Mémoire et imaginaire du travail au Brésil
p. 107-118
Texte intégral
Proche de celui qui mange,
loin de celui qui travaille
(dicton populaire brésilien)
1Avec cette phrase inscrite sur le pare-chocs de son camion en lettres peintes maladroitement à la main, le chauffeur parcourt les routes, les longues routes du Brésil, transportant d’un point à l’autre du pays les richesses produites. « Voici un cynique » pourraient dire ceux qui le voient rouler à vive allure entre un pôle de production et un pôle de consommation de la richesse nationale, la chemise ouverte, un grand collier doré suspendu à son cou, entouré de femmes nues, en train d’écouter une chanson de mauvais goût, le volume à fond, accompagnant la percussion sur le volant de son véhicule afin de limiter son désenchantement.
2Cependant, ce n'est qu'un Brésilien de plus au travail, responsable de la production d'un volume considérable de richesse. Du total de cette richesse, 92 % iront aux mains de 2 % des individus et groupes, ce qui veut dire que seulement 8 % seront redistribués à 98 % de tous les autres Brésiliens. L’inégalité du revenu est également en rapport avec la couleur la population. Au Brésil, 12,1 % des familles blanches vivent avec la moitié d'un salaire minimum per capita, alors que pour les familles noires et métisses, ce pourcentage passe de 24,5 % et de 30,4 %. A l'autre extrémité, 15 % des familles blanches vivent avec plus de cinq salaires minimum per capita, contre seulement 3 % de familles noires et métisses (IBGE – Instituto Brasileiro de Geografía e Estatística – Síntese de Indicadores Sociais, 1999).
3Devant ces chiffres, l’observateur changera peut-être son jugement et se posera la question : « Comment autant d'iniquité est-elle possible ? » Et il s'apercevra que les gestes et les habitudes de cet homme-là, si éloignés d’une « morale du travail », ne sont qu’un des traits de l'expression plastique des images du quotidien du travail au Brésil, dont la représentation exigerait bien plus de descriptions de la part de celui qui voudrait toutes les classifier. Et s'il était un observateur encore plus attentif, il aurait pu entendre cette phrase très répandue parmi nous : « On gagne peu mais on s’amuse beaucoup ».
Quel est ce peuple qui travaille en rigolant ?
4Ce sont les enfants de la rencontre de trois races, comme nous l'avons appris très tôt : l'autochtone, appelé indien parce que le découvreur a cru être arrivé aux Indes et non sur le continent américain, le Blanc découvreur, d'origine européenne (surtout le Portugais), et le Noir africain incorporé plus tard au travail esclave. Les circonstances de cette rencontre, davantage que les attributs naturels de chaque race, constituent la configuration de la polysémie culturelle de la société brésilienne, dans n'importe quel découpage d'analyse. Roger Bastide, l'anthropologue français qui nous a aidés à fonder l'Université de São Paulo et qui dans les premières décennies du XXe siècle, a écrit Brésil, terre de contraste, a dit que pour comprendre notre pays, il était nécessaire, avant tout, d'être un poète. L'anthropologue se doutait sans doute déjà qu'en face d'un si grand contraste, il fallait, au-delà de la réflexion cartésienne, une sensibilité à fleur de peau, attribut majeur des poètes, pour le comprendre.
