Imaginaire et utopie dans la politique du Nordeste brésilien
p. 85-105
Texte intégral
1Des vingt-cinq Etats brésiliens, le Piauí est celui qui, en plus de partager avec huit autres1, l'aridité de la région Nordeste2, se singularise comme étant le plus pauvre ; il est entre, les unités de la Fédération, un de ceux qui ont le plus petit revenu per capita3. En ce qui concerne l'étendue territoriale, cependant, il se situe au troisième rang, avec ses 250.934 Km2, derrière Maranhão et Bahia, ce dernier Etat étant parfois exclu de la région Nordeste. Il a près de 2.670.000 habitants4, dont environ 655.000 vivent à Terezina, la capitale, sur le fleuve Poti, où la température se maintient, toute l'année, autour de 37°.
2Ces caractéristiques ont alimenté une posture stigmatisante des habitants, surtout ceux des Etats du sud et du sud-est (les plus industrialisés et de meilleur niveau socio-économique), par rapport aux habitants du Piauí. Des expressions du type « Le Piauí n'existe pas » ou « Le Brésil s'arrête au Piauí », très souvent répétées, même par les autres Nordestins, contribuent à alimenter les préjugés, bien que, d'un autre point de vue, elles permettent aussi l'enracinement d'un sentiment d'union entre les natifs de l'Etat. Je reviendrai, plus loin, sur cette constatation et sur ce qu'elle implique.
3Et la politique au Piauí ? Il me semble que nous n'avancerions pas beaucoup dans l'identification des particularités que revêtent les constructions de la politique du Piauí, si nous nous cantonnions à la constatation de quelques points, trop souvent relevés, en tant qu'identificateurs des pratiques brésiliennes en général, et nordestines dans ce cas particulier. Des adjectifs comme « traditionnel et clientéliste » montreraient certainement des caractéristiques communes, ainsi que des allusions à la fraude électorale : vote de cabresto (de corruption, acheté) et au curral électoral (vote d'influence, région dans laquelle les votes sont garantis par les échanges de faveurs, les promesses, les fidélités...), sans compter le phénomène identifié comme « colonélisme ».
4Pourtant, ils ne suffiraient pas à rendre compte des spécificités locales et régionales d'un processus politique pouvant soulever des questions nouvelles, même là où tout semble – ou est considéré – comme étant « pareil ». Au contraire, cela fixerait un modèle classificatoire, ignorant la richesse et les implications de ses variations, aussi bien que les éléments qui les rendent possibles et sa propre dynamique.
5Voila le présupposé qui oriente, dans ses grandes lignes, cette analyse, qui traite justement de la politique au Piauí, dans le contexte d'une campagne électorale (1998), celle du gouverneur Francisco de Assis Moraes Souza, dit « Mão Santa » (la « Main Sainte »), décrit dans tout le Brésil comme un « leurre », « arriéré », « charismatique », « mythe » et « phénomène », entre autres expressions qui renvoient aux images politiques.
De l’utopie et de l’imaginaire en politique
6Pour mieux expliquer l'option de l'analyse adoptée ici, en plus de la conviction de la richesse heuristique de la période des campagnes électorales – sans nécessairement exclure d'autres coupes spatiotemporelles – quand on désire comprendre la politique, à partir des « constructions particulières » réalisées par la population, je suppose que certains autres éclaircissements de nature, disons, épistémologique, sont nécessaires.
7Je pense que la politique, par définition, comprend une dimension utopique, sorte d'instance dans laquelle entrent en relation le quotidien et les expectatives qu'il crée. Instance dans laquelle chaque société projette son « autre » idéal ou dans laquelle « l'autre société » apparaît comme une toile peinte : modèle pensé et proposé (Ricœur). Cet espace prospectif me paraît avoir des frontières mouvantes ; il absorbe une dynamique qui n'est pas étrangère aux « épuisements et résurgences » des imaginaires sociaux et des fonctions qu'ils assument dans les différents champs du penser et de l'agir. Dans ce cas particulier, on va s'intéresser au politique.
8Ces fonctions que remplissent les imaginaires sociaux varient selon les différents moments de l'expérience collective. Des situations conflictuelles, comme la guerre et la révolution (Baczko), peuvent être complétées – et c'est ce que je propose – par les campagnes électorales, qui ne sont ni moins collectives, ni moins conflictuelles que celles-ci. Dans les processus électoraux aussi, les images exaltantes des objectifs à atteindre et des fruits de la victoire recherchée sont la condition de la possibilité de l'action des forces en présence. Il devient difficile de séparer les agents et leurs actes des images qu'ils ont d'eux-mêmes et de leurs ennemis, dès lors qu'on peut considérer que les actions sont guidées – de diverses formes – par ces représentations ; elles modèlent les comportements, les énergies se mobilisent sur leur base, et même les violences peuvent être légitimées.
9Il est vrai que les techniques modernes de manipulation des imaginaires sociaux, qui sont généralement confondues avec la propagande, dont le raffinement et la spécialisation ne cessent de croître, paraissent avoir réduit l'intérêt – et les recherches – dans ce champ, aux études de propagande électorale. Celles-ci sont surtout identifiées aux programmes spécifiques de radio et de télévision et, en moins grand nombre, à l'analyse de quelques textes écrits. Je me demande s'il ne serait pas pertinent de penser que cette réduction laisse toujours un « reste ».
10Cette recherche ne prend pas pour objet de façon exclusive – ni même prioritaire – la propagande électorale, même considérée dans une optique plus ample que les seuls programmes du TRE.
11L'anthropologie politique, en même temps qu'elle attire l'attention sur les relations entre systèmes symboliques et structures de domination, aussi bien que sur leurs implications dans des contextes particuliers, insiste aussi sur le fait que tradition et modernité dialoguent, transigent, se mêlent et ne font pas que s'opposer. Ainsi, si dans les sociétés dites de tradition, aux anciens « gardiens du sacré », responsables aussi du « maniement » des imaginaires sociaux, succèdent, dans les sociétés modernes occidentales, les techniques modernes de propagande politique, ce n'est pas pour cette raison que l'analyse de la dynamique propre aux imaginaires sociaux dans le champ politique serait complète si elle ne se basait que sur elles.
