en face de la porte de la chambre qui s'ouvrait sur une cour, je me suis mise à genoux par terre et j'ai allumé une petite lampe et j'ai demandé, avec foi, ma guérison, et que si cela se produisait rapidement, ce serait la preuve de ma force et que je commencerais à croire aux lois de l'Umbanda ».
14Il faut souligner, dans cet extrait, la tentative de trouver une solution aux états de désespoir, ce qui est très courant dans l'Umbanda. Et en même temps, l'usage de la catégorie accusatoire « on m'avait jeté un sort, fait une macumba » est un sortilège qui est la cause première de la désorganisation de la vie quotidienne.
15La biographie a permis que Mère Virginia révèle une narration plus riche en événements, accompagnés d'une réflexion à leur sujet. En laissant mieux entrevoir l'imaginaire matriciel portugais, lequel s'articulera à l'imaginaire de l'Umbanda. Dans les villages, les petites villes, ou les villes du Portugal, selon Moïses do Espirito Santo, dans son travail sur la religion populaire portugaise, « on continue à pratiquer des rites venus du fond des temps, condamnés d'innombrables fois par les institutions ecclésiastiques, ou même par les lois municipales. La religion chrétienne, la magie, la sorcellerie forment un tout cohérent au sein des couches populaires, elle ont recours aux mêmes symboles [...] la religion semble ici immuable depuis des siècles » (Espirito Santo, 1994 : 20). Lisbonne n'échappe pas à la règle. Je pense pouvoir affirmer que les pratiques religieuses portugaises du catholicisme dit populaire ne diffèrent pas, dans leur essence, des pratiques qui peuvent être retrouvées au Brésil et en Amérique Latine, de façon générale. Toutes ces pratiques montrent la capacité de (re)création dans le champ religieux. Ce qui me permet de dire que les substrats païens qui existent dans la pratique du catholicisme portugais ressemblent beaucoup à ceux qui sont observés au Brésil, comme nous pouvons le constater aux dires de Mère Virginia au sujet de l'explication de sa guérison qui lui semble due plus à la lampe allumée la nuit de pleine lune, à l'huile d'olive et à la prière, qu'au traitement médical.
« Mon médecin était un cousin d'Antonio, mon mari. Le lendemain, il vint chez moi, accompagné de sa mère qui était mère de saint. Dona Maria me dit : "Je sais que tu vas mal et que tu ne crois pas au Saint, mais il m'a envoyé un message et m'a demandé de venir te voir". Elle a regardé mes jambes, a trempé ses doigts dans l'huile d'olive de la petite lampe, a étalé l'huile sur mes jambes et a prié. Le Dr Moura m'a dit d'aller avec lui à la clinique Brésil-Portugal, le lendemain, pour être examinée par un de ses amis gynécologues. J'y suis allée le lendemain, et je suis sortie de là, guérie. Les jambes étaient guéries et je me sentais de nouveau forte et pleine de vie. Ma petite lampe ne s'est plus jamais éteinte ».
16L'emphase est mise sur le recours du mari Antonio à différents terreiros, toujours poussé par la crise financière.
« D'un seul coup, mon mari, s'est mis à avoir un caractère insupportable, il n'y avait toujours pas d'argent. J'ai demandé de l'aide à Dona Maria, elle m'a emmenée au centre qu'elle fréquentait. La mère de saint a dit que j'avais un Saint très capricieux et que tant que je ne le traiterais pas comme il fallait, je ne connaîtrais que la misère. J'ai cédé en disant : "Si ce mal est en moi, alors d'accord, j'y vais, et bon, j'arrange ça". »
17Je pense qu'il est inutile de rechercher la causalité dans l'efficacité symbolique, en essayant de trouver, dans un sens scientifique, des explications à l'action magico-religieuse. L'efficacité symbolique n'aurait rien de spécifique en tant que cause efficiente, cependant elle garde son originalité en tant qu'efficience signifiante, c'est-à-dire l'efficacité représentée qui devient contenu d'un message (François Isambert : 1982). L'Umbanda, avec ses rituels, a son efficacité signifiante, comme on peut s'en rendre compte dans le récit de Mère Virginia, au moment où elle découvre le terreiro dans lequel elle va faire son apprentissage et s'initier.