5Lorsque nous nous posons des questions sur les « mondes du travail » (expression de Hobsbawm-1986), plus que jamais nous nous rendons compte qu'il est nécessaire de le faire à partir d'un raisonnement susceptible de dépasser la perspective catégorielle et classificatoire que, malheureusement, la sociologie du travail (de par la condition historique de sa construction elle-même) ne peut nous offrir. Et peut-être devrions-nous aller vers une socio-anthropologie du travail, dont les traits commencent à occuper les scientifiques sociaux qui étudient le travail, face à l'élargissement des transformations économiques qui touchent la société contemporaine. Il est connu que l'économie capitaliste mondiale provoque, depuis des siècles et indépendamment de l'expérience coloniale stricto sensu, un processus de prolétarisation généralisée, qui englobe aussi bien le centre économique mondial que sa périphérie. C'est-à-dire que la formation de ce qu'on appelle les « classes ouvrières », même si cette expression évoque une signification univoque et inéquivoque, est un phénomène éminemment dialectique, contradictoire. L'extraordinaire diversité de ces prolétarisations, le caractère inachevé de sa dynamique, ainsi que les imbrications spécifiques des champs sociaux du travail (modèle fordiste-tayloriste) et des exclus (où l'on cherche à classifier le persistant « secteur informel » des économies périphériques et, plus récemment, les « sans-travail » ou « précaires », résultats de la « mondialisation économique ») demande, cependant, un regard multidisciplinaire, capable de pénétrer dans la simple et directe détermination des structures productives du capitalisme et, à ce moment-là, de déplacer le mythe de « l'homme productiviste », transporté et adoré dans presque tous les coins de la planète. Ce regard, peut-être, pourra récupérer l'enchantement et faire rencontrer l'espoir que, de nos jours, nous considérons perdus. Tout ceci ne constitue pas une tâche facile, que ce soit celle de donner une autre dimension théorique, ou celle, encore plus difficile, de recréer le monde.
6Cependant, c'est avec ce désir simultané que j'aimerais, aussi, rendre hommage au peuple de mon pays qui, s'il raconte le temps par l'histoire de la création et la diffusion de ce mythe-là, aurait maintenant 500 ans.
7Nous sommes un peuple qui a « surgi pour l'Histoire » – les guillemets cherchent à attirer l'attention sur les problèmes d'ordre théorique et idéologique compris dans cette expression – dans un moment où le « travail » s'inscrivait dans le développement de la rationalité instrumentale du capitalisme en tant qu'un « fait social total », prélude de la signification normative et totalisante qu'il adopterait plus tard, surtout dans la modalité fordiste de production. Ainsi, nous ne participons pas directement, et depuis le début, à la construction d'un imaginaire d'un homo faber, amateur et détenteur des instruments de séparation entre la nature et la civilisation. Cet idéal nous est arrivé après, il nous a été imposé. Jusqu'à ce jour, nous cherchons, étant soumis aux tensions de l'origine et aux pressions du capital civilisateur, à composer une « identité de travailleur », même lorsque celle-ci paraît se déconstruire partout dans le monde.
8Or, le croisement original des races nous donnait des signes :
91°) de la part du Blanc-Européen, beaucoup de luxure, une sensualité peut-être exacerbée par la distance que l'immense océan Atlantique offrait par rapport au centre d'émission et de contrôle des principes rationnels et religieux – que ce soit dans la version catholique d'attachement au travail et au sacrifice en tant que « perte du paradis » ou dans la version luthérienne du travail et de la vocation, en tant que « conquête du paradis ». D'une manière ou d'une autre, comme dans la chanson populaire brésilienne, « il n'y a pas de péché au sud de l'équateur ». En outre, à ces sentiments que je classe particulièrement comme sentiments de disposition et d’ouverture, s’ajoutent peut-être des sentiments de peur et d’insécurité : après tout, même si le « découvreur » du Brésil était un Portugais, son œuvre s’inscrivait dans une lutte pour la conquête d'outre-mer qui se traduisait par des vainqueurs et des vaincus parmi les autres peuples européens (à propos de ces luttes, l'historiographie brésilienne identifie des « traîtres », presque toujours punis avec une cruauté sophistiquée qui, aujourd'hui encore, est surprenante pour les défenseurs des droits de l'homme).