12De même qu'une manière particulière de concevoir la famille, la société, la religion, l'Etat du Piauí, la pratique de la médecine, l’action politico-administrative, par exemple, fondent les pratiques du gouverneur Main Sainte, en l’aidant à façonner l’image qu'il fait de lui-même, il y a aussi des significations qui sont communes aux différents segments de la société du Piauí. « Des lectures préférentielles de la réalité sociale et politique » (Hall) qui constituent une sorte de patron. Ceci caractérise cette dimension utopique, dans laquelle les sociétés projettent leurs expectatives les plus générales, celles qui sont suscitées par le conflit permanent entre les impositions du quotidien et les aspirations, indépendamment des combinaisons possibles entre les instances référentielles de nature diverse, dans le cas des individus considérés isolément.
13Le marketing politique moderne crée à partir d'une réalité déjà interprétée. Bien qu'il ait la prétention de manipuler ces interprétations grâce à ses techniques, en ayant pour objectif de construire/renforcer les images, son étude n'épuise pas les possibilités d'analyse de la dynamique propre aux imaginaires sociaux, même restreinte à la période des élections. Les imaginaires sociaux considérés ici impliquent une dimension de construction du social, une réserve potentielle de significations.
14Comme mon objectif n'est pas de discuter la propagande politique, je préfère porter mon attention sur les éléments qui créent les conditions nécessaires à la sensibilisation d'une société donnée, quant à l'activation de symboles déterminés ou de références éthiques, quant à leur réélaboration et leur utilisation selon divers « arrangements » qui articulent les instances distinctes de la pensée et de l'action, comme la politique et la religion, par exemple, en me basant sur les élections. L'analyse de ces conditions me paraît indissociable de leur utilisation par des dirigeants politiques ou autres.
15Bien que dans les sociétés modernes on puisse encore observer combien les comportements de nature religieuse sont acceptés, tolérés ou bien même récupérés par la politique – le Brésil est loin d'être une exception – l'importance de cette appropriation symbolique réside plus dans la variété des formes qu'elle assume que dans son caractère récurrent. Et celle-ci ne s'explique que par l'histoire religieuse et politique brésilienne, par les déplacements qu'elle enregistre et par les recompositions qu'elle permet.
16Geertz rappelle que l'anthropologie ne s'est pas suffisamment occupée des symboles religieux et du système de significations qui y est incorporé, c'est ainsi que prédominent les idées très générales ou les certitudes superficielles. Le risque, dans ce cas, est, entre autres, la tentation de ne percevoir aucune nouveauté dans les combinaisons qui font place aux arrangements déjà cités, puisque tout politicien brésilien utilise des symboles et des pratiques religieuses, à son propre profit. Ceci me semble être tout de même une « idée très générale ».
17L'effort analytique qui sous-tend ce texte a pour objectif de comprendre comment utopie et imaginaire s'articulent dans une campagne électorale donnée de façon à permettre la construction d'images politiques par le candidat, quels sont les symboles et les valeurs sur lesquels il s'appuie, et quelle est la dynamique particulière de cette construction, à partir des relations qu'il établit avec le contexte local aussi bien économique, que culturel, historique et religieux. On suppose donc que la période des campagnes ne représente qu'un moment particulièrement riche de mobilisation de ces imaginaires.
18Ici, le système de significations englobe actions, déclarations, textes et images immémoriales, devenues archétypiques et qui renvoient toujours au sacré chrétien – horizon du sens commun dans la société brésilienne.
19Les resémantisations conduites par des dirigeants politiques, afin de se voir légitimés quand ils sont au pouvoir et/ou d'en être investis par délégation, via le suffrage universel comme dans ce cas, ne sont pas arbitraires. Elles font référence à l'origine des symboles sacrés5, même si elles prennent également appui sur des imaginaires sociaux de types variés, tout en « bricolant » avec des éléments issus de la spécificité des champs distincts de la pensée et de l'action.
20La campagne électorale considérée est celle qui, en 1998, doit élire le Président de la République, et, dans chaque Etat, le gouverneur, ainsi que les sénateurs et les députés au niveau de la fédération et de chacun des Etats. L'analyse se circonscrit cependant – comme cela a été annoncé – à l'Etat du Piauí, et particulièrement à la tentative (réussie)6 de réélection de Francisco de Assis Moraes Souza, Main Sainte7, qui était alors gouverneur.
Qui est le « Main Sainte du peuple8 »
21Main Sainte est médecin, formé à l'Université Fédérale du Ceará. Il va vers ses 60 ans. Le surnom lui a été attribué lorsqu'il pratiquait, en tant que chirurgien, dans les hôpitaux publics de Parnaíba, la deuxième ville de l'Etat, où il est né et dont il a été maire, après s’y être assuré une bonne partie des votes qui l'ont élu comme député du Piauí. Le gouverneur se nomme lui-même Main Sainte, en parlant fréquemment de lui à la troisième personne. En 1998, il conclut son premier mandat de gouverneur de Piauí et brigue la réélection.
22A partir d'un contact particulier et permanent avec les segments les plus pauvres de l'Etat, il construit une mystique de protecteur du « peuple », identifiant de manière explicite, en faisant allusion à son nom et à sa date de naissance – 4 octobre –, sa pratique à celle de Saint François d’Assise. Cette image est renforcée par la représentation, aussi forte que la sienne, de sa femme, une institutrice et professeur du secondaire un peu plus jeune que lui, Adalgisa de Moraes Souza, en tant que mère des pauvres ou d'Evita du Nordeste brésilien. C'est ainsi que se référent à elle non seulement le gouverneur, mais également un nombre significatif de ses administrés.
23Lors d'une conversation dans son cabinet, durant la campagne de 1998, le gouverneur du Piauí se montre comme étant un homme ayant le sens de l'humour, cordial, galant et surtout respectueux, ayant même demandé à ses adjoints de ne pas l'interrompre. Mais, lorsqu'il s'agit de laisser parler ses interlocuteurs, là c'est une autre histoire. Main Sainte monopolise la discussion et laisse percevoir les traces d'une certaine érudition, en mélangeant des références aux œuvres des romanciers européens avec la Bible, en passant par l'histoire du Brésil.
