Science et culture : à la recherche d’une convergence
p. 281-286
Texte intégral
L’histoire que la science raconte est une histoire vraie mais ce n’est jamais la vraie histoire et c’est toujours une histoire.
– David Locke, Science as writing
1Comment le récit peut-il être utile à la vulgarisation et au journalisme scientifique ? Quels sont les limites et les risques de cette mise en forme du discours scientifique ? Sur qui doit reposer la responsabilité de la transmission du savoir savant dans le grand public ?
2Ce sont des questions qui resurgissent régulièrement dans les discussions qui occupent les communicateurs scientifiques. Pourquoi ? Parce que les communicateurs, les vulgarisateurs scientifiques savent aujourd’hui qu’ils ont la place de médiateurs entre la science et le public. C’est une position délicate et de plus en plus lourde de responsabilité, comme nous allons le voir.
3Le récit et la vulgarisation scientifique : un point de rencontre entre la science et la culture.
4Les premiers explorateurs, les premiers découvreurs, les premiers inventeurs ont pour la plupart légué un récit. Celui de leur voyage ou celui de leur découverte. Ils ont ainsi fait le compte-rendu de leurs observations, des lieux visités, des nouveaux peuples rencontrés et décrit ce dont ils ont été témoins. Leurs récits sont encore aujourd’hui du matériel ethnologique et scientifique de premier ordre. En même temps, ils stimulaient – et ils stimulent toujours quelques siècles plus tard – l’imagination.
5Au fil des siècles, la nature de la science et des découvertes a passablement changé. Le métier de chercheur et de scientifique aussi. Les découvertes sont maintenant faites suivant des protocoles et une rigoureuse méthodologie. Plus objective qu’intuitive, la démarche scientifique a par le fait même perdu un peu de son exotisme.
6En outre, résolument positiviste, la science – sauf la psychanalyse et l’ethnologie, peut-être – n’est pratiquement plus alimentée par le récit.
7En revanche, elle conserve tout un pouvoir sur l’imagination. C’est pourquoi il y a encore et il y aura toujours des récits inspirés de la science.
8En fait, plutôt que d’être un discours scientifique, le récit peut être un discours sur la science, un discours de médiation. Pour le meilleur ou pour le pire de l’information scientifique.
La création d’une interface
9Ce nouveau type de discours sur la science a eu pour effet l’avènement de communicateurs et de journalistes scientifiques qui se sont imposés comme de nouveaux acteurs de la culture scientifique.
10Leur travail a la prétention de permettre au public d’appréhender des faits de science que l’habituel discours savant interdit aux profanes, aux non-initiés et aux néophytes. Leur travail se veut une contribution à ce que j’appellerais une mise en culture de la science.
11Comment parlent-ils donc de science ? En en faisant la vulgarisation. Le terme vulgarisation est dérivé du latin classique vulgaris qui signifie « foule ». Il est ici pris au sens de transmettre et de mettre à la portée du public des connaissances.
12Mais ici, il faut distinguer deux genres de vulgarisation scientifique. Il y a celle qui s’apparente à un étalage des connaissances ou à une explication des choses. C’est le « Que savons-nous ? », le « Comment ça marche ? ». C’est la vulgarisation de type encyclopédique ou didactique.
13Ce discours explicatif a quand même une portée limitée. En fait, il mise sur un auditoire ou un lectorat habituellement bien ciblé : il s’agira, par exemple, d’une clientèle scolaire.
14Et l’autre genre de vulgarisation, c’est celle pour laquelle la science devient le sujet sinon le contexte ou le prétexte d’une histoire, d’un reportage, voire d’une fiction. Il peut répondre aux besoins de ceux qui élaborent un produit de culture scientifique et qui doivent retenir l’attention d’un grand public. Comme c’est le cas dans les grands médias.
15La forme du récit permet en effet une utilisation de témoignages, de faits et de propos pour les mettre en scène de manière intelligible et intéressante. Toutefois, pour ce faire, journalistes scientifiques, écrivains ou vulgarisateurs s’approprient en quelque sorte la parole des scientifiques. Ils la reconfigurent. Ils se permettent de la restructurer.
16Seulement, si c’est pratiquement toujours cette deuxième manière de vulgariser la science qui arrive à captiver l’imagination, c’est aussi celle qui irrite les scientifiques plus habitués à tenir des propos nuancés, soupesés et tirés d’un vocabulaire bien différent. De plus la « mise en forme » du discours sur la science n’est pas, soit dit en passant, contrôlée et contrainte par des normes strictes d’objectivité comme Test aujourd’hui l’activité scientifique.