102°) du côté Jaune-Indien, j'oserais dire que les sentiments ancestraux de nomade et chasseur, pour qui le monde n'avait aucune limite et représentait une découverte permanente, l'apparition de l'homme blanc a été la première rencontre avec une nouvelle espèce, chargée d'une curiosité particulière empreinte de la plus complète innocence ou ignorance ; encore loin du « modèle utilitaro-instrumental » qui a organisé la relation de l'homme moderne avec la nature, les habitants autochtones du Brésil ont dû « jouer » avec l'espèce blanche qu'un jour, ils ont trouvée dans la faune et la flore, complètement réceptive à ses pas et à ses danses. Le poète moderniste brésilien Oswald de Andrade en parle dans son poème dénommé « Faute de portugais » :
« Lorsque le Portugais est arrivé,
sous la pluie
il a habillé l'Indien.
Quel dommage !
S'il avait fait beau
L'Indien aurait déshabillé le Portugais... »
11Dans les leçons d'histoire du Brésil, nous apprenons, cependant, que le Portugais a eu du mal à « apprivoiser » les Indiens, parce qu'ils étaient nomades et ne se sont pas « adaptés » à la vie sédentaire du travail. Triste pressentiment. Pour cette raison-là, il a probablement été plus facile et plus pratique de les décimer. Ceux qui sont restés luttent avec force pour leur survie, et contre les préjugés qui persistent dans l'imaginaire populaire depuis cinq siècles, en particulier contre celui qui présente l'Indien comme « une bête paresseuse ».
123) enfin, de la part du Noir-Africain, emmené par la force pour le travail esclave, la négation la plus radicale de la raison humaine qui se constituait alors pour assurer le futur : la liberté comme travail, puisque, historiquement, celui-ci commençait à être considéré comme marchandise dans les compétitions libres du capitalisme de l'époque. L'asservissement du Noir-Africain pour le travail a été pratiqué pour répondre au besoin élémentaire du projet capitaliste lusitanien au Brésil : si ni le Blanc (le maître) ni l'Indien (le nomade) ne voulaient travailler, qui pourrait alors le faire ? Ce fut le Noir, arraché aux liens de son économie primitive directe et violemment envoyé vers les formes de production propres au capital de l'économie mercantile. « Le Noir dans le monde des Blancs » – expression devenue le titre d'une des premières et plus importantes œuvres de la sociologie brésilienne, réalisée par Florestan Fernandes – a eu, ainsi, son âme blessée à mort, dont le requiem est révélé dans les vers du poète noir Osvaldo de Camargo :
« J'ai la tête pleine d'attitudes blanches
qui ne peuvent parler ».
13C'est, cependant, au centre d'un paradoxe cruel que se constituera, au Brésil, la catégorie sociale de « travailleur ». Si la modernité a conforté l'idéal de « liberté-égalité-fraternité » comme la base significative d'un nouvel âge, le travailleur brésilien est né pour les projets de construction du futur paradoxalement attaché aux structures du passé. Ce fut seulement au cours de l'année 1888 que la Loi Aurea (signée par les mains d'une princesse !) a aboli définitivement le travail esclave au Brésil. Mais, il faut le dire, seulement dans la forme. Dans la pratique, nous payons encore un prix très élevé pour dépasser cette négation d'origine. Nous devons aussi prendre en compte que la formation socio-économique du pays a fait cohabiter, à l'intérieur d'un même espace et temps, le travail esclave et le travail libre. Ce dernier a été développé surtout par les immigrants étrangers, venus de différentes régions d'Europe et du Japon, lorsque le cycle du café a commencé à déplacer la puissance économique du pays vers la région sudeste. C'est une donnée fondamentale qui va imprimer de nouvelles nuances au modèle noir et blanc (maître et esclaves) de la société brésilienne, renforçant les contradictions du capitalisme colonialiste dans ce pays, responsable de certaines de ses spécificités.