24Entouré de meubles anciens, dans l'imposant Palais de Karnak (siège du gouvernement) dont les jardins ont été conçus par le grand paysagiste Burle Marx, Main Sainte est entouré de symboles religieux, à titre de pièces décoratives : deux images de Saint François, un crucifix au mur et un autre sur la table où l'on peut également voir une bible et un rosaire. Sur sa table de travail, il y a aussi des paquets d'étincelantes pièces dorées de 1,00 Réal. « Cadeau d'un fidèle collaborateur, à distribuer aux enfants », explique-t-il.
25Un grand nombre d'histoires au sujet de la polémique figure de Main Sainte circulent de bouche à oreille dans tout l'Etat. Elles font parfois la une des principaux journaux et revues du pays, particulièrement durant les périodes électorales, lorsque ces rumeurs peuvent être utilisées comme « munitions » de campagne, par les alliés ou les adversaires politiques. Ce sont des « causos9 » qui réactivent et réélaborent, tout en les enrichissant, les imaginaires sociaux du Nordeste brésilien et, d'une manière particulière, de la politique.
26C'est donc pour prouver, dans les faits, que Kamak a toujours ses portes ouvertes aux habitants que parfois Main Sainte reçoit les charretiers de la capitale et les autorise à entrer avec leurs charrettes. Chevaux et juments ne se font pas prier et broutent tranquillement les jardins de Burle Marx, tout se désaltérant dans les pièces d'eau qui les décorent. Ses administrés, qui interprètent cette attitude comme étant « la preuve » de la simplicité du Gouverneur, son identification avec le peuple ou, comme il a l'habitude de le dire, son option pour les pauvres, peuvent aussi convaincre les plus réticents, grâce à d'autres « causos ».
27Finalement, il y a même des témoins qui jurent avoir vu, d'innombrables fois, le couple Moraes Souza dansant pieds nus sur « la terre battue » des bals de campagne (forró). Ou bien, lorsqu'au cours des voyages à travers les routes du Piauí, le gouverneur descend de la voiture officielle pour aider à rassembler les chèvres.
28La sainte main du Gouverneur, qui lui valut sa réputation de guérisseur lorsqu'il était médecin à Parnaíba, continue d'être l'instrument de son lien avec le peuple. Ses adversaires rappellent que, quand il était maire de cette ville, il distribuait des cercueils et des filtres à eau dans la périphérie. Quant à l'argent liquide, celui-ci passe directement de ses mains à celles des habitants en situation difficile. C'est surtout vrai des enfants qui le harcèlent partout où il va.
29Et il a l'habitude de beaucoup marcher, rapidement, sans itinéraire prédéterminé. C'est ce qui tourmente les équipes de marketing, pendant les campagnes électorales ; les idiosyncrasies du candidat ne leur facilitent pas le travail. Finalement, comment imposer la logique de la consommation imagétique en politique à un gouverneur qui à l'habitude d'apparaître soudainement, sans y être invité, pour prendre son petit déjeuner dans les maisons des électeurs pauvres, au cœur de la zone rurale ? Qui n'apprécie pas de décider avec antécédence ce qu'il va faire, et qui finalement change de programme plus rapidement que la majorité des politiciens dans la même situation ?
30Et l'Evita du Nordeste alors ? La femme du gouverneur du Piauí semble être son double. La participation d'Adalgisa de Moraes Souza ne se restreint pas au rôle déjà conventionnel des premières dames. Il n'est pas facile d'en définir les caractéristiques, mais nous pensons pouvoir décrire Main Sainte comme un politicien/administrateur dont l'image ne se complète que lorsque la représentation inclut sa femme.
31Pour se penser et se présenter au peuple comme le « gouverneur des pauvres », et, en même temps comme un fils légitime de sa région, « grâce à la désignation et la volonté de Dieu », Main Sainte ne fait pas seulement référence à l'amour de ses parents, authentiquement natif du Piauí. Il répète aussi, inlassablement, dans toutes les situations de campagne électorale, « qu'un homme et une femme se sont aimés au Piauí, se sont mariés au Piauí, ont construit une famille catholique au Piauí». C'est ainsi qu'il se référe à son propre mariage. Sa femme, Evita du Nordeste, est quant à elle une femme légitime du Piauí. Et il insiste : « égale à votre mère, habitants du Piauí, égale à votre sœur et à votre femme ».
32Au cours de tous les événements de sa campagne politique, Main Sainte fait fréquemment allusion à son épouse : « cette sainte femme, ma femme ». Elle est invoquée comme la condition de sa « lutte contre l'oligarchie », soit en tant que témoin de ses réalisations, soit comme co-auteur de celles-ci. C'est ainsi, par exemple, que, quand il rappelle que son gouvernement est un gouvernement qui a entendu le Sermon sur la Montagne, il cite le commandement selon lequel il faut donner à manger à celui qui a faim. Adalgisa suit l'orientation du Christ quand elle crée le programme d’assistance Soupe à la Main, dans chaque ville du Piauí. Rien qu'à Teresina, on pouvait voir près de 400 personnes faire la queue, en plein soleil, pendant la campagne de 1998.
33La main de la première dame est aussi présente dans tous les autres programmes dont s'enorgueillit le gouverneur : la Lumière Sainte (exemption d'impôts), l'Eau Sainte (idem), Se donner les Mains (appui au petit producteur) et le Parc Main Sainte (urbanisation des favelas), pour ne citer que les plus emblématiques.
34Cette main – extension de l'autre – mériterait bien que l'on s'interroge sur sa sainteté, d'après ses adversaires Ils disent avoir vu la première dame distribuer à des électeurs pauvres des marchandises paraguayennes de contrebande, appréhendées par le fisc10.
35Pendant les comices, autre particularité. Durant la campagne de 1998, on a observé que, quand le gouverneur ne peut se déplacer, la tribune et le microphone sont occupés par Adalgisa, et pas seulement en qualité de première dame, ni de « bouche-trou ». Aussi bien le traitement qui lui est réservé par les politiciens présents que la posture qu'elle assume et la réception du public font penser qu'elle est bien, comme je l'ai déjà évoqué plus haut, le double de Main Sainte.
