Les récits des origines
p. 287-297
Texte intégral
1L’anthropologie contemporaine s’interroge de plus en plus sur la place du texte et du récit dans la construction de cette discipline et ses fondements scientifiques. Comme le notent Adam, Borel, Calame, Kilani (1990 : p. 10) dans Le Discours anthropologique :
Les anthropologues [...] s’inquiètent de savoir si l’anthropologie est une science explicative ou interprétative, si elle s’occupe de faits ou de significations, si elle est objective ou subjective [...]. Ils se demandent enfin si la véritable nature de l’anthropologie n’est pas la production de fictions narratives, et le travail de l’anthropologue, une opération d’écriture.
2Ainsi, l’ethnologie, par certains aspects, serait proche de la fiction, confrontée dans son écriture à des contraintes analogues à celles qui se retrouvent dans la construction du récit romanesque – à qui elle emprunterait d’ailleurs certaines des techniques (Adam, 1990) – même si elle vise à maintenir un projet scientifique spécifique lié à la compréhension de l’Autre (Toffin, 1989 ; Jorion, 1989). Ces débats, qui ont été menés en particulier dans le cadre de l’ethnologie, peuvent être repris dans le contexte de la paléoanthropologie, cette discipline qui vise à reconstituer et à comprendre les étapes de l’évolution humaine et la mise en place de ses caractéristiques biologiques, comportementales et culturelles. Les reconstitutions de ce passé posent d’emblée la place du récit et de la fiction dans ce contexte, de même que leur statut scientifique, questions sur lesquelles les paléoanthropologues commencent à réfléchir de façon plus directe.
Les récits des origines dans le darwinisme
3Pendant des siècles, dans la pensée occidentale, le texte biblique de la Genèse a servi de récit fondateur pour rendre compte de la création des espèces animales et humaine. Créationniste et fixiste, ce récit a été profondément ébranlé par la théorie évolutionniste développée par Darwin dans son Origine des espèces, obligeant à repenser fondamentalement la conception que l’homme se faisait du monde et de lui-même. Remettant en question des présupposés fondamentaux comme la staticité du monde, la plausibilité du créationnisme, la téléologie, l’anthropocentrisme et la présence d’un dessein divin, le darwinisme épouse une perspective matérialiste pour expliquer l’évolution, à travers les mécanismes de la sélection naturelle, mais aussi de la sélection sexuelle. De ce fait, cette révolution paradigmatique introduit une perspective temporelle et donc la possibilité de raconter l’évolution des phénomènes biologiques. Si comme l’écrit Ricœur (1983 : p. 349), il faut « tenir le récit pour le gardien du temps dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté », le darwinisme introduit à la fois une dimension chronologique dans la compréhension des phénomènes évolutifs, de même qu’il propose une perspective qui fonde le développement d’une intrigue (plot) poux rendre compte de la succession des événements dans une histoire (voir Ricœur, 1981). Comme l’a montré Beer (1983) dans "Darwin’s Plots", la théorie évolutionniste, une forme d’histoire imaginaire, plus proche du récit que du drame, emprunte, en les réaménageant dans un nouveau cadre de référence, des thèmes provenant des mythes (transformation et métamorphose). Cette mise en intrigue, selon Landau (1984 ; 1991), obéit aux structures narratives du récit du héros et de la quête mythique. À partir des principes développés par Propp dans sa Morphologie des contes, l’étude comparative des textes des premiers évolutionnistes britanniques et américains montre, malgré des différences dans la séquence des événements majeurs communs qui marquent l’évolution humaine (passage d’une vie arboricole à une vie terrestre ; apparition de la bipédie, encéphalisation et acquisition de la culture), un pattern narratif similaire qui renvoie à neuf fonctions (i.e. les actions invariantes propres à un récit) que l’on peut résumer ainsi : 1) une situation initiale où le héros vit dans un état relativement édénique, mais 2) il possède des caractéristiques différentes des autres espèces (plus petit ou plus faible) ; par choix ou par compulsion, le héros est obligé de quitter son environnement. Ce changement de situation (fonction 3) est dû à une transformation dans l’environnement ou bien dans le héros (encéphalisation ou posture érigée) et entraîne le début de son aventure (fonction 4), des épreuves qu’il doit affronter et qui proviennent soit de l’environnement, soit de ses qualités intrinsèques (fonction 5). C’est grâce à ces épreuves, à la limite auto-imposées, que l’humain semble s’auto-organiser et se complexifier. De ce fait, le héros s’humanise chaque fois davantage. Cette transformation dépend d’un pouvoir bénéfique, le donneur (fonction 6). On peut définir ici le donneur comme la force guidante qui aide le héros à progresser, il est l’élément qui explique le changement décrit dans le récit. Ce donneur est le plus souvent la force mentale ou l’intelligence (discrimination, plasticité, initiative). Le héros acquiert de ce donneur des outils, la raison, le sens moral (fonction 7). Cependant, ses épreuves ne sont pas finies et il doit de nouveau en affronter de nouvelles jusqu’au triomphe final qui en fait un être civilisé (fonctions 8 et 9). Le darwinisme, malgré ses contributions scientifiques, n’a pu donc faire l’économie du recours au mythe dans ses tentatives de rendre compte de l’évolution humaine. Le maintien de ces formes narratives pourrait théoriquement s’expliquer par les limites de la théorie évolutionniste darwinienne qui à ses débuts se situait dans une vision romantique de la société, marquée par le progrès, la maîtrise de l’environnement, la domination du masculin. Les textes sélectionnés par Landau se situent en effet à la période fondatrice de la paléanthropologie, à un moment où les données primatologiques, fossiles, archéologiques et ethnologiques étaient très limitées, sinon absentes. Mais en est-il de même avec les progrès accomplis dans cette discipline depuis lors ?