14Si l'on fait un découpage analytique des processus de formation de la « classe ouvrière brésilienne » comme je l’envisage ici, il faut aller au-delà du contact inter-ethnique, ce rapport pouvant fournir aux études anthropologiques certaines évidences d’assimilation et/ou domination culturelle. Pour cette raison, j’aimerais attirer l’attention sur une donnée plus profonde dans le registre des significations reconstruites à partir des expériences de travail vécues dans les circonstances citées plus haut. Lorsque je réfléchis sur la constitution d'une « identité du travailleur » (où les problèmes théoriques suscités par la référence à la catégorie « identité » et, surtout, « identité de travailleur » ont un poids considérable), nous pouvons poser la question sur le champ tendu et complexe d'une sociabilité formée par l'occurrence de la relation directe et immédiate entre des hommes effectuant un « travail libre » et des hommes effectuant un « travail esclave », face au modèle unificateur de reproduction sociale constitué par l'économie mercantile. Ainsi, si d'un côté l'identité en question était marquée par la négation de la mémoire de l'esclavage, d'un autre, elle serait constituée en référence à l'imaginaire des philosophies politiques émancipatrices qui ont modelé la construction historique de la catégorie sociale de travailleur, philosophies importées au Brésil par l'immigration européenne, que ce soit le libéralisme, le marxisme ou l'anarchisme. Cette donnée particulière de l'histoire brésilienne délimitera sensiblement la variation des significations et de l'autoreprésentation politique des classes ouvrières au Brésil. Il faut aussi souligner que les diverses significations de cette construction auront des conséquences théorico-pratiques considérables. De ce fait, si le travail scientifique exige un regard multidisciplinaire, la pratique politique ne pourra pas l'éloigner du cadre de chacune des spécificités, surtout par rapport à l'organisation des syndicats et des partis. Et aussi bien dans un cas que dans l'autre, la vision unidimensionnelle et monolithique sera plus que jamais un danger.
15S’agissant de l'accumulation du capital, nous devons, cependant, nous rappeler que le capitalisme brésilien a pu maintenir son unité justement à partir de l'ensemble de toutes ces diversités.
16Pour ce que concerne le travail esclave, son rôle a été unique et indubitable ; il a été responsable de la formation de fortunes considérables, en grande partie destinées à soutenir la consommation de luxe des « hommes de bien » (étaient ainsi dénommés les propriétaires terriens) et de leur parenté. L'autre partie de cette fortune servira de base locale pour la reproduction du capital à une échelle internationale, dans ses différentes phases que l’on dénomme cycles économiques. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que, dans le processus des luttes abolitionnistes, l'extinction du travail esclave au Brésil a été, pour beaucoup, le résultat des pressions européennes, surtout anglaises, pour l'ouverture des nouveaux marchés de consommation. Par rapport au modèle productif, son développement continuera à être soumis aux circonstances des cycles économiques successifs, toujours attachés à la monoculture agraire et ayant la terre comme facteur le plus précieux de production. Il est évident que cette forme ne pouvait pas incorporer la masse noire des ex-esclaves et de leurs descendants métissés. Encore aujourd'hui, l'assassinat des paysans prouve combien la terre au Brésil leur est structurellement interdite.
17Nous pouvons dire que l'économie cyclique s'est formée de manière très peu « nomade ». Elle évoluait sur le territoire national, en tirant profit des hasards que l'histoire pouvait lui réserver sur ce sol abondant et fertile dans une terre où « tout pousse, il suffit de planter », selon l'évaluation faite dans le premier document écrit sur le Brésil, la lettre de Pero Vaz de Caminha envoyé au Roi du Portugal. L'économie se constituait au gré des circonstances, soit par la rencontre d'un morceau de terre approprié pour telle ou telle culture agricole, soit par une dispute de marché, voire une guerre entre les nations de l'autre côté de l'océan. Cette donnée devra être considérée comme une composante fondamentale spécifique du capitalisme dépendant brésilien, indispensable pour la compréhension de la dialectique d'inclusion et d’exclusion des populations ouvrières, et explique en grande partie les différenciations internes concernant les diverses régions qui composent le pays. Nous pouvons aussi dire que le mouvement discontinu et dispersé de la production économique, qui attirait et disposait les populations ouvrières selon les circonstances, a engendré des ensembles que nous pouvons dénommer d'une manière plus appropriée « fronts de travail » plutôt que « marché du travail » dans son sens classique ou, mieux encore, en tant que référence moderne à partir de laquelle l'homme est considéré comme force de travail pouvant revendiquer ses droits.