36Main Sainte arrive au milieu de la foule qui crie, s'agrippe et se bouscule. A la tribune, où s'accrochent des dizaines d'enfants en quête des pièces de monnaie qui emplissent les poches du gouverneur, le couple est toujours ensemble ; main dans la main, mains sur l'épaule, conversations intimes et gestes chaleureux font partie de cette « performance ». Le succès du couple entre les habitants du Piauí peut être évalué également par la prodigalité de déclarations du type : « il va gagner parce que dieu le veut, je suis son fan numéro un, les portes de Karnak doivent rester grandes ouvertes, elle est une sainte, cette femme est la mère des pauvres, elle est encore mieux que son mari ».
37« Je suis né et je me suis préparé pour être gouverneur du Piauí. Déjà tout petit, je le disais, et j'ai même marqué la date », déclare Main Sainte11. La première élection pour un mandat exécutif de l'Etat, il l'a gagnée en 1994, contre le candidat du PFL, Átila Lira. L'unique fausse note de cette victoire, et Main Sainte ne veut pas qu'elle se répète, fut l'élection de sénateurs alliés des groupes adversaires. Cette fois, il investit énormément dans les élections pour le Sénat de l'ex-gouverneur Alberto Silva, son allié au PMDB.
38Même ceux qui critiquent sa « campagne surprenante, quand dans les comités il mêlait des citations de Shakespeare et de la Bible », admettent qu'il a mis en déroute la machine politique du PFL, qui contrôlait le gouvernement et la majeure partie des municipalités de l'État. « J'ai réussi, j'ai créé une rupture. Je n'étais pas important, je n'étais pas lié à l'oligarchie. Vous savez comment c'est... c'est comme au temps de l'abolition de l'esclavage. J'ai opté pour les pauvres », commente-il au sujet de cet épisode. Et il ajoute, « les chefs d'entreprises, les industriels, qui étaient alors contre moi, qui ne m'aimaient pas, sont aujourd'hui de mon côté, car ils craignent l'invasion des groupes du Maranhão ».
39Pour comprendre les faits ainsi représentés par Main Sainte, il faut considérer quelques aspects de la politique au Piauí.
David contre Goliath
40Les références constantes aux textes bibliques qui caractérisent le discours de Main Sainte en toute circonstance laissent percevoir une préférence flagrante pour l'Ancien Testament. Les forces en présence pour l'hégémonie politique dans l'Etat du Piauí sont représentées selon Main Sainte par la lutte de David contre Goliath. Il est le protagoniste faible qui, grâce à la volonté divine, parvient à toucher mortellement le géant.
41Mais revenons-en à la campagne de 1998. L'adversaire de Main Sainte, au cours de ces élections est le sénateur du PFL, Hugo Napoleão, ex-ministre de l'éducation et ex-gouverneur de l'État, nommé à l'époque des gouvernements militaires. Fils de diplomate, Napoleão est né aux Etats-Unis, il a toujours habité et étudié à Rio de Janeiro, sauf durant son mandat de gouverneur. Ses enfants ont uniquement fréquenté les écoles du sud du pays. Son actuelle femme est originaire d'une famille influente du Maranhão, où divers groupes industriels ont dernièrement manifesté un grand intérêt en vue d'étendre leurs activités à Piauí.
42Pour Main Sainte, à qui la justice a interdit de prononcer son nom – étant donné qu'il faisait des allusions discréditant sa vie personnelle –, la femme de Napoleão représenterait un lien entre la campagne politique du mari et « les entrepreneurs du Maranhão qui sont en train d'envahir Piauí ».
43Lié aux familles qui ont historiquement, en ce siècle, commandé la politique de l'Etat (Freitas, Gaioso, Almendra, Castelo Branco et Portela), familles dans lesquelles ont été recrutés tous les gouverneurs, sauf deux, à partir des années 50 –, Hugo Napoleão dit combattre un gouvernement assistentialiste et corrompu, la « république des filous », comme est qualifié le groupe de Main Sainte. Pour bien marquer la différence entre sa candidature et celle du gouverneur, le candidat du PFL a enregistré chez un notaire sa promesse d'adopter une gestion budgétaire participative et un système de bourses pour les écoliers, programmes identifiés au PT, dont le candidat au gouvernement de Brasilia, Cristovâo Buarque, appuie ouvertement Napoleão au deuxième tour.
44Napoleão est la tête de liste de la coalition en avant Piauí (allusion à la situation de sous-développement de l'Etat) qui réunit PFL et PPB, tandis que Main Sainte préside la coalition le Piau en bonnes mains, appuyé par son parti, le PMDB, par le PC du Brésil, (des rangs duquel vient le candidat au poste de vice gouverneur, Osmar Junior), par le PPS, le PDT, le PTB, le PL, le PSDC et le PRONA. Une autre coalition, qui n'a dès le début aucune chance de victoire et dont les votes se localisent surtout dans la capitale Teresina, est menée par le candidat du PT Chico Gerardo et a l'appui du PSDB, du PSC, et du PSB. Son nom est le futur, on le fait.
45Il est intéressant d'observer qu'aussi bien Napoleão que Main Sainte ont appartenu à l'ARENA, puis à son substitut le PDS. Par la suite, le premier s'est fixé au PFL, et le gouverneur est passé par le PPB avant d'atterrir au PMDB. Tandis qu'aux élections de 1994, Main Sainte avait obtenu une éclatante victoire à Teresina, en 1998, il a dû la partager avec Chico Gerardo.
46Mais le grand ennemi, le géant Goliath de Main Sainte, mise K.O. en 1994, mais pas encore renversée, c'est « l'oligarchie ». La façon dont il se se réfère à l'oligarchie évoque une entité naturelle, connue et reconnue comme telle par tous ceux qui ont une certaine familiarité avec la politique du Piauí. C'est actuellement le personnage de Hugo Napoleão, qui est identifié à l'oligarchie, « ce cancer qui corrode », qui détourne même les subventions pour les hôpitaux, « à cause de la bande de nos députés fédéraux du PFL qui s'allie à la bande du Maranhão qui veut pénétrer au Piauí ».