Les récits des origines dans les théories évolutionnistes contemporaines
4Avec l’explosion du champ de la paléoanthropologie lié au développement des théories évolutionnistes modernes, aux techniques de fouille et de datation, aux données paléontologiques, de même qu’aux travaux primatologiques et ethnologiques contemporains, les tentatives de reconstitution du passé préhistorique humain se sont multipliées, donnant lieu à des scénarios qui sont loin de faire l’unanimité. Au plan théorique, l’avènement de la génétique et la reformulation subséquente des hypothèses darwiniennes dans le cadre de la théorie synthétique de l’évolution a fourni un soubassement nouveau aux recherches paléoanthropologiques, tout comme la sociobiologie qui s’inscrit, entre autres, dans la continuité des hypothèses sur la sélection sexuelle, laquelle, à cause des contraintes liées à l’investissement parental, aurait orienté la mise en place des comportements et des stratégies sociosexuelles humaines spécifiques à chacun des sexes. Ces scénarios sexuels ne renoncent pas cependant à reprendre des éléments de type mythique. Selon Latour et Strum (1986), de façon générale, les scénarios évolutionnistes modernes portant sur les origines de la société, en particulier ceux qui s’inscrivent dans le paradigme sociobiologique, sont l’équivalent de mythes d’origine. Caporeal (1994) a aussi montré que le discours sociobiologique, dans sa structure logique, reprenait une « syntaxe conceptuelle » basée sur la religion (p. 15). Comme le souligne aussi Fedigan (1986), le fait que les récits de l’évolution humaine se basent sur une structure narrative commune et adhèrent à un modèle littéraire reconnaissable qui fait partie de la tradition européenne peut aider à mieux comprendre les biais quant à la place relative des hommes et des femmes et leurs fonctions dans la majorité de ces récits où deux grands modèles peuvent être dégagés. Le premier, celui de L’Homme chasseur (Lee et Devore, 1968), insiste sur une perspective qui fait de la chasse et de l’alimentation carnivore une étape essentielle dans le processus d’hominisation, une innovation attribuée aux hommes et de laquelle les femmes se voyaient écartées. La chasse apparaît alors comme le catalyseur majeur de l’ensemble des transformations technologiques, intellectuelles et sociales qui fondent la spécificité de l’humain. Mode de vie complexe, elle serait ainsi à la base, entre autres, des transformations physiques comme la bipédie, les innovations techniques, la coopération entre hommes, le langage et la famille. Les hommes, compétitifs et agressifs, assument le rôle jugé fondamental de pourvoyeurs et de défenseurs alors que les femmes sont reléguées à une position économique subalterne, celle de cueilleuses qui n’auraient eu qu’un rôle secondaire ou nul dans cette évolution. La chasse et la fonction de la nourriture carnée dans ces scénarios rejoignent d’autres référents mythologiques. Comme l’ont montré Perper et Schrire (1977), dans un article intitulé "Nimrod’s connexion : Myth and science in the Hunting Model", ce scénario rejoint les fondements du récit de la Genèse. Ainsi, la chasse et l’ingestion de viande constituent un événement irréversible dans l’évolution humaine, tout comme, dans le texte de la Genèse, l’ingestion du fruit de la connaissance dans le jardin d’Eden entraîne l’expulsion du paradis et l’intrusion du temps historique dans la conscience humaine. Dans ces deux récits, la fonction essentielle de Eve est de reproduire, ce qui rejoint les présupposés du modèle de chasseur. Cette association aux référents bibliques est reprise dans les ouvrages plus vulgarisateurs de Ardrey, comme African Genesis (1961). Ainsi, la région africaine où se joue l’évolution humaine porte le nom d’Eden où vivent des primates végétariens. Avec la réduction des forêts, un clivage se fait entre la lignée primate qui continue de vivre en forêt et maintient un régime végétarien (la lignée d’Abel selon Ardrey), alors que l’autre lignée (celle de Caïn) est poussée à la chasse, la diète carnivore, l’agressivité et la violence sociale. Cet androcentrisme dominant sera fortement critiqué