« J'y suis allée, en arrivant au terreiro, Dona Lucinda a lancé les coquillages et alors elle a dit : "Tu es fille d'Omulu, Ogum veut ta couronne et Nanan est ta mère". Elle me dit toutes ces paroles, qui pour moi ne voulaient rien dire, de tous ces noms, je ne connaissais qu'Ogum qui est Saint Georges, mais j'ai tout de même demandé ce que je devais faire pour améliorer notre vie. "Laisse-toi faire" ("Faz tua cabeça") dit elle, [...] je lui ai fait confiance, j'ai demandé si elle pouvait s'occuper de moi, elle a répondu alors : "Je sens que tu es un cas très difficile à traiter, tu dois avoir mauvais caractère, mais tu es pure pour le Saint, j'accepte de travailler ton esprit", ("fazer tua cabeça") ».
Adhésion a l’umbanda
18La première transe semble être la marque, non seulement de la rupture avec le quotidien, mais surtout de l'acceptation inéluctable de l'efficacité de la religion.
« La "gira" a commencé et Dona Lucinda, ma mère de saint m'a donné l'ordre de tout regarder et d'apprendre, ce jour-là, il fallait seulement observer. La percussion (atabaque) résonnait, tous chantaient et je les regardais. En y réfléchissant, je me sentais de trop, en pensant que cette religion n'était pas faite pour une portugaise comme moi, puisque j'étais la seule de cette race. Plus le rythme se répétait, plus je me sentais mal à l'aise, ma tête commença à tourner, je savais que j'étais arrêtée, mais je voyais tourner les petits drapeaux fixés au toit. Lorsque cette sensation passa, j'étais agenouillée au milieu du terreiro, on m'a donné de l'eau, et petit à petit mon état s'est amélioré, alors j'ai entendu ma Mère dire : "Tu as reçu l'esprit de ton "Boiadeiro" (Bouvier) et j'ai répondu : "qu'est-ce que c'est ?" Elle m'a expliqué mais je me suis sentie encore plus gênée car je n'ai rien compris ».
19La description de la première transe ne diffère en rien des nombreux témoignages que j'ai réunis durant mes recherches au Ceará et de ceux qui sont relatés dans les études ethnographiques. Bien que Mère Virginia connaisse la possession, car elle avait accompagné son mari de nombreuses fois, dans les différents terreiros qu'il fréquentait, il n'en reste pas moins que cette acceptation de la possession est importante. Car le phénomène de la possession, au Portugal, a été combattu par l'Eglise catholique et par l'Etat. Il a été réduit à un phénomène individuel, à Lisbonne, comme l'a montré José Leite Vasconcelos (1980) et caché dans les villages où il était assimilé à de la sorcellerie. La complexité des facteurs qui entourent la reproduction, la manutention, et l'innovation de la mémoire, en ce qui se concerne l'Umbanda au Portugal, est due, à mon avis, aux pratiques traditionnelles du catholicisme qui visent à remédier aux états de désespoir.
Processus rituel et performance
« J'ai commencé au terreiro de Mère Lucinda en 1959, elle m'a expliqué que j'avais comme patron un Santo de Nação (Candomblé). Elle demanda alors à son Père de Saint de prendre soin de moi dans la "petite chambre" d'initiation pour que tout se passe au mieux. J'ai commencé à accomplir le rituel pour le Saint, en 1960. J'ai été baptisée dans les chutes d'eau de la Vargem Grande, à Jacarepaguá et mon baptême de plage a eu lieu à Septiba. Je suis entrée dans la "petite chambre" un Dimanche après-midi du mois de janvier de 1961, ma mère dit alors qu'elle avait besoin d'eau de pluie de tonnerre pour le "abô" de son Saint qui était Xangô. A part moi, il n'y avait personne au Terreiro, la maison de Mère Lucinda se trouvait tout près de là, je passais une partie de la nuit seule avec les autres saints de la maison. Après le bain, je suis allée me recoucher et Mère Lucinda a affirmé que j'avais encore deux compagnes, j'étais la "dofona". Je ne peux pas vraiment expliquer ce qui se passa durant ce lundi, j'ai dû dormir toute la journée ».
20Le processus rituel, tel qu'il a été réalisé dans le terreiro dans lequel elle a été initiée, est aujourd'hui reproduit au Portugal, de même qu'il est décrit dans les « livres » de Mère Virginia. Nous allons donc trouver, par conséquent, une (re)création due à l'écosystème ainsi qu'à la société portugaise, sujet que j'ai déjà traité dans des essais antérieurs sur les feuilles rituelles (Pordeus : 1977) et l'espace du terreiro (Pordeus : 1997). Un des exemples de cette recréation est l'installation de l'Orixá Tempo, où est planté un pin, au milieu de deux cercles, un petit et un grand. On appelle les cercles le petit et le grand taureau. La Mère de Saint se réfère à l'explication des traditions celtiques : c'est l'utilisation du sapin de Noël, l'argument selon lequel les branches forment une étoile. Les tentatives d’adaptation des plantes brésiliennes n'ont pas eu de succès, en raison du climat. Les feuilles rituelles, qui ne se trouvent pas dans la flore portugaise sont remplacées par d’autres qu'elle va chercher dans le jardin du terreiro, ou le plus souvent dans la forêt de Sintra. De cette façon, les (re)créations, dans la substitution des plantes, remplissent les lacunes sans altérer l'efficacité signifiante du rituel.