47Eux – les adversaires – « ils sont les oligarchies qui profitent du passé, ils trompent », déclare Main Sainte à la télévision, pendant le programme de propagande du TRE. Et il ajoute que, lui, au contraire, « a un compromis avec les plus pauvres et les sans espoir, avec ceux qui n'ont rien et sont abandonnés ». Ses alliés et lui « ont la pensée orientée vers les nouvelles générations, le regard dirigé vers le futur ».
48La campagne de 1998, bien qu'il y ait trois candidats à la charge de gouverneur, se trouve ainsi polarisée. Hugo Napoleão est le représentant de l'oligarchie que Main Sainte veut vaincre à tout prix, cette fois – comme il le dit – en faisant « la totale » (barba, cabelo e bigode), c'est-à-dire en élisant aussi un groupe parlementaire de députés alliés et de sénateurs sympathisants. Le gouverneur avertit le peuple de ne pas faire confiance « à l'Américain paresseux, au rire cynique, qui n'est jamais tombé amoureux d'une femme du Piauí, qui ne s'est pas marié avec une native, ni dans une église du Piauí, qui n'a jamais étudié avec une institutrice d'ici, n'a même pas laissé un seul fils naître et étudier dans notre région qui n'a jamais fêté ses anniversaires au Piauí ». Pour lui, Napoleão, « en tant que ministre, a écrit la page la plus honteuse de l'éducation dans cet Etat ».
49De l'autre côté se trouve Main Sainte qui essaie de se faire réélire. Son premier mandat de gouverneur touche à sa fin, truffé de scandales, telles la mauvaise utilisation et le détournement des subventions, des dénonciations de faux en écriture que fait son propre frère, le député de l'état Antonio José de Morais Souza, suivis d'accusations portées contre son fils, qui est par ailleurs, chef de son cabinet, Francisco de Assis de Morais Souza Junior, dit Petite Main Sainte. En outre, les salaires des fonctionnaires sont en retard de trois mois.
50Népotisme, vol, assistentialisme sont les expressions les plus courantes dans les articles diffusés par ce qu'on appelle la presse nationale12. Le plus difficile en effet, c'est de trouver des textes journalistiques dans lesquels le gouverneur Main Sainte ne soit pas la cible de critiques ou de références narquoises.
51Cependant, dans les segments populaires, même ceux qui acceptent une partie de ces critiques, ont toujours un « mais » par le biais duquel ils mettent en exergue ses qualités. « Je vais voter pour Main Sainte. J'ai toujours voté PFL, mais j'ai vu comment Main Sainte aide les pauvres... c'est ce qui fait la différence... le jour de la fête des enfants, moi-même en tant que chauffeur de taxi, j'ai emmené beaucoup d'enfants chez lui et je l'ai vu, de mes yeux, qui recevait, embrassait ces enfant sales... je l'ai bien aimé ».
52D'autre rappellent que le petit peuple vote pour lui. « Il a fait une bonne administration... nous, qui voyageons, nous voyons bien... les routes sont en très bon état. Les sondages disent que Napoleão va gagner... Je ne sais pas comment, car le peuple pauvre vote pour lui, et massivement... »
53Au Piauí le plus grand conglomérat d'entreprises de communication (journaux, radios, Tv), le Meio Norte, appartient au groupe de Hugo Napoleão. Ceci représente un autre désavantage pour Main Sainte, si nous optons pour l'évaluation stratégique conventionnelle qui considère que posséder des moyens de communication aide à conquérir des voix. Par ailleurs, le président Fernando Henrique Cardoso, lui aussi candidat à la réélection, ne prend pas parti au Piauí. Peut-être, même sans vouloir risquer un appui explicite à Main Sainte, il n'ose pas non plus défier « la machine », puisqu'il en connaît la force et sait combien celle-ci peut lui être bénéfique au niveau national. La campagne de Main Sainte ignore l'élection présidentielle. Puisqu'il a comme vice gouverneur un dirigeant du PC du B, un parti qui appuie la candidature de Lula au niveau national, un accord tacite est respecté. On ne parle pas de candidatures présidentielles ni dans le matériel de campagne, ni dans le programme électoral gratuit, bien qu’on observe que d'innombrables candidats des partis de gauche appellent à voter Lula à la tribune.
Le destin dans la main
54En évocant le pouvoir curatif des rois, pour parler des monarques thaumaturges du Moyen-Age, Marc Bloch rappelle que le plus important n’est pas d’en trouver l’origine. « Certaines représentations collectives qui affectent toute vie sociale se trouvent chez de nombreux peuples : elles paraissent être symptomatiques de certains degrés de civilisation, elles varient avec eux ». Dans le cas du toucher des scrofules par les rois français et anglais, « nous avons, d'un côté, les causes profondes et, de l'autre, l'occasion, le petit plus qui réanime une institution qui était de longue date latente dans les esprits ». « Ces grandes idées communes à toute ou à presque toute l'humanité, dit-il, reçoivent évidemment des applications diverses, selon les lieux et les circonstances ».
55On ne peut éviter de penser à la main sainte du Gouverneur du Piauí, en accord avec l'historien français, aux caractéristiques du milieu qui permet à l'imaginaire relatif à la royauté de revivre, de se vêtir des couleurs propres au sertão nordestin, en se réactualisant et en se modifiant ; en incorporant des éléments particuliers, en remplissant des fonctions qui ne s'expliquent que dans le contexte de la société du Piauí.
56Pour les Brésiliens, la main représente en même temps la possession, l'habileté, l'action et le pouvoir. Si ce dernier est tyrannique, nous aurons une « main de fer ». Si la main est habile, elle peut être une « main de maître » ou des « doigts de fée ». Là où le mysticisme se mêle, sur un mode particulier, à la fibre même du tissu social, cette main va fréquemment rechercher sa paire et, ensemble, elles vont se réunir, se préparer pour la supplique, pour la prière.
57Sa représentation en tant que symbole de ce qui peut se faire, de l'action que l'on peut qualifier de bonne ou de mauvaise, explique sa présence dans des dizaines d'expressions usuelles de la langue portugaise, dans sa version brésilienne. Ainsi on « baise la main » pour être béni, en signe de respect et de soumission quand elle est sainte. Oui, puisque la main sainte des représentants religieux et des bienfaiteurs, par exemple, est vénérée surtout dans tout le sertão brésilien, soulignant les hiérarchies, clarifiant les relations de soumission entre les fidèles et les envoyés du Seigneur, mais aussi entre les puissants et ceux qu'ils subjuguent.