dans les années 70 par plusieurs auteurs, sans toutefois le déloger véritablement. Ainsi, Tanner et Zihlman (1976) noteront à cet égard combien ces modèles sont muets sur la contribution des femmes à l’évolution, de même que sur les interactions entre les hommes et les femmes. Aussi, dans une perspective féministe et s’appuyant sur une approche sociobiologique, elles insisteront dans leurs scénarios sur l’importance des techniques de cueillette, antérieures à la chasse et associées aux femmes. Dans le modèle de La femme cueilleuse (Tanner et Zihlman, 1976 ; Tanner, 1981), cette activité sur laquelle s’articulent le transport et le partage de nourriture avec les enfants, devient une invention essentielle dans les processus d’hominisation. La contribution des femmes à l’origine de la lignée hominidée est alors cruciale dans la mesure où, par leurs innovations techniques, elles auront contribué à une meilleure survie de leur progéniture, au développement des conduites altruistes entre siblings et auront réduit l’agressivité des hommes par la sélection sexuelle qu’elles auront exercée quant aux choix de leur partenaire dont elles attendaient un investissement parental adéquat. À partir de ces deux grands modèles, plusieurs auteurs tenteront des synthèses afin de concilier la contribution à la fois des hommes et des femmes à l’évolution (Fedigan, 1986 ; Small, 1993). Le développement des formes de partage, la complémentarité liée à la division sexuelle du travail seront alors proposés comme mécanismes dans le processus de l’hominisation, alors que dans d’autres scénarios, au contraire, les inégalités dans les échanges et la domination des hommes seules femmes à travers l’usage des armes seront avancées dans les reconstitutions influencées par le matérialisme historique. La multiplicité des scénarios possibles de reconstitutions de l’évolution n’est pas sans poser des problèmes quant à leur validité scientifique, en particulier lorsqu’ils s’inspirent d’une même approche théorique mais débouchent sur des scénarios tout à fait différents. Un exemple est fourni par deux textes qui s’inscrivent dans une perspective sociobiologique, celui de Tanner et Zihlman (1976), d’une part, et celui de Lovejoy (1981), d’autre part, où les reconstitutions sur les facteurs à la base de l’évolution humaine présentent des variations considérables où, par exemple, l’innovation de la cueillette n’est plus l’apanage des femmes, mais une création des hommes pour aider à nourrir les femmes sédentarisées. Il est évident que devant ces contradictions, la question du caractère idéologique de ces récits ne peut être contournée. Même s’ils constituent des tentatives de refigurer le temps, selon l’expression de Ricœur (1983), en analysant les traces à travers le développement des techniques complexes de datation, les études des habitats et des sites archéologiques dont les fossiles et les outils révèlent certes des informations sur l’évolution humaine, il est bien vrai que la reconstitution des comportements sociaux, des rapports de genre et l’organisation familiale, sexuelle et culturelle des hominidés reste par contre tout à fait conjecturelle. Le recours aux analogies primatologiques ne sont pas sans poser des problèmes épistémologiques soulignés par Haraway (1989) et Sperling (1991), dans la mesure où ils orientent la construction des récits. Le choix du modèle babouin ou des chimpanzés sous-jacents aux reconstitutions de l’homme chasseur ou de la femme cueilleuse obéissent à une même prémisse : leurs comportements constituent un miroir des comportements humains. Or l’étude même des primates obéit à des structures narratives multiformes qui demandent à être déchiffrées. Comme le souligne Haraway (1986 : p. 79) :
[...] the life and social sciences in general, and primatology, in particular, are stiry-laden ; these sciences are composed through complex, historically specific storytelling practices, facts are theory-laden ; theories are value-laden ; values are story-laden. Therefore, facts are meaningful witihin stories.
5Le recours à l’inférence ethnographique dans la construction de ces scénarios pose les mêmes problèmes.