21L'imaginaire religieux de l'Umbanda se manifeste dans les rêves qui fonctionnent dans le processus rituel, de la même manière qu'ils se développent dans le contexte brésilien, à partir de l'expérience même de Mère Virginia. Les rêves relatés dans sa biographie renvoient à un imaginaire du Luso-afro-brésilien. Quand elle accueille quelqu'un dont elle doit faire l'initiation, au Portugal, elle recommande qu'il note ses rêves pour qu'elle les interprète, car le saint envoie des messages par leur intermédiaire.
« J'ai rêvé que je volais dans un cimetière, je ne voyais que des croix de bois et des tombes en terre autour. Il n'y avait rien, ni arbre, ni maison et je volais jusqu'à ce que je trouve une tombe vide et que j'atterrisse là. C'était une nuit de clair de lune et je suis restée là couchée dans cette tombe. J'ai entendu qu'on m'appelait et j'ai volé de nouveau, cette fois jusqu'à l'infini. Je continuais à entendre qu'on m'appelait et j’ai vu un homme tout en noir. J'ai volé jusqu'à ses pieds et je suis restée là, quand j'ai regardé son visage, c'était une tête de mort et ses mains n'étaient que des os. [...] ».
22Le rêve confirme qu'elle est fille d'Omulu. La recherche de la connaissance se concrétise dans la pratique religieuse, mais aussi dans les lectures, dans les recherches bibliographiques réalisées afin de construire ses textes.
« Je me suis réveillée parce que ma Mère de Saint m'a appelée. C'était l'heure du bain rituel. A ce moment, elle en a profité pour dire qu'elle avait passé toute la nuit près de moi, car son Père de Saint, qui l'avait aidée à faire les offrandes à Exu, avait demandé qu'elle reste. Il lui avait dit que j'allais avoir une nuit agitée. Mère Lucinda a confirmé que j'avais été très agitée toute la nuit et que c'est seulement après trois heures du matin que je m'étais calmée. Le mardi, j’ai vu Irê et je ne me souviens de rien, que d'un grand bain et d'un rêve ».
23Dans la perspective religieuse des pratiquants des religions luso-afro-brésiliennes, ces catégories font partie d'une totalité, et sont reliées par le sentiment d’appartenance à la famille du saint. Les termes dans lesquels elles sont exprimées sont en accord avec la croyance rationnelle. Les expressions verbales du mot y sont employées dans le sens complet du terme qui inclut aussi la pensée, les sons articulés, c'est-à-dire le langage dans lequel elles sont transmises. Les termes sont considérés en tant que pensée, mot sonore, langage et verbe.
24L'Orixá comprend l'oriki (prière) qui « agit » au cours du rituel par son pouvoir intrinsèque, sous une forme plus ou moins semblable et comparable au sacrifice ou à toute opération ou manipulation rituelle. Ce qui m'amène à dire que nous nous trouvons devant un matériel que J.L. Austin qualifierait « d'énonciation performative » qui permet de réaliser n'importe quel acte grâce à la parole (en tant que telle), ceci dit tout en considérant que toute énonciation digne de ce nom est avant tout un acte de discours produit dans la situation dans laquelle se trouvent les interlocuteurs.
25La performance doit être comprise comme un acte social défini par la relation qui s'établit grâce à l'énonciation entre le locuteur et l'auditeur. En accomplissant un acte illocutoire, le locuteur joue un certain rôle et assigne à l'auditeur un autre rôle complémentaire ; le locuteur dit qu'il veut que l'auditeur suive une conduite donnée, il se situe en tant que possesseur d'une autorité qui amène l'auditeur à se conduire d'une certaine façon, simplement parce que c'est la volonté du locuteur. Le rôle social qu'assume le locuteur est celui du supérieur hiérarchique institutionnalisé, quand il donne un ordre.