58Mais il y a une autre main, et c'est celle-ci qui nous intéresse particulièrement : la main sainte parce qu'elle guérit. C'est la main des médecins et des sages-femmes ; des pères et mères de saint, des pasteurs pentecôtistes et des fidèles charismatiques de différentes nuances. Cette main guérit par la fabrication de potions, par la dextérité dans l'usage du bistouri, par l’habileté avec laquelle elle va chercher la nouvelle vie, dans le corps maternel, par l'exorcisme des démons et par le soulagement des maux du corps, quand elles sont imposés, d'après le Nouveau Testament, particulièrement dans les Actes des Apôtres.
59La main sainte du gouverneur du Piauí paraît avoir cette origine. C'est lui-même qui dit « la politique m'a accepté parce que j'étais un bon médecin, sinon je n'aurais pas ce surnom ». La main sanctifiée aux urgences de l'Hôtel-Dieu (Santa Casa) de Parnaíba a compté sur la croyance en la prédestination à la politique et sur l'aide de saint François d'Assise, puisque le gouverneur est né le jour de sa fête. Il croit à la prédestination ; on ne peut douter de la coïncidence des dates. Cependant, ce qui est intéressant c'est la force que la conviction personnelle d'un côté, et la coïncidence largement diffusée et resymbolisée de l’autre, ont acquise au cours de cette translation vers le champ de la pratique politique, dans lequel viennent s'ajouter de nouveaux éléments de l'abondant imaginaire social du nordeste brésilien.
60L'immense majorité de la population ne semble plus douter de la sainteté de cette main. Même quand le Gouverneur « se lave les mains » face à des questions importantes comme le retard des salaires des fonctionaires de l'Etat, quand il « a la main percée » avec les crédits publics qu’il dilapide pour la publicité du gouvernement, comme le dénoncent ses adversaires, quand il « graisse la main » des électeurs, en troquant de l'argent contre des votes et en reproduisant la vieille pratique selon laquelle « la main gauche ne voit pas ce que fait la main droite »13.
61Il semble qu'il soit possible de décrire une certaine caractéristique du mysticisme au Piauí, qui consiste à sanctifier certaines figures publiques qui sont considérées comme des martyrs, qui s'identifient aux intérêts des plus pauvres et sont pour cette raison sacrifiées14.
62C'est ainsi que le professeur Wall Ferraz, ex-secrétaire de l'éducation de l'État, trois fois maire de Teresina, très aimé, jusqu'à sa mort, durant le premier mandat de Main Sainte, est considéré comme un martyr. Ferraz connaissait bien son Etat et les carences de la capitale. Il devient ainsi une référence permanente pour le Gouverneur en campagne. Main Sainte affirme vouloir continuer son œuvre, relate une conversation avec Ferraz, peu de temps avant sa mort, et les demandes qu'il lui aurait faites alors, ainsi que sa promesse de les réaliser.
« Aujourd'hui dans mon Piauí, le rêve de Wall a été réalisé, dit Main Sainte en énumérant ses travaux. Le gouverneur dit que, même en tant que médecin jouissant de la confiance sans restriction de Ferraz, il n'a pas réussi à le sauver. Et il relate ses derniers instants : il gesticulait mais comme il ne réussissait pas à parler, il écrivit : Main Sainte, ne t'allie jamais avec l'oligarchie, avec le honteux PFL corrompu ».
« Dieu, notre père n'abandonne pas son peuple, le peuple de Dieu. C'est dans les Ecritures Sacrés ; il y a eu des fléaux et Dieu n'a pas abandonné son peuple, il a appelé Joseph d'Egypte pour lutter contre les fléaux. Il y a eu une famine et Dieu a appelé Moïse pour qu'il traverse la Mère Rouge et emmène son peuple vers une terre fertile. Le géant Goliath a existé et il tuait le peuple de Dieu, et Dieu a envoyé David, un enfant qui a pris une pierre, et d'un jet de pierre David a délivré le peuple de Goliath. Nous, de Piauí nous assistons à une perversité pire que les fléaux, la famine et Goliath ; c'est le PFL, l'oligarchie insensée et pécheresse. Je vais la vaincre, avec votre aide »15.
63Mais Main Sainte connaît les difficultés de gouverner sans appui parlementaire. Et il incite : « Alors nous allons réaliser le dernier souhait de Wall. Moi tout seul, je ne le peux pas. Nous allons gouverner comme Dieu. Dieu gouverne bien le monde et il nous a enseigné qu'il faut faire de bonnes lois comme celles qu’il a faites et dictées à Moïse pour qu'elles nous parviennent : les Dix Commandements. Et nous devons faire de bonnes lois, durant le prochain gouvernement. Mais ce n'est pas le gouverneur qui fait les lois, le gouverneur fait les travaux comme les ont faits Main Sainte et Alberto Silva. Mais nous voulons de bonnes lois, parce que les députés de l'oligarchie, du PFL, qui sont là, n'ont fait absolument aucune loi pour le peuple mais pour leur propres poches »16.
64Le gouverneur rappelle les martyrs locaux de la lutte contre la persécution des étrangers, comme Simplicio Dias da Silva et l'épisode de l'expulsion des portugais. Nous combattons le bon combat, dit-il, se comparant alors à l'apôtre Paul :
« Ceux qui veulent créer autre chose, qui ne croient plus à l'Etat du Piauí, qui parlent de le partager et de créer un Etat du nord et un autre au sud parce qu'ils ne pensent pas que le Piauí puisse avoir aucune chance, ceux-là ont été écartés. Moi, homme du Piauí, je suis chrétien, j’ai appris dans le livre de Dieu que la maison divisée, la famille divisée seront facilement détruites et écroulées. Aujourd'hui nous sommes très fiers de notre État, d'être nés dans ce grandiose État qu'est le Piauí».