17Dès la fin du XIXe siècle, plusieurs savants dont l’astronome Camille Flammarion et le philosophe Auguste Comte se sont élevés contre l’utilisation des connaissances scientifiques à des fins de vulgarisation. Le travail de vulgarisation était d’ailleurs, à l’époque, mal perçu parce qu’il était associé à une activité lucrative que Ton pourrait aujourd’hui apparenter à l’information scientifique qui occupe les journaux jaunes ou dans la presse populaire.
18Peut-être y avait-il un malentendu ? Je pense que Ton peut distinguer plus facilement fabulation et vulgarisation aujourd’hui. Et c’est bel et bien par le travail de vulgarisation que s’amorce la mise en culture de la science. Le récit peut très bien servir la vulgarisation.
19Ce métissage de science et de culture est absolument efficace. Comme le fait remarquer le philosophe Michel Serres : « Dès qu’il y a un récit et que dans le récit il y a un savoir, ou inversement dès qu’il y a un savoir et que dans le savoir il y a un récit, alors l’intérêt est doublement suscité ». En ce sens, la transmission de la culture scientifique, cela a été davantage Jules Verne qu’Albert Einstein.
20Quand Jules Verne nous entraîne au centre de la Terre, il nous livre une véritable initiation à la géologie ; quand il nous propose la conquête de la Lune, il instille dans son récit toutes les connaissances sur l’astronomie de l’époque. Quand il envoie le docteur Samuel se promener en ballon, ce sont des leçons de physique qu’il glisse dans son histoire. La science se diffuse facilement tout en ajoutant un caractère crédible et vraisemblable au récit de Jules Verne.
21Plus près de nous, l’auteur américain Michael Crichton, scénariste du film "Le parc Jurassique", "Épidémie" et de la série télévisée américaine "Urgence" a lui aussi profité de l’efficacité du récit pour introduire le langage scientifique dans ses romans.
22De surcroît, il a même réussi à exploiter l’hermétisme qui entoure parfois le discours savant pour en faire ressortir un effet dramatique. Par exemple, lorsque le médecin vedette de la série "Urgence" débitera machinalement le nom de chacun des nombreux médicaments qu’il faudra administrer à une patiente – bref, tout pour perdre l’intérêt et dérouter l’auditoire – il sera brusquement interrompu par un personnage qui lui lancera : « Vous pourriez parler pour que l’on vous comprenne ! ». En une scène, en une réplique, il se permet même de représenter le fossé qui sépare le scientifique du public. Un fossé qu’il faudrait maintenant d’ailleurs considérer comme un fait de culture.
Un genre qui se raréfie
23Les médias d’information réalisent aussi un travail d’hybridation du discours scientifique avec l’imagination. À Québec Science, quand on entreprend une séance de titrage, on sait qu’il faut évoquer, qu’il faut rejoindre l’imaginaire du lecteur, quitte à intriguer, à fasciner. « L’univers est-il plat ? » ; « Premiers pas vers les ordinateurs vivants » ; « Les secrets de la conscience » ; « Voyager dans le temps ». Comme je le signalais tout à l’heure, notre public n’est pas acquis d’avance, il n’est pas captif. Nous composons avec les mêmes contraintes que les écrivains et auteurs qui en quelque sorte doivent séduire tout en racontant.
24Dans les reportages, les articles de magazines, on rencontre le récit de façon plus ponctuelle. C’est, par exemple, un petit récit qui sert souvent d’amorce au reportage. Dans l’article "Les secrets de la conscience" que Québec Science a récemment publié, l’auteur nous entraîne d’entrée de jeu dans une salle d’expérimentation au sous-sol de l’Institut de recherche clinique de Montréal. Nous sommes dans la pénombre en compagnie d’une dizaine de chercheurs. Le docteur Pierre Fiset a injecté le propofol, un agent anesthésiant, dans les veines d’un patient branché à un faisceau de fils et de tubes. Sa tête est coincée dans l’anneau massif d’un scanner. Les membres de l’équipe retiennent leur souffle.
25Que se passe-t-il ? Pourquoi retiennent-ils leur souffle ? On veut savoir la suite ! L’efficacité de la narration est incontestable. Il crée le suspense dont l’auteur avait besoin pour retenir son lecteur.