26Les processus rituels des religions aux matrices africaines, que ce soit au Brésil, à Cuba, à Haïti, dans les pays de la région do rio de la Plata ou au Portugal, impliquent la voix, la musique, la danse et la possession ; ils peuvent ainsi être qualifiés de performatifs. Donc, dans ces religions, nous observons particulièrement des actes que l'on peut qualifier d'illocutoires, tels que ordonner, interroger, conseiller, exprimer un désir, suggérer, avertir, remercier, critiquer, accuser, affirmer, complimenter, supplier, menacer, promettre, insulter, s’excuser, émettre des hypothèses, défier, jurer, autoriser, déclarer, entre autres. Austin a souligné dans les réalisations institutionnelles les rôles locutoires afin de montrer que le langage est une sorte de vaste institution comportant une pluralité de rôles conventionnels qui correspondent à une gamme de discours socialement reconnus.
27De cette façon, la vocalité régit tout le savoir traditionnel, tant en ce qui concerne la valeur du contenu que son expression. Dans l'univers luso-afro-brésilien, les textes sont essentiellement vocaux. Leur connaissance implique un exercice mnémonique immense : leurs transmissions sont l'objet de rituels minutieux, lesquels, en raison de leur caractère sacramentel obligent à des précautions particulières. Cette mémoire est transmise oralement de génération en génération, des mères et pères de saint à leurs fils de saint. Cette transmission est entourée de garanties destinées à protéger le savoir de tout sacrilège.
28Le langage n'est rien d'autre qu'un dispositif ou une institution qui permet la réalisation des actes qui n'existent que par cette institution. Les actes qui se réalisent par la parole sont régis par des règles, dans la mesure où la croyance du locuteur en ce qu'il dit est associée à l'acte de parole qu'il prétend réaliser. Affirmer quelque chose, c'est professer une croyance, s'exprimer selon des conventions.
29Toute magie est magie du verbe, conjuration et évocation, apologie et malédiction. Par la parole, l'homme établit son pouvoir sur les choses. La puissance du verbe est, en fait, plus ou moins grande selon le pouvoir respectif de la parole de chacun ; car la force, c'est le verbe lui-même. En Afrique, dans les cultures traditionnelles, s'il n'y avait pas l'action de la parole, les forces se dégraderaient, il n'y aurait ni naissance, ni métamorphose, ni vie. C'est ce qui continue d'exister dans la culture religieuse luso-afro-brésilienne. Le fait de dire le nom engendre ce qui est nommé. Nommer est une évocation magique, un acte de création, car ce qui ne peut être représenté est irréel, n'existe pas. Cependant, toute pensée humaine, dès qu'elle est énoncée, devient réalité. La parole met en mouvement l'univers des choses, elle a le pouvoir de les transformer. Dans la mesure où il a ce pouvoir, chaque mot est un engagement, une action. Le mot ne tombe pas dans le vide, dans la mesure où le mot prononcé n'est pas gratuit, tout en lui provoque des conséquences. Chaque dénomination engage la magie qui est responsable de son mot.
30Le pouvoir du mot, engagement et responsabilité consécutive à son énonciation, nous fait prendre conscience que seul le verbe transforme et change. L'homme exerce sa domination sur les choses, grâce au mot ; par son intermédiaire, il peut les modifier, les faire agir. Ainsi, l'acte magique c'est de commander les choses en vertu de l'énonciation, de la magie et du verbe. Transformer les choses en leur essence constitue une force, dans la mesure où cela les engendre, les met sous tension avec les autres choses qui sont engendrées en même temps qu'elles.
31L’énonciation performative est, alors, l'énonciation qui a pour objectif la réalisation d'une chose, celle qu'exigent le contexte de l'énonciation ou les circonstances. Dans les religions luso-afro-brésiliennes, les termes employés sont compris comme pensée, action, parole et verbe des actes entrepris dans ces religions. Ils agissent dans les rituels par leur pouvoir intrinsèque, aussi bien dans les sacrifices que dans les offrandes, au cours de l'initiation et dans tous les autres rituels.
« Du mercredi non plus je ne me rappelle de rien jusqu'au moment du bain rituel, quand je me suis habillée pour être "catulada". [...] Les sacrifices ont commencé, et je me souviens d'avoir vu quelqu'un qui portait une poule blanche. Moi qui n'étais déjà pas très bien, j'ai glissé du banc ; je me suis agenouillée par terre et je n'ai plus rien vu. J'ai senti qu'on me prenait dans les bras et que je criais, car j'ai reconnu ma voix, mais les cris étaient comme ceux d'un cheval arabe. Mon Ogum a reçu ma couronne et a donné la "dijina" de Ogum-Beira-Mar, ceci naturellement selon l'Umbanda ».