65Main Sainte sait combien les gens d'ici souffrent encore d'être la cible d'un traitement différencié de la part des autres Brésiliens. La campagne elle-même se charge de donner des indices qui montrent que ce sentiment n'est pas injustifié. A la veille du premier tour des élections, par exemple, la chaîne Globo de télévision divulgue les résultats de « tout le pays » mais il n'y a aucune référence au Piauí. Le jour des élections, les commentateurs de la télévision Pioneira de Piauí, réclament la divulgation de l'enquête « sortie des urnes » de l'Etat. Ces enquêtes ne sont même pas réalisées à Teresina. Certains politiciens, dans des déclarations accordées le jour des élections, s'unissent aussi pour demander pourquoi rien n'est divulgué sur le Piauí. Au-delà de la peur de la « porca » (truie), expression authentiquement régionale qui fait référence à l'échec électoral, l'indignation au sujet du silence sur le déroulement du scrutin, de la part des télévisions nationales, marque le 4 octobre.
66Cependant, Main Sainte avait déjà averti, pendant un comice, que « cet homme du Piauí a commencé par son accent – allusion à l'accent de Rio, à demi international de Napoleão – à rappeler au Brésil et au monde la grandeur de notre peuple et de notre Etat du Piauí». L'accent nordestin, qui est si souvent la cible des moqueries des gens du sud, devient ainsi la marque d'une appartenance, le sceau qui garantit l’authenticité et défie le stigmate.
67Le 4 octobre, jour du premier tour des élections de 1998, quand il parcourt, main dans la main avec sa femme, les quartiers de la capitale, Main Sainte explique aux reporters qui l'entourent que « jamais, un gouverneur n’a été ainsi comme le soleil, pareil pour toutes les villes ; jamais on n'a autant travaillé pour le Piauí ».
68Apôtre, pacificateur, unificateur, véritable natif, continuateur de l'œuvre des authentiques dirigeants, c'est Main Sainte vu par Main Sainte. Choisi par Dieu pour, à l'exemple de Joseph, Moïse et David, libérer le peuple de Dieu – dans ce cas celui du Piauí. Sa mission est libératrice face à l'ennemi étranger, sans aucune liaison avec le Piauí, avec ses authentiques leaders, avec ses croyances et sa morale.
Considérations finales
69Plus que les relations entre le sens et le pouvoir, présentes aussi dans ce cas, la réflexion cherche à montrer le processus de sédimentation dans lequel s'inscrivent les imaginaires sociaux réactivés et/ou réélaborés pendant les campagnes politiques, aussi bien que pendant un moment particulier de ce processus. L'analyse « déborde » donc les limites de l'étude de la manipulation à partir des techniques modernes de propagande et de marketing politique. Provoqués par des « périodes chaudes », comme c'est le cas des campagnes politiques, ces imaginaires présentent une dynamique particulière, et leur utilisation n'est pas nécessairement conditionnée aux techniques évoquées, dont elle n'a d'ailleurs pas toujours besoin.
70Il me semble que c'est ainsi que cela se passe avec les imaginaires sociaux analysés au long de la campagne du gouverneur Main Sainte du Piauí. Il est possible de voir Main Sainte comme le principal responsable de ce qu'on peut appeler l'usage social de ces imaginaires, dans le contexte de la période électorale considérée. Le peu d'attention accordé aux exigences et aux impositions des conseillers responsables de son image politique (horaires, exposition aux médias, respect de l'agenda etc) ainsi qu'aux « atouts » déjà consacrés des politiciens administrateurs en campagne, tels que la mise à jour des salaires en retard des fonctionnaires – parfois même leur augmentation –17 alliée à son « aptitude » à parler et à étabir des relations avec les électeurs, ainsi que les métaphores et les symboles qu'il utilise semblent, jusqu'à un certain point, incompatibles avec les modèles médiatiques de propagande politique qui sont consacrés au Brésil, particulièrement après les élections de 1989 (Vasconcelos).
71Cette « réinvention biblique » de la société du Piauí, dans laquelle aux faits narrés dans le livre chrétien vont correspondre des situations vécues, où le passé est lu à partir d'un horizon commun et immémorial du sens et où les pratiques se justifient ainsi, ne donnent lieu à aucune possibilité de contestation, on peut être tout au plus contre les principes herméneutiques qui la dirigent et contre leurs nécessaires implications. Serait-ce le cas de la grande majorité des habitants qui appuient Main Sainte à la tête de l'État depuis plus de six ans ?
72En ce qui concerne les implications, il est bon de rappeler une certaine disqualification du politique, lato et stricto sensu, par le déplacement dans la lecture, dans la discussion et dans la conséquente intervention au niveau des conflits, des problèmes et des demandes sociales et économiques. Main Sainte, par exemple, conçoit la « pauvreté » et non « l'exclusion sociale ». Quand il définit ses adversaires comme faisant partie du « passé », ce qu'il critique c'est la domination oligarchique, la perpétuation du pouvoir et, surtout, la distanciation par rapport aux « pauvres ». C'est pourquoi il répète : « le gouverneur, c'est moi, qui viens du peuple, du peuple du Piauí ». Il a le « regard tourné vers l’avenir » cependant il ne présente pas sa proposition comme étant modernisatrice ; il ne parle pas non plus de progrès. Il ne convoque pas « le peuple » ou « les pauvres » pour qu'ils l'aident, qu’ils participent, sauf pendant les élections.
73C'est lui, rien que lui, qui va réaliser. Et ses réalisations valent en ce qu'il est un authentique fils du pays (à l'inverse de son adversaire) ; par la rupture d'avec le passé qu'il est le seul à avoir promue et qui, par cela même, lui confère l'aura d'un « élu » et lui permet de se voir et de se présenter à ses compatriotes, à l'égal de Moïse, guide et protecteur de son « peuple de Dieu ». Il est guidé par son « option pour les pauvres ». De là l'emphase donnée aux programmmes sociaux qui incluent la construction d'hôpitaux, les exemptions de taxes dans les tarifs d'électricité et d'eau, l'urbanisation des bidonvilles et la distribution d'aliments. Il insiste peu sur les programmes de développement industriel ou sur la création d'emplois et de revenus.
74Main Sainte n'est pas comparable à ceux qui optent pour un discours politique sécularisé, malgré l'allusion à la foi qu'il professent. Ni à ceux qui construisent, même dans les duels discursifs de la campagne, une définition du moderne et du traditionnel de façon à s'identifier au premier (Lemenhe : 1998).