26Autrement, il faut reconnaître que, dans l’ensemble de la production journalistique en science, le recours au récit de façon intégrale est plutôt rare. Ces deux dernières années, à Québec Science, nous en avons publié très peu.
27Un de ceux-là ("La planète des gènes", Québec Science, juillet 1994) nous a entraînés dans le monde très complexe de la recherche génétique. Le journaliste nous faisait voyager dans les laboratoires de Paris et de Salt Lake City en passant par Boston. Un récit haletant qui avait d’ailleurs mérité le prix du meilleur reportage en science au Québec en 1995. En terminant la lecture de ce texte, un lecteur aura-t-il su davantage expliquer ce qu’est l’ADN ? Pas certain, mais une chose est plus sûre, l’univers de la génétique devait lui sembler moins étranger, moins éloigné, et il pouvait saisir la dynamique de recherche et les enjeux qui caractérisent la génétique d’aujourd’hui.
28Outre cette exception, comment expliquer sa rareté en regard de son efficacité potentielle ? Hypothèse : les vulgarisateurs et les journalistes sont forcés de participer autrement à la diffusion de l’information scientifique. Les médias travaillent dans l’immédiat. Et les journalistes sont davantage des rapporteurs d’informations que des reporters ou de véritables témoins des événements scientifiques.
29D’ailleurs, les scientifiques les encouragent volontiers dans ce rôle de relayeurs d’informations. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un organisme de recherche ne convoque les journalistes pour leur annoncer une découverte ou une innovation technologique.
La nécessaire mise en culture de la science
30Les journalistes et les vulgarisateurs doivent également composer avec un autre facteur : de manière générale, les travaux scientifiques sont plus insaisissables, plus abstraits. La « séparation des peptides par électrophorèse capillaire suivie d’une détection basée sur des lasers » ou « l’effet de la toxine pertussique sur la modulation du récepteur Nméthyl-D-aspartate par un agoniste sigma », cela n’inspire pas tellement. C’est ainsi que rendre compte très fidèlement de la science dans toutes ses subtilités est une chose inconcevable.
31Alors, un discours plus littéraire, plus vulgarisé comme celui que livrent les communicateurs ou les journalistes trompe-t-il le public sur la nature même de la science ?
32Je serais tenté de répondre oui. Mais je m’empresse d’ajouter que cela est davantage la résultante de la spécialisation accrue de la science et de son autonomisation renforcée par l’hermétisme de son discours.
33Toutefois, cela n’ôte pas à la science le pouvoir sémantique qu’on lui connaît, la science continue à fabriquer un vocabulaire auquel se greffe un fort potentiel de mythification. L’homme de la rue connaît d’ailleurs les grands mots et les grandes formules de la science moderne : Big Bang, supernovae, E=mc2, gènes, ADN, SIDA, etc.
34Saurait-il les expliquer ? Peu probable. Si on ne peut mettre des ponts pour franchir le fossé entre science et culture, cela ne pourrait contribuer qu’à une mythification de la science.
35Le physicien Erwin Schrodinger affirmait un jour : « Toutes les découvertes, même les plus ésotériques et d’avant-garde, perdent leur sens en dehors de leur contexte culturel ».
36On a beau déplorer souvent la faiblesse de la culture scientifique. Mais les scientifiques acceptent-ils que la science soit considérée comme un fait culturel ? Sont-ils prêts à laisser une entière liberté littéraire aux communicateurs et aux journalistes ? Je n’en suis pas certain. Le réflexe le plus fréquent que les scientifiques manifestent après avoir été interviewés, c’est d’exprimer le souhait de lire l’article du journaliste avant qu’il ne soit publié.
37Mais tout n’est pas perdu. Les lecteurs veulent de bonnes histoires, disent la plupart des chefs de pupitre. Toutefois, si les scientifiques ne participent plus à la mise en culture de la science, c’est-à-dire qu’ils ne prennent plus le temps de donner du sens à leur science pour le public et que, par voie de conséquence, ils cessent d’alimenter la culture et les récits, le public ira chercher ailleurs le sens qu’il y a dans ces nouveaux mots de la science.
38Ce qui est déplorable c’est qu’ils pourraient le trouver ailleurs. Comme par exemple dans les récits que proposent les pseudo-sciences.
Auteur
Magazine Québec Science (Montréal)
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