32L'efficacité signifiante du rite renvoie alors à la performance. Cependant, on ne peut transformer la performance en un acte magique de la parole, comme le fait remarquer François Isambert : « un rite est performatif lorsqu'il réalise, sur un mode convenu, une certaine relation à l'autre (personne, objet, divinité) par la symbolisation elle-même de la relation à établir » (1979 passim). Les conditions intrinsèques, internes et les circonstances président à l'efficacité de l'acte magique. Du point de vue du sujet, il n'existe rien de mystérieux dans cette relation, dans la mesure où les attitudes tendent à s'identifier aux symboles, verbaux ou non, qui les désignent et sans lesquels il serait difficile de maintenir ces attitudes. Je pense alors qu'on approfondit l'analyse sociologique des rites, en général, quand on les comprend à partir de la notion de performance.
« J'ai fait un rêve, c'était à la mer et j'étais assise dans le sable. Un cheval blanc est apparu, avec une crinière et une queue très grandes et très belles. Il galopait dans la mer, hennissait et remuait la tête nerveusement. Quand il est arrivé sur la plage, il a continué à galoper sur le sable de plus en plus loin jusqu’à disparaître à l'horizon ».
33L'efficacité symbolique du processus rituel est confirmé par les rêves qui ont lieu dans la « petite chambre » pendant l’initiation, et vont se refléter dans le quotidien du néophyte. Elle renforce en même temps le sentiment d'appartenance à la nouvelle religion.
« Même aujourd'hui ma force me vient du souvenir de la force de ce cheval. J'ai assisté à la naissance de ma nouvelle vie spirituelle. J'ai été, et je serais toujours, le cheval de Ogum, mon Père et Seigneur, rebelle, indomptable, mais fidèle et amie comme lui, mon Orixá. Il y a eu un rituel le vendredi pendant lequel je devais faire des offrandes de nourriture aux orixás. Mère Lucinda m'a donné un plat de nourriture à porter sur la tête. Je devais danser avec ce plat sans le laisser tomber. J'ai dansé et je ne l'ai pas laissé tomber ».
34Dans son récit du jour de la fête, pendant laquelle la fille de saint est présentée au public, apparaissent des personnages historiques de l'Umbanda et de la scène politique de Rio de Janeiro.
« Samedi c'était le jour de notre présentation au public. Avant la fête, nous nous sommes retirées dans une salle pour nous habiller pour la présentation. Pendant qu'on attendait, la Mère Nourrice nous enseignait comment procéder pour saluer aussi bien les Pères de Saint présents : João de Freitas, Jerônimo de Souza, Darcy de Souza, Bethoven Gonçalves, que ceux qui, pendant tout le temps de la "petite chambre", avaient aidé et qui avaient été invités à assister à ma fête, entre autres, Atila Nunes qui est ensuite devenu député. C'est grâce à la divulgation par la radio et son travail dans l'Umbanda qu'il a été élu député. Je me souviens que j'écoutais son programme de radio, quand je cousais, et que c'est ainsi que j'ai appris quelques "pontos" d'Umbanda qui sont encore chantés actuellement dans mon terreiro ».
35C'est ainsi que se termine le processus rituel réalisé au Brésil. Et c'est ainsi qu'il est réalisé dans le Terreiro d'Umbanda Ogun Megê à Lisbonne et Polima à Cascais, où Mère Virginia a déjà initié plus de quarante personnes. Tout le rituel d'initiation a été écrit dans les quatre volumes de la série « Les Orixás africains – Initiation », qui ont pour objectif de décrire, par écrit, pour son fils et ses petits enfants, comment le processus rituel doit être réalisé dans la tradition qu'elle a fondée.
36Dans la biographie, la narration continue par la remémoration d'autres aspects de sa vie qui montrent comment la situation financière a changé après qu'elle ait commencé à travailler systématiquement dans l'Umbanda. Elle a même pu voyager au Portugal pour visiter sa famille, et c'est là qu'elle est restée, suivant l'imposition du guide protecteur, accomplissant ainsi la mission de divulguer l'Umbanda.