75Le « nouveau » pour Main Sainte renvoie bien au futur, mais à un futur qui se pense par rapport à la tradition, à l'appartenance territoriale, à la solidarité qui unit les habitants stigmatisés, aux valeurs religieuses et à la famille. N'oublions pas que Main Sainte est à la recherche d'une reconnaissance différente de celle qui est poursuivie par son adversaire. Il est déjà gouverneur depuis quatre ans. L'utilisation des imaginaires sociaux a, dans ce cas, pour objectif de renforcer et de légitimer son gouvernement afin qu'il paraisse souhaitable pour les quatre ans à venir. Et il paraît bien conscient de l'importance de la domination de l'imaginaire et du symbolique comme étant stratégiques.
76Serait-il important de classer Main Sainte en tant que gouvernant, politicien ou leader ? Je n'ai pas souhaité me perdre dans une toile de signifiés dense et controversée, qui correspondent à des définitions, des classifications et des typologies dans ce champ, car je considère que cette procédure s'éloignerait des objectifs déjà explicités. Il s'agit ici d'une première réflexion sur le thème, à partir d'une analyse de cas.
77Baczko, surpris de constater l'inexistence d'une théorie de l'imaginaire social rappelle que, puisque les enquêtes partent dans différentes directions, il est plus facile de vérifier la complémentarité des questions qui les orientent que d'intégrer dans un ensemble cohérent les réponses hypothétiques avancées. Je ne peux qu'être d'accord avec lui
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 A part le Piauí, la région Nordeste comprend les Etats du Maranhão, du Ceará, de Paraíba, Pernambouco, Rio Grande du Nord, Sergipe, Alagoas et Bahia.
2 Le Nordeste brésilien, en raison de la rareté de ses ressources hydriques, a développé des stratégies de cohabitation ou de combat avec les fréquentes sécheresses, en créant des institutions d'appui et de soutien au développement. La SUDENE, Superintendance de Développement du Nord-Est est la principale d’entre elles. En 1998, 81 % des municipalités du Piauí se trouvent parmi les zones critiques selon cet organisme.
3 Au début des années 60, en plein boom de croissance industrielle, et quand était en vigeur la politique populiste dans le pays, son revenu per capita rural et urbain était six fois plus bas que celui de São Paulo et presque dix fois plus petit de ce qui s'appelait alors l'état de Guanabara (IANNI, O colapso do populismo no Brasil, Rio, C. Brasileira, 1978, p. 60).
4 Selon le recensement de 1996 de l'IBGE.
5 Je me réfère ici à la Bible, ancien et nouveau testaments.
6 Main Sainte a été élu, au deuxième tour, avec 23 000 votes de plus que son adversaire.
7 La campagne électorale, officiellement, s'étend durant les mois de juillet, août et septembre. Le premier tour des élections (pour l’exécutif seulement) a lieu le 4 octobre. Bien que lectures, discussions et collectes d'informations plus générales aient commencé quelques mois auparavant, l'enquête de terrain a eu lieu en septembre, au Piauí. C’est alors que, surtout dans la capitale ont été entendus, en plus du gouverneur lui-même, de ses alliés et de ses adversaires, les responsables des événements de la campagne et de la propagande électorale, ainsi que des électeurs. Pendant deux semaines de ce mois, dont la dernière de la campagne, les pas du gouverneur ont été suivis de près, le 4 octobre, jour du scrutin inclus.
8 C'est le texte unique d’un petit adhésif publicitaire, sur lequel est écrit le mandat brigué et le numéro d’inscription. Comme d’habitude, le mot main est surmonté d'une auréole, comme sur les images des saints.
9 « Causo » est un dérivé brésilien du mot caso – conte, histoire. Son emploi, éminemment populaire, se propose, dans ce texte, d’en souligner les caractéritiques. C'est-à-dire, le fait que, même quand il se référe à un événement réel, le contexte narratif permet l’imagination, fait des ajouts, souligne certains aspects, établit des analogies avec d'autres événements et, très souvent, présente des conclusions de nature valorisante.
10 D'après la revue Isto é, du 24 juin 1998.
11 Comme pour toutes les déclarations dont l'origine n'a pas été signalée, il s'agit de la conversation avec l'auteur, dans son cabinet, le 10/09/98.
12 Dans ce cas, particulièrement les revues VEJA et ISTO É.
13 Selon, entre autres sources, l'article publié dans la revue ISTO É, le 24 juin 1998.
14 Pendant la campagne de 1998, un épisode a profondément troublé les factions en présence et renforcé cette soif de sacralisation des personnages identifiés à la politique. A quelques jours des élections, le journaliste et candidat au poste de député fédéral du PPS, Donizetti Adauto a été assassiné. Ce meurtre a été commandité, semble-t-il, par son remplaçant éventuel à l'Assemblée législative Djalma Filho. Donizetti, un jeune homme de l'Etat de Paraná, très aimé des segments les plus pauvres de l'Etat et surtout de la capitale, travaillait pour le groupe Meia Norte, de Napoleáo, bien qu'il fasse partie de la coalition de Main Sainte. Sa pratique, dit-on, défiait les puissants de l'Etat. Pendant que les deux groupes politiques tentent d’exploiter le fait en s'incriminant mutuellement, la population béatifie Donizetti Adauto. Le lieu de l'attentat, près d'une des principales avenues de Teresina, devient lieu de procession vers lequel, jour et nuit, accourt la population, d'abord pour lui rendre hommage et ensuite, peu à peu, pour lui demander de l'aide et réaliser des promesses. Les miracles, selon ce que j'ai eu l'occasion d’entendre, se multiplient. A la fin, le groupe Meia Norte fait ériger un monument représentant le buste du journaliste que pleurent les segments populaires qui voyaient en lui le défenseur de leurs droits.
15 Durant un comice, pendant la campagne, à Teresina.
16 Comice à Teresina.
17 Ses adversaires sont même allés jusqu'à répandre la rumeur selon laquelle Main Sainte aurait dit de ne pas s'inquièter des fonctionnaires parce que leur vote est traditionnellement d'opposition.
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Usages sociaux de la mémoire et de l'imaginaire au Brésil et en France
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