Les récits des origines et le « merveilleux scientifique »
6À l’instar des anthropologues qui peuvent recourir à des pratiques narratives où l’on retrouve des formes de récits descriptifs ou romanesques ou bien à des mélanges entre « moments descriptifs, explicatifs et narratifs » (Adam, 1990 : p. 273), les paléoanthropologues, en particulier dans leurs ouvrages de vulgarisation, sont enclins à utiliser des procédés semblables. Ainsi par exemple Fisher (1982) dans La stratégie du sexe, n’hésite pas à faire coéxister, en opposant la grosseur des caractères, des données factuelles avec des reconstitutions de scènes de la vie quotidienne fictive de nos ancêtres, comme le suggèrent ces extraits (p. 82-84) :
Quand la lumière du matin projeta son ombre sur le sable – il y a neuf millions d’années – la jeune femelle protohominidé se tourna sur elle-même pour caresser son enfant. Sa place était encore chaude, mais il était parti. S’étirant, bâillant, elle l’entendit jouer dans la flaque qui avait été un lac quelques mois auparavant. Alors elle se leva, s’étira de nouveau et, de son gros orteil, tapota son camarade endormi. [...] Bientôt à court de provisions, la femelle décida d’aller dans la savane. Mais elle retourna d’abord sur la langue de sable où ils avaient dormi la nuit précédente et prit son sac de glands dans les herbes. Puis, ayant repéré un rocher sur la plage, elle s’accroupit au-dessus et se mit à casser les coques avec une pierre. [...] Un adolescent avait attrapé un porc-épic et tout un chacun réclamait sa part, si minuscule fût-elle. [...] Après le festin, chacun revint vers ses propres provisions pour manger seul. Puis, la femelle nettoya son fils et fut nettoyée par l’un des adolescents. Enfin, elle se recroquevilla sur le sable frais et s’endormit.
7À l’exception de la viande, le partage ne jouait donc pas un rôle important :
Cette femelle se suffisait à elle-même. Elle cueillait ses végétaux au moment voulu et ramenait au besoin des petits animaux à la base.
8Cet exemple suggère que le récit, même imaginaire, devient la preuve de la démonstration scientifique qui suit. Un autre exemple, celui de l’ouvrage Lucy retrouvée (Petter et Senut, 1994), fond ensemble données fictives et scientifiques pour narrer une journée de la vie de Lucy et la faire suivre d’un panorama documentaire sur la place de cette australaupithecus dans l’arbre généalogique humain.
9L’usage des récits fictifs peut, ailleurs, constituer une alternative à la démonstration scientifique, donnant naissance à ce que Berestetsky et Morel (1990 : p. 9) ont appelé le « merveilleux scientifique » dans la préface du livre Le rêve de Lucy :
Il s’agit d’une catégorie littéraire distincte de la science-fiction en ce qu’elle ne repose pas sur des spéculations extrêmes ou des paraboles désenchantées, mais propose une approche ludique de l’état de la recherche scientifique et de la connaissance. La fréquentation du « merveilleux scientifique » peut être, pour certains, le premier pas vers une approche plus approfondie du savoir.
10Basé sur la collaboration entre l’un des paléontologues français les plus réputés, Yves Coppens, qui fournit les données scientifiques de base, un dessinateur, Tanino Liberatore, et un écrivain, Pierre Pelot, Le Rêve de Lucy constitue un exemple remarquable de la place du récit dans la compréhension du passé le plus ancien de l’humain. Les échanges et discussions entre les trois auteurs ont ainsi permis de donner vie au squelette de Lucy en lui prêtant sentiments, comportements et conscience, à partir d’une fiction accompagnée de dessins qui recréent l’environnement dans lequel elle a vécu.
Récits des origines et connaissance
11Comme le montre cet ensemble de travaux, l’imaginaire et la fiction jouent un rôle essentiel dans les récits des origines, ce qui pose la question de leur statut scientifique. Comme le constate Fedigan (1986), la place de la subjectivité et de l’objectivité liée au récit scientifique se pose avec acuité dans le contexte paléoanthropologique et, dans cette perspective, suggère que le processus de mise à jour, les prémisses cachées et les structures aideront non pas à les éliminer ou même à s’accorder sur leurs effets, mais à devenir conscients de façon critique de leur présence potentielle et de leur influence. À ce sujet, plusieurs pistes de réflexion peuvent être proposées. Pour Landau (1984 ; 1991), puisque l’explication évolutionniste est une forme de récit et que ce dernier constitue un trait de notre humanité, il serait essentiel d’utiliser l’étude des structures narratives comme un moyen de comparer les différences existant entre les approches théoriques et conceptuelles et clarifier les caractéristiques des mécanismes causaux. Ce faisant, il sera possible de mieux saisir les règles implicites par lesquelles les paléoanthropologues jouent à établir leurs scénarios. En second lieu, l’étude des structures narratives peut aider, en mettant à jour les redondances, à contribuer au développement d’hypothèses nouvelles. D’autres auteurs (Pilbeam, 1980), tout en reconnaissant le caractère spéculatif de ces reconstitutions, lui accordent une fonction importante dans la réflexion et la mise en route de nouvelles recherches, malgré l’impossibilité de pouvoir vérifier les modèles proposés à cause des limites dans les données factuelles.