« Notre vie s'est améliorée et nous n'avons plus connu toute cette souffrance. C'est réellement grâce au Saint que nous avons trouvé notre voie. A cette époque, nous avions l'Herboristerie, rue Monseigneur Félix, à Vaz Lobo. J'ai toujours travaillé à l'Herboristerie, et là, je suis devenue amie de certains Pères de Saint, j'ai cousu beaucoup de vêtements de Saint pour les sorties et j'ai fait des couronnes (adê) pour les Orixás, des "cocares" pour les cabocles et des jupes pour la "Pomba Gira", en plus des guides qu'on me commandait. J'ai appris beaucoup en conversant à la boutique, et comme je voulais toujours apprendre, j'en ai profité pour lire les quelques livres sur l'Umbanda, assez rares à l'époque ».
37En même temps que le dévouement au Saint et le travail continuel dû à la pratique de la religion, la situation financière se modifie et la prospérité des affaires d'une boutique de matériel pour l'Umbanda, lui permet de voyager pour revoir sa famille au Portugal.
« J'ai continué à m'occuper du Saint, j'ai accompli le rituel des sept ans. [...] Je suis restée pendant sept jours, selon la coutume, à réaliser mes obligations, et avec l'aide de Mère Lucinda et de mes guides, j'ai reçu l'ordre de continuer et de former des "fils". La boutique a prospéré et, quelques temps après, mon mari a proposé que nous allions passer des vacances au Portugal. Comme nous pensions venir en vacances, mon mari a consulté mon "Preto-Velho" qui a dit que oui, nous pouvions aller nous promener, mais que moi et les enfants nous ne reviendrions pas, parce que le moment d'aller accomplir ma mission était arrivé. Il a expliqué à mon mari que j'allais ouvrir ici une maison de Saint et commencer à "former des fils". [...] Je n'en ai rien su jusqu'au jour où j'ai décidé de rester ici. C'est donc avec peu de bagages que je suis arrivée au Portugal, pour recommencer une nouvelle vie ».
38Le retour au Portugal et le choix d'y résider, prennent le caractère d'une mission à accomplir, ayant pour objectif de faire connaître et de diffuser la religion de l'Umbanda.
La libération de la voix
39La voix, au Portugal, un demi siècle prisonnière de l'obscurantisme salazariste, s'épanouissait dans les cantiques religieux d'exaltation de la Vierge, dans la voix des sorcières protégées par les ronces. La voix, dans le sentiment fataliste qui se reflète dans le fado, chez les poètes oraux, chez les conteurs des villages, apparaît comme pour récupérer le silence.
40L'ouverture du rideau qui cachait le spiritisme kardeciste, jusqu'alors pratiqué à l'abri des prisons du silence, est emblématique de la libération de la voix. L'installation de l'Umbanda, en 1976, des églises pentecôtistes et autres, permet de dire, qu'au Portugal, il existe une relation directe entre le processus de démocratisation et la libération de cet imaginaire qui traduirait une inquiétude sociale en refusant les limites du présent et les conditions réelles du futur. Le phénomène de la possession dans l'Umbanda Portugaise marquerait la fin d'une culture et l'accélération de sa transformation par l'intermédiaire d'un imaginaire collectif (De Certeau, 1978 : 7/8 passim).
« Au sujet du Saint, au début j'étais un peu désorientée. Nous étions sous le régime de Marcelo Caetano, et bien qu'on soit plus libres, c’était encore tendu, du point de vue religieux. La Religion Spirite continuait à se développer en secret. Je suis allée dans un centre spirite, mais c'était seulement Kardec et, pour moi, ça n'allait pas, il manquait quelque chose. A la maison, je recevais mon "Preto-Velho", pour qu'il nous donne des conseils, mais rien que pour nous. Et tout a recommencé, de petits conseils, des offrandes aux Orixás, chez moi, pour aider les gens, et, comme ça, j'ai commencé à diffuser les enseignements de l'Umbanda. L'information est passée de bouche à oreille, et les gens ont commencé à venir me voir, en cachette, pour que je les aide. Ce qui est drôle, c'est que personne ne me traitait de sorcière et même moi, je me sentais bien ».
41Le processus de libération politique ressemble à une boîte de Pandore qui, lorsqu'on l'ouvre, laisse sortir l'imaginaire. Les hommes construisent, par le processus de l'imaginaire, des dieux qui se mettent à exister dans le quotidien de leurs expériences sociales, transformant et réorganisant la société.
« Avec la révolution du 25 avril, de nouveaux cultes sont apparus et parmi eux les Rosa Cruz de l'Amorc. J'avais déjà lu quelque chose sur eux, au Brésil, et j'ai décidé de m'affilier en 78. Les études que j'ai faites dans cet Ordre m'ont beaucoup aidée car j'ai vu que tout ce qui m'arrivait était normal. Le problème, c'est que dans l'Umbanda, il n'y a pas une école où étudier aussi correctement que dans l'A.M.O.R.C. et j'ai bénéficié d'éclaircissements que j'ai pu ensuite transmettre à mes fils de Saints. [...] Mes premières filles de Saint ont été Mariazinha, sa mère Conceição et sa belle-sœur Mariana ».