18Où elle passait, cette vague économique laissait des signes d'une gloire perdue, comme si le passé avait besoin d'être enterré et le futur se situait au-delà des possibilités des humains. De quelle manière les habitants de cette terre pouvaient-ils percevoir et lier les temps ? Sur quelle mémoire pouvaient-ils construire la notion de présent et ordonner la direction de l'action future ? La production artistique brésilienne, surtout littéraire, illustre le fait que le lien entre les temps ne pouvait être évoqué que par les souvenirs de la faillite, de ce que nous ne pouvons pas reprendre, comme le souligne le vers très connu du poète Carlos Drummond de Andrade : « Itabira n'est qu'un souvenir sur le mur, mais qu'est-ce qu'il fait mal ! ». L'invention du mot saudade exprime, sans doute, le sentiment des Brésiliens devant cette tension.
19Lorsque le XXe siècle arrive, le pays commence à vouloir abandonner sa vocation agraire, désireux de se débarrasser des marques du traditionalisme, et de s'introduire à grands sauts dans l'idéal émancipateur de l'industrialisation. « Cinquante ans en cinq », c'est le slogan du développementisme instauré depuis la première moitié des années 50. Suite au processus d'industrialisation « induite », nous assistons à une forme désordonnée et accélérée d'urbanisation, dénommée « urbanisation sociopathique ». Ainsi, le scénario des « villes gonflées » commence à se voir dessiner, ne pouvant pas englober ou, plutôt, faisant déborder « sociopathiquement » vers les périphéries, le flux des populations dépossédées et non-préparées, qui avaient abandonné la campagne à la recherche d'une autre appartenance, à la recherche d'un « espace d'inclusion » autour des usines. Mais le processus d'admission sera, depuis le début, sélectif, exclusif et cruel. Il recevra le surnom de « capitalisme sauvage ». C'est le moment de la deuxième négation, alors que la première persistait encore comme un tatouage marqué par la mémoire héritée du travail esclave, définie cette fois-ci par l'évidence immédiate que la modalité industrielle de reproduction du capital – baptisée sous le nom de « modernisation » – épargnera, décidément, la main-d'œuvre.
20Comment le travailleur brésilien va-t-il alors intégrer la « positivité » du travail – dans le sens où celle-ci a été créée et diffusée dans le monde occidental, en tant que raison civilisatrice – à l'intérieur de cette double impossibilité ? Une grande cruauté apparaît dans l'impuissance vécue par les travailleurs lorsqu'ils s'affirment en tant que tels, au moment où le processus objectif de reproduction du capital, pour avoir lieu, a besoin de les nier. Etonnamment, le capitalisme brésilien a réussi à s'élargir sous ce paradoxe ! Si dans un premier temps il a arraché les gains de productivité du travail esclave (élément considéré comme historiquement terminé), dans un deuxième temps il a transformé les descendants des esclaves, subjectivement auto-assumés en tant que « travailleurs libres », en demandeurs de postes de travail qui, objectivement, ne les admettaient pas. Ce fut ainsi que nous avons appris, pour le bien ou pour le mal, à « tirer le lait de la pierre ».
21Même s'il est correct de dire, comme Clauss Offe (1994), que l'expression « société du travail » est un truisme sociologique, dans la mesure où tous les groupes, à tout moment, « travaillent » pour assurer la reproduction de leur propre espèce, il est aussi vrai que les modes de travail définissent les modes de vie. Dans le cas spécifique du Brésil, il est question de confronter et dialectiser les conditions citées ci-dessus concernant le modèle fordiste de travail, compris non seulement comme catégorie analytique idéal-typique (très utile à la tâche empirique de la sociologie du travail), mais également dans le sens où, historiquement, il représente le plein développement de la rationalité instrumentale du capitalisme, valeur civilisatrice qui a parcouru le monde avec la marchandise. Si nous situons cette communication surtout à partir de la deuxième approche, plus générique, nous pouvons peut-être détacher deux composantes de cette valeur – les catégories de pouvoir et liberté – et réfléchir sur les façons dont elles ont été re-symbolisées parmi nous et se maintiennent présentes dans ce que nous pouvons appeler « l'imaginaire du travail » au Brésil. Je pense qu'ainsi, nous pourrons comprendre l'apparence contradictoire de l'identité de travailleur que nous avons construite. Je renvoie à deux modèles identitaires qui se présentent comme entièrement contradictoires au premier regard et qui sont l'homme malandro et la nation de travailleurs.
22Cette apparence nous montre, d'un côté, la figure très connue du malandro, qui a été traduite dans différentes productions culturelles brésiliennes et que le vers de la chanson exprime très bien : « Mon père a beaucoup travaillé, pour cette raison je suis né fatigué ». Nous savons, par exemple, que cette « fatigue » s'exprime par la croissance de la dette extérieure, l'éternelle dette qui trouve son débiteur dans la vie de chaque enfant brésilien qui naît, et dont le coût subjectif peut être évalué par l’angoisse d'une jeunesse anxieuse au sujet de l’école et de la famille, deux piliers sociaux que le Brésil détruit à chaque minute, comme nous le montre la recherche de César Barreira Ligado na galera : juventude, violência e cidadania (1999) ; d'un autre côté, cette apparence nous révèle la moins visible « morale du travail » que l'anthropologue Alba Zaluar a mise en évidence en 1985 dans A máquina e a revolta. Elle démontre que dans le cœur des Brésiliens il y a le désir d'être une nation de travailleurs. Il est étrange, cependant, de rappeler que ces deux études ont pour thème la violence, et non l'éducation, la famille ou le travail !
23Je propose que les divers mouvements de négation des bases de la positivité du travail, comme on a peu l’observer historiquement au Brésil, à l'intérieur du même processus et pour des raisons identiques, ont aussi engendré une société patrimoniale et personnalisée comme modèle idéologique d'organisation sociale, selon l'explication de l'anthropologue Roberto DaMatta (1997), faisant émerger cette dramatique question au sujet de l'homme commun : quelle autre alternative aurait-il, sinon celle de se reconstruire en tant que « personne », malgré sa dépatrimonilisation, et même sans aucune garantie de se présenter dans la condition de celui qui a toujours été exclu ?
24Nous pensons, avec Castoriadis (1975), qu'avoir une expérience de l'histoire en tant qu'être historique, est être « dans » et « de » l'histoire, de la même manière qu'être « dans » et « de » la société. De ce fait, au Brésil, inversement l'homme malandro a, peut-être, émergé du lieu même où il n'était question que de l'« homme de bien », l'héritier légitime du patrimoine. Etant connu d'avance comme l'homme qui ne parlait à personne, dans ce sens, l'homme malandro devient l'autre face de l'homme cordial, une non-personne, la seule alternative rendue possible dans la dialectique entre l'existence et la conscience de celui qui, de par sa naissance et dans l'immuable échelle hiérarchique de sa société, n'était pas et ne pouvait pas être « l'homme de bien ». Et dans la décodification qu'il fait des symboles dominants de conduite, il en apporte la preuve, car, que ce soit dans les conversations de café, dans les cercles de samba des bidonvilles environnants, ou encore dans les chansons des broussards, ou enfin parmi les siens, il se présente d'habitude comme « cette personne qui vous parle ». Son comportement social sera également orienté par le « désir d'établir l'intimité » (Sérgio Buarque de Holanda, 1986), et dans l'absence d'un « nom de famille », il évoque, après avoir énoncé son nom de baptême, avec naturel, qu'il est le « Severino de Marie, et qu’il n’y en pas d’autre » (Morte e Vida Severina, de João Cabrai de Melo Neto).
25Comme c’est le patrimoine, nous l’avons déjà vu, et non le travail, qui est la base de cette société personnalisée, l'homme commun se trouvera devant une autre impossibilité : il n'est rien d'autre qu'une pièce incorporée au patrimoine seigneurial. Cependant, comme « disent les mauvaises langues, il travaille, habite très loin et s’agite dans un train de la ligne centrale » – (Hommage au Malandro, musique de Chico Buarque de Holanda). Mais, comment peut-il dépasser la troisième négation ? C’est peut-être là que le mouvement culturel des années 20 au Brésil a travesti le modernisme anthropophagique, en poussant le bon malandro à manger son autre, non seulement pour le dévorer simplement, mais pour l'intégrer à soi, comme le brave chasseur qui mange le cœur de sa proie... (ce qui expliquera pourquoi, dans le langage populaire brésilien, le terme corner adoptera des connotations de sensualité allant très au-delà du simple acte d'ingérer des aliments).
26Prenant comme vérité le fait que « l'homme est un animal inconsciemment philosophique, capable de penser sur les faits avant même que la philosophie ne soit posée en tant que réflexion explicite, il est également un animal poétique, qui crée symboliquement des réponses en face des questions qui le monde lui propose dans la pratique » (Castoriadis, 1975), nous pouvons dire que le retour du malandro de nos jours montre que, comme le chante Chico Buarque de Holanda, « entre déesses et claques, entre dés et colonels, entre clochards et patrons, le malandro marche ainsi de biais ; laisse les vagues se balancer et la poussière retomber à terre, laisse la place devenir un salon, car le malandro est le baron de la racaille ».
27La « nation brésilienne des travailleurs » (Alba Zaluar, 1985), cherchera alors à vivre de son propre travail, dans sa propre affaire, étant son propre patron. Davantage que la légitimation de son désir de propriété, cette aspiration représente la volonté de disposer de soi, de son temps et de son corps – unique patrimoine, héritage de l'esclavage qui s'affaiblit.
28Cette mémoire et cet imaginaire du travail, selon les habituelles plaintes des classes possédantes et dirigeantes de tout le territoire national, nuisent depuis longtemps à la discipline de la production de marchandises au Brésil. Cependant, lorsque, plus récemment, le mode sauvage d'accumulation du capital conduit à la violence sociale, la nation brésilienne des travailleurs pose la question de sa destinée, demande de l'ordre et de l'autonomie.
29Je me demande, alors, si cette éthique du travail, re-symbolisée en pouvoir (ordre) et en liberté (autonomie), ne correspond pas à un signe positif d'avenir. Rappelons-nous, encore une fois, que cet appel ne peut être écouté que lorsque l'on entend l’impossible violence qui envahit le pays... Dépêchez-vous et proclamez : « le vrai malandro a rangé son couteau et a une femme, des enfants et travaille ! » (Le retour du malandro, musique de Chico Buarque de Holanda).
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Barreira C., Ligado na galera : juventude, violência e cidadania, Unesco, 1999.
Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
Damatta Roberto, Carnavals, Malandros e Heróis, Rio de Janeiro, Rocco, 1997.
Holanda S. B., Raizes do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1986.
Hobsbawme E., Mundos do Trabalho : novos estudos sobre história operária, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1986.
Ibge – Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Síntese de lndicadores Sociais, 1999.
Offe C., Capitalismo desorganizado : transformações contemporâneas do trabalho e da política, São Paulo, Hucitec, 1994.
Zaluar A., A máquina e a revolta, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1985.
Auteur
Professeur à l'Université Fédérale du Ceará.
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