12L’analyse des récits paléoanthropologiques peut aussi, à part sa fonction épistémologique (Caporeal, 1994), révéler de façon intéressante les relations existant entre les modèles scientifiques et le contexte socioculturel, en particulier en ce qui a trait au maintien des idéologies sexistes et l’organisation de rapports de pouvoir basés sur le genre. En prétendant parler du passé, ces récits parlent aussi du présent, révélant à travers les métaphores, les activités et les statuts supposés de nos ancêtres, une conception de la nature humaine et des rapports entre hommes et femmes. La réception des hypothèses sur les origines, et des récits qui les accompagnent, peut aussi servir à mieux comprendre comment s’établissent les consensus scientifiques et la diffusion des paradigmes dominants. Un exemple de cette perspective nous est fourni par des récits encore trop rares de l’expérience des chercheurs universitaires, comme nous le révèle le texte de Zihlman (1987), "Sex, sexes and sexism in human origins" (voir aussi Haraway, 1989). Ce texte, bâti lui-même comme un récit puisqu’il décrit l’itinéraire de l’auteure et les influences personnelles et théoriques qui l’ont amenée à développer son modèle de la femme cueilleuse, analyse les répercussions de ses reconstitutions dans le champ scientifique pour conclure qu’il n’a eu presque aucun écho. Trois grandes réactions ont pu être ainsi enregistrées. La première, le silence, a favorisé le maintien du modèle du chasseur qui reste dominant dans la discipline paléoathranpologique. La seconde, le rejet, a pris plusieurs formes. Ainsi, on a reproché à son modèle d’être totalement biaisé, d’ignorer la chasse dans l’évolution et de vouloir à tout prix la remplacer par la cueillette. Quant à la cooptation, elle a consisté à tenter de concilier les deux approches dominantes dans une synthèse encore problématique. À partir de cette expérience, l’auteur s’interroge sur les résistances à incorporer la contribution de la réflexion féministe dans le débat scientifique, résistances qu’elle attribue non seulement à l’argumentation théorique, mais aussi au contexte sociopolitique contemporain qui freine l’accession pleine et entière des femmes à la citoyenneté économique, politique et scientifique. Le contrôle du passé devient alors un enjeu important dans la définition des identités et des statuts. Le récit dépasse sa fonction strictement scientifique pour fonder une identité héroïque, reflet des luttes et des conflits actuels.
13Ces fonctions latentes ne rejoignent-elles pas d’une certaine façon les fonctions plus apparentes des récits tels que racontés au cours de l’histoire, celles de fournir des références aux valeurs et aux rapports éthiques ? De ce fait, à travers les modalités de vulgarisation, ils peuvent influencer les conceptions sociales, orienter l’action et les rapports humains. Si, comme le prétend Isaac (1983), un paléontologue, les théories scientifiques et les informations sur les origines humaines occupent la place dans notre conscience et nos cultures que les mythes avaient l’habitude d’occuper, les paléoanthropologues n’ont-ils pas la responsabilité de s’assurer que leurs travaux ne contribueront pas à sanctionner des formes de contrôle social et d’exclusion, mais, au contraire, aideront à favoriser, comme le souligne Coppens (1990), le sentiment d’appartenance à une même lignée humaine et à surmonter les défis multiples qui se posent à l’humanité contemporaine ?
14Ces questionnements ouvrent par ailleurs des pistes intéressantes de recherche au plan de l’étude de ce type de récit. Ainsi, une équipe interdisciplinaire pourrait se pencher sur l’établissement d’un corpus de textes scientifiques ou de vulgarisation pour en analyser les aspects structuraux et herméneutiques et cerner leur réception par les publics scientifiques et les grands publics. Il sera ainsi possible de mieux comprendre comment les récits contribuent non seulement à structurer la pensée scientifique, ou à s’en distancer, mais aussi les mythes contemporains.
Bibliographie
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Auteur
Université du Québec à Montréal
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