42J'aimerais appeler l'attention sur cette phase d'enrichissement due aux Rosa Cruz de l'AMORC et la transmission des nouvelles connaissances aux fils de Saint. Bien que cet aspect n'ait pas été exploité dans la recherche, il est probable que ces influences viennent à apparaître dans les textes de Dona Virginia et par conséquent dans la pratique religieuse.
43En ce qui concerne le 25 avril, je pense que l'entrée du Portugal dans la Communauté Economique Européenne peut être considérée comme la continuité du processus radical de modernisation commencé à la Révolution des œillets. Celui-ci se manifeste au niveau de l'imaginaire, par l'apparition de nouveaux cultes. Aujourd'hui, dans les journaux, dans les offres de services classés sous la rubrique « horoscope », se trouvent des annonces qui répondent aux états de désespoirs du quotidien : maîtres et professeurs astrologues, cartomanciens, tarots, coquillages, médiums, médiums spirites, reiki, spirites voyants, occultistes et guérisseurs des anciennes colonies africaines, maîtres spiritualistes, parapsychologues, pères et mères de Saint brésiliens.
La fondation et la textualisation de la mémoire
44Au cours de nos rencontres, Mère Virginia a fait d'innombrables références à sa lecture de Roger Bastide et de Pierre Verger, entre autres. Plusieurs Pères et Mères de Saints au Brésil m'avaient déjà parlé des mêmes lectures. J'ai alors compris que la circularité de la production de l'Anthropologie des religions afro-brésiliennes traverse les frontières et fait aussi partie du processus d'acculturation. Nous nous trouvons ici face à un phénomène assez important, nous allions sur le terrain recueillir les données, nous les organisions à partir de nos références académiques, nous couchions l'oralité par écrit, nous utilisions nos savoirs dans des ateliers ; et ce matériel retournait à sa production originale, commençait à servir de référence légitimée de l'imaginaire et des pratiques religieuses des terreiros, en général. La popularisation du savoir et du discours scientifique divulgués et filtrés par les médias et par d'autres institutions, de manière parcellaire et isolée de tout contexte, va créer ainsi de « nouvelles » réalités et des schémas perceptifs, cognitifs et performatifs, admis par le sens commun, et que, finalement, nous allons recommencer à étudier comme quelque chose qui serait déjà transformé, sous l'effet d'une circularité herméneutique.
45La production de la Mère de Saint Virginia Albuquerque atteint maintenant plus de 80 titres, utilisés à la fois par les fils de Saint et par les clients. Le contenu de ces publications est un matériel ethnographique complet en raison de la richesse des données sur la religion, les mythes, les rites, l'espace et le temps rituels. En même temps, il représente une des synthèses du Candomblé et de l'Umbanda nommée Omolocô. La religion luso-afro-brésilienne, une fois écrite, peut être considérée comme une théologisation exhaustive de la religion qui y est ainsi fondée.
46Je me suis intéressé à l'articulation de l'évolution des narrations mythiques recueillies par les narrateurs, et écrites, puis de nouveau reprises par la vocalité. Ma recherche associe un ensemble de réflexions sur la description et un matériel constitué par des textes vocaux et écrits et leurs diverses articulations. Je propose une lecture des narrations à partir d'un cadre de référence, conçu pour étudier la construction symbolique des objets de la connaissance ; comment un savoir s'écrit et peut être lu, puis retourne à la vocalité originale et s'articule dans les corps de celui qui dit et de celui qui écoute.
47Mère Virginia, en expliquant les textes contenus dans ses livres, insiste sur le fait que les vers comportent, parfois, des expressions au symbolisme polyvalent. Ces vers sont déclamés, récités et compris par l'assistance. Ce qu'ils traduisent doit demeurer incompréhensible pour ceux qui ne connaissent pas leur sens et transparent pour ceux qui savent. Le mot agit, mais le secret demeure. Une succession de textes, parfois même une seule phrase, peuvent être comprises de diverses manières. Le sens cohérent intelligible, que tous comprennent, peut recouvrir un sens profond, progressivement révélé aux initiés. Des commentaires successifs sont peu à peu distillés, jusqu'à la compréhension intégrale réservée à ceux qui atteignent le plus haut degré de la connaissance.
48Ces prières performatives, qui ne sont ni fausses ni vraies, sont des énonciations qui doivent attirer les bons augures et éloigner l'affliction quotidienne. Il s'agit d'invoquer l'Orixá, de faire quelque chose pour le maintien du bien-être, sous sa protection. Je dirais de nouveau que c'est dans le rituel que se trouve le contexte de l'énonciation, et c'est en lui que se réalisent les actes illocutoires d'expression de désir, suggestion, avertissement, remerciement, critique, accusation, affirmation, supplique, promesse, excuse, serment, autorisation, déclaration...
Description ou interprétation
49L'expérience qui produit le savoir du sens commun vise à résoudre les problèmes d'usage et de profit dans la réalité empirique. De cette façon, elle diffère de l'investigation scientifique qui recherche la connaissance pour la connaissance, sans se préoccuper de l'application immédiate du savoir acquis sur l'être humain et le milieu qui l'entoure (Dewey, 1993).
50Il est admis par tous que tous les groupes culturels possèdent un ensemble de signifiés profondément enracinés dans leurs coutumes, qu'ils ont construit des catégories, des façons d'interpréter ce qui les entoure et la vie du groupe. Le système de significations incorporées dans le langage véhicule la tradition et permet d'appliquer ce sens aux pratiques.
51Dans le cas spécifique de mon étude, j'envisage la recherche réalisée comme une explication ayant pour objectif de faire connaître et percevoir le processus de transculturation des religions luso-afro-brésiliennes, au Portugal. Tout ce qui a été écrit par Mère Virginia Albuquerque, ce qui vise à la théologisation de la religion, ainsi que sa biographie, marquent son rôle de fondatrice de la religion en territoire portugais. Bien que distincts dans leur approche comme formes de connaissance ou d'usage, ce sont aussi, d'après moi, des discours aux sens différents, sens théologique et sens scientifique. Cependant, tout ce matériel écrit reçoit de ma part un statut de matériel ethnographique de l'intérieur, c'est-à-dire qu'il est observé, questionné et expliqué par le natif lui-même.
Le texte performatif
52Le matériel vocal qui compose les livres organisés par Mère Virginia Albuquerque est important, non seulement à cause de l'intérêt qu'il présente en lui-même, mais aussi à cause du rôle qu'il joue dans l'univers des cérémonies, dans le rythme d'exécution des rituels complexes, lesquels sont intégrés dans la même rubrique que les gestes de l'officiant, du sacrificateur ou des participants. Simples prières, individuelles ou collectives, formules d'invocation dans lesquelles interviennent des répétitions rythmiques, modulées ou chantées, longs textes qui servent de base à l'enseignement pour les candidats à l'initiation.
53Quelques questions doivent encore être relevées – les textes sont liturgiques, ils ne possèdent donc pas, pour ceux qui les utilisent, de caractère littéraire, mais ils offrent, cependant, toute la spécificité des textes sacrés, c'est-à-dire qu'ils supposent l'énonciation et la locution de celui qui parle et de ceux qui écoutent. L'invocation, le témoignage de foi de l'individu ou du groupe, l'appel aux Orixás, aux puissances surnaturelles, aux ancêtres, les appellent au secours ou les remercient. Bien que ces prières soient fréquemment accompagnées de considérations relatives aux éléments naturels, parfois aux objets, celles-ci ne peuvent pas être comprises dès la première audition. Elles s'appuient sur les croyances et sur le système de pensée de la mémoire luso-afro-brésilienne, dans lequel rien de tout ce qui se fait, se dit ou se pense n'est indifférent, rien de ce qui a été créé ne peut être négligé. Finalement, l'homme agit dans un univers en fonction de la présence et de la valeur de tous les éléments qui le composent.
54Dans La lettre et la voix (1987), Paul Zumthor signale qu'admettre qu'un texte a pu être oral, à un certain moment de son existence, c'est avoir conscience d'un fait historique qui ne se confond pas avec la situation dans laquelle subsiste la trace de l'écrit. Plus encore qu'une rupture, le passage du vocal à l'écrit manifeste une convergence entre les modes de communication ainsi confrontés. Le langage de la communication directe quand il est fixé par le manuscrit, subsiste, potentiellement. Ainsi, nous pouvons dire que les mémoires du corps et de la voix, couchées par écrit, demeurent, ainsi que leurs principes performatiques, dans les textes qui sont utilisés par le groupe religieux.
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Usages sociaux de la mémoire et de l'imaginaire au Brésil